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M 02049 - 562 - F: 6,20 E - RD DOM/S 6,80 € - BEL 6,70 € - CH 12,00 FS - CAN 8,99 $ CAN - ALL 7,70€ - ITL 6,80 € - ESP 6,80 € - GB 5,30 £ - GR 6,80 € - PORT CONT 6,80 € - MAR 60 DHS - LUX 6,80 € - TUN 7,50 TND - TOM /S 950 CFP - TOM/A 1500 CFP - MAY 6,80 €
DÉCEMBRE
N° 562
Spécial
BEAUX LIVRES Peinture, photo, voyages, sciences, société
et aussi Raymond Carver Bernard Werber André Markowicz Bruno Latour Guy de Maupassant Thomas Reverdy Ian McEwan et des premiers romans
Pourquoi il faut publier Mein Kampf
par Pierre Assouline
www.magazine-litteraire.com
L’édito
Par Pierre Assouline
Couvertures de diverses éditions internationales
SÉBASTIEN KAHNERT/DPA/AFP
de Mein Kampf.
Pourquoi il faut publier Mein Kampf
Q À LIRE
Mein Kampf, histoire d’un livre, ANTOINE VITKINE,
rééd. Flammarion, 304 p., 21 €.
uoi, encore ce maudit livre ? L’annonce Mon combat) vous appartient. Entendez que Comme s’il n’y avait pas d’une édition ses droits tombent dans le domaine public, et d’autre urgence en 2015 que scientifique du que n’importe qui peut s’en emparer pour en de se demander : Que faire de livre de Hitler faire ce qu’il veut. Mein Kampf ? Voilà bien un Jusqu’à présent, en France, sans avoir à coutourment d’Européen. Car, provoque rir les bouquinistes, on pouvait se le procurer dans nombre de pays de l’aire musulmane, et un curieux dans de grandes librairies qui en conservaient pas seulement du monde arabe, il n’a jamais charivari toujours un ou deux exemplaires en rayon, en cessé d’être un best-seller en libre circulation. en France. prenant garde de ne pas l’exposer avec ostentation. Il s’agissait de l’édition originale de Pas vraiment en Occident pour des raisons liées à l’histoire et aux dispositions légales relatives tant 1934 des Nouvelles Éditions latines, dépourvue de toute au droit d’auteur qu’à la répression de l’appel au meurtre, « explication de texte » mais précédée d’une mise en garde du racisme et de l’apologie du nazisme. Quoi de neuf alors ? de quelques pages qu’un arrêt de 1979 avait rendu obligaÀ compter du 1er janvier 2016, Mein Kampf (en français toire. Et, de toute façon, il était possible de le lire >>> N° 562/Décembre 2015 • Le Magazine littéraire - 3
Trois éditions françaises de Mein Kampf, publiées dans les années 1930. La troisième, n’ayant pas été expurgée de ses diatribes obsessionnelles
>>> entièrement et gratuitement sur la Toile, où le suc-
cès de ce PDF est sans rival. Comment expliquer dans ce cas le charivari provoqué par la libération des droits d’auteur par son détenteur, le ministère des Finances du Land de Bavière (région du dernier domicile connu de Hitler), annonciateur de bien des débats ? C’est qu’elle va susciter d’autres éditions, plus ou moins bien inspirées ou intentionnées ; et que le tam-tam médiatique amplifié par le buzz des réseaux sociaux assurera une résonance inédite aux idées véhiculées par le livre. Dépravation de la langue allemande
Oui, Mein Kampf, plan de domination du monde et rare cas de conspiration en plein jour, doit être publié. Fayard s’en charge avec une équipe d’historiens qui veillera au sérieux du paratexte : préface, contextualisation, notes en bas de page, sources, critique, etc. À condition toutefois de n’être pas naïf et de conserver ceci à l’esprit : l’absurdité qu’il y aura à « commenter » les passages où l’auteur explique que les Juifs sont une race dégénérée (une page sur deux) ; s’il s’agit de remettre les pendules à l’heure, pas un paragraphe des 700 pages de ce bréviaire de la haine ne devrait y échapper. Le germaniste Olivier Mannoni poursuit actuellement pour Fayard son travail de traduction et de restitution de la structure paranoïaque de la langue de Hitler. Il publiera également ses propres analyses de la formidable et fondatrice dépravation de la langue allemande qu’a pratiquée ce livre, des glissements sémantiques permanents du personnage et de la manipulation du langage. De quoi faire oublier l’ancienne traduction, élégante mais 4 - Le Magazine littéraire • N° 562/Décembre 2015
qui avait le tort de gommer ce qu’Olivier Mannoni entend révéler : le jeu absolument inouï entre un lyrisme allemand très classique (l’auteur s’autorise parfois des phrases d’un lyrisme goethéen) et une logorrhée inextricable qui noie le lecteur (et le traducteur) dans une fausse logique. Le livre devrait paraître dans un peu plus d’un an ; il se posera comme l’édition de référence face à d’autres qui ne manqueront pas de fleurir, proposées par des éditeurs liés à l’extrême droite et aux milieux négationnistes, lesquels lui donneront une tout autre orientation. Et comme ils auront la prudence de « l’habiller » eux aussi, mais dans un autre esprit et avec une habile rhétorique, ils échapperont au procès pour apologie du nazisme. Si l’on en doute, il suffit de se reporter à Mein Kampf, histoire d’un livre, passionnante enquête qu’Antoine Vitkine avait d’abord menée pour les besoins de son documentaire, Mein Kampf, c’était écrit (Arte, 2008), et que Flammarion vient opportunément de rééditer ; la fabrication du livre autant que ses aventures sont contées par le menu. Alors oui, bien évidemment et sans hésiter, il faut souhaiter que la version Fayard s’impose au plus tôt. Car, on ne saurait trop le répéter, même s’il n’est pas central dans l’édification, l’évolution et la compréhension du nazisme, ce pamphlet n’en est pas moins un document de premier ordre pour comprendre la Seconde Guerre mondiale. Ce n’est pas le livre d’un malade mental (air connu), mais celui d’un agitateur habité par un projet politique nourri de l’amertume et de l’humiliation vécues par les Allemands à la suite du traité de Versailles. S’il avait été vraiment lu par les Français des années 1930, et s’il l’avait été dans sa
SELVA/LEEMAGE – GUSMAN/LEEMAGE
sur la France, sera attaquée en justice par Hitler, qui en obtint l'interdiction.
AVANT LA GUERRE
v ersion non expurgée, nombre de consciences pacifistes et munichoises en auraient été ébranlées. Un vrai programme de gouvernement annonçant presque tout, à l’exclusion notable de la solution finale. L’écrivain et polémiste André Suarès passa, hélas ! pour une sinistre Cassandre chaque fois qu’il enjoignait à ses contemporains de lire ce livre. Cela se sait peu, mais Mein Kampf fut l’un des tout premiers ouvrages interdits à la vente par l’occupant lorsqu’il s’installa à Paris à l’été 1940 : les Français y auraient découvert que, après les Juifs, ils y étaient le peuple le plus haï par son auteur (lire ci-contre).
DE MULTIPLES VERSIONS L’histoire commence derrière les barreaux de la prison de Landsberg, en 1924, lorsqu’un jeune putschiste du nom d’Adolf Hitler y trompe l’ennui en rédigeant son programme politique, sous un titre, Mein Kampf (Mon combat), trouvé par l’éditeur. Le projet est clairement exposé : un État raciste et totalitaire. Tout y est dans les grandes lignes : antiparlementarisme, impérialisme, antisémitisme… Au début des années 1930, 290 000 exemplaires en sont vendus, mais les
Intenable parti de l’interdiction
observateurs tiennent encore le livre pour le catalogue
Aujourd’hui, il y en a pour préconiser l’interdiction du livre. Ou, à défaut, un renoncement de Fayard. Le député européen Jean-Luc Mélenchon a rappelé l’éditeur à sa responsabilité de diffuseur d’idées dans une France dangereusement rongée par l’ethnicisme. « Rééditer ce livre, c’est le rendre accessible à n’importe qui. Qui a besoin de le lire ? Quelle utilité […] ? Cela ne peut qu’ajouter le mal au mal qu’il contient. » Il voit dans le projet de Fayard rien moins qu’un « crime contre l’esprit », et le leader du Parti de gauche d’intituler sa lettre ouverte sur son blog : « Non ! Pas Mein Kampf quand il y a déjà Le Pen ! » Dire qu’on en est encore là… À le suivre, lui et ceux qui l’approuvent, cela reviendrait non seulement à demander aux éditeurs de ne plus publier nombre de textes répréhensibles mais nécessaires à notre compréhension du monde, la nôtre et pas seulement celle des chercheurs, des enseignants, des lycéens et des étudiants ; cela signifierait également que, aux yeux des partisans de la proscription, les Français sont encore si infantilisés qu’ils risqueraient de devenir hitlériens après avoir acheté le livre maudit chez Auchan et d’être hypnotisés par le texte comme le furent les lecteurs allemands des années 1930. En nos temps de « France de race blanche », il est opportun que l’on intègre à l’enseignement de l’histoire l’analyse d’un livre où se fonde « à ciel ouvert » un langage totalitaire. En espérant toutefois que le phénomène Mein Kampf n’accentue pas la focalisation sur ce livre au détriment de bien d’autres sources du nazisme, plus confidentielles, plus techniques, mais nettement plus fines, donc plus décisives lorsqu’elles furent conjuguées entre elles. Au-delà de la personne d’Adolf Hitler et de son idéologie meurtrière, ce débat sur la capacité de nuisance d’un tel livre a le mérite de nous interpeller sur une question qui les dépasse : quel est le stade de maturité d’une société démocratique européenne qui, soixante-dix ans après la fin de la guerre, a encore peur de donner à lire à ses contemporains les pamphlets de Céline, Les Décombres de Rebatet, ou ce sinistre et indispensable document historique que demeure Mein Kampf ?
d’un excité. Peu après, au lendemain de l’accession au pouvoir du chancelier Hitler, ils changent de ton. Le livre devient la bible du IIIe Reich. Il est distribué par la direction des usines Krupp à ses ouvriers méritants, les maires l’offrent à tous les couples qu’ils marient, les fonctionnaires sont obligés de l’acheter. Quatre millions d’exemplaires à la veille de la guerre, douze millions à la fin du IIIe Reich, un foyer sur deux. « On l’avait mais on ne le lisait pas », diront-ils après. Entendez : si on l’avait lu, on aurait su. L’historien Hans Mommsen va jusqu’à affirmer : « C’est le livre le moins lu de l’époque car il ne donnait aucune réponse politique. » Voire. Le livre imprègne fortement l’Allemagne. Un témoin alsacien se souvient de l’avoir lu comme un « avertissement ». De nombreuses traductions, prudentes et expurgées des passages les plus menaçants, sont encouragées par les agents de Berlin à l’étranger. À l’exception d’un pays, car c’est celui qui y est le plus souvent piétiné : la France. À Paris, Fernand Sorlot,
CARL DE SOUZA/AFP
éditeur maurrassien et encore plus anti-allemand que Maurras, passe outre et le publie intégralement en 1934 à l’enseigne des Nouvelles Éditions latines. En épigraphe, il place cette injonction du maréchal Lyautey :
Exemplaire de la
« Tout Français doit lire ce livre. » Comme n’importe
première édition
quel écrivain, Hitler porte plainte pour violation du droit
allemande, 1925.
d’auteur devant les tribunaux français et obtient le retrait de la vente et la saisie des stocks. Au lendemain des accords de Munich, à l’instigation des réseaux nazis en France, Fayard en publie une version expurgée des passages distillant la haine des Français sous le titre Ma doctrine, tandis que 5 000 exemplaires rescapés du Mon combat interdit sont envoyés aux leaders d’opinion par la Lica, la Ligue internationale contre l’antisémitisme, qui les a récupérés in extremis avant le pilon. P P. A. N° 562/Décembre 2015 • Le Magazine littéraire - 5
Sommaire Décembre 2015 n° 562
12
Les premiers romans
DELPHINE LEBOURGEOIS POUR LE MAGAZINE LITTÉRAIRE
Critique fiction
3 Édito Pourquoi il faut publier M ein Kampf Par Pierre Assouline 8 Presto L’actualité en bref
L’esprit du temps
12 Nouvelles voix Les premiers romans qui font mouche Par Camille Thomine 16 Document La surprise Maurice Garçon Par Olivier Cariguel 17 Roman Werber dans l’usine à rêves Par Cécile Coulon 18 Traduction André Markowicz, le passe-muraille des langues Par Pierre Assouline 22 Biographie Raymond Carver, bad Ray contre good Ray Par Alexis Brocas 26 Panorama Les écrivains ont-ils la main verte ? Par Aliette Armel
38 Michel Faber, Le Livre des choses étranges et nouvelles Deuil intersidéral Par Thomas Stélandre 40 Joydeep Roy-Bhattacharya, Une Antigone à Kandahar Tragédie afghane P ar Aliette Armel 42 Thomas B. Reverdy, I l était une ville Trois âmes dans la ville fantôme P ar Alexis Brocas 46 Pierre Cendors, A rchives du vent Le magnétiseur Par Camille Thomine 48 Flann O’Brien, R omans et chroniques dublinoises L’autre géant vert Par Bernard Quiriny 50 Guy de Maupassant, Les Prostituées Onze passes de Maupassant Par Philippe Claudel 52 Au fond des poches
Critique non-fiction
54 Henri Raczymow, M élancolie d’Emmanuel Berl Berl ou la berlue Par Bernard Quiriny 56 Maurizio Serra, Une génération perdue Les possédés Par Marc Weitzmann 57 Donatien Grau, Néron en Occident. Une figure de l’histoire Néron superstar Par Pierre Brunel 58 Antonin Artaud, L ettres 1937-1943 L’effondrement du volcan P ar Vincent Landel 60 Collectif, L es Sanglots de l’aigle pêcheur Nouvelle-Calédonie, requiem pour un massacre Par Maxime Rovere
Portrait
62 I an McEwan Chirurgien du cerveau Par Marc Weitzmann
Grand entretien
30 B runo Latour : « Laissons tomber le concept de nature et parlons du monde » Propos recueillis par Patrice Bollon
ONT AUSSI COLLABORÉ À CE NUMÉRO : Clémentine Baron, Maialen Berasategui, Janick Blanchard, Jeanne El Ayeb, Marie Fouquet, Arthur Montagnon. EN COUVERTURE Kizette en rose, Tamara de Lempicka (1927), musée des Beaux-Arts
de Nantes. Gérard Blot/RMN-Grand Palais/Tamara Art Heritage/ADAGP.
© ADAGP-Paris 2015 pour les œuvres de ses membres reproduites à l’intérieur de ce numéro. CE NUMÉRO COMPORTE 3 ENCARTS : 1 encart abonnement Le Magazine littéraire
sur les exemplaires kiosque France + Étranger (hors Suisse et Belgique), 1 encart abonnement Edigroup sur les exemplaires kiosque en Suisse et Belgique, 1 encart abonnement La Recherche sur les abonnés.
6 - Le Magazine littéraire • N° 562/Décembre 2015
30
Entretien avec Bruno Latour
LÉA CRESPI POUR LE MAGAZINE LITTÉRAIRE
36 R endez-vous 98 La chronique Pierre Péan, limites et grandeurs de l’entêtement Par Maurice Szafran
Le dossier Beaux livres
66 68 71 72 74 76 78 80 83 86 88 90 92 95
M
Beaux livres : Charlotte Salomon
Dossier coordonné par Alexis Brocas Introduction Par Alexis Brocas Attention fragile Par Hubert Prolongeau 1975-2015, extinction du livre d’art Par José Alvarez Fra Angelico et le Caravage, le jour et la nuit Par Alexis Brocas Buffon bouffé par Picasso Par Jean-Claude Perrier Les sciences, de la star à l’opéra Par Maxime Rovere Charlotte, la vraie Par Pierre-Édouard Peillon « Aux dépens et par les soins » d’Yvon Lambert Par Pierre Assouline Étendards du chevalier Par Alexis Brocas Les fastes ottomans, ou l’effondrement rayonnant Par Pierre Chuvin Anselm Kiefer, l’homme feuilleté Par Pierre Assouline Henri Michaux et Zao Wou-ki, frères d’encre Par Jean-Yves Masson Warhol, la sidération en série Par Serge Bramly Hara-Kiri et Chancel, le chamboule-tout et l’échiquier Par Bernard Morlino
J
1
23/10/15
11:59
HARUKI
Disponible en eBook
MURAKAMI
17 € – 72 pages
66
C
COLLECTION JEWISH HISTORICAL MUSEUM, AMSTERDAM/CHARLOTTE SALOMON FOUNDATION/CHARLOTTE SALOMON®
Murakami_MAG LITT_HDok.pdf
CM
MJ
CJ
CMJ
N
Je m’assis sur le lit, m’enfouis le visage dans les mains. Pourquoi devais-je subir une telle épreuve ? Alors que j’étais simplement venu à la bibliothèque emprunter des livres ! Entre rêve et cauchemar, une nouvelle inédite, superbement mise en image par Kat Menschik. ÉVÉNEMENT ! En janvier 2016 paraîtront en un seul volume Écoute le chant du vent et Flipper, 1973, les deux premiers romans d’Haruki Murakami, totalement inédits en France.
www.belfond.fr
N° 562/Décembre 2015 • Le Magazine littéraire - 7
ARNAUD BAUMANN/XAVIER LAMBOURS/SIGNATURES. MAISON DES PHOTOGRAPHES
Cabu, en 2014, mimant la chanson Y a d’la joie, de Charles Trenet, qu’il aimait beaucoup.
Dans les années 1970, le chamboule-tout et l’échiquier Deux ouvrages nous replongent dans la si lointaine France de l’après-de Gaulle, où pouvaient coexister la folle liberté de Hara-Kiri et la pédagogie télévisuelle de Jacques Chancel. Par Bernard Morlino
À LIRE
Dans le ventre de Hara-Kiri, ARNAUD BAUMANN ET XAVIER LAMBOURS,
avec des textes de Pacôme Thiellement et Delfeil de Ton, éd. de La Martinière, 240 p., 35 €.
C
e n’était pas mieux en 1970, mais on avait 20 ans. Les Trente Glorieuses n’étaient pas encore frappées par le choc pétrolier de 1973. On venait de vivre 1968, il y avait un drapeau américain planté sur la Lune et le général de Gaulle fut remplacé par Georges Pompidou, qui fumait des blondes devant des tableaux d’art abstrait. Il y avait le plein-emploi avec en fond sonore Jimi Hendrix et The Moody Blues. Après l’avènement de la contraception orale, il a fallu attendre la présidence VGE pour que la loi Simone Veil dépénalise l’avortement et que la majorité soit acquise à 18 ans. On se méfiait des MST même si le sida n’existait pas. Jacques Mesrine ridiculisait la police, Richard Nixon était au cœur du Watergate, Cassius Clay alias Muhammad Ali remontait sur un ring après s’être opposé à la guerre du Vietnam, Nelson Mandela apprenait à lire à ses geôliers d’Afrique du Sud, Franco n’en finissait pas de mourir, Pinochet et Videla réprimaient la liberté au Chili et en Argentine, onze athlètes israéliens furent exécutés aux JO de 1972 par le commando Septembre noir, la guerre du Kippour dura presque tout le mois d’octobre 1973, le Liban se désintégrait, l’iman Khomeyni relançait le djihad, le pape Jean-Paul II se starifiait, Bob Marley
devenait le Dylan de la Jamaïque, les punks se faisaient entendre, Bourvil, Picasso, Chaplin, Malraux, Pagnol, Elvis Presley, Gabin, Visconti et Mao disparaissaient. Les États-Unis et l’URSS continuaient la guerre froide pendant qu’on jouait au Rubik’s Cube. C’était la décennie 1970. On était heureux même si régulièrement de mauvaises nouvelles nous rappelaient qu’on ne le serait jamais tout le temps. Le suicide collectif, meurtres y compris, de plus de neuf cents membres d’une secte en Guyana sonna le tocsin de notre insouciance. « Les cons sont dangereux »
Heureusement, la bande de Hara-Kiri nous faisait rire. Les aventures du journal commencèrent en 1960 à l’initiative de Georges Bernier – alias le professeur Choron – et de François Cavanna. On ne pouvait pas alors penser à l’inimaginable qui est arrivé le 7 janvier 2015. Les deux animateurs se complétaient à merveille : moins doué à l’écrit que Cavanna, le professeur Choron s’occupait de la gestion tout en participant aux happenings débridés. Dans les années 1960, le pouvoir gaulliste frappa deux fois d’interdiction le journal, en 1961 et en 1966, renforçant l’ardeur des talentueux Cabu, Gébé, Reiser, Topor et Wolinski, les fers de lance de Hara-Kiri Hebdo, créé en >>> N° 562/Décembre 2015 • Le Magazine littéraire - 95
Dossier Beaux livres
>>> 1969 avant d’être censuré en novembre 1970 à la
ANTHOLOGIE
TIGNOUS, MÊME PAS MORT On peut être féroce sans être méchant. Et on peut rester drôle tout en étant mort. Cette anthologie des dessins de Tignous, assassiné le 7 janvier, le démontre à chaque page. Semé d’hommages d’amis – Kahn, Renaud, Autissier, Siné –, l’ouvrage rappelle que l’irrespect est une vertu et que Tignous n’en manquait pas. Ainsi cette case, « Parce que le droit au blasphème », où un personnage nu trouve, aux symboles des trois religions, un emploi qui aurait ravi le marquis de Sade. E
P A. B.
Tignous, éd. du Chêne, 250 p., 35 €.
Cavanna au « Grand Échiquier », 23 octobre 1980 : « Si je n’étais pas à Charlie Hebdo, je serais à un autre endroit qui serait Charlie Hebdo. »
critiquable, rien n’est sacré. Les cons sont dangereux même s’ils ne le font pas exprès. Les cons ont peur de la raison, alors ils ne s’en servent pas. La raison élargit l’horizon et crée des abîmes devant nous. Il y a deux catégories de cons : les cons de naissance et les cons volontaires, tous sont très dangereux. Je ne les aime pas. Je me fous de leur gueule. » Le journal « bête et méchant » brocarde justement ceux qui sont bêtes et méchants. Le but des
CLAUDE DOUCÉ
suite de la couverture « Bal tragique à Colombey – 1 mort », lors de la disparition du général, mise en parallèle avec les 146 victimes de l’incendie du 5-7, le dancing de Saint-Laurent-du-Pont (Isère). Pour contourner la loi, les rebelles lancèrent aussitôt Charlie Hebdo, refonte d’un journal du groupe des éditions du Square, dirigées par le professeur Choron. Dans les années 1970, Hara-Kiri continuait de faire rire la France dans la grande tradition rabelaisienne. Le détournement des publicités et les grandes tablées orgiaques faisaient le bonheur de ceux qui rêvaient d’en faire autant. Avant Hara-Kiri, on se contentait de rire avec Fernand Raynaud, Guy Bedos et Sophie Daumier, Raymond Devos, tous reprenaient le flambeau de Francis Blanche et Pierre Dac, de Robert Lamoureux, ou encore des chansonniers. Les couvertures de Hara-Kiri cultivaient la provocation pour se moquer des grenouilles de bénitier et de toutes les autorités. Cavanna voulait que tout le monde parvienne à avoir un sens critique aigu. Dans un reportage de Pierre Demont sur Hara-Kiri, pour la télévision de Suisse romande, en 1972, Cavanna déclare que le journal satirique œuvrait contre le sectarisme : « Ne jamais ab diquer la liberté de pensée, l’esprit critique. Tout est
96 - Le Magazine littéraire • N° 562/Décembre 2015
réfractaires était d’instaurer toujours plus de liberté d’expression dans la société. Lecteurs assidus de Hara-Kiri, les jeunes photographes Arnaud Baumann et Xavier Lambours sympathisèrent avec la joyeuse équipe de dessinateurs et de rédacteurs, en 1975, pour célébrer le temps des copains. Quarante ans après, Dans le ventre de Hara-Kiri restitue à merveille leur incursion amicale dans l’antre de ceux qui avaient choisi l’humour pour combattre la pensée rétrograde. Les deux amis furent acceptés par la rédaction au point de publier des « photos parlantes » qui renouvellent le vieillot roman-photo. Ils apparaissent dans Hara-Kiri sous l’identité de Lambau, la contraction de leurs noms. Afin de faire tomber tous les masques, chaque membre de l’équipe de Hara-Kiri pose à poil. Ici, le mot « membre » prend toute sa dimension. Si les photos nous dévoilent beaucoup de cadavres de bouteilles, on y voit surtout de grands moments de fraternité, des enlacements qui prouvent l’intensité des amitiés. D’autres esprits corrosifs se sont invités au générique de l’entreprise de démolition des vieux clichés : Willem, Berroyer, Gourio, Coluche… Tout ne fut pas idyllique : en fin de volume, Denis Robert déverse son hostilité à l’égard de Philipe Val – l’ex-rédacteur en chef de Charlie Hebdo (1992-2004) – au profit de Siné, mais cela est une autre histoire.
À LIRE
Le Grand Échiquier (1972-1989), JACQUES CHANCEL,
éd. du Sous-Sol, 350 p., 39 €.
De Brassens à Karajan
On retrouve la présence de Cavanna dans Le Grand Échiquier, album tiré d’un livre paru aux éditions du Chêne en 1983. Cet hommage à Jacques Chancel restitue le canevas de l’émission télé culte du créateur de « Radioscopie » sur France Inter. Le journaliste fait partie des excellents animateurs de l’audiovisuel : Max-Pol Fouchet, Pierre Dumayet, Claude Santelli, Jean-Christophe Averty, Jean- Marie Drot, Pierre-André Boutang et Bernard Pivot. « Il ne faut pas donner au public ce qu’il aime, mais ce qu’il pourrait aimer », disait-il. Son ouverture d’esprit ne récusait que la médiocrité. Quand on se remémore son émission mythique, réalisée par André Flédérick, on est frappé par l’absence des politiciens, tenus à distance. Cette télévision de grand respect des téléspectateurs avait pour ambition de faire partager la culture au plus grand nombre. Jacques Chancel œuvrait en dehors de la promotion, loin du fastidieux défilé des marchands de soupe. « Le Grand Échiquier » était diffusé en direct à 20 h 30 sur la première chaîne quand la télé n’en proposait que deux. Georges Brassens fut l’invité principal de l’émission inaugurale du 12 janvier 1972. Pendant trois heures et treize minutes le chanteur fut gêné de s’inviter chez les gens alors que d’habitude ils venaient vers lui. Tous les ingrédients de la réussite du programme étaient présents : talent, amitié, simplicité, humour et amour de la culture.
Sur le plateau des Buttes-Chaumont, il y avait Devos, Lino Ventura et les Compagnons de la Chanson. La qualité des invités a renouvelé le succès constant de l’émission, jusqu’au 21 décembre 1989. Au fil des mois, Chancel accueillit la fine fleur de la chanson (Brel, Trenet, Béart, Bécaud, Nougaro, Aznavour…), des représentants de la musique classique (Rubinstein, Rostropovitch, Maazel, Menuhin…), des personnalités du septième art (Truffaut, Claude Brasseur…), sans oublier des sportifs (Hidalgo, Hinault, Prost…). L’éclectisme de Chancel permettait de varier les plaisirs auprès de Joan Baez et de Barbara Hendricks. Sa curiosité permettait de mettre en lumière des hommes de l’ombre, tels Marcel Bleustein-Blanchet, le résistant pionnier de la radio et de la publicité, ou le luthier Étienne Vatelot. Le Monsieur Loyal du tube cathodique nous faisait passer des soirées avec Thierry Le Luron ou Maurice Béjart comme avec le commandant Cousteau ou Jacques Dutronc. Lorsqu’il accueillait Herbert von Karajan l’heure était à la fête et non à l’interrogatoire. L’album sur Chancel est un kaléidoscope de photos, d’extraits d’interviews et d’interludes, par exemple sur la Louma, caméra révolutionnaire. Le play-back étant banni, ce fut le règne du « live » absolu, avec parfois de mauvais souvenirs, comme le jour de la mort du père de l’animateur. Grâce à Jacques Chancel, on a pu voir la rencontre improbable entre Lino Ventura et Arthur Rubinstein, et aussi deux heures quarante dédiées au poète Pierre Seghers. Depuis la disparition du « Grand Échiquier », la poésie a déserté les écrans, plasma, LCD ou LED. Après les années 1970, VGE céda la place à François Mitterrand. On attendait beaucoup d’un président qui collectionnait les éditions originales, sur papier japon. Parfois, en pur chagrin. P
INTÉGRALE DES NOUVELLES
SHERLOCK EN STOCK « Plus le crime est sans relief et banal, plus il est difficile à comprendre », et plus son élucidation procure de plaisir, comme le rappelle ce beau livre qui rassemble l’intégralité des nouvelles de Holmes, retraduites au plus près par Éric Wittersheim, et illustrées par les gravures d’époque, souvent signées Sidney Paget. D’« Un scandale en Bohême » – où Holmes tombe sur plus fort que lui en la personne d’Irène Adler – au « Marchand de couleurs retraité », et cependant retors, ces histoires sont autant de bijoux scellant les épousailles de la logique et de la littérature. P A.B. Les Aventures de Sherlock Holmes, l’intégrale des nouvelles, ARTHUR CONAN DOYLE, traduit de l’anglais par Éric Wittersheim, éd. Omnibus, 812 p., 39 €.
E
N° 562/Décembre 2015 • Le Magazine littéraire - 97
La chronique
Par Maurice Szafran
Le Magazine Littéraire
Pierre Péan, limites et grandeurs de l’entêtement
E
n 2003, les journalistes Philippe au dévoilement de secrets français, politiques, hisCohen et Pierre Péan publiaient une toriques, biographiques. On se souvient d’Une jeuenquête brûlot, La Face cachée du nesse française, consacré à François Mitterrand. Monde (1). Ce fut pour le quotidien du On se rappelle ses opus à répétition dénonçant soir et son trio de direction, Jean- les us et coutumes, les maux de la Françafrique (3). Marie Colombani, Edwy Plenel, De l’utilité démocratique des livres d’investigaAlain Minc, l’origine d’une déstabilisation qui tion, notamment les siens. Ensuite, parce qu’il est modifia à jamais la nature et l’influence sur la indispensable de ne pas négliger, surtout pas, société française du journal dit « de référence ». l’une des grandes « passions » du journaliste- C’est dire la résonance, l’importance que peut écrivain, Jean Moulin, « Max », le chef de la Résisavoir, parfois, un livre qui prend la forme d’une tance intérieure, trahi par l’un des siens, suppliinvestigation ou d’un pamphlet. Celui-là, précisé- cié par la Gestapo et Klaus Barbie, calomnié à de ment, était à la fois une enquête et un pamphlet, multiples reprises après la Libération. et cette nature composite contribua sans aucun Péan est un entêté, il ne renonce pas, jamais. En doute à son immense succès. savoir plus, toujours plus à propos de La figure de À cette époque, je dirigeais Marianne, Max, de ses engagements autant que Jean Moulin Philippe Cohen appartenait à notre de son intimité, cette intimité mêlée rédaction, et l’hebdomadaire se ran- demeure à sa place – immense – dans l’histoire, gea avec ardeur derrière la plupart des la grande dans notre histoire. Cela donne un thèses défendues par les auteurs. « passion » de nouvel opus, Jean Moulin, l’ultime mysNeuf ans plus tard, en 2012, les deux l’enquêteur. tère (4). « L’ultime mystère », c’est une mêmes publièrent une biographie du femme, Antoinette Sachs, une grande fondateur du Front national, Le Pen. Une histoire bourgeoise juive qui croise Moulin, ce séducteur, française (2). Le livre me laissa bouleversé, assommé : en 1936, alors que le gouvernement du Front j’y avais lu un blanchiment politique et idéologique populaire, Léon Blum et Pierre Cot le chargent du vieux chef de l’extrême droite. Je l’ai écrit dans d’organiser l’aide aux républicains espagnols. Marianne, sans prendre la moindre précaution. Jusqu’à sa mort, en 1986, celle que le journaliste Cohen et Péan ne supportèrent pas cette charge, présente comme « l’amie, la sœur, la confidente, la qui plus est dans « leur » journal. Quelques mois maîtresse » défendra l’action, l’œuvre et la mémoire plus tard, Philippe Cohen disparaissait. de Max, traquant Hardy le traître, répliquant à ces Il peut sembler étrange, presque malvenu, de quelques historiens qui cherchaient à démontrer, raconter ici et maintenant cet épisode aussi poli- pour mieux l’accabler, que Moulin avait lui aussi tique que déontologique – un directeur de pério- trahi puisque, selon eux, il était un « agent soviédique a-t-il le droit de s’en prendre au livre d’un tique ». Une vie au service d’un homme. Une exisde ses collaborateurs dans son propre journal ? tence pour l’histoire. Voilà ce que nous raconte J’estimais l’affaire assez grave et importante pour Pierre Péan, et c’est formidable. P répondre par l’affirmative, même si je n’ai jamais (1) Éd. Mille et une nuits, 2003. douté que mon point de vue n’était guère par- (2) Éd. Robert Laffont, 2012. (3) Lire notamment Nouvelles affaires africaines, tagé… Mais pourquoi y revenir ? D’abord parce éd. Fayard, 2014. que, depuis trois décennies déjà, le travail de (4) Jean Moulin, l'ultime mystère, Pierre Péan, Pierre Péan et nombre de ses livres ont contribué Laurent Ducastel, éd. Albin Michel, 468 p., 22 €. 98 - Le Magazine littéraire • N° 562/Décembre 2015
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