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M 02049 - 564 - F: 6,20 E - RD FÉVRIER 2016 DOM/S 6,80 € - BEL 6,70 € - CH 12,00 FS - CAN 8,99 $ CAN - ALL 7,70€ - ITL 6,80 € - ESP 6,80 € - GB 5,30 £ - GR 6,80 € - PORT CONT 6,80 € - MAR 60 DHS - LUX 6,80 € - TUN 7,50 TND - TOM /S 950 CFP - TOM/A 1500 CFP - MAY 6,80 €
N° 564 562
www.magazine-litteraire.com
L’édito
Par Pierre Assouline
Un peu de silence
Q À LIRE
Paul Celan, René Char, Correspondance (1954-1968), ÉDITION DE BERTRAND BADIOU,
éd. Gallimard, 336 p., 28 €.
Le Silence, JEAN-CLAUDE PIROTTE,
éd. Stock, 80 p., 13 €.
uel écrivain des années 1950 aurait ima- expression empruntée au droit romain qui signifie en l’esginé que son courrier serait édité au pèce, selon Bertrand Badiou, éditeur de ce livre, « qu’il xxie siècle grâce au mécénat de La Poste, s’agit pour une partie de tirer un argument du silence de notre bonne vieille poste des facteurs à l’autre ». Une vérité tirée du silence : quel beau titre cela la ville et aux champs, par le biais de sa eût été ! C’était bien l’intention du poète, qui dut renonfondation d’entreprise ? C’est le cas entre cer face à l’insistance de son éditeur lui imposant un De autres de la Correspondance échangée entre 1954 et 1968 seuil en seuil moins bien inspiré. par les deux poètes qui ont dominé leur époque, « À chacun sa parole,/ la parole qui pour lui se fit chant/ René Char en langue française, Paul Celan en langue alle- quand la meute l’attaqua, sournoise ;/ à chacun la parole/ mande. La clandestinité des années de guerre, leur lec- qui avant d’être glace/ fut chant. » Face aux attaques, dont ture des présocratiques, le surréalisme, la politique, leurs le souvenir le rongera jusqu’à son suicide, Paul Celan relations avec les femmes, la passion de la syntaxe, le goût aurait tant aimé n’opposer que des paroles de silence, de la natation… Mais, si leur dialogue fasbrutes et infracassables. Il n’eut pas la force cine tant, c’est qu’il creuse la part inacces- Le dialogue de ne pas répondre, creusant un peu plus sa sible de la poésie : ni lyrisme ni célébration entre Char tombe dans le ciel à mesure qu’il argumentait mais parole en acte, et à travers elle tout ce pour se justifier. et Celan que leur siècle a connu d’enténébré. La mise De toute façon, qui sonde le silence interroge à nu de cette obscurité est au cœur de leur creuse la part la poésie. Jean-Claude Pirotte le dit en poète œuvre comme de leur conversation épisto- inaccessible dans Le Silence, justement. Ce beau texte poslaire. Des lecteurs pressés et résignés en ont de la poésie. thume, écrit à la demande de Philippe Claudéduit un peu vite leur volonté supposée de del, qui s’y connaît en classiques modernes rendre certains de leurs poèmes impénétrables, occultes (lire p. 52-53, s a chronique consacrée à un autre silensinon cryptés, alors que cela leur avait été imposé par la cieux, Robert Walser), a quelque chose de secrètement violence de ce qu’ils avaient vécu. enivrant. Bien le moins pour celui qui ne pouvait célébrer Ils parlent boutique, c’est-à-dire technique, rythme et res- la vie sans glorifier la vigne. Pirotte suggère que, dans les piration, souffle et tissu sonore, cherchant l’un comme moments de grâce où le corps autant que l’esprit prennent l’autre à consigner dans l’écriture le mouvement de la conscience du brutal passage de l’irrémédiable, le silence parole, quand le langage se fait voix. Chacun réagit à sa s’empare de nous comme un saisissement. On se sent manière aux polémiques qui les agressent : Char cloue le alors dans un état suspendu entre deux états de vie bec publiquement à Étiemble, qui lui a fait de mauvaises sonores et agités. Son cher Joseph Joubert, dont il n’a manières à propos d’une virgule et d’un point-virgule qu’il cessé de relire les Pensées, vient alors à la rescousse : aurait mal placés dans deux vers de Rimbaud (sur l’im- « Qu’est-ce donc que la poésie ? Je n’en sais rien en ce portance de ces choses, l ire le dossier coordonné par Jacques moment ; mais je soutiens qu’il se trouve, dans tous les Drillon, p. 68-97). Celan, lui, affronte douloureusement la mots employés par le vrai poète, pour les yeux un certain calomnie lancée par la veuve du poète Yvan Goll l’accu- phosphore, pour le goût un certain nectar, pour l’attensant de plagiat. Au fil des lettres, on les voit progressive- tion une ambroisie qui n’est point dans les autres mots. » ment devenir leur propre statue, Char celle du juste, Celan Le reste n’est pas littérature, ni même litres et ratures. Se celle du désespéré. Ce recueil de lettres recèle quelques retournant vers ses amis disparus, renonçant à tout poèmes, notamment l’un de Celan adressé et dédié à espoir de se délivrer du passé, Jean-Claude Pirotte reconson ami Char sous le titre « Argumentum e silentio », naît alors qu’il ne lui reste plus que le silence. N° 564/Février 2016 • Le Magazine littéraire - 3
Sommaire Février 2016 n° 564
Lucky Luke à Angoulême.
3 Édito Un peu de silence Par Pierre Assouline 6 Presto L’actualité en bref
L’esprit du temps
10 Actualité Festival d’Angoulême, les bulles increvables de la BD Par Didier Pasamonik 16 Traduction Virginia Woolf, à plus d’un titre Par Claire Darfeuille 20 Romans L’URSS, un bloc de fictions Par Alexis Brocas 22 Parcours Thomas Harlan, une rage allemande Par Alain Dreyfus 24 Photographie Bettina Rheims, la pygmalionne Par Adrien Bosc, Yannick Haenel et Clara Dupont-Monod 28 Cinéma Carol, Patricia Highsmith relue par Todd Haynes Par Pierre-Édouard Peillon
Critique non-fiction
52 Robert Walser, L’Enfant du bonheur Un flâneur de presse Par Philippe Claudel 54 François Noudelmann, Le Génie du mensonge Maxime Decout, E n toute mauvaise foi Le courage du mensonge Par Alexandre Gefen 56 Samuel Beckett, Les Années Godot. Lettres II Beckett, acte II P ar Hervé Aubron 58 Frédéric Schiffter, O n ne meurt pas de chagrin Mémoires vaches P ar Vincent Landel 60 Gitta Sereny, Dans l’ombre du Reich Le IIIe Reich en tête à tête Par Marc Weitzmann 62 Georges Walter, Le Livre interdit. Le Silence de Kessel L’homme aux « rides d’océan » Par Bernard Morlino
Grand entretien
30 D ialogue entre Mathias Énard et Kamel Daoud La littérature contre le Mal, Entretien réalisé par Pierre Assouline 36 Rendez-vous
Portrait
64 O livier Adam, « à ras d’homme » Par Jean-Claude Perrier 98 L a chronique Littérature, foot et dégoût Par Maurice Szafran Abonnez-vous page 37 ONT AUSSI COLLABORÉ À CE NUMÉRO : Maialen Berasategui, Janick Blanchard, Charlotte de l’Escale, Marie Fouquet, Arthur Montagnon, Bernard Quiriny, Maxime Rovere, Camille Thomine, Albane Thurel. PHOTOS DE COUVERTURE Joël Saget/AFP et Philippe Matsas/Opale/Leemage,
photomontage Le Magazine Littéraire.
© ADAGP-Paris 2015 pour les œuvres de ses membres reproduites à l’intérieur de ce numéro.
4 - Le Magazine littéraire • N° 564/Février 2016
30 Dialogue entre Mathias Énard et Kamel Daoud
HANNAH ASSOULINE/OPALE/LEEMAGE – PHILIPPE MATSAS/OPALE/LEEMAGE
10
LUCKY COMICS 2015
Critique fiction
38 James Lee Burke, L umière du monde D’un noir miroitant Par Thomas Stélandre 40 Mo Yan, Le Clan des chiqueurs de paille Le génie de la chique P ar Serge Sanchez 42 Ron Rash, Le Chant de la Tamassee À contre-courant Par Alexis Liebaert 43 Nikolaj Frobenius, B ranches obscures Un ami qui vous veut du mal Par Alexis Brocas 44 Olivier Rolin, V eracruz Volutes de havanes P ar Jean-Baptiste Harang 46 Camille Laurens, Celle que vous croyez Marivaux 2.0 Par Évelyne Bloch-Dano 48 Gwenaëlle Aubry, P erséphone 2014 Dionysos au féminin Par Aliocha Wald Lasowski 50 Au fond des poches
68
Coups de pinceau, Niele Toroni (1966).
Le dossier L’art de la ponctuation : un point, c’est tout Dossier coordonné par Jacques Drillon 68 Introduction Par Jacques Drillon
HISTOIRE
PHILIPPE MIGEAT/CENTRE POMPIDOU, MNAM-CCI, DIST. RMN-GRAND PALAIS
Sous l’égide du Centre national du Théâtre
Grand Prix de littérature dramatique 2015 Michel Vinaver pour Bettencourt Boulevard ou une histoire de France (L’Arche Éditeur)
72 P oints d’inflexion Par Isabelle Serça 76 Points de frictions Par Alain Rey 79 Ci-gisent le periodus, le point d’ironie et la pausette Par Sylvie Prioul
THÉORIES ET USAGES
82 L es écrivains entre marques de fabrique et bâtons rompus Par Julien Rault 84 Pas de point, pas d’ancre Par Hélène Cixous 86 « Sachez quel rythme tient les hommes » Par Michel Deguy 88 Pour Mallarmé, « aucun sujet plus imposant » Par Bertrand Marchal 90 Tu ne ponctueras point Par Jacques Drillon 92 Se convertir au point-virgule vous change la vie Par Gérard Genette 94 Parenthèse sur la virgule Par Jacques Drillon 95 Ponctueurs nés Par Peter Szendy
Prix de La Belle Saison Suzanne Lebeau et Sylvain Levey pour l’ensemble de leur œuvre pour la jeunesse
CE NUMÉRO COMPORTE 3 ENCARTS : 1 encart abonnement Le Magazine littéraire
sur les exemplaires kiosque France + Étranger (hors Suisse et Belgique), 1 encart abonnement Edigroup sur les exemplaires kiosque en Suisse et Belgique, 1 encart L’Obs sur les abonnés. N° 564/Février 2016 • Le Magazine littéraire - 5
Grand entretien MATHIAS ÉNARD
”LA LIBERTÉ, L’HUMOUR, L’IVRESSE, C’EST AUSSI L’ISLAM” L’un a reçu le Goncourt pour Boussole, l’autre le Goncourt du premier roman pour Meursault, contre-enquête. Ils dialoguent à notre invitation. Entretien réalisé par Pierre Assouline
Mathias Énard, en septembre 2015.
HANNAH ASSOULINE/OPALE/LEEMAGE
LEURS LIVRES MATHIAS ÉNARD. Meursault, contre-enquête est un vrai coup de génie. En le lisant, on se demande comment on a pu passer tant d’années depuis la publication de L’Étranger sans voir cette absence de l’Arabe assassiné et sans chercher à la remplir. J’ai trouvé belle et puissante cette idée de remettre « l’Histoire à parts égales », pour employer l’expression de l’historien Romain Bertrand. Il s’agit de contrebalancer les choses en n’oubliant aucune des versions ; pour cela, il fallait mettre fin littérairement parlant à la domination postcoloniale. KAMEL DAOUD. Ah, Boussole… Généralement, je suis allergique aux orientalismes. D’abord pour des raisons historiques : c’est un fantasme qui m’a toujours rebuté, qu’il soit de droite ou de gauche, compassionnel ou folklorique. Ensuite parce que je n’aime pas être confondu avec cette géographie de l’Orient : je suis maghrébin, c’est un abus tant historique que géographique que de confondre les deux, d’autant que je plaide en Algérie pour mon algérianité, je dénonce une
KAMEL DAOUD
”L’ISLAMISME TOMBERA CAR IL EST UNE IMPOSSIBILITÉ” L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident (Orientalism, 1978), Edward W. Said, traduit de l’anglais (États-Unis) par Catherine Malamoud, éd. du Seuil, 1980 (rééd. Points Essais, 2013). (1)
PHILIPPE MATSAS/OPALE/LEEMAGE
c olonisation horizontale avec l’arabisme, je dénonce le meurtre de la culture de mon pays par la culture dominante du panarabisme. Mais même le mot « Maghreb », je ne l’aime pas parce qu’il signifie « Occident ». Remarquez qu’en arabe classique, on dit machrek et maghreb, alors qu’en français on dit « Orient » et… « Maghreb », ou parfois « Afrique du Nord », ce qui renvoie à un autre prisme. C’est pourquoi je suis reconnaissant à Mathias Énard de m’avoir donné la possibilité de lire un Orient compris tant dans sa complexité que dans son humanité. Ce n’est pas l’Orient de l’autre, mais une expérience de lecteur et d’écrivain. Si j’osais, je dirais que c’est un Orient participatif. MATHIAS ÉNARD. Boussole a forcément un rapport avec l’orientalisme. Presque quarante ans après la publication du livre d’Edward Said (1), il faut dépasser cette notion, en posant la question du rapport entre savoir et pouvoir au Moyen-Orient et au Maghreb. Il faut voir comment l’entreprise de domination de l’Europe et des États-Unis sur cette partie du monde s’est accompagnée aussi d’un mouvement artistique et savant. Aujourd’hui, on voit qu’il peut exister un Orient « à parts égales ». On sait que nulle part n’existe un endroit comme Les Mille et Une Nuits, mais le rêve permet aussi de communiquer et d’imaginer cet Orient participatif, comme tu le dis. KAMEL DAOUD. À condition de trouver les moyens de surmonter cet imaginaire sclérosé, figé et figeant dans l’effort de comprendre l’autre. Malheureusement, en temps de crise, par rapport à la menace de l’ennemi, les stéréotypes émergent >>>
Kamel Daoud, en mars 2015. N° 564/Février 2016 • Le Magazine littéraire - 31
Dossier HISTOIRE, THÉORIES ET USAGES DE LA PONCTUATION
Un point, c’est tout Dossier coordonné par Jacques Drillon
Deuxièmement, le lecteur moderne, qui ne lit pas avec sa voix mais silencieusement, avec son esprit, ne s’arrête jamais aux endroits indiqués, et se borne à enregistrer les informations données par les signes. Donc ce lecteur vole ce qui appartenait à l’auteur. (Mais il ne va pas en prison.) Il en va de même des intermédiaires, typographes, protes, correcteurs, imprimeurs, éditeurs. Tout le monde vole tout le monde. Reponctuée par les protes, George Sand s’insurgeait ; Simenon a fait pilonner un de ses romans pour une virgule ajoutée ; Hugo raillait les imprimeurs wallons qui parsemaient ses textes d’« insectes belgicains ». Ces auteurs étaient dépossédés, mais d’un bien qui ne leur appartenait pas entièrement. Ils n’en étaient que les nuspropriétaires. Or le droit dit (joliment) que « l’usufruitier jouit sur le dos du nu-propriétaire »… Puisqu’on ne va pas en prison, fût-ce « pour médiocrité », comme le déplorait Montherlant, il faut bien s’interroger sur le verbe appartenir ; puisqu’un bon livre mal ponctué est préférable à un mauvais qui l’est bien, il faut aussi s’interroger sur l’intérêt final de l’opération qui >>>
68 • HISTOIRE
82 • THÉORIES ET USAGES
Inaugurée dans la bibliothèque d’Alexandrie, au iii siècle avant J.-C., la pratique de la ponctuation est bouleversée par l’invention de l’imprimerie (bientôt source de frictions entre auteurs et typographes, mais aussi de multiples signes mort-nés). Le passage de la lecture à voix haute au déchiffrement silencieux sera un seuil tout aussi décisif. e
68 - Le Magazine littéraire • N° 564/Février 2016
À partir du xviiie et surtout du xixe siècle, les écrivains revendiquent le droit d’inventer leur ponctuation. On la fait proliférer, ou au contraire on la réduit à peau de chagrin ; son absence même est devenue un procédé codifié. Par ailleurs, elle ne s’exerce pas seulement dans les textes, mais aussi en musique, au cinéma, dans l’art du paysage…
Docteur en linguistique, Jacques Drillon est journaliste et verbicruciste à L’Obs. Parmi ses nombreux ouvrages, citons le classique Traité de la ponctuation française (Gallimard, « Tel », 1991).
À qui appartient la ponctuation ?, Jean-Marc Defays, Laurence Rosier, Françoise Tilkin (dir.), éd. Duculot, 1998.
(1)
AKG-IMAGES
J
ean-Luc Godard disait qu’on croit savoir ce que font trois plus deux parce qu’on connaît « trois » et « deux », alors qu’on ignore ce qu’est « plus ». Dans un colloque tenu en 1997 à Liège, quelques spécialistes se sont posé la question : « À qui appartient la ponctuation (1) ? » Ils ont débattu : à l’émetteur, au transmetteur, au récepteur ? (Nina Catach y proposait cette répartition.) Autrement dit : à l’auteur, aux intermédiaires, au lecteur ? C’était oublier ce que signifie « appartient ». Jusqu’à plus ample informé, nous ne sommes tenus par aucune loi de bien penser, de bien écrire et de bien ponctuer. On pense comme on veut, on écrit comme on veut. Nous sommes même libres de déroger aux règles. Si la ponctuation « appartient » à l’émetteur, le « récepteur » est-il forcé de marquer la pause à la virgule ? Et s’il la lui volait, la virgule, à l’auteur ? Premièrement, tout récitant sait qu’il ponctue sa lecture comme il l’entend, qu’il met des virgules entre le sujet et le verbe – ce qui est proscrit – et coupe son texte beaucoup plus qu’il ne l’est à l’écrit.
Dossier La ponctuation • HISTOIRE
>>> consiste à ponctuer son texte. Les pions des échecs
ont leur importance, mais il reste que la reine est bien plus forte qu’eux ; la pensée écrase toutes les autres considérations. Il faut parfois s’en féliciter (comme à la lecture des actes de ce colloque, émaillés de fautes, d’incorrections, d’impropriétés). Parlons donc plutôt de cohérence, de logique, des « chaînes et des poulies du texte » (François Bon). L’auteur est tenu d’écrire comme il pense : tel est son poids d’obligation. Du plus prosaïque au plus poétique, les phrases doivent épouser les pensées, et les chaînes et poulies être actionnées aux mêmes endroits, avec la même force, dans le même silence huilé. Il est nécessaire non seulement de dire ce que l’on pense (au contraire de Nina Catach, justement, qui dit « au risque de se perdre, il faut choisir », alors qu’elle veut dire « afin de ne se pas perdre »), mais de l’articuler de la manière la plus fidèle, jusque dans la plus infime nuance. L’insupportable naît du contradictoire. Alors qu’il pense comme Valéry, un auteur qui tend à écrire comme Rousseau, au motif que cette langue est la plus harmonieuse que nous ayons eue, voilà l’odieux. Un Céline qui ponctuerait sa phrase comme Baudelaire, sous prétexte que ce poète fut le plus exact ponctueur de la littérature française, serait ridicule – et même ce serait impossible. Pourquoi impossible ? Parce que la phrase de Baudelaire est d’un classicisme rigoureux, et celle de Céline disloquée, accumulative, elliptique. La pensée de Baudelaire, l’antimoderne, est elle-même rigoureusement classique ; celle de Céline est explosée, ou plutôt en pleine explosion. Deux grandes pensées, deux grandes phrases, deux grandes ponctuations. Ponctuer la phrase de Céline comme celle de Baudelaire serait tenter de faire entrer un triangle dans un carré. Voyez la pensée de Proust, si arborescente, si fractale (et que trahit l’ajout constant, dans ses manuscrits, de béquets et de « paperoles ») ; voyez ensuite sa phrase ramifiée ; voyez enfin sa ponctuation hiérarchisée à l’extrême : l’immense exposé, en une seule phrase, de la situation des homosexuels, au début de Sodome et Gomorrhe (81 lignes serrées), comporte 1 point, 10 points-virgules, 8 parenthèses, 1 proposition entre tirets, 119 virgules. Lorsqu’un journaliste lui demande quel métier manuel il aurait aimé exercer, Proust répond : « Écrivain. Vous faites entre les professions manuelles et intellectuelles une distinction à laquelle je ne saurais souscrire. L’esprit guide la main. » Certes la phrase n’est pas la main de l’esprit, mais « guide » est intéressant. Pourrait-on dire que l’esprit guide la phrase, et que la phrase guide la ponctuation ? Nous nous approchons de la réalité – à défaut de la vérité. Le verbe guider peut rendre un compte assez honnête de la situation. Lorsqu’on pose son crayon le long 70 - Le Magazine littéraire • N° 564/Février 2016
Manuscrit de Marcel Proust, pour À la recherche du temps perdu.
VIENT DE PARAÎTRE
Théorie des mots croisés. Un nouveau mystère dans les lettres, JACQUES DRILLON,
éd. Gallimard, 192 p., 15 €.
d’une règle, le trait n’appartient pas à la règle, il est décidé par l’esprit qui guide la main, mais la règle aide la main à le tracer droit : tel est le désir de celui qui agit. La ponctuation aide la phrase. Dans l’idéal, les auteurs qui ont leur pensée propre (ils ne sont pas légion), donc leur phrase propre (ils sont encore plus rares), n’auraient qu’à déduire leur ponctuation de l’état de leur phrase. Les cas d’hésitation seraient rares, et sans grande importance : ils porteraient sur des nuances réelles, mais infimes ; ou alors sur des désirs d’effets particuliers, dont la réalisation est relativement simple. Parce qu’elle établit un lien social, humain, entre l’auteur et son lecteur, la ponctuation (appar)tient à ce qui régit les rapports entre les hommes, et qu’on peut nommer politesse, au sens le plus large possible ; ou précaution ; ou même correction. J’emballe avec soin un objet fragile avant de l’envoyer pour qu’il parvienne intact à son destinataire. Je ponctue ma phrase selon des codes établis, communs à mon lecteur et moi, pour qu’il entende ce que je lui écris sans qu’il ait à produire d’effort particulier, et sans distorsion de ma pensée. Je ne m’humilie pas quand je dis bonjour avant de parler à quelqu’un, ni quand je m’arrête au feu rouge pour laisser passer un piéton ; la phrase n’est pas diminuée par cette « politesse », cette « correction ». Répétons-le : le lecteur fera ce qu’il voudra de ma ponctuation, surtout s’il me lit à haute voix. (Si je sais qu’il me lit forcément à haute voix, parce que j’écris
COLLECTION DAGLI ORTI/BIBLIOTHÈQUE NATIONALE PARIS/AURIMAGES
Un lien humain, une politesse
La chronique
Par Maurice Szafran
Littérature, foot et dégoût
A
uteurs britanniques et… belges business-roi, d’avant la prédominance du Qatar, – lire le récent opus de Jean- d’avant les footballeurs voyous. Philippe Toussaint (1) – ont su Miracle de la littérature, nous avons enfin trouvé écrire de (très) belles pages sur le l’écrivain de cette France-là, de ce foot-là. Objets foot, cet amour, cette passion, ce authentiquement réactionnaires en cela qu’ils ont syndrome universels. L’an passé, l’un et l’autre, cette France-là et ce foot-là, à jamais David Peace, célèbre pour ses romans policiers, disparu. Dans Un printemps 76, Vincent Duluc, publiait une merveilleuse biographie (2) romancée aujourd’hui la plus belle plume du journalisme de de Bill Shankly, un entraîneur de légende qui, plu- sport, raconte son adolescence, là-bas, dans la sieurs décennies durant, dirigea les « Rouges » de province et le stade du « Chaudron », c’est ainsi Liverpool. Du foot, mais pas seulement : l’histoire que fut baptisé le mythique Geoffroy-Guichard. d’une ville ouvrière qui se déglingue sous les « Du charbon, de la flamme et de l’acier, écrit-il, assauts frénétiques et répétés de la mondialisa- du cœur à l’ouvrage et de la sueur, quelque chose tion néolibérale. Un massacre sous forme d’apo- d’un enfer mais cette fois pour les autres, le surcalypse. Le seul recours de ces working class heroes nom du chaudron était une signature. » Ce livre assommés ? Leur équipe de foot, leur marque le grand retour de la littéraidole, Kevin Keegan, et un chant ture sociale, du roman populaire. Il n’est pas tabou d’y inscrire les initiales entonné à pleine voix : You’ll Never CGT ; les stars du foot, et les Verts déjà Walk Alone (« Vous ne marcherez jamais seuls »). La Grande-Bretagne inscrits dans la mythologie française, d’hier, celle des Beatles, des Rolling côtoient des prolos sans crainte de se Stones et des Kinks, mais aussi celle souiller ; on gagne pour un peuple ouvrier, pour sa ville en passe d’être des trade unions tout-puissants. détruite par la désindustrialisation La France du foot, même si elle n’est qu’une pâle copie de la mythologie brinaissante, et on le revendique. C’est tannique, a elle aussi été longtemps À LIRE cela que Vincent Duluc raconte. C’est accro à son équipe d’origine proléta- Un printemps 76, cela qui est émouvant. rienne, celle qui, par ses origines et VINCENT DULUC, La littérature peut-elle poursuivre éd. Stock, son histoire, était liée aux combats et 212 p., 18 €. objectif plus essentiel ? Le lecteur aux souffrances ouvrières – valeurs si trouvera bien d’autres choses dans ce dédaignées aujourd’hui. Saint-Étienne, les Verts, roman, dans cette autofiction aussi pudique que Rocheteau, l’enfant chéri qui flirtait avec le gau- littéraire, les affres et le calvaire d’une adoleschisme et les trotskistes de Lutte ouvrière – l’iné- cence en province. Fort heureusement, les héros puisable Arlette Laguiller, oui ! –, des fans issus verts ont surgi pour provoquer fièvre et enthoudes mines de charbon ou de « la Manu », Manu- siasme. Vincent Duluc, et nous l’en remercions, france, ses fusils de chasse et ses vélos, marque évite d’évoquer le foot et les stars d’aujourd’hui. emblématique de la France d’hier, celle d’une Sans doute redoute-t-il de provoquer en nous, ses lecteurs, un hoquet de dégoût. Les Verts, eux, gauche encore populaire. La Grande-Bretagne d’avant la City dominatrice. se sont contentés de nous faire chavirer de joie La France si fière de ses usines et de cette équipe puis de malheur. Ce n’est pas donné à toute de foot, les Verts, qui défilaient sur les Champs- équipe, quels que soient l’époque et le sport. La Élysées, même après avoir été défaits, en 1976, littérature est là pour nous le rappeler. par les Allemands du Bayern Munich. Nous les (1) Football, Jean-Philippe Toussaint, éd. de Minuit, 2015, 128 p. aimions avec passion, c’était la France d’avant la (2) Rouge ou mort ( 2013), David Peace, traduit de l’anglais mondialisation effrénée ; c’était le foot d’avant le par Jean-Paul Gratias, éd. Rivages/Noir, 2015, 976 p. 98 - Le Magazine littéraire • N° 564/Février 2016
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