Shakespeare/Cervantès

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JANVIER 2016 N° 563 562

www.magazine-litteraire.com


L’édito

Par Pierre Assouline

Meilleurs vœux d’amitié pour 2016

Y

À LIRE

Mes amis, EMMANUEL BOVE, éd.

L’Arbre Vengeur, 238 p., 17 €.

a-t-il plus beau titre pour un roman que et pas seulement en raison d’un emploi naturel et abonMes amis ? N’essayez pas, c’est déjà pris, et dant de cet imparfait du subjonctif que nous ne lisons bien pris. Il orne la couverture d’un livre plus sans nostalgie. Humilité, insécurité, précarité, inoubliable d’Emmanuel Bove, que le intranquillité : voilà dans quoi baigne l’atmosphère de ­dernier carré de ses fidèles lecteurs cette galerie de portraits qui ne sont pas d’ancêtres. Avec s’échangent comme un mot de passe, long- la solitude pour leur faire c­ ortège. La cruelle solitude, temps après sa parution en 1924, encouragés par la celle qu’on subit, et non la ­clémente, celle qu’on choisit. récente et soignée réédition à l’initiative de L’Arbre ven- Dans une préface pleine d’empathie, Jean-Luc Bitton rapgeur, maison sise à Talence en Gironde. pelle à quel point les maux de ses héros de la vie quotiC’est un livre doux et mélancolique, pathétique sans misé- dienne, des personnages qu’il ne méprisait jamais, reflérabilisme, écrit dans une langue oubliée. Bove avait le génie taient les tourments d’Emmanuel Bove. Un absent, un de parler de soi sans parler de lui. On ne fait pas plus dis- inadapté, un à part. « Triste, mais jamais désespéré. » On cret. Pas la moindre tentation de draper ses réflexions sur le disait taciturne alors qu’il pensait juste à autre chose. les choses de la vie pour en faire des vérités universelles. C’est rare, un écrivain qui a du cœur. Mes amis est l’hisUn chapitre par ami. On dirait des nouvelles. Ils s’appellent toire de leur quête éperdue à t­ ravers la ville par un Lucie Dunois, Henri Billard, Neveu le marinier, Monsieur homme qui crève de ne pas en avoir. Juste pour leur confier ses peines. À défaut, nous en sommes Lacaze, Blanche. Des héros typiques d’une ­littérature arrondissementière qui promènent Bove avait les heureux destinataires. leur mélancolie d’une terrasse de café l’autre, le génie de Parfois, on se croirait dans un album de leurs châteaux à eux. Vus par le narrateur, un parler de soi Sempé. N’importe lequel et plus encore le nouveau, Sincères amitiés (lire aussi page 8). certain Victor Bâton qui est le double de sans parler L’ambiance est plus gaie que chez Bove. Fran­l’auteur, ils sont souvent réduits à une émeute de lui. de détails, mais si aigus et précis, et même chement souriante, mais tout aussi aiguë. « touchants » selon Beckett qui l’admirait, quand c’est Bove C’est ce petit bonhomme, sa veste dans une main, une qui tient la plume. Son don d’observation est à son meil- branche dans l’autre, qui toise le ciel du haut du talus sur leur dans leur évocation : un épicier si gras que son tablier lequel il est juché : « J’ai toujours pardonné à ceux qui est plus court devant que derrière ; un Bottin dont m’ont offensé. Mais j’ai la liste. » La chose (l’amitié) est quelques pages dépassent la tranche imprimée ; un man- évoquée comme un pacte qui ne serait jamais énoncé, ce teau sur lequel on souffle pour savoir si c’est de la loutre ; qui prête naturellement aux pires malentendus. Interdes lèvres qui, à force d’être séparées, n’ont plus l’air d’ap- rogé, le dessinateur peine à la définir autrement qu’en la partenir à la même bouche ; une femme pour la première dessinant. Ce serait deux petits garçons qui ne cesseraient fois dénudée dont son amant d’un soir remarque le v­ accin de se raccompagner à leur domicile sans se résigner à se sur le bras ; un inconnu qui marche en posant le talon avant quitter. Seulement voilà : ce dessin, il l’a juste rêvé. Imposla semelle. Et lui, le narrateur, qui sillonne la ville dans l’es- sible d’aller au-delà : « Je ne sais pas comment terminer. » poir qu’un événement bouleverse enfin sa vie, emprunte Tant mieux, parce que, s’il savait, ce ne serait pas de l’amitoujours les escaliers de service pour mieux respirer, tié. Avec Sempé, elle est toujours délicate, subtile, pauvre et ne connaissant personne, sans savoir laquelle pudique, et se nourrit non de silences mais de peu de de ces deux misères lui pèse le plus. mots, juste de ce qu’il faut. Jusqu’à l’aveu : « L’énorme et Sa langue est sobre ; dépouillée mais sans sécheresse, elle insoluble ­problème, c’est la solitude. » ne recherche pas l’effet ; c’est l’art de dire presque tout J’ignore si Dieu est amour, mais ce serait déjà bien qu’il avec presque rien ; on dirait du français du monde d’avant soit amitié.  N° 563/Janvier 2016 • Le Magazine littéraire - 3


Sommaire Janvier 2016 n° 563

12

À Turin, le 14 novembre 2015.

3 Édito Meilleurs vœux d’amitié pour 2016 Par Pierre Assouline 6 Presto L’actualité en bref

L’esprit du temps

12 Actualité Après les attentats, d es répliques éparses Par Marc Weitzmann 16 Phénomène Elena Ferrante, le best-seller mystère Par Enrica Sartori 18 Parcours Hervé Guibert, la fiction à la vie à la mort Par Bruno Blanckeman 20 Monstre sacré Georges Bernanos, retour de flamme Par François Angelier 24 Exposition Tristan Tzara, un dédale par-delà Dada Par Olivier Cariguel 26 Figure libre Star Wars : Vador, la chimère d ark Par Stéphane Audeguy 28 Cinéma Suburra, mafia Roma Par Pierre-Édouard Peillon

MARCO BERTORELLO/AFP

Critique fiction

38 Haruki Murakami, É coute le chant du vent William T. Vollmann, L es Anges radieux Retours vers le futur Par Alexis Brocas 41 Sándor Márai, La Nuit du bûcher L’éternelle chasse aux sorcières Par Alexis Liebaert 42 Joyce Carol Oates, C arthage et Terres amères L’Amérique irréparable Par Josyane Savigneau 45 John Barth, Le Courtier en tabac Tabac hallucinogène Par Alexis Liebaert 46 Jean Echenoz, Envoyée spéciale En voiture pour Pyongyang P ar Jean-Baptiste Harang 48 Édouard Louis, Histoire de la violence Un martyr m’as-tu-vu Par Vincent Landel 50 Sibylle Grimbert, A vant les singes Sabine au pays des singeries Par Bernard Quiriny 52 Milorad Pavi´c, L e Dictionnaire khazar Les Khazars, au hasard des cases Par Alexis Brocas 54 Fédor Dostoïevski, Œuvres romanesques Dostoïevski entièrement décapé Par Philippe Claudel 56 Au fond des poches

Critique non-fiction

58 Antoine Compagnon, Philippe Sollers, Magali Nachtergael, Philip Watts, Jean Narboni... Barthes, dernières images Par Alexandre Gefen 60 Kazimir Malevitch, É crits Malevitch, noir sur blanc P ar Maxime Rovere 62 Laure Murat, R elire. Une passion littéraire Têtes de lecture P ar Juliette Einhorn 62 Shlomo Sand, C répuscule de l’histoire Les historiens, agents de l’État ? Par Maialen Berasategui

Grand entretien

30 P atrick Rambaud : « J’ai eu le temps, en deux ans, de me réénerver » Propos recueillis par Alexis Brocas

Portrait

64 S ylvie Germain Les tables d’une chamane Par Juliette Einhorn 98 L a chronique Après les massacres de Paris, de dérisoires majuscules Par Maurice Szafran 4 - Le Magazine littéraire • N° 563/Janvier 2016

30

Entretien avec Patrick Rambaud.

PHILIPPE MATSAS/OPALE/LEEMAGE

36 Rendez-vous


Le Magazine Littéraire

Édité par Sophia Publications 8, rue d’Aboukir, 75002 Paris Courriel : courrier@magazine-litteraire.com Internet : www.magazine-litteraire.com

66

Shakespeare et Cervantès, le choc des titans.

ILLUSTRATION GÉRARD DUBOIS POUR LE MAGAZINE LITTÉRAIRE

Pour joindre votre correspondant, veuillez composer le 01 70 98 suivi des quatre chiffres figurant à la suite de chaque nom. Président-directeur général et directeur de la publication : Thierry Verret Directeur éditorial : Maurice Szafran Directeur délégué : Jean-Claude Rossignol Conception graphique : Dominique Pasquet Assistante de direction : Gabrielle Monrose (1906) SERVICE ABONNEMENTS

Le Magazine littéraire, Service abonnements 4 rue de Mouchy - 60438 Noailles Cedex Tél. - France : 01 55 56 71 25 Tél. - Étranger : 00 33 1 55 56 71 25 Courriel : abo.maglitteraire@groupe-gli.com Tarifs France : 1 an, 10 n° + 1 n° double, 65 €. Achat de revues et d’écrins : 02 38 33 42 87 U. E. et autres pays, nous contacter. RÉDACTION

Conseiller de la rédaction

Pierre Assouline (1961) passouline@sophiapublications.fr

Rédacteur en chef adjoint

Hervé Aubron (1962) haubron@magazine-litteraire.com Chef de rubrique

Alexis Brocas (1964) abrocas@magazine-litteraire.com Directrice artistique

Le dossier Cervantès/Shakespeare, le choc des titans

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Dossier coordonné par Robert Kopp Introduction Par Robert Kopp Enfants de puissances rivales Par Benoît Pellistrandi Chronologies croisées Bill a-t-il copié Miguel ? Par Roger Chartier Entretiens avec Javier Cercas et Alberto Manguel Pour le roman anglais du xviiie, la Mancha remplace la Manche Par Jean-Pierre Naugrette Quichotte, d’abord un clown au pays de Shakespeare Par Jean Canavaggio Des reflets divers dans la France des Lumières Par Michel Delon Cervantès à la française Par Jean Canavaggio Gide face aux deux monstres Par Peter Schnyder Deux auteurs latino-américains Par Philippe Ollé-Laprune Êtes-vous un Hamlet ou un Quichotte ? Par Ivan Tourgueniev Héros de la peinture au xixe Par Dominique de Font-Réaulx Picasso, la cerise sur l’hidalgo Par Stéphane Guégan Chants quichottiens à l’opéra Par Jean Canavaggio Les colosses de Welles Par Youssef Ishaghpour Faire comme Quichotte, plutôt que l’adapter Par Albert Serra

Blandine Scart Perrois (1968) blandine@magazine-litteraire.com

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Responsable photo

Michel Bénichou (1963) mbenichou@magazine-litteraire.com Rédactrice

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Secrétaire de rédaction-correctrice

ONT AUSSI COLLABORÉ À CE NUMÉRO :

Janick Blanchard, Jacinta Cremades, Marie Fouquet, Arthur Montagnon, Bernard Morlino, Laure-Anne Voisin. EN COUVERTURE :

illustration de Gérard Dubois pour Le Magazine Littéraire. © ADAGP-Paris 2015 pour les œuvres de ses membres reproduites à l’intérieur de ce numéro. CE NUMÉRO COMPORTE 3 ENCARTS :

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n° 0420 K 79505. ISSN‑ : 0024-9807 Les manuscrits non insérés ne sont pas rendus. Copyright © Magazine Littéraire Le Magazine Littéraire est publié par Sophia Publications, Société anonyme au capital de 7 615 531 euros. Dépôt légal : à parution

N° 563/Janvier 2016 • Le Magazine littéraire - 5


Dossier

Cervantès Le choc des titans Shakespeare Dossier coordonné par Robert Kopp

R L’Europe française au siècle des Lumières, Louis Réau, éd. Albin Michel, 1938 ; Quand l’Europe parlait français, Marc Fumaroli, éd. de Fallois, 2001. (2) Depuis La Littérature de l’âge baroque en France (1953), Jean Rousset, éd. José Corti, et une A nthologie de la poésie baroque française (1961), Jean Rousset, éd. Armand Colin, et Baroque et renaissance poétique (1955), Marcel Raymond, éd. José Corti. (1)

Portrait de Miguel réalisé par Eduardo Balaca y Canseco, xixe s. 66 - Le Magazine littéraire • N° 563/Janvier 2016

AISA/LEEMAGE

de Cervantes

éunir dans une même ferveur Shakespeare et Cervantès, reconnaître en Hamlet et don Quichotte les deux premières individualités modernes, considérer l’un comme le double inversé de l’autre, comme le fit Tourgueniev dans son essai de 1860, n’est devenu courant qu’à partir du romantisme, à la fin du xviiie siècle. En effet, ce sont Lessing et Herder, Schiller et Goethe, sans parler de Schlegel et de Tieck, leurs communs traducteurs, qui, parmi les premiers, ont célébré conjointement ces deux grands modèles anticlassiques – et donc anti-français à leurs yeux – de la littérature européenne. Des irréguliers, des irrespectueux, des révoltés même, à la fois contre les règles de la société et contre celles des bienséances littéraires. L’Europe française du xviiie siècle, chère à Louis Réau et à Marc Fumaroli (1), avait, comme toutes les hégémonies, suscité des résistances et des oppositions. La tentation était grande de regarder du côté de l’Angleterre et de l’Espagne, périodiquement opposées à la France sur terre et sur mer. C’est ainsi que le jeune Goethe, en 1771, a inauguré le Sturm und Drang en célébrant Shakespeare, le ­créateur hors normes, l’imaginatif par excellence, l’anti­conformiste, qui avait osé s’affranchir des règles aristotéliciennes. Et Schiller, dans Les Brigands, en 1782, a voulu présenter en Karl Moor un nouveau don Quichotte. Les romantiques français, Stendhal et Victor Hugo en tête, n’ont pas fait autre chose cinquante ans plus tard, en y ajoutant toutefois Dante ; puis Delacroix et Daumier ont suivi, faisant de Hamlet et de don Quichotte deux figures de la modernité, deux consciences malheureuses, dira Kierkegaard. Cette vision romantique, anticlassique et sensible par conséquent à ce que nous appelons, mais depuis la fin de la Seconde Guerre seulement, le baroque (2), ne doit pas


68 P DEUX CONTEMPORAINS

76 P CHASSÉS-CROISÉS

86 P ADAPTATIONS

Cervantès et Shakespeare sont morts à quelques jours d’intervalle, il y a quatre cents ans. On a souvent fantasmé la rencontre des deux hommes, fort improbable. Elle a peut-être eu lieu par l’entremise des textes : une pièce perdue de Shakespeare aurait été inspirée d’un épisode de Don Quichotte. Les écrivains Javier Cercas et Alberto Manguel évoquent l’influence croisée des deux maîtres en littérature.

Les deux cultures dont ils émanent vont réciproquement s’enrichir. Très tôt populaire, en Angleterre, Don Quichotte y stimule l’essor du roman. Shakespeare, comme Cervantès, est une référence centrale pour les écrivains sud-américains. Le Russe Tourgueniev fait de Quichotte et Hamlet les deux visages de l’humanité. Quant aux Français, ils sont admiratifs et désarçonnés face à ces génies si peu classiques.

L’Espagnol et l’Anglais ont en commun d’avoir inspiré de nombreux artistes, bien au-delà des écrivains. Leurs personnages s’invitent à l’opéra et dans la peinture, de Delacroix à Picasso. Au cinéma, Orson Welles est le seul à avoir osé se mesurer aux deux auteurs – Don Quichotte ayant été le grand chantier de sa vie, resté inachevé. Le réalisateur Albert Serra s’explique sur les partis pris de sa propre variation autour de Cervantès.

Professeur de littérature à l’université de Bâle, Robert Kopp a entre autres publié, chez Gallimard, Baudelaire, le soleil noir de la modernité (2004) et Un siècle de Goncourt (2012). Il a longtemps été responsable éditorial de la collection « Bouquins ».

nous faire oublier que les fortunes de Cervantès et de Shakespeare ont d’abord été distinctes et fort différentes. Loin d’être l’auteur universel que nous célébrons a­ ujourd’hui, Shakespeare (1564-1616) a d’abord été un auteur dramatique parmi d’autres, à une époque particulièrement riche en productions théâtrales. Le « théâtre ­élisabéthain », qui s’étend en réalité sur les règnes d’Élisabeth Ire, de Jacques Ier et de Charles Ier, est riche de plus de mille pièces. Christopher Marlowe et Ben Jonson étaient plus connus à l’époque que Shakespeare, sans parler d’auteurs aujour­ d’hui oubliés comme Francis Beaumont. L’« invention » de Shakespeare comme génie national et auteur populaire par excellence date du milieu du xviiie siècle, plus exactement du « jubilé Shakespeare » organisé à Stratford en 1769 par l’acteur et dramaturge David Garrick, par ailleurs codirecteur du Drury Lane à Londres pendant trente ans. La réputation de Garrick était déjà européenne, ses attitudes avaient été immortalisées par de nombreux peintres et graveurs, tels Johann Zoffany, William Hogarth ou Charles Grignion, et son jeu a fourni à Diderot la matière dont est sorti Paradoxe sur le comédien. Opposant, dans l’article « Génie » de l’Encyclopédie, génie et goût, Diderot cite Shakespeare comme exemple de génie. Un « génie barbare », aux yeux de Voltaire, qui se situe nettement du côté du bon goût français, lorsque, dans les Lettres philosophiques (1734), il présente le dramaturge au public français et traduit, à titre d’échantillon et en vers alexandrins, le monologue de Hamlet. « Une pièce grossière et barbare – précise-t-il dans sa « Dissertation sur la tragédie ancienne et moderne » qui sert de préface à Sémiramis (1748) – qui ne serait pas supportable par la plus vile ­populace de la France et de l’Italie. Hamlet y devient >>>

COSTA/LEEMAGE

« Génie barbare »

Portrait de William Shakespeare (anonyme, xviie s.). N° 563/Janvier 2016 • Le Magazine littéraire - 67


La chronique

Par Maurice Szafran

Après les massacres de Paris, de dérisoires majuscules

I

l le répète suffisamment, et toujours du même ton dans son style et avec ses mots, se lancent dans une boursouflé, pour que nous finissions par le savoir, défense éperdue des tueurs de Daech qui n’ont fait, selon Michel Onfray est PHILOSOPHE – philosophe tout eux, que répliquer aux massacres perpétrés depuis trois en majuscules, il semble y tenir plus qu’à tout. Le décennies par les Occidentaux contre les pays et les rappel incessant de cet état, de ce statut, de cette peuples musulmans. Que dire ? Que répliquer au PHILOnoblesse de plume et de pensée vise avant tout à SOPHE et à l’ÉCRIVAIN ? Rien, car l’histoire et les faits, l’autoprotection, à interdire toute réfutation des thèses, ainsi détournés, manipulés, bidouillés, perdent sens, non pas philosophiques mais simplement politiques, cohérence et morale. Rien donc, sinon revenir à la respon­platement idéologiques, que défend Onfray – ce qui est sabilité des intellectuels. Elle ne manque pas, ici, dans ce on ne peut plus légitime. Ce qui ne l’est pas, ce qui ne le contexte, d’être particulière. sera d’ailleurs jamais, c’est la terreur (intellectuelle) que Car la France sera à jamais ce curieux pays façonné par un le PHILOSOPHE entend infliger aux journalistes, à ces peuple étrange, une communauté qui, aux instants essencrétins de journalistes manipulés par les tiels de son histoire, prête davantage attenpouvoirs et incapables de réfléchir sur le long Onfray tion à « ses » intellectuels qu’à « ses » chefs temps, alors que le PHILOSOPHE, lui… politiques. Des millions de lecteurs, de télé­ le Philosophe Michel Houellebecq, l’ÉCRIVAIN, toujours et Houellebecq spectateurs, d’internautes surtout, ont lu, avec majuscules, est sans aucun doute moins l’Écrivain écouté, regardé, disséqué, les « analyses » du méprisant envers la gent journalistique que PHILOSOPHE et de l’ÉCRIVAIN. Dès lors manquent le PHILOSOPHE. Pas difficile, tant suinte le que quelques-uns osaient leur répliquer, les mépris chez Onfray dès qu'il s’intéresse à cruellement critiquer, dénoncer leur alliance, même pas notre si petite personne. Mais qu’importent d’empathie. objective, avec les tueurs de Daech, la secte les réactions épidermiques, l’agacement face des adulateurs – car elle existe, elle est puisà tant de nombrilisme, venons-en à l’essentiel : le rôle et sante, ils sont nombreux – s’est mise en mouvement et la responsabilité d’Onfray et de Houellebecq après les en action, saturant sites et blogs : interdit de mettre en attentats du 13 novembre. Il y a de quoi dire… Commen- cause le PHILOSOPHE et l’ÉCRIVAIN, péché contre taires et sous-titres ne manquent pas… N’insistons pas – ­l’esprit de contester leurs sentences, crime contre l’intelce serait déplacé – sur l’absence d’empathie, de compas- ligence de signifier qu’en politique ils raisonnent, l’un et sion envers les massacrés. Le vide et l’absence, pas un mot l’autre, comme des pieds. de solidarité, pas un accent de sympathie. Le PHILO- Aucune importance, nous persistons, et il faut persister. SOPHE et l’ÉCRIVAIN partagent apparemment le même Un intellectuel est avant tout responsable. Onfray le cœur sec. S’ils avaient d’ailleurs consenti à un effort, ­PHILOSOPHE et Houellebecq l’ÉCRIVAIN ont fait preuve même artificiel, le reste serait sans aucun doute mieux d’autant de légèreté que de démagogie. Nous sommes passé… Le reste ? Le PHILOSOPHE et l’ÉCRIVAIN, ­chacun navrés, qu’ils le sachent, d’être contraints à ce constat.  98 - Le Magazine littéraire • N° 563/Janvier 2016


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