Où en sont les féministes

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AVRIL 2016 DOM/S 6,80 € - BEL 6,70 € - CH 12,00 FS - CAN 8,99 $ CAN - ALL 7,70€ - ITL 6,80 € - ESP 6,80 € - GB 5,30 £ - GR 6,80 € - PORT CONT 6,80 € - MAR 60 DHS - LUX 6,80 € - TUN 7,50 TND - TOM /S 950 CFP - TOM/A 1500 CFP - MAY 6,80 €

LE MAGAZINE LITTÉRAIRE - N° 566 - AVRIL 2016

www.magazine-litteraire.com

DOSSIER OÙ EN SONT LES FÉMINISTES

N° 566 562


L’édito

Par Pierre Assouline

De quoi Michaux est-il le non ?

N

À LIRE

Donc c’est non, HENRI MICHAUX,

lettres réunies et annotées par Jean-Luc Outers, éd. Gallimard, 198 p., 19,50 €.

on ! Il en est qui ont besoin d’une vie pour magazines, « toujours pressés, affamés, asticoteurs », ils apprendre à dire non. Toute une vie ou étaient également rembarrés. presque, mais, s’ils y parvenaient avant, Alors non, cent fois, mille fois non, aux conférences, inter­ ce ne serait pas plus mal. Un simple views, émissions, anthologies, prix littéraires, manifesta­ « non », mais difficile à prononcer si l’on tions commémoratives, colloques, présentations, chan­ en juge par sa rareté, sa difficulté, sa vio­ sons, académies, jurys, représentations, éditions de lence. Il n’est pas de plus éclatant gage de la liberté conquise poche, adaptations théâtrales et télévisées, hommages que cette faculté de refus. Inimaginable, la charge explo­ divers, numéros spéciaux. Même ses livres, il veillait à ce sive que contiennent les trois lettres formant ce « non », qu’ils ne dépassent un certain tirage, assez bas ; car, auqui semble inclure son propre point d’exclamation. delà de 2 000 exemplaires, on verserait dans la vulgarisa­ Henri Michaux fait partie de cette poignée d’écrivains tion, un mot qui commence mal, et le malentendu serait dont l’éditeur Gaston Gallimard disait qu’ils étaient le carrément obscène. « Dans la crise du papier, ce ne sera plus grand obstacle à la diffusion de leur pas moi qui mordrai dans le stock… » œuvre. Nul n’a mieux veillé que l’auteur Nul n’a mieux La perspective de finir « gavé de [son] propre d’Ecuador, d’Un barbare en Asie et de Poteaux veillé que nom » le dégoûtait. Il n’avait de cesse d’éloi­ d’angle à son effacement de la scène littéraire. Michaux à son gner le spectre de la « vedettomanie ». Michaux Les cyniques diront, air connu, que la stra­ effacement. ou l’anti-d’Ormesson (lire l’entretien p. 26-30, tégie de la disparition a son efficacité dont où celui-ci cite d’ailleurs le poète). Son auto­ témoignerait la sourde notoriété de Maurice Blanchot, biographie tenait en deux phrases : « Ma vie : traîner son landau sous l’eau. Les nés fatigués comprendront. » Bien l’homme invisible de la littérature. Michaux détestait se pencher sur son « haïssable passé », vu de la part de celui qui disait travailler par inaction. reflet d’une écriture et d’une pensée qui l’horrifiaient. Il Et puis quoi : quelle extravagance que de vouloir faire par­ confiait volontiers ses archives aux flammes de la chemi­ ler Plume alors que le texte est déjà parlé ! Donc c’est non, née. Tout ce qui était susceptible de l’enfermer, sinon de ensemble de lettres recueillies par Jean-Luc Outers, adres­ l’enchaîner, le faisait fuir. Ses livres constituaient sa vie sées à des amis, à des éditeurs et à d’autres correspondants, intérieure, en regard de laquelle l’aspect extérieur n’avait décline toutes les formes du refus absolu auquel Henri selon lui aucun intérêt. Or les sollicitations de la société Michaux se tint durant toute une vie au risque d’une répu­ littéraire avaient pour effet de faire apparaître tout ce qu’il tation d’intransigeance. De quoi est-elle le non ? On par­ atomisait dans sa mémoire. lera d’élitisme. C’est pourtant bien d’autre chose qu’il s’agit : Bien qu’il ait été photographié par les plus grands conserver leur nature à ses écrits. Une attitude si intrai­ (Cartier-­Bresson, Freund, Brassaï, Cahun), l’exercice le table exprime rien moins qu’une vision du monde, un art rebutait, car son visage à lame de couteau lui faisait hor­ de vivre, une sensibilité poétique, une fidélité à soi. Grâce reur. Aux raseurs qui demandaient, encore et encore, à à Micheline Phankim, son amie et ayant droit, l’œuvre lui tirer le portrait, il se retenait d’envoyer une radiosco­ d’Henri Michaux est désormais largement accessible, son pie de ses poumons et un agrandissement de son nom­ fantôme dût-il en souffrir, sans que ses poèmes en soient bril. C’est à peine s’il a concédé, « à titre extraordinaire­ faussés. On chercherait en vain dans ce recueil le mot qui ment exceptionnel », à Gallimard pour le numéro de la clôt superbement l’Ulysse de James Joyce, à l’issue du collection la « Bibliothèque idéale » à lui consacré, de monologue de Molly courant sur trente-huit pages, l’un publier en couverture son œil en frontispice et une photo des plus éclatants excipits de la littérature, « oui et son cœur de son ombre… Quant aux directeurs de revues et battait comme fou et oui j’ai dit oui je veux bien Oui ».  N° 566/Avril 2016 • Le Magazine littéraire - 3


Sommaire Avril 2016 n° 566

10

Le malaise français

3 Édito De quoi Michaux est-il le non ? Par Pierre Assouline 6 Presto L’actualité en bref

L’esprit du temps

10 Actualité Le malaise français selon Marcel Gauchet, Yves Michaud et Jean-Pierre Le Goff Par Marc Weitzmann 14 Rencontre Jean-Paul Kauffmann, l e reporter des limbes Par Jean-Claude Perrier 16 Figure Le roman Mitterrand Par André Versaille 20 Anniversaire Le style Bourgois Par António Lobo Antunes et Olivier Cariguel 22 Expositions Pierre Guyotat, lettres du voyant Par Donatien Grau 24 Apollinaire, inventaire à l’Orangerie P ar Robert Kopp

HUBERT LAPINTE/CITIZENSIDE

Critique fiction

34 Jonathan Lehem, J ardins de la dissidence Rose la rouge et les siens Par Alexis Brocas 36 António Lobo Antunes, De la nature des dieux Les uns contre les autres P ar Pierre-Édouard Peillon 38 Mordecai Richler, S olomon Gursky Un yiddish au goût d’érable Par Gilles Rozier 40 Mariam Petrosyan, La Maison dans laquelle Les enfants terribles P ar Alexis Liebaert 42 Philippe Djian, Dispersez-vous, ralliez-vous ! Djian, le mors aux dents Par Jean-Baptiste Harang 45 Antoine Sénanque, Jonathan Weakshield Eaux-fortes victoriennes P ar Theresa Révay 46 Tahar Ben Jelloun, Le Mariage de plaisir Noces rosses au Maroc Par Leïla Slimani 50 Jean Rolin, Peleliu Parachuté aux Palaos Par Jean-Baptiste Harang 54 Henry James, U n portrait de femme et autres romans Un maître d’indécision Par Philippe Claudel

Critique non-fiction

56 Alain Corbin, Histoire du silence En silence P ar Maialen Berasategui 58 Guillaume Payen, M artin Heidegger Donatella Di Cesare, Heidegger, les Juifs, la Shoah Heidegger, vérolé en son être Par Patrice Bollon 60 Jean Frémon, Calme-toi, Lison Xavier Girard, L ouise Bourgeois face à face Dans la toile de Louise Par Alain Dreyfus

Portrait

62 Bayon Le drôle d’oiseau Par Alain Dreyfus

Grand entretien

26 J ean d’Ormesson : « Rien n’échoue comme le succès » Propos recueillis par Pierre Assouline 32 Rendez-vous

Cahier spécial Corée du Sud

98 Huit pages sur le pays invité de Livre Paris 2016

ONT AUSSI COLLABORÉ À CE NUMÉRO : Jeanne El Ayeb, Colette Fellous, Marie Fouquet, Arthur Montagnon, Bernard Morlino, Thomas Stélandre, Camille Thomine, Laure-Anne Voisin, Aliocha Wald Lasowski. EN COUVERTURE Simone de Beauvoir en 1954, par Pierre Boulat, Cosmos.

En vignette : Jean d’Ormesson par Sandrine Roudeix/Opale/Leemage

© ADAGP-Paris 2016 pour les œuvres de ses membres reproduites à l’intérieur de ce numéro. CE NUMÉRO COMPORTE 4 ENCARTS : 2 encarts abonnement Le Magazine Littéraire

sur les exemplaires kiosque France + Étranger (hors Suisse et Belgique). 1 encart abonnement Edigroup sur les exemplaires kiosque Suisse et Belgique, 1 encart European Lottery Guild sur les abonnés France.

4 - Le Magazine littéraire • N° 566/Avril 2016

26

Entretien avec Jean d’Ormesson

ERIC GARAULT/PASCO

106 La chronique Pour Kamel Daoud Par Maurice Szafran


pub flanagan mag litt_Mise en page 1 23/02/2016 15:39 Page1

Richard Flanagan Richard Flanagan La route étroite vers le nord lointain

Où en sont les féministes

SAMSON THOMAS/AFP

64

roman traduit de l’anglais (Australie) par France Camus-Pichon

Le dossier Où en sont les féministes

Dossier coordonné par Julie Mazaleigue-Labaste 64 Introduction

HÉRITAGES

66 H ors sujet dans la Grèce antique Par Sandra Boehringer 68 Christine de Pizan Par Françoise Autrand 69 Olympe de Gouges, Flora Tristan et George Sand, trois pionnières Par Michelle Perrot 71 Sous la IIIe République, le féminisme... se féminise Par Alban Jacquemart 72 Les voix de l’affranchissement Par Nadia Setti 74 78 79 80 81 83 84 86 90 92 94 95 96

LE MOMENT BEAUVOIR omme un Discours de la méthode Par Geneviève Fraisse C Beauvoir outre-Atlantique Par Christine Daigle « Dans des millions de cœurs » Par Marine Rouch Françoise d’Eaubonne Par Caroline Goldblum Écrire après Beauvoir Par Audrey Lasserre L’invention de l’écriture féminine Par A.-E. Berger Le féminisme matérialiste Par Sabine Lambert

HORIZONS ET NOUVEAUX FRONTS etour sur Cologne Entretien avec Marieme Helie Lucas R La sexualité en questions Par Cornelia Möser Au nom de toutes les femmes ? Par Elsa Dorlin Sciences et préjugés Par Eva Rodriguez et Michal Raz Politiques de la sexualité Par Lucie Delias Retour de bâton pour les hommes ? Par Colette Pipon

ACTES SUD

MAN BOOKER PRIZE “Nous n'oublierons pas de sitôt ce magnifique roman des voix et des ténèbres, de la folie et de l’amour, de la mémoire et de l’oubli. LA MEILLEURE fiction de l'année, déjà ? Peut-être bien !” Bruno Corty, Le Figaro Littéraire

“Richard Flanagan se refuse à juger, s'attachant tout au contraire à tenter de comprendre - sans pour autant pardonner - comment et surtout pourquoi les hommes, bons ou mauvais, font ce qu'ils font.” Alexis Liebaert, Le Magazine Littéraire

“Une fresque forte et audacieuse.” Alexandre Fillon, Lire

SÉLECTION JDD / FRANCE INTER

ACTES SUD N° 566/Avril 2016 • Le Magazine littéraire - 5


Critique fiction

Le Mariage de plaisir, TAHAR BEN JELLOUN,

éd. Gallimard, 272 p., 19,50 €.

Né en 1944 à Fès, au Maroc, Tahar Ben Jelloun suit des études au lycée français de Tanger, puis des études de philosophie à l’université de Rabat. Il publie son premier recueil de poèmes, Hommes sous linceul de silence, en 1971. Un temps enseignant, il rejoint rapidement la France et collabore avec le journal Le Monde dès 1972. L’Enfant de sable (Le Seuil, 1985) le rend célèbre tandis que La Nuit sacrée (Le Seuil) obtient le prix Goncourt 1987. Il est élu à l’académie Goncourt en 2008.

Noces rosses au Maroc Courant entre les années 1950 et 2010, une fable sombre combinant tartufferie de la bigamie et racisme envers les Noirs.

I

l faut se méfier de la simplicité des contes et de l’apparente naïveté des conteurs. Grand admirateur des Mille et une nuits, dont il a maintes fois célébré le pouvoir subversif et la force critique, Tahar Ben Jelloun renoue dans son roman, Le Mariage de plaisir, avec la tradition orientale de la fable. À travers l’histoire d’une famille atypique, des années 1950 jusqu’à nos jours, l’écrivain dresse le portrait sans complaisance de la société marocaine. Cette société, dans laquelle j’ai grandi et où toute transgression vous condamne à être un paria. Broyé par le groupe, écrasé sous le poids de la norme et des apparences, l’individu y a bien du mal à être libre et, pis encore, à être différent. Le récit commence dans le Fès des années 1950, alors que le protectorat français vit ses dernières heures. Son personnage central, Amir, est le fassi par excellence : « un bel homme, à la peau blanche, de taille moyenne, grassouillet ». Comme son père et son grandpère avant lui, il exerce le métier de commerçant. « C’est un homme bon, optimiste et sans imagination. » Un homme pieux, qui a épousé, sans résister, une femme qu’on a choisie pour lui. On ne peut que s’amuser à reconnaître, sous les traits d’Amir, l’archétype du petit-bourgeois marocain. Lorsque le récit commence, notre marchand entame un voyage vers Dakar, accompagné de son fils Karim, pour s’approvisionner en épices et en produits rares. Comme ses ancêtres avant lui, Amir a pris l’habitude, lors de ces longs mois d’absence du foyer conjugal, de contracter ce qu’on appelle un « mariage de plaisir ». Mais que le lecteur ne voie pas là un appel à la luxure ! Le terme de ­plaisir est trompeur, et Tahar Ben Jelloun s’amuse de cet ironique oxymore. Pour éviter la prostitution, le Coran encourage en effet les 46 - Le Magazine littéraire • N° 566/Avril 2016

JEAN DU BOISBERRANGER/HEMIS

Par Leïla Slimani

Mariage marocain dans le Haut Atlas.

hommes à contracter ces unions qui sont censées garantir à la femme une dot et le respect qui lui est dû. C’est donc pour « se mettre à l’abri du péché » qu’Amir, chaque année, se marie pendant cinquante-huit jours avec Nabou, une jeune et belle Peule. Longtemps réservées aux chiites, ces unions de jouissance connaissent aujourd’hui un triste succès au Maghreb. Dans ces pays où la sexualité hors mariage est punie par le Code pénal, elles sont pour les hommes le moyen idéal d’avoir une sexualité « halal » sans risquer d’être accusés de déshonorer une femme. Tahar Ben Jelloun ne manque pas de dénoncer l’opportunisme et la tartufferie d’un système taillé sur mesure pour la gent masculine, où la femme, une fois consommée, est jetée aux oubliettes. Jamais gratuit, jamais assumé, le plaisir est sale, infâme quand il n’est pas adoubé par une autorité religieuse ou familiale. Si la sexualité est réprimée, le sentiment amoureux est, lui, considéré comme « une faiblesse. Une sorte d’anomalie ». Amir est un homme qui a honte de ses émotions. « Amir n’avait jamais dit “je t’aime” à aucune femme, ni offert des fleurs ou exprimé des sentiments. Ainsi le voulait son éducation. » Pour Lalla Fatma c’est le


Dossier TRENTE ANS APRÈS LA MORT DE SIMONE DE BEAUVOIR

ù en sont O les féministes Dossier coordonné par Julie Mazaleigue-Labaste

– fantasmé – de « la théorie du genre » et rêvant d’un monde où les relations entre femmes et hommes ne seraient pas si différentes de ce qu’elles étaient en 1949. Les mêmes aspirent à défaire ce pour quoi nombre de femmes se sont battues : le droit à l’avortement et à la libre disposition de son corps, qu’ils voudraient écraser sous un « droit à la vie » fondé sur une nature tout aussi mythique que la féminité et la masculinité qu’ils promeuvent. Si les femmes françaises de 2016 ne sont pas celles de 1949, toutes sont loin d’être « la femme indépendante » que Beauvoir aspirait qu’elles deviennent. Et – faut-il le rappeler ? – toutes les femmes ne sont pas françaises. Sans compter que les luttes féministes, loin de tout « corporatisme féminin » comme le prétendent les mouvements dits masculinistes, luttent contre d’autres formes de domination et visent une émancipation générale de toutes et tous. Certains des propos du Deuxième Sexe appartiennent à l’histoire. Mais dire qu’« être femme » relève d’une construction historique et sociale – celle d’une oppression, d’un enfermement, d’une drastique limitation des possibles ne pouvant être dépassés que par l’égalité économique, sociale, politique et sexuelle – n’a en rien perdu de son actualité. P J. M.-L.

Épistémologue et historienne des sciences, Julie MazaleigueLabaste a publié Les Déséquilibres de l’amour. La Genèse du concept de perversion sexuelle, de la Révolution française à Freud (éd. Ithaque, 2014).

66 • HÉRITAGES

74 • LE MOMENT BEAUVOIR

86 • HORIZONS, NOUVEAUX FRONTS

Des femmes n’ont pas attendu que le mot « féminisme » existe pour se rebeller et penser leur condition. Tour d’horizon, depuis Christine de Pizan jusqu’à Virginia Woolf, en passant par Olympe de Gouges ou George Sand.

L e Deuxième Sexe, en 1949, libère la première vague du féminisme moderne – y compris lorsqu’il s’agit de le contester. La littérature, avec Hélène Cixous ou Monique Wittig, prend toute sa part dans cet élan.

Des années 1970 jusqu’à nos jours, le féminisme a démultiplié les approches et les débats, entre autres à propos de la sexualité, du genre ou des autres inégalités. La récente affaire de Cologne a pu creuser ces clivages.

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SAMSON THOMAS/AFP

O

«

n ne naît pas femme, on le devient. » Ce qu’exprime cette phrase attendue est devenu une évidence pour les pensées et les courants féministes, et, comme l’œuvre qui la contient, publiée en 1949, un moment de leur histoire toujours en mouvement. Pourtant, si Le Deuxième Sexe fut et reste indispensable pour le féminisme, il ne l’inaugura pas. Il y a une histoire des femmes rebelles avant le féminisme, et du féminisme avant Simone de Beauvoir, celui qu’il est coutume de nommer « féminisme de la première vague » qui court du xixe siècle jusqu’à l’après-guerre. Sans lui, Le Deuxième Sexe n’aurait pu être écrit ni même pensé. Et, après Beauvoir, la deuxième vague, puis la troisième vague féministe ont été marquées par son héritage, qu’il s’agisse d’adhésion – ainsi, chez les féministes matérialistes françaises et allemandes – ou de contestation – du côté du féminisme noir comme des théories queer. Pourtant, si l’on y regarde bien, le propos du Deuxième Sexe, scandaleux dans la France de l’après-guerre, est encore fort loin d’être reçu comme une évidence par toutes et tous. Certains clament encore qu’être femme et être homme sont des faits de nature, criant au complot


Spécial Corée du Sud

CORÉE DU SUD

LE SOUFFLE DU DRAGON L’État asiatique est ces jours-ci l’invité du salon Livre Paris. La scène littéraire sud-coréenne, d’une grande diversité, prête voix et chair à un pays dont l’histoire et le rythme donnent le vertige.

ADOC-PHOTOS

Par Hervé Aubron, envoyé spécial à Séoul

O À SUIVRE

Livre Paris (Salon du livre de Paris),

du 17 au 20 mars, parc des expositions, porte de Versailles, Paris 15e.

n ne va pas vous faire le coup des « tendances » ou des « thèmes » propres à la littérature sud-coréenne. Ce serait noyer sa diversité dans le bitume des généralités (cicatrices de l’histoire, solitudes citadines, allégories portées sur l’absurdité…). Témoins de cette diversité, les écrivains sud-coréens invités au salon Livre Paris sont présentés dans les pages qui suivent. Cet échantillon n’est pas exhaustif (1), d’autant que l’édition est très active en Corée, où revues et presse généraliste publient couramment des textes d’écrivains – d’où une poésie vivace et une pratique florissante de la nouvelle. Plutôt que de surenchérir avec une liste fastidieuse, quelques mots sur l’espace (réel et imaginaire) dont participe cette littérature. Qu’est-ce qu’être coréen ? La réponse est loin d’être évidente. Durant une large part de son histoire, la Corée a été divisée et, lorsqu’elle ne l’était pas, c’était pour être occupée. Dans les temps anciens, trois royaumes ont rivalisé dans la péninsule. Longtemps sous influence chinoise, elle peinera ensuite à trouver une

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incontestable autorité centrale. À la fin du xixe siècle, elle est captée par le Japon et en sera une colonie jusqu’à la fin de la Seconde Guerre. À peine libérée de ce joug, elle devient un champ de bataille où s’affrontent les deux blocs issus de Yalta. La guerre de Corée (1950-1953) est un carnage et scellera la partition du pays entre le Nord et le Sud, écharpant une myriade de familles. Qu’est-ce qu’être coréen alors ? On n’a toujours pas la réponse et cela se double d’une question plus retorse encore. Qu’est-ce qu’être sud-coréen ? C’est d’abord vivre en démocratie depuis peu de temps : la Corée du Sud s’est libéralisée seulement à la fin des années 1980. Une dictature militaire a auparavant réprimé sans états d’âme tout mouvement contestataire, avec la bénédiction des ÉtatsUnis. À nouveau un occupant abusif : de nombreux SudCoréens ont ainsi été envoyés en renfort durant la guerre du Vietnam. De nos jours, la présence américaine reste forte, dans une zone plus que jamais sensible. Longtemps dépossédée de son destin, la Corée demeure aujourd’hui hémiplégique. Plus personne ne croit à une


À gauche : la rue principale de Séoul en 1900. Ci-dessus : la capitale sud-coréenne de nos jours, quartier de Namdaemun.

possible réunification entre le Nord et le Sud. Durant les années 1998-2007, une période de détente s’était esquissée entre les deux parties. Mais ce n’est plus du tout à l’ordre du jour dans les esprits.

VINCENT PREVOST/HEMIS.FR

Espaces de l’incomplétude

Histoire décidément singulière, comme si la Corée, tour à tour occupée, dévastée, divisée, ne pouvait pleinement s’appartenir – sans doute est-ce là l’une des origines du han, terme intraduisible tenant du saudade coréen : une mélancolie de la perte, du manque, de l’irréalisation. Cette virtualité ne serait-elle pas celle de la Corée elle-même ? La littérature sud-coréenne, par-delà sa diversité, déploie souvent un espace de l’incomplétude, comme coupé de luimême – lorgnant dans bien des livres vers des confins oniriques ou fantastiques (par exemple chez Kim Un-su ou Lee Seung-U, invités à Paris). Le chamanisme dont la Corée ancienne fut une terre d’élection a sans doute sa part dans cette propension à l’irréalité. De même que le voisinage de la Corée du Nord : celle-ci apparaît comme un

« pays légendaire, fictif » pour le Sud, ainsi que le relève l’écrivain Kim Young-ha (lire p. 104) – à la fois un territoire dont l’existence est toujours remise en cause et qui nourrit aussi de multiples légendes invérifiables. Mais ce syndrome fonctionne en miroir, car le Sud est présenté de la même manière au Nord : « Nous sommes l’enfer l’un pour l’autre », ajoute Kim Young-ha. La Corée apparaît bien comme un roman aux innombrables versions et interprétations, dont la langue ellemême est restée longtemps virtuelle. Qu’est-ce qu’être coréen ? se demandait-on. Définition la moins fausse : c’est parler coréen. Mais, sur ce plan aussi, les lignes tournicotent. Le coréen s’est sédimenté oralement et a ensuite existé sur le papier dans des systèmes de transcription en caractères chinois. Au milieu du xve siècle, le roi Sejong promulgue un alphabet spécifique, le hangeul. C’est bien aujourd’hui la graphie coréenne, mais le chemin aura été long. Au début du xvie siècle, un successeur de Sejong interdit le hangeul après avoir été attaqué dans des textes l’employant. Retour aux caractères chinois. >>>

Des auteurs fameux ne seront pas présents à Paris – tels Yi Muny˘ol (en français chez Actes Sud, qui dispose d’ailleurs d’un riche fonds coréen) ou Kim Hoon, dont Gallimard publie Le Chant des cordes, le roman médiéval qui le rendit célèbre. Mais, en cette année française de la Corée, il y aura vraisemblablement une session de rattrapage avec d’autres auteurs invités au prochain festival Étonnants Voyageurs de Saint-Malo, en mai. (1)

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Spécial Corée du Sud

>>> Le hangeul devient le code de la résistance, un al-

Bien loin de se cantonner à l’allégorie sibylline ou à l’allusion feutrée, la littérature sud-coréenne peut se montrer très violente, frontale.

cadavre de sa femme tout en fantasmant sur une jeune collègue – voire de cris stridents, comme chez la poète très crue Kim Hye-soon (lire p. 104). La crevette et les baleines

Invité à Paris, Jeong Myeong-kyo voit son essai Un désir de littérature coréenne tout juste traduit en français chez Decrescenzo. (3) « Olle, chemins de traverse », J. M. G. Le Clézio, « Corées futures », R evue des deux mondes, mars 2012, p. 148-149. (2)

Au bord du fleuve Han à Séoul (2015).

ED JONES/AFP

phabet aussi illégitime qu’érotique – il est perpétué, durant son interdiction, par des courtisanes lettrées, cultivant en leur sein le fruit le plus familier et étrange qui soit. Comme le dit le critique Jeong Myeong-kyo (2), la Corée, en tant qu’aire culturelle singulière, « aurait pu disparaître maintes fois, mais la langue coréenne a tenu bon ». Perpétuels contretemps et décalages horaires. L’horloge biologique de la Corée du Sud a été définitivement bouleversée par son expansion économique, d’une folle rapidité. À la fin des années 1950, la Corée du Sud compte parmi les pays les moins avancés du monde. En soixante ans, elle est devenue la puissance industrielle et financière que l’on sait – au prix de cadences infernales, particulièrement sous la dictature. Tous les écrivains que nous avons rencontrés le rappellent spontanément, telle Gong Ji-young (qui ne sera pas présente à Paris) : « On a fait en cinquante ans ce que vous avez fait en plusieurs siècles. Comment voulezvous qu’on ne soit pas fous ? La Corée du Sud est aujourd’hui l’un des premiers pays dans le monde en pourcentage de suicides. » Auteur à succès (éditée en français chez Philippe Picquier), militante acerbe, Gong dresse un portrait virulent de son pays – notamment sur les anciens démons de l’autoritarisme au sommet de l’État, le mépris des femmes et un patriarcat verrouillé. Bien loin de se cantonner à l’allégorie sibylline ou à l’allusion feutrée, la littérature sud-coréenne est capable de se montrer très violente, frontale. Cela peut être sur le mode du laconisme froid – exemplaire première phrase de La Végétarienne, de Han Kang (lire p. 103) : « Avant qu’elle ne commençât son régime végétarien, je n’avais jamais considéré ma femme comme quelqu’un de particulier. » –, de la morbidité clinique – le surprenant En beauté, de Kim Hoon (éd. Philippe Picquier), où un vieux cadre contemple le

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Pour mesurer la faille spatio-temporelle qu’a traversée la Corée du Sud, il suffit de lire la description que fait de Séoul, en 1904, un voyageur français, Georges Ducrocq, dans un texte intitulé « Pauvre et douce Corée » : « Celui qui arrive à Séoul par la colline du Nam-San aperçoit, entre les arbres, un grand village aux toits de chaume. […] Séoul est une grande blanchisserie où le tic-tac des battoirs ne s’arrête jamais. Les femmes travaillent pour que leurs maris resplendissent et ainsi, pensent les Coréens, la vie est bien faite. […] Au coucher du soleil les boutiques ferment ; du pied des maisons s’échappe par les cheminées une fumée blanche et odorante, Séoul s’enveloppe d’un nuage qui sent le sapin brûlé, la nuit tombe, les lanternes s’allument et une vie nocturne commence, extraordinaire, où tous les passants ressemblent à des fantômes. » Aujourd’hui, le village qui sentait le chaume et le sapin est une immense hydre gris-jaune. Tentez donc de mentalement vous figurer son visage ou sa forme. Difficile, y compris pour les Séoulites eux-mêmes. Selon l’écrivain Kim Young-ha, Séoul est « un incontrôlable rhizome », où « les gens sont en permanence distraits ». Les échangeurs routiers s’entrelacent, les grandes artères se confondent. Seule certitude dans ce réseau abstrait : le Han, l’immense fleuve-boa dont on ne sait s’il traverse la ville ou si c’est elle qui le traverse, doit prudemment l’enjamber. J. M. G. Le Clézio, grand arpenteur de la Corée, décline lui-même toute proposition de synthèse : « Séoul, avec ses dix millions d’habitants, pourrait sembler – et elle l’est en vérité – une sorte de monstre polycéphale […]. Mais le monstre, vu de près, se décompose en milliers de facettes, petits quartiers, collinettes, marchés souterrains, où flotte comme un parfum d’éternité l’odeur de l’ail, et où cheminent les vieux cassés et drôles, images tutélaires d’un monde qui ne veut pas mourir (3). » Le Clézio a raison : Séoul est un Léviathan, mais il demeure encore, dans les interstices de son béton, des alvéoles hospitalières, survivances du village qu’il fut. Dans son récit de 1904, Georges Ducrocq rapporte un adage coréen comparant le pays à une crevette coincée entre des baleines (Chine, Japon, Russie) : « Quand les baleines combattent, les crevettes ont le dos brisé. » Mais qu’arrive-t-il si une crevette, tout en étant amputée, prend la taille d’une baleine ? Devient-elle folle ou apaisée ? Fébrile ou lucide ? Les écrivains sud-coréens sont en train de composer les prochains chapitres de la fable. P


JON ARNOLD IMAGES/ HEMIS.FR

Enseignes dans une rue de Séoul.

QUESTIONS À CHOI MIKYUNG ET JEAN-NOËL JUTTET, TRADUCTEURS

« CERTAINES NOTIONS CORÉENNES N’ONT AUCUN ÉQUIVALENT EN FRANÇAIS »

F

onctionnant en binôme, comme la plupart des traducteurs du coréen, Choi Mikyung et Jean-Noël Juttet ont transposé en français bien des romans de la péninsule. Ils forment aussi de jeunes traducteurs dans le cadre du LTI Korea, organisme public travaillant à la diffusion de la littérature sudcoréenne par-delà ses frontières. Pourriez-vous résumer en quelques mots les principales spécificités de la langue coréenne ?

Le coréen est une langue non tonale (à la différence du chinois), qui s’écrit au moyen d’un alphabet (et non pas de caractères), le hangeul, inventé au milieu du xve siècle. Les caractères chinois traditionnels ont longtemps été maintenus à l’écrit dans des textes en hangeul, notamment pour préciser le sens d’un mot ou éviter une confusion dans le cas d’homonymies, mais cet usage a complètement disparu aujourd’hui. Les caractères ne subsistent plus guère que pour transcrire (cérémonieusement !) les noms propres des personnes ou des institutions. Que perd un texte coréen lorsqu’il est traduit dans une langue telle que le français ?

La traduction d’un texte coréen n’offre pas plus de résistance dans sa transposition en français qu’un texte de n’importe quelle autre langue. Ce qu’on perd parfois, ce sont des particularités culturelles spécifiques inconnues dans le pays d’accueil, mais le rôle du traducteur est de combler ces lacunes notionnelles soit par des notes (qu’on préfère éviter pour ne pas interrompre la

continuité du récit) soit, préférablement, par de discrets ajouts dans le texte. En revanche, ce qui est particulièrement difficile à rendre, voire impossible, ce sont les traits régionaux (patois, accent, etc.). Autre difficulté, les onomatopées, dont sont émaillés certains textes : elles passent mal en français. On préférera les rendre par des mots « sonores » : « Les gouttes de pluie s’abattaient sur son parapluie, houdoudouk » pourra se traduire par : « La pluie tambourinait sur son parapluie. »

également une autre forme de répétition, syntaxique ou structurelle. Beaucoup de phrases, par exemple, adoptent un enchaînement du type : « Après avoir fait ceci, il fit cela », ou sont construites selon un schéma binaire simple : « Il poussa la porte et entra. » On ne peut conserver ces récurrences en français lorsqu’elles surviennent avec une trop grande fréquence. Heureusement, le traducteur a plus d’une tournure dans son sac !

Il semblerait que les Coréens pratiquent

ou des notions particulièrement difficiles

souvent la répétition de mots ou d’idées,

à retranscrire en français ? Pourriez-vous

repris avec quelques variations.

en donner un ou des exemples ?

Est-ce vrai et est-ce là une difficulté

Certaines notions spécifiques à la culture coréenne n’ont aucun équivalent en français. C’est le cas de mots désignant des notions ou des choses inexistantes en France, qui, importés tels quels (soju, kimchi, hanbok, etc.), viennent enrichir notre lexique. La difficulté est plus grande pour ce qu’on appelle les « culturèmes », dont le meilleur exemple est le fameux han coréen, notion difficile à cerner : il s’agit d’un sentiment de regret, de remords, de mélancolie, de douce amertume face aux échecs vécus. Pouvant fonctionner comme des pièges, les métaphores exigent une grande prudence de la part du traducteur. Pour évoquer une jeune fille élégante, raffinée, au maintien exemplaire, qui la distingue de ses semblables, un auteur coréen parlera volontiers d’une « grue au milieu des poules » ! Mais ce genre de difficulté n’est pas particulier à la traduction du coréen, c’est vrai pour toutes les langues. P

pour les traducteurs en français ?

La répétition est, en effet, fréquente en coréen, mais interdite en français (interdiction, d’ailleurs, aussi despotique que mal justifiée). Ce n’est pas une vraie difficulté de la traduction. Lorsqu’elle affecte le lexique, le français dispose d’outils nombreux (pronoms, déictiques, etc.) pour éviter les répétitions, sans parler des ressources offertes par la synonymie, l’anaphore, la périphrase, etc. On rencontre

Butez-vous parfois sur des images

N° 566/Avril 2016 • Le Magazine littéraire - 101


Spécial Corée du Sud

ÉMISSAIRES DE LA PÉNINSULE

LES AUTEURS INVITÉS Présentations des romanciers et poètes sud-coréens qui seront présents à Paris, aux côtés d’essayistes, d’auteurs jeunesse et de manhwas (les mangas coréens). Par Hervé Aubron, avec Maialen Berasategui, Marie Fouquet, Arthur Montagnon et Pierre-Édouard Peillon

HWANG Sok-yong (né en 1943)

Incarner une mémoire plutôt que la brandir : c’était déjà la gageure du tout premier livre de Hwang Sok-yong, Monsieur Han (1970, éd. Zulma), inspiré de la vie de son oncle. Le passé d’un vieillard solitaire, méprisé par son voisinage, ressurgit par fragments juste après sa mort, à Séoul : il se révèle avoir été un ancien médecin pris, durant la guerre de Corée, entre les feux du Nord et du Sud, sans que soit entamée sa droiture, aux confins de la naïveté et de l’entêtement suicidaire. Cela ne se découvre que par morceaux, cisaillés de grandes ellipses, à l’image d’un pays qui vole en éclats. Trente ans plus tard, Hwang fera de la mémoire une transe chamanique dans L’Invité (2001, éd. Zulma), où un pasteur exilé aux États-Unis, venu en Corée du Nord pour retrouver des parents, est assailli par les esprits des morts, qui lui font retraverser toute l’histoire de la péninsule. Hwang est aujourd’hui un patriarche hâbleur, un classique en fleur – sans doute le plus célèbre et respecté des écrivains dans son pays. À plus de 70 ans, l’homme, séducteur et gouailleur, est d’une surprenante vigueur, tant il a traversé toutes les épreuves de la Corée. Né en Mandchourie, transbahuté entre Pyongyang et Séoul durant la guerre de Corée, il grandit dans une zone industrielle en banlieue de Séoul, où lui-même travaillera sur des chantiers – la dictature a enclenché un développement à marche forcée, imposant de terribles cadences à des ouvriers exténués. L’évocation de ce monde plombé occupera plusieurs des premiers récits de Hwang, secs comme des coups de trique, telles Les Terres étrangères (1971, éd. Zulma). En 1966, Hwang est

102 - Le Magazine littéraire • N° 566/Avril 2016

DERNIERS LIVRES TRADUITS L’Étoile du chien qui attend son repas, t raduit par

Jeong Eun-jin et Jacques Batilliot, éd. Serge Safran, 256 p., 19,90 €.

Toutes les choses de notre vie, traduit par

Choi Mikyung et Jean-Noël Juttet, éd. Philippe Picquier, 192 p., 18,50 €.

enrôlé dans les bataillons sud-coréens envoyés en renfort de l’armée américaine durant la guerre du Vietnam. Cet autre tribut des Coréens à la guerre, peu connu en Europe, nourrira le roman L’Ombre des armes (1985, éd. Zulma) et hante aussi l’un des deux nouveaux ouvrages de Hwang traduits en France, L’Étoile du chien qui attend son repas, qui raconte la dernière permission d’un jeune soldat avant qu’il n’aille servir au Vietnam. En exil puis emprisonné

Durant les années 1970-1980, Hwang est l’une des grandes voix de la dissidence. Alors que son pays entame enfin sa démocratisation, il ne tient toujours pas en place. Bravant la loi de sûreté, qui interdit tout contact avec des Nord-Coréens, il se rend en 1989 à Pyongyang pour participer à un congrès d’écrivains. Menacé d’emprisonnement s’il revient à Séoul, il choisit l’exil, d’abord à Berlin (où il assiste à la chute du Mur), puis à New York. Il rentre au pays en 1993, après l’élection à la présidence d’un ancien opposant, qu’il espère compréhensif. Il n’en sera rien : Hwang sera incarcéré durant cinq ans, avant sa libération par le président suivant, en 1998. Il a depuis élargi son éventail de formes et de genres – avec entre autres Shim Chong, fille vendue (2004, éd. Zulma), vaste fresque suivant une prostituée à la fin du xixe siècle, ou Princesse Bari (éd. Philippe Picquier), racontant l’exil d’une jeune Nord-Coréenne devenue masseuse à Londres. De ses diverses expériences de la dissidence, il tire Le Vieux ­Jardin (2000, éd. Zulma), qui ­parvient à instiller un certain dé­senchantement sur ses élans de jeunesse sans sombrer dans l’amertume ou le défaitisme. P


EUN Hee-kyung (née en 1959)

Intitulé La Baignoire, c’est en effet un récit du goutte-à-goutte et de la dilution, où un homme se souvient, à la deuxième personne, d’une passion amoureuse née au Mexique, sous le signe des mythes mayas. Lee Seung-U, qui a fait des études de théologie et est toujours croyant, sinue aussi à la frontière entre révélations initiatiques et méandres de l’absurdité. Il invoque souvent Kafka ou Borges, pourrait aussi s’aventurer dans le voisinage (plus abordable) d’Haruki Murakami. Mais, quand on lui dit qu’on a parfois pensé à Ismaïl Kadaré en le lisant, le visage de l’écrivain, qui parle doucement et pèse chaque mot, s’éclaire largement : il est un grand admirateur de l’auteur albanais et se tient prêt, à chaque remise du prix Nobel, à dégainer dans la presse un éloge de Kadaré, pour peu que celui-ci l’obtienne enfin.

C’est sans doute le titre le plus singulier de cette sélection : « Qui a tendu un piège dans la pinède par une journée fleurie de printemps ? », nouvelle qui figure dans le recueil du même nom chez Decrescenzo. Eun Hee-kyung, non sans évoquer l’art d’une Alice Munro, y brosse l’existence d’une ancienne petite fille modèle, à mi-chemin entre la poupée et le singe savant, si soucieuse d’être admirée qu’elle se coupe des autres – jusqu’à devenir un souffre-douleur puis une épouse apathique. Une sorte de Bovary coréenne que la romancière, selon son propre aveu, aurait pu devenir si elle n’avait décidé, à 35 ans, de tout plaquer pour se consacrer à l’écriture. Son roman Secrets fait le portrait d’une ville fictive, K., dans laquelle il est difficile de ne pas voir une allégorie de la Corée. D’emblée, le texte promulgue les trois seules voies qui s’offrent aux jeunes gens de K. : « Réussir, vagabonder ou mourir. » DERNIER LIVRE TRADUIT

traduit par Kim Young-sook et Arnauld Le Brusq, éd. Philippe Picquier, 272 p., 19 €.

une junte militaire a pris le pouvoir en Corée elques mois plus tôt. Après une spectaculaire tion d'opposants à Séoul, la ville de Gwangju se à son tour. Face à la répression, elle se ortée par le mouvement étudiant et syndical émocratie. La répression menée par l'armée e : les civils, la foule, la jeunesse deviennent . lle ensanglantée, un jeune garçon erre à la de ses camarades. Dans une maison d'édition, femme travaille sur un texte censuré. Dans , des rescapés se souviennent. Et toutes ces mentées demandent à trouver la paix.

ame historique encore douloureuse, dans le et éthéré empreint de bouddhisme qui lui est romancière Han Kang se positionne face à la ce d'une certaine idéologie autoritaire et rend aux martyrs de la démocratie coréenne.

ISBN : 979-10-94680-10-0

20 €

LE SERPENT À PLUMES

Graphisme : © Rémi Pépin 2016

st née en 1970 à Gwangju. Traduite dans le , plusieurs de ses romans ont déjà été adaptés otamment La Végétarienne, paru au Serpent à 015.

LE SERPENT À PLUMES

HanCelui Kang qui revient Traduit du coréen par Jeong Eun-Jin et Jacques Batilliot

qui revient,

JEONG Yu-jeong (née en 1966) L Les

« Ce livre est singulier. J’y suis plus attaché qu’à mes autres écrits car il contient la chair de mon enfance. Néanmoins je ne le classerai ni dans la catégorie des autobiographies ni dans celle des mémoires. Sur le squelette de mes souvenirs d’adolescent, j’ai drapé quelques haillons romanesques. Je ne nie pas qu’il y ait là-dedans une bonne dose d’apitoiement sur moi-même. » Aux souvenirs enchantés d’une enfance pauvre mais transfigurée par l’amour d’une grand-mère que nous a livrés Lim Chul-woo dans Je veux aller dans cette île fait suite avec le Phare le récit poignant d’une adolescence en milieu déshérité à la périphérie de la ville de Kwangju. Un père absent, une mère luttant pied à pied pour élever seule ses trois enfants dont une fillette handicapée, tout est réuni pour qu’épreuves et blessures se succèdent. Dès ses treize ans, Cheol est confronté à l’humiliation, à la culpabilité, à la souffrance. Deux choses vont le sauver, l’empathie qu’il éprouve à l’égard de son entourage et sa capacité à imaginer des histoires qui vont « réchauffer le cœur des autres ». « Les étoiles que nous sommes sont solitaires, quelquefois d’une grande brillance, mais le plus souvent mornes et guère plus lumineuses qu’une lanterne sourde. Cependant, quelles que soient notre impuissance, notre fragilité ou notre désespérance, nous avons le devoir d’être comme un phare aux yeux de ceux qui sont en perdition. »

traduit par Jeong Eun-jin

traduit par Kwon Ji-hyun

et Jacques Batilliot, éd. Le Serpent à plumes, 220 p., 20 €.

et Philippe Lasseur, éd. Decrescenzo, 518 p., 19 €.

L’une des plus belles

carrière d’infirmière avant de

plumes contemporaines,

se lancer dans la littérature

dont sort le roman Celui qui revient.

DERNIER LIVRE TRADUIT La Baignoire, t raduit par

Choi Mikyung et Jean-Noël Juttet, éd. Serge Safran, 144 p., 15,90 €.

LIM Chul-woo (né en 1954) L Le

Phare, t raduit par Lee Ki-jung et François Blocquaux, éd. L’Asiathèque, 304 p., 22 €.

Nuits de sept ans,

Jeong Yu-jeong entama une

Lim Chul-woo (Im Ch’ŏr’u, 임철우 [林哲佑]) né en 1954, est l’auteur d’œuvres fortes qui lui ont valu de prestigieux prix littéraires et une notoriété internationale. mo n d e co r éen • li t t ér at ur e 978-2-36057-074-4

9

Le Phare

L Celui SAP 008

HAN KANG Celui qui revient

HAN Kang (née en 1970)

Un homme chargé par un mystérieux client de filer sa mère, tandis que son frère cul-de-jatte sombre dans une catalepsie portée tour à tour sur l’autoérotisme et la contemplation (La Vie rêvée des plantes, Folio), un autre subitement muté dans une province rocailleuse qui devient vite kafkaïenne (Ici comme ailleurs, éd. Zulma), un autre encore parti à la recherche d’un père devenu un notable retors aux confins de la Corée du Nord (Le Regard de midi, éd. Decrescenzo)… Lee Seung-U a le goût des limbes, de l’entre-deux – à la lisière de la quotidienneté et du fantastique, du sensualisme et de l’abstraction, de la chronique sèche et de l’introspection. Son dernier livre traduit en français n’y déroge pas.

Lim Chul-woo 임철우

Le Phare

Son dernier livre traduit,

Lim Chul-woo

Secrets,

LEE Seung-U (né en 1960)

Roman traduit du coréen par François Blocquaux et Lee Ki-jung

782360 570744

22 €

TTC France

CouvPhare[15_2_16].indd 1

15/02/16 14:40

Le Phare, tisse ses souvenirs d’adolescent

jeunesse. Elle se met au polar sans tourner

déraciné, dans une banlieue industrielle.

Précédemment parue, « La végétarienne »,

le dos à ses débuts : Les Nuits de sept ans

Lim Chul-woo est né sur une petite île au

(dans le recueil du même titre, au Serpent

entremêlent, sur le canevas d’un conte,

sud de la Corée – enfance qui nourrit Je

à plumes), est un texte troublant. Observée

les fils d’un thriller sombre. Cette dualité

veux aller dans cette île (éd. L’Asiathèque)

avec stupeur par ses proches, une femme

perdure tout au long du récit (un tueur

et le recueil Terre des ancêtres

décide de ne plus ingérer de viande (elle

innocent et coupable, un fils payant pour

(éd. Imago). On y mesure combien la vie

croit entendre gémir en elle toutes les

les crimes de son père…). Première

était âpre dans la Corée « profonde » des

bêtes qu’elle a croquées) et rêve de

phrase : « J’ai été le bourreau de mon

années 1960, on goûte au pittoresque d’un

devenir végétale. Où la surconsommation

père » – la figure paternelle étant souvent

peuple gardant la mémoire d’un pays qui

n’a pour antidote que la haine de soi.

la cible des auteurs sud-coréens.

fut longtemps isolé – insulaire en effet.

N° 566/Avril 2016 • Le Magazine littéraire - 103


Spécial Corée du Sud

KIM Young-ha (né en 1968)

verre de miroir rouge,

français, elle lui décoche une image inattendue pour résumer ce qu’elle cherche à faire dans ses récits : c’est tout simplement comme une baguette de pain. « J’en aime beaucoup la croûte, dure, qui peut être rugueuse, mais aussi la mie très douce à l’intérieur. Il faut les

mettrait-il en scène son propre souci de maîtrise et de contrôle ? Peut-être est-ce pour faire dérailler son horlogerie qu’il a récemment décidé de rallier Séoul. Ayant grandi sans attaches (au fil des mutations de son père militaire), il habitait depuis longtemps à Busan, le grand port du Sud, où il vivait en apesanteur, dans un appartement haut perché face à la mer. Mais il a récemment voulu sa maison à Séoul et il est maintenant pris dans d’enquiquinantes affaires immobilières. Cela a l’air de le réjouir, comme s’il s’agissait de revenir à la civilisation, ce tracas vital.

deux à la fois. » Dans les récits de Kim Ae-ran, des existences solitaires flottent entre désespoir, désarrois, illusions anxiolytiques et petits plaisirs consuméristes, comme dans les nouvelles (publiées chez Decrescenzo) « Ma vie dans la supérette » et « Cuticules » – une jeune femme se fait manucurer et est encombrée jusqu’à la nausée par ses ongles ornementés. Très nettement dessinées, ces vignettes pourraient n’être que des ritournelles pop

DERNIERS LIVRES TRADUITS

ou des clichés cliniques. Mais c’est

J’entends ta voix, traduit par Kim Young-sook

beaucoup plus que cela – plutôt

et Arnauld Le Brusq, éd. Philippe Picquier, 320 p., 19,50 €. Ma mémoire assassine, t raduit par Lim Yeong-hee et Mélanie Basnel, éd. Philippe Picquier, 156 p., 17 €.

dans la lignée des Choses d e Georges Perec : même dureté et même douceur (comme

KIM Jung-hyuk (né en 1971) L Zombies,

KIM Un-su (né en 1972)

la descente Derrière tous les assassinats qui ont marqué l’Histoire, il y a toujours eu des planificateurs. Ils se déplacent et agissent dans l’ombre des pouvoirs. En Corée, depuis l’époque de l’occupation japonaise, la bibliothèque des Chiens a été le trust le plus puissant de l’assassinat. Elle doit son nom étrange au fait que dans ce lieu personne ne lit, en dépit des quelque deux cent mille livres qui garnissent ses rayonnages. Enfant abandonné, Laesaeng a été adopté par père Raton-Laveur, le directeur de ladite bibliothèque. Après la démocratisation du pays, Hanja, autre fils adoptif de père Raton-Laveur et aîné de Laesaeng, fonde une entreprise de sécurité. Avec son diplôme de commerce et ses méthodes expéditives, Hanja gagne vite des parts de marché face à une bibliothèque vieillissante. La concurrence entre les deux entités mène inexorablement à la disparition de l’une d’entre elles… Ce roman crépusculaire nous donne à voir une brillante orchestration d’assassinats made in Korea.

traduit par Yee Choon-woo

aux enfers, traduit par

et Lucie Angheben, éd. Decrescenzo, 150 p., 13 €. La poésie de Kim Hye-soon

Moon So-young et Béatrice Guyon, éd. Decrescenzo, 300 p., 21 €.

paraît surgir d’une chair

Dessinateur, critique

cabrée, à la fois nauséeuse

musical, fan de cinéma

Kim Un-su

né en 1972 à Busan (Corée du Sud), est déjà l’auteur de plusieurs nouvelles et romans multi-récompensés, dont le prestigieux prix Munhakdongne. Les planificateurs est son premier polar.

traduit du portugais par Vincent Gorse

19,90 €

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A

P O L A R

KIM UN-SU

Les planificateurs

L Un

Par courtoisie pour l’interlocuteur

Les planificateurs traduit du coréen par Choi Kyungran et Pierre Bisiou

C

L Les

Planificateurs,

traduit par Choi Kyungran

et Pierre Bisiou, éd. de l’Aube, 384 p., 19,90 €. Voici un conteur qui

KIM UN-SU

KIM Hye-soon (née en 1955)

KIM Ae-ran (née en 1980)

Conception graphique : Isabelle Enocq. Illustration de couverture : d’après Kobrinphoto - Fotolia

Derrière ses lunettes rectangulaires, Kim Young-ha pourrait ressembler à un tranquille designer ou à un architecte. Et il l’est bien d’une certaine façon, tant chacun de ses livres est une mécanique narrative de précision : sens des ellipses et des cadences, dosage précis entre descriptions mates, rosaces psychologiques, parfaite tenue littéraire et codes de la fiction de genre – l’homme est très cinéphile. La netteté du geste frappe d’autant plus qu’elle s’exerce à partir de pitchs tordus : un homme aide les gens à réaliser leur suicide (La Mort à demi-mots, chez Picquier, comme tous ses livres), un ex-tueur en série atteint de dégénérescence cérébrale voit s’accumuler des meurtres dans les environs sans discerner s’il y est pour quelque chose ou non (Ma mémoire assassine), u n agent dormant nordcoréen lâché pendant vingt ans sans directives reçoit un message de ses services alors qu’il s’est construit une vie au Sud (L’Empire des lumières) – l’espion lui semblant notre condition universelle : « Nous avons tous les gadgets de James Bond et nous passons notre temps à élaborer des couvertures, comme ces cadres au chômage qui vont boire des cafés en costume pour faire croire qu’ils travaillent encore. » Le parfait professionnel

prend le parti de la C

fantasmagorie pour

et orgasmique. Il y a là une écriture

et de BD, Kim Jung-hyuk peut invoquer

viscérale et sexuelle, libérant métaphores

Dostoïevski, Tim Burton ou le Velvet

société au bord du krach. Dans

animales et visions organiques. Il s’agit

Underground. Qui de plus qualifié pour

Le Placard justement (éd. Ginkgo),

tout autant de mimer la violence faite au

narrer la plate-forme de la pop culture

le salarié désœuvré d’un laboratoire

corps féminin que de la retourner contre

qu’est devenu son pays ? Porté sur le

découvre les dossiers de cobayes mutants

le langage et l’oppression patriarcale.

merveilleux, il invente des fables acidulées

ou chimériques. Les Planificateurs, eux,

La figure du « trou » est un leitmotiv –

et sarcastiques, celles d’une culture

mettent en scène, dans une Corée hantée

ce qui mutile et ce par quoi on s’enfuit :

suralimentée et hyperconnectée. Des

par le spectre de la dictature, une

« Il y a assez de trous dans mon corps

chroniques de la Corée geek, à la fois

mystérieuse guilde d’assassins qui se

pour que le ciel s’y enfonce. »

autarciques et libératrices.

nomme curieusement la Bibliothèque.

104 - Le Magazine littéraire • N° 566/Avril 2016

révéler les bizarres fonds de placard d’une


la baguette), même précision et même compassion. Dans son roman à succès Ma vie palpitante (éd. Picquier), elle se glisse dans la peau d’un enfant dont le corps vieillit trop vite, et c’est une autre RAPHAEL GAILLARDE

manière de résumer sa touche. Elle est aussi très forte sur la figure du père fuyant ou absent – drôle d’hommage à son père timide et lointain. « Il m’est toujours apparu comme une feuille blanche » : un cadeau immense, puisque c’est là-dessus qu’on écrit. DERNIER LIVRE TRADUIT

Chanson d’ailleurs ( nouvelles), traduit

par Kette Amoruso et Lucie Angheben, éd. Decrescenzo, 172 p., 14 €.

MAH Chong-gi (né en 1939) L Celui

OH Jung-hi (née en 1947)

Dans un pays où la littérature a autrefois été une affaire de femmes (du temps où l’alphabet coréen, interdit, était délaissé par les hommes), Oh Jung-hi apparaît comme la pionnière respectée de la reconquête féminine dans le monde des lettres : « Les femmes de ma génération n’avaient pas leur own room, leur chambre à soi », se souvientelle en citant le fameux titre de Virginia Woolf. Elle s’impose très tôt, en 1965, alors qu’elle est encore lycéenne, avec le récit brûlant d’une jeune fille qui plonge dans les tourments de la cleptomanie et de l’obsession sexuelle. Ces débuts sur les chapeaux de roue sont trompeurs : femme aussi attentive que ferme, elle ne court pas

MOON Chung-hee (1947)

DERNIER LIVRE TRADUIT

Le Quartier chinois (nouvelles), traduit par Jeong Eun-jin et Jacques Batilliot, éd. Serge Safran, 220 p., 17,50 €.

YI In-seong (né en 1953)

rêves, traduit par Kim

froid, traduit par Kim

Hyun-ja, éd. Bruno Doucey, 128 p., 15 €.

Hyun-ja, avec Michel Collot, éd. Bruno Doucey, 144 p., 15 €.

L Saisons d’exil, t raduit par Choe Ae-young et Jean Bellemin-Noël, éd. Decrescenzo, 300 p., 17 €.

Moon Chung-hee cultive

Son premier roman,

qui garde ses

Né en 1939, Mah Chong-gi publie ses

L Celle

après les coups d’éclat et prend son temps. Pour la voir aujourd’hui, il faut se rendre dans la provinciale Chuncheon, ville moyenne à une heure et demie de route de Séoul. On la rencontre dans une cafétéria esseulée au bord d’un lac gelé. Reviennent souvent sous sa plume des réminiscences de son enfance, ballottée dans une Corée dévastée – comme dans son dernier livre traduit, Le Quartier chinois, recueil qui regroupe trois nouvelles à hauteur de fillette. À chaque fois, des terrains vagues et des taudis, où promiscuité, brutalité et déshérence affleurent en permanence, sans pour autant accaparer le premier plan. Cela se compose doucement, et de façon souvent picturale : bien des phrases ou paragraphes s’apparentent à des natures mortes, révélant des merveilles de détail – comme des éclats de verres colorés au milieu d’une friche désolée. Revendiquant sa croyance catholique, Oh Jung-hi nous quitte sur une énigmatique profession de foi : « L’écriture a longtemps été mon désir, mais je la vois maintenant comme un devoir. »

qui mangeait le riz

premiers poèmes alors qu’il est étudiant

une écriture délicate et sensuelle,

en médecine. À la fin des années 1960,

empreinte d’un imaginaire campagnard

raconte le difficile retour à la vie, dans les

après avoir été emprisonné suite à une

évitant toute mièvrerie ou nostalgie.

années 1970, d’un jeune homme, après

manifestation, il fuit aux États-Unis où il

Sans éluder les douleurs ni les épreuves,

son service militaire. S’exprime d’emblée

devient radiologue. Il continue à écrire des

il s’agit de rendre grâce à la quotidienneté

une virtuosité dans l’ellipse, une capacité à

textes où s’entend d’abord la plainte de

– la routine de la conjugalité, un bœuf

saisir l’évolution d’une psyché par éclats.

l’exil mais où se réinvente la langue

partant à l’abattoir, un essaim d’abeilles,

Ce que confirment Interdit de folie

coréenne et où naît une paix méditative

faire la vaisselle… Une échappée belle

(éd. Imago) – les états d’une conscience

– dans la lignée de son père, dont il se

entre le haïku et le « parti pris des choses »

au bord de la démence –, et Sept

rappelle les larmes devant la beauté de

de Francis Ponge, comme le note en

méandres pour une île (éd. Decrescenzo),

simples fleurs de courge au clair de lune.

préface l’un des traducteurs.

roman d’apprentissage en huit tableaux.

Pages

réalisées avec le soutien du Literature Translation Institute of Korea (LTI Korea)

Saisons d’exil (1983),

N° 566/Avril 2016 • Le Magazine littéraire - 105


La chronique

Par Maurice Szafran

Pour Kamel Daoud

J

ournaliste et éditorialiste au Quotidien ­distinction entre islam et islamisme. Cela peut-il d’Oran, Kamel Daoud s’est révélé l’an justifier qu’une dizaine de « chercheurs » – ainsi se passé être un romancier de grand talent. présentent-ils pour mieux par avance disqualifier Son livre Meursault, contre-enquête, l’autre, le journaliste, le romancier – lui intentent, comme un dialogue avec L’Étranger de dans Le Monde toujours, un procès stalinien en Camus, eût mérité le Goncourt 2015, se ­sorcellerie politique, historique, idéologique. contentant de celui du premier roman. Qu’im- Démarche nauséabonde que l’on voulait croire disporte, ce fut un événement considérable pour la parue, mais que les suppôts (à peine) masqués des littérature française. Par ailleurs, Daoud appartient islamistes ont décidé de réhabiliter. à la lignée des combattants, ceux qui ne plient Extraits : « L’argumentation de Daoud ne fait jamais face aux fanatiques et aux assassins, sinon qu’alimenter les fantasmes islamophobes […]. la mort venue. En Algérie, son pays, cette Algérie Dans le contexte européen, il épouse une islamoqu’il aime tant et à laquelle il a tout sacrifié, Daoud phobie devenue majoritaire. » Le désormais est condamné à mort par les islamistes. Il n’a pas fameux chantage à l’islamophobie, la manière de courbé l’échine, refusant de s’exiler. Un modèle de faire taire tous ceux qui n’entendent rien céder aux probité, de courage, de talent. islamo-­fascistes. « [Il] fait des islamistes les promoteurs de cette logique Après les émeutes sexuelles de Voici le projet de mort. » Serait-ce infondé ? « C’est Cologne sans doute provoquées par qui mérite bien un projet disciplinaire, aux visées des migrants pour la plupart musul- d’être ainsi mans au soir de la récente Saint-­ à la fois culturelles et psychologiques, criminalisé : Sylvestre – l’enquête de police le qui se dessine. Des valeurs doivent le respect confirmera ou pas –, Kamel Daoud a être “imposées” à cette masse malade, à commencer par le respect des écrit un article d’analyse, de réflexion, des femmes. femmes. » Le voici le projet qui mérite publié dans le quotidien italien La Repubblica puis dans Le Monde. Il y cherchait des d’être ainsi criminalisé : le respect des femmes… clés d’explication, fortes, puissantes, comme à l’ac- Les « chercheurs » islamo-gauchistes ne sont pas coutumée sans concession. Extraits : « Des immi- seulement dangereux ; l’obscénité ne les rebute pas. grés accueillis s’attaquent à “nos femmes”, les Cette obscénité a bouleversé Kamel Daoud. Les agressent et les violent. Cela correspond à l’idée tueurs islamistes ne lui ont jamais fait peur ; les Pol que la droite et l’extrême droite ont toujours Pot de la (fausse) réflexion, eux, parviennent construite dans le discours contre l’accueil des réfu- encore à le blesser puisqu’il a annoncé « abandongiés. […] Le fantasme n’a pas attendu les faits. » ner » le journalisme pour ne plus se consacrer qu’à « On oublie que le réfugié vient d’un piège cultu- la littérature. « Que des universitaires pétitionnent rel que résume surtout son rapport à Dieu et à la contre moi, je trouve cela immoral. Parce qu’ils ne femme. […] Le rapport à la femme est le nœud gor- vivent pas ma chair ni ma terre, et que je trouve dien […] dans le monde d’Allah. La femme est niée, illégitime sinon scandaleux que certains me prorefusée, tuée, voilée, enfermée ou possédée. […] noncent coupable d’islamophobie depuis des capiL’islamiste n’aime pas la vie. […] La femme étant tales occidentales et leurs terrasses de café où donneuse de vie et la vie étant perte de temps, la règnent le confort et la sécurité. […] Je pense que femme devient perte de l’âme. » cela reste immoral de m’offrir en pâture à la haine On peut contester les thèses de Daoud, les estimer locale sous le verdict d’islamophobie qui sert aussi incomplètes ou inutilement provocatrices, par d’inquisition. » exemple regretter qu’il semble refuser toute Une leçon d’honneur, de tenue.  106 - Le Magazine littéraire • N° 566/Avril 2016

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