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M 02049 - 568 - F: 6,20 E - RD £GR 6,80 € - PORT CONT 6,80 € - MAR 60 DHS - LUX 6,80 € - TUN 7,50 TND - TOM /S 950 CFP - TOM/A 1500 CFP - MAY 6,80 €
JUIN 2016 DOM/S 6,80 € - BEL 6,70 € - CH 12,00 FS - CAN 8,99 $ CAN - ALL 7,70€ - ITL 6,80 € - ESP 6,80 € - GB 5,30
L’édito
Par Pierre Assouline
Cannes, entre papier et celluloïd
L À LIRE
Les Écrivains du 7e art, FRÉDÉRIC MERCIER,
éd. Séguier, 372 p., 22 €.
Cannes 1939, le festival qui n’a pas eu lieu, OLIVIER LOUBES,
éd. Armand Colin, 288 p., 22 €.
es Américains ont leur usine à rêves : Hol- Autant d’« écrivains de cinéma » ? Une véritable auberge lywood. La nôtre, c’est le Festival de Cannes. espagnole que ce label. Dans Les Écrivains du 7e art, FréD’ailleurs, en réalisant sa toute première déric Mercier se risque à les catégoriser : les dialoguistes, affiche, le peintre Jean-Gabriel Domergue qui insufflaient de la littérature dans les premiers films l’avait baptisée en convoquant Baudelaire d’auteur (Prévert et compagnie) ; les grands romanciers « L’invitation au voyage ». Mais il est une américains de l’âge d’or (Faulkner and Co) ; les écrivainsvitrine qui renvoie parfois d’inquiétants reflets de l’air du cinéastes-scénaristes français (Cocteau et toute la bande) ; temps. Rien de moins qu’une perte de prestige de la litté- on serait tenté d’y ajouter une quatrième catégorie, celle rature et, partant, des écrivains. Songez qu’il fut un temps des grands critiques (Serge Daney). Ils ont tous été où ceux-ci composaient jusqu’à la moitié du confrontés un jour ou l’autre aux impératifs jury, présidé d’ailleurs par l’un des leurs ! La première de ce que Jean Giono appelle joliment « la filmaison ». Un constat assorti d’une déploraDepuis, ils en ont été évincés au profit quasi affiche exclusif des gens de cinéma, artistes et techtion les réunit tous : la lourdeur technique du du festival niciens délibérant entre professionnels de la début à la fin du processus, pesante en équipe, profession. Pourtant, à partir du début des convoque surtout en regard de la légèreté de l’écriture années 1950 et durant une dizaine d’années, « L’invitation en solitaire. L’auteur du Hussard sur le toit, des écrivains se sont succédé au fauteuil de au voyage » dont on disait que les films étaient éclairés « a président du jury : André Maurois, Maurice de Baudelaire. giono », en prit conscience en plein tournage Genevoix, Jean Cocteau, Marcel Pagnol, Marde L’Eau vive lorsque le réalisateur lui demanda cel Achard, Georges Simenon, Jean Giono, Tetsurō Furu- de couper dans ses dialogues « au prétexte qu’il ne dispose kaki, Armand Salacrou. Certains même à plusieurs pas de rails de travellings en quantité suffisante pour reprises. Puis de manière plus épisodique, André Cham- accompagner les acteurs jusqu’au bout de leur texte », son, Miguel Angel Asturias, Tennessee Williams, Fran- raconte Frédéric Mercier. çoise Sagan, William Styron. Quant au jury lui-même, ils s’y font également de plus en plus rares, tant et si bien « Le lieu d’invention que leur présence est remarquée, Patrick Modiano et Zoé de la diplomatie culturelle française » Valdés, Emmanuel Carrère et Hanif Kureishi, Linn Ull- On dit « le festival », sans préciser de quoi ni d’où comme man et Orhan Pamuk, Toni Morrison et Erri De Luca, et s’il n’y en eut jamais qu’un qui les éclipse tous, ce qui n’est en remontant plus loin encore Norman Mailer, Louise pas faux. Il demeure un excellent sismographe des tremde Vilmorin, Jules Romains et quelques autres. Juste un blements tant de l’art que du marché cinématograde temps en temps, dirait-on. Parfois même aucun. Pour- phiques. Mais il a également une dimension politique tant, mieux qu’un alibi, la présence d’un écrivain dans le mal connue. Olivier Loubes la met en lumière dans son plus important des jurys de cinéma assure d’un pas de essai Cannes 1939 en se penchant sur le tout premier fescôté, d’une sensibilité différente, d’un point de vue cri- tival, celui qui n’a pas eu lieu, créé en réaction à la Mostique original, d’une certaine idée de l’art de raconter. tra de Venise, trop favorable à l’axe Rome-Berlin. Les raiMoins une vision du monde qu’une sensation du monde. sons en sont connues : la guerre, bien sûr. Mais Nul doute que Thierry Frémaux et Pierre Lescure, le délé- l’exploration des archives a également permis au chergué général et le président du festival, y sont attentifs. cheur de préciser la matrice du projet, son esprit : >>> N° 568/Juin 2016 • Le Magazine littéraire - 3
L’édito par Pierre Assouline
naturellement discret sur son expérience. Mais longtemps après, dans En lisant en écrivant (1980), il en concluait que le cinéma ne s’était toujours pas émancipé de la littérature. Est-ce toujours vrai ? Probablement, à condition de ne pas se limiter à fouiller dans la sélection 2016 du Festival de Cannes, dont Le Magazine littéraire est cette année pour la première fois le partenaire privilégié, pour dresser l’inventaire des films inspirés de romans : Mal de pierres de Milena Agus, Oh… de Philippe Djian, Le Bon Gros Géant de Roald Dahl… À peine une poignée de titres, juste de quoi rappeler que, dans un film comme dans un roman, il s’agit de raconter une histoire et que, à cet exercice, les écrivains ne sont manifestement pas les plus mal placés. On en veut pour preuve le nombre et la qualité de ceux d’entre eux dont autrefois les grands studios hollywoodiens ont usé le talent. Aujourd’hui, il n’y a pas de quoi pavoiser, bien que de plus en plus de romans inspirent des séries télévisées : la preuve par Game of Thrones, d’après George R.R. Martin, Une chance de trop d’après Harlan Coben, d’autres encore, et bientôt Vernon Subutex d’après Virginie Despentes. « Calendriers des jours enfuis »
Dessin de Floc’h pour Le Magazine littéraire.
Ceux qui font des films savent-ils combien leurs films nous font rêver ? Notre imaginaire est aussi constitué de celluloïd. Il se pourrait même que le cinéma, plus encore que la littérature, la peinture, la musique ou le théâtre, soit par excellence l’art qui scelle une complicité entre des per>>> le rayonnement culturel de la France à l’étranger sonnes, parfois à l’échelle d’une génération tout entière. sous le contrôle du Quai d’Orsay. Ainsi l’historien fait-il Tant de films sont nos balises dans un passé mouvant, de Cannes rien de moins que « le lieu d’invention de la notre histoire personnelle au sein de l’Histoire. Mais de diplomatie culturelle française ». Ce qui n’était pas pour quoi est fait le souvenir que nous superposons à celui d’un déplaire au lobby hôtelier, lequel s’employa à film qui nous a marqués ? Marcel Proust a la pérenniser la manifestation dans la ville Scepticisme réponse. Elle se trouve dans l’une de ses quand certains des organisateurs voulaient de Julien réflexions de 1905 sur… la lecture : « S’il nous Gracq, fièvre au contraire la délocaliser… arrive encore aujourd’hui de feuilleter ces Depuis ses vrais débuts en 1946, l’histoire du visionnaire livres d’autrefois, ce n’est plus que comme les festival a été jalonnée de grandes dates, géné- d’André seuls calendriers que nous ayons gardés des ralement associées à de grands films ou à Malraux. jours enfuis, et avec l’espoir de voir reflétés quelques scandales. Mais la plus importante sur leurs pages les demeures et les étangs qui de toutes est également la moins spectaculaire. Jennifer n’existent plus. » Remplacez « livres » par « films » et vous de Castro a d’ailleurs fait de 1972 « une année charnière » verrez. Puis vous reverrez… dans sa thèse sur « Le festival de Cannes et la promotion Seule compte cette empreinte. Le reste… On a envie de du cinéma » (Paris-III) ; car, dès lors, le comité d’organisa- dire comme Malraux à la toute fin de son Esquisse d’une tion devient le seul décisionnaire des films sélectionnés, psychologie du cinéma, petit texte d’avant-guerre souvent en lieu et place des gouvernements et des ministères. C’est cité mais rarement lu, plein d’excès, de fulgurances et de le véritable acte d’indépendance du festival. visions, délire poétique et philosophique dans lequel on On n’imagine pas qu’un écrivain tel que Julien Gracq soit croise Giotto et le bouddhisme, Clouet et l’Amérique prémembre de la commission d’« avances sur recettes avant colombienne, Rubens et la photographie, l’équivalence réalisation » du CNC (Centre national du cinéma). On a entre la séquence et le chapitre, et même La Chevauchée tort. Quand il en sortit, après avoir passé quelques fantastique de John Ford, on a envie de dire comme lui : années à lire des centaines de scénarios, il se montra « Par ailleurs, le cinéma est une industrie. » P
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Sommaire Juin 2016 n° 568
Spécial Cannes
Georges Simenon avec Jeanne Moreau et Federico Fellini.
3 Édito Cannes, entre papier et celluloïd Par Pierre Assouline
DES ÉCRIVAINS AU FESTIVAL
10 J e ne peux m’empêcher de me demander si c’est bien moi qui ai vécu tout cela Par Orhan Pamuk 12 Tendre était la nuit, dur le jour Par Zoé Valdés 14 Si j’étais seul juge, je donnerais le prix du meilleur rôle au capitaine Crochet Par Jean Cocteau 18 Puisque jury il y avait, ce jury devait rester entièrement libre Par Georges Simenon 20 Et là, je pose la question la plus imbécile de toute ma vie à Lynch Par Bernardo Carvalho 22 Le photographe de Blow-up nous éblouit Par Marguerite Duras 26 « Si cette chose obtient la palme ou je ne sais quoi... » Par David Cronenberg 29 Quarante-quatre ans de tapis rouge Par Brigitte Aubert
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48
La Vie d’Adèle par Patrick Grainville.
WILD BUNCH/QUAT’SOUS FILMS/ALCATRAZ FILMS/CANAL+/THE KOBAL COLLECTION/AURIMAGES
18
ROGER-VIOLLET
LE FESTIVAL DES ÉCRIVAINS
32 T outes ces traces laissées sur ma propre pellicule Par Daniel Pennac 34 Le Guépard, ou « N’oubliez pas que je suis venu au monde le jour des Morts » Par Philippe Besson 37 Mort à Venise : Tadzio et moi, les innocents Par Christophe Donner 39 Chaque seconde de Barton Fink reste gravée Par David Foenkinos 40 Anita Ekberg, parce qu’ainsi va la vita Par Camille de Peretti 42 On voit Les Oiseaux et tout s’écroule Par Olivia Rosenthal 44 Une aussi longue absence : ce petit café posé à la lisière Par Camille Laurens 46 Les frères Dardenne, maîtres de l’ici et du maintenant Par Sylvie Germain 48 La Vie d’Adèle, de Cendrillon à Bérénice Par Patrick Grainville 50 La magnifique immodestie de Moretti Par Philippe Claudel 52 Pour Cyrano, j’ai réécrit 150 alexandrins et personne ne s’en est rendu compte Par Jean-Claude Carrière
Cannes
raconté par les écrivains Dossier coordonné par Pierre Assouline et Hervé Aubron, avec Benoît Heimermann refuge possible : les salles de projection, où la parole et le silence retrouvent enfin leur poids – autant dire que la littérature y a toute sa place. La salle de cinéma peut être un lieu d’élection pour l’écriture. Jérôme Prieur a fait paraître à ce propos, il y a une vingtaine d’années, une belle anthologie (1) – pas des critiques, mais des textes décrivant cet état si particulier qu’est celui du spectateur de film. On n’en retiendra qu’un éclat, dû à l’Américain Thomas Wolfe, dans son roman Le Temps et le Fleuve (1935), alors plongé dans l’esprit du passager d’un train passant devant une salle de cinéma : « […] il reconnaît les spectateurs du cinéma, dans l’instant il les salue, il se sent leur frère en solitude, celui de toute la famille humaine, et leur dit adieu. […] Oui, solitaires, silencieux, beaux l’espace d’un moment, il sait que les gens de la ville sont là, levant les corolles blanches de leurs visages avides, insatiables, vers l’écran magique : […] tous sont là dans les ténèbres, sous la voûte immense et éternelle du temps, et, en une seconde, on les voit, on les reconnaît, on les salue. » P H. A.
10 • DES ÉCRIVAINS AU FESTIVAL
32 • LE FESTIVAL DES ÉCRIVAINS
En tant que jurés ou festivaliers, ils ont fait l’expérience de la folie cannoise, qu’ils décrivent et racontent : Jean Cocteau, Georges Simenon, Marguerite Duras et, plus près de nous, Orhan Pamuk, Zoé Valdés, David Cronenberg, Bernardo Carvalho, ou encore Brigitte Aubert.
De Visconti à Kechiche, en passant par L es Oiseaux ou les Dardenne, des visions et des visages qui ont marqué le festival, par Daniel Pennac, Philippe Besson, Christophe Donner, Olivia Rosenthal, Camille Laurens, Sylvie Germain, Patrick Grainville, David Foenkinos, Jean-Claude Carrière…
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rouge du Festival de Cannes, lors de l’édition 2009.
Le Spectateur nocturne. Les Écrivains au cinéma, Jérôme Prieur, éd. Cahiers du cinéma, 1993. (1)
NIKO/NIVIERE/LYDIE/SIPA
S
Sur le tapis
i Le Magazine littéraire a convié des écrivains à évoquer des souvenirs du Festival de Cannes, des figures ou des films qui ont jalonné son histoire, ce n’est surtout pas pour compter les points d’un match hors d’âge entre littérature et cinéma. C’est bien au contraire pour célébrer leur étreinte toujours recommencée et fertile – ici dans le plus joyeux désordre : comment aurions-nous pu être exhaustifs en la matière ? À Cannes, les mots sont aussi prégnants que les images et les sons : ils y bourdonnent sans cesse. C’est « la rumeur » du festival qu’invoquent dans leurs articles les journalistes fatigués. Cette rumeur existe, mais elle n’est pas simplement celle des pronostics et indiscrétions. C’est tout ce tissu de descriptions, d’aphorismes, de jugements à l’emporte-pièce, de chants d’amour et d’arrêts de mort, de babillages en roue libre et d’envolées inspirées, d’aveux d’épuisement aussi, qui, comme les vaguelettes allant et venant sur la plage délavée, comme le vent dans les palmiers jaunis, enveloppe en permanence le festivalier. Seul
N° 567/Mai 2016 • Le Magazine littéraire - 9
Spécial Cannes DES ÉCRIVAINS AU FESTIVAL
❝ Je ne peux m’empêcher de me demander si c’est bien moi qui ai vécu tout cela ❞ Un an après avoir reçu le prix Nobel, le romancier turc, autrefois cinéphile acharné, a été membre du jury à Cannes.
Né à Istanbul en 1952, Orhan Pamuk est le premier Turc couronné par le prix Nobel de littérature (2006). Derniers livres traduits en français : le roman Le Musée de l’Innocence (Folio) et le recueil d’essais Le Romancier naïf et le Romancier sentimental (Gallimard).
E
n 2007, je faisais partie du jury du Festival de Cannes. Cette année-là, la palme d’or fut décernée au film 4 mois, 3 semaines, 2 jours, du réalisateur roumain Cristian Mungiu. Le grand prix revint à La Forêt de Mogari, de la Japonaise Naomi Kawase, et Le Scaphandre et le Papillon, tourné en français par Julian Schnabel, remporta le prix de la mise en scène. Côté jury, il n’y eut pas de gros débats entre nous. Je savais par les journaux que Gabriel García Márquez avait également été membre du jury en 1982, année où Fitzcarraldo, de Werner Herzog, avait été récompensé par le prix de la mise en scène, et qu’un écrivain figurait souvent dans le jury. Voilà pourquoi je n’ai pas été surpris quand, au printemps 2006, on m’a téléphoné de Paris pour me demander si j’étais prêt à voir une vingtaine de films en onze jours à Cannes, ce que j’ai accepté. Dans les années 1970, lorsque j’avais la vingtaine, il m’arrivait parfois, comme nombre de mes amis littérateurs à Istanbul, de déclarer dans un élan d’espoir et en fronçant les sourcils que, plus tard, je tournerais un film. En réalité, ni moi ni la plupart de mes camarades n’avions suivi de formation pour être réalisateurs. Par ces mots, nous disions simplement que le cinéma était, au même titre
10 - Le Magazine littéraire • N° 568/Juin 2016
que la littérature, un moyen de nous exprimer à travers des histoires et que nous adorions regarder des films. Dans les années 1970-1980, de même que j’avais décidé de feuilleter chaque livre édité en turc, je m’étais imposé un programme culturel et éducatif extrêmement ambitieux, consistant notamment à voir chaque film qui comptait dans le monde. En 1982, hébergés chez un parent à Paris, ma femme et moi sommes allés voir quarantedeux films d’art en un mois, dans les cinémas que j’avais trouvés dans les programmes de l’hebdomadaire P ariscope. Je notais mes réflexions au sujet de ces films dans un calepin, tel un gamin passionné de football tenant un carnet de bord sur les matchs et les joueurs, et je précisais quels films de Buñuel, d’Hitchcock ou d’Alain Resnais je n’avais pas encore vus. À cette époque, il y avait à Istanbul une cinémathèque peu fournie et sans moyens, prenant modèle sur la cinémathèque Henri-Langlois à Paris. Des semaines du cinéma étaient organisées dans les centres culturels anglais, allemand, français et italien et dans les consulats d’Istanbul. Un groupe de cinéphiles d’une cinquantaine de personnes, toujours les mêmes, se retrouvait dans ces petites salles, et il arrivait que nous nous y croisions deux ou trois fois par semaine. Durant ma vingtaine et ma trentaine à Istanbul, le cinéma était pour moi un lieu qui permettait, à l’instar de la littérature dans ses meilleurs moments, de se faire une idée sur la façon dont les gens vivaient dans d’autres villes et sous d’autres cieux, sur la condition humaine, de redécouvrir chaque fois le monde sous un autre jour et de débattre des voies pour le regarder autrement. Dès que je prenais place dans une salle de cinéma pour voir ces films, mon être
De gauche à droite, Sarah Polley, Orhan Pamuk, Maggie Cheung, Stephen Frears et Toni Collette, membres
FRED DUFOUR/AFP
du jury en 2007.
s’emplissait du même sentiment d’optimisme et d’enthounuit, je sortais de ma chambre et prenais le chemin de la grande salle de projection pour voir le premier film. siasme que si je me lançais dans la lecture d’un nouveau roman original et créatif. Dès qu’une lumière magique apMon garde du corps m’attendait à la porte de l’hôtel. Un Martiniquais plus petit que moi et à la silhouette fluette. paraissait sur l’écran de la grande salle de projection du Festival de Cannes, je me concentrais sur chacun des films Nous ne nous parlions pas. Cependant, sa présence non seulement dans les rues et les salles où je visionnais des à venir avec l’optimisme qui m’habitait dans ma jeunesse : films, mais aussi dans les fêtes, les diverquel regard ce réalisateur portugais, coréen, roumain portait-il sur la situation hutissements, les dîners et autres cérémo❝ Dans les années 1970, maine aujourd’hui ? nies, me rappelait que je n’appartenais pas lorsque j’avais la Nous regardions généralement deux films à cet étrange univers des gens heureux. dans la journée, l’après-midi et le soir. Le Moi, je venais d’un monde malheureux en vingtaine, il m’arrivait matin, dans ma chambre d’hôtel, je m’insproie aux problèmes politiques et à la vioparfois de déclarer tallais à la table que j’avais tirée devant la lence. Le mieux était d’observer ce qui se grande porte-fenêtre ouvrant sur le balcon passait sans rien dire. dans un élan d’espoir et tout en travaillant au Musée de l’InnoJ’ai participé à toutes les fêtes et toutes les et en fronçant les cence, mon nouveau roman dont je ne réceptions, j’ai serré des mains, je me suis voyais pas le bout, j’observais l’animation montré plein de bonne volonté et amical sourcils que, plus tard, de l’artère principale de Cannes. Tout avec tous. J’ai foulé le tapis rouge, j’ai vu je tournerais un film. ❞ d’abord, les éboueurs passaient ramasser beaucoup de choses, j’ai beaucoup appris, les ordures de la veille ; puis les bateaux à et je me suis aussi beaucoup amusé. J’ai moteur reprenaient leur ballet incessant noué une camaraderie de jurés avec Mientre le quai et les yachts ancrés au large, chel Piccoli, que j’avais admiré dans les restaurants et cafés commençaient à ounombre de films dans mon enfance et ma vrir et les trottoirs à se remplir de monde. Parfois, je garjeunesse, et Maggie Cheung, qui m’avait fasciné dans In dais les yeux sur la Méditerranée, vers le sud, et je médithe Mood for Love. Mais, à mesure que je convoque les tais au bonheur que les impressionnistes, Matisse ou souvenirs concernant cette période où j’étais juré à Picasso, avaient dû éprouver il y a bien longtemps à la vue Cannes, je ne peux m’empêcher de me demander si c’est de ces palmiers et de cette lumière. À partir de midi, quand bien moi qui ai vécu cela ou si je l’ai vu à la télévision et ce bourdonnement, cette agitation, ces éclats de voix, le dans les journaux. Car la majorité des choses que j’ai vébruit de la circulation et toute cette effervescence precues à Cannes je les connaissais de longue date pour les naient leur essor pour ne plus s’arrêter qu’au milieu de la avoir déjà vues dans la presse. >>> N° 568/Juin 2016 • Le Magazine littéraire - 11
Spécial Cannes DES ÉCRIVAINS AU FESTIVAL
>>> Lorsque nous partions en voiture vers l’une des
anciennes villas des environs pour les réunions spéciales du jury, je voyais un peu à quoi ressemblait l’intérieur des maisons (un de mes objets essentiels de curiosité) des riches personnes qui vivaient depuis toujours sur ces côtes, ces baies, ces collines magnifiques (Picasso avait-il vécu par ici ?). Pour nous protéger des journalistes susceptibles de nous poursuivre pendant que nous nous rendions à ces réunions, sept ou huit motards de la police nous escortaient toutes sirènes dehors, et nous avions tous l’impression d’être des gens importants. En me promenant seul dans les rues de Cannes (merci de ne répéter à personne que j’avais semé mon garde du corps), s’il m’arrivait de tomber sur un journaliste, un éditeur ou un Turc de ma connaissance, je lisais dans le regard de cette personne une expression de surprise admirative, comme si ma vie était auréolée de glamour. Quand, pour des soirées d’exception, je passais mon smoking dans ma chambre et me regardais un instant dans la glace, je me demandais parfois ce que je faisais là. « Ben quoi ? m’empressais-je de répondre. Je fais connaissance avec le monde, je visionne les vingt meilleurs films tournés cette année et j’apprends énormément ! » Pour expliquer brièvement ce que j’ai appris cette annéelà à Cannes sur le dernier état de l’humanité, je vais à présent adopter le ton du professeur de littérature, je vous prie de m’en excuser. Dans le roman du xixe siècle, la famille était le thème central des préoccupations de l’écrivain ; dans le roman du xxe siècle, l’endroit où ce noyau central débattait de ses problèmes et prenait ses décisions, c’était la table familiale. (De Balzac à Thomas Mann, de Stendhal à Proust, de Flaubert à Nabokov, rappelons la pléthore de scènes de repas émaillées de dramatiques disputes familiales…) Mais à Cannes, après avoir regardé l’un après l’autre vingt-deux films venus des quatre coins du monde, j’ai remarqué que les choses avaient changé, que, désormais, la voiture avait remplacé la table familiale. Dans la majorité des films d’aujourd’hui, c’est seulement en allant quelque part en voiture que les membres d’une famille se retrouvent côte à côte. Et tandis que le spectateur assiste à ces disputes intestines et ces discussions dramatiques, en tendant les jambes, comme je le fais moi-même, et plongé dans ses pensées, il voit défiler derrière les vitres les paysages, les foules et les rues de ce pays. Tandis que nous observons les états d’âme des personnages, leurs colères et leurs joies, ces émotions, nous les percevons non seulement sur leur visage mais aussi dans les paysages qui les environnent, ce qui a pour effet de nous les rendre plus proches et de faire naître en nous une compréhension plus profonde. P Traduit du turc par Valérie Gay-Aksoy (et merci à Josyane Savigneau) 12 - Le Magazine littéraire • N° 568/Juin 2016
❝ Tendre était la nuit, dur le jour ❞ Trois ans seulement après avoir quitté Cuba, l’écrivaine se retrouve jurée sur la Croisette, entre vertige, enthousiasme et inquiétude.
Notamment célèbre pour son livre La Douleur du dollar (1996), la romancière et poète Zoé Valdés a choisi en 1995 de quitter Cuba pour s’exiler en Europe. Dans son pays natal, elle a entre autres été sous-directrice de la revue Cine Cubano et scénariste. Derniers ouvrages parus : La Chasseuse d’astres (JC Lattès, 2014) et L a Femme qui pleure (Arthaud, 2015).
E
n 1998, quand je fus conviée à faire partie du jury du Festival de Cannes, cela faisait seulement trois ans que j’avais quitté Cuba. Avoir publié deux romans en France et en Espagne, sans passer par l’interdiction castriste et la censure de l’agence littéraire dirigée par un Argentin qui représentait le castrisme à l’étranger et vivait à Cuba depuis les années 1960, renforçait inopinément mon statut d’exilée. Bien que l’Espagne m’ait accordé la citoyenneté espagnole, la France refusait de me délivrer une carte de séjour à laquelle j’avais droit comme ressortissant de l’Union européenne. Autrement dit, je pouvais être citoyenne européenne, membre d’un jury prestigieux en France, tout en étant dans ce même pays une sans-papiers. J’ajoute, ce qui peut même sembler comique, que l’on venait de me nommer chevalier des arts et des lettres, sauf que je ne possédais pas cette sacrée carte de séjour avec à la clé un permis de travail. Quelques mois avant la tenue du Festival de Cannes, Gilles Jacob m’avait donné rendez-vous à son bureau. L’entretien fut bref, et là, comme il fallait s’y attendre, on ne parla que cinéma, en mettant l’accent sur l’œuvre de Federico Fellini. Je garde un bon souvenir de cet entretien, car pour la première fois de ma vie je parlais à cœur ouvert avec une personne qui travaillait dans le cinéma par amour du cinéma, alors que moi, à l’inverse, j’avais dû tant de fois bredouiller afin d’abuser la censure quand je travaillais comme sous-directrice de la revue Cine Cubano, face à des fonctionnaires payés pour démolir sous leur insipide logorrhée des chefs-d’œuvre de la filmographie mondiale. Je n’étais jamais allée à Cannes et ne connaissais la Riviera française qu’à travers des romans, dont Tendre est la nuit de Scott Fitzgerald, ou le personnage de « La danseuse espagnole » – célèbre poème de José Martí –, qui