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M 02049 - 571S - F: 6,20 E - RD GB 5,30 £GR 6,80 € - PORT CONT 6,80 € - MAR 60 DHS - LUX 6,80 € - TUN 7,50 TND - TOM /S 950 CFP - TOM/A 1500 CFP - MAY 6,80 €
SEPTEMBRE 2016 DOM/S 6,80 € - BEL 6,70 € - CH 12,00 FS - CAN 8,99 $ CAN - ALL 7,70€ - ITL 6,80 € - ESP 6,80 € -
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L’ENTRETIEN
Salman Rushdie
N° 571
« Kafka, les djinns et moi »
Spécial
LES ROMANS DE LA RENTREE L’autofiction attaquée par l’exofiction
Pourquoi les religions reviennent
Le dossier
L’édito
Par Pierre Assouline
La vie des autres
A
yrton Senna, Christian Dior, Jim Morri- rentrée, en plus grand nombre que l’an dernier. La tenson, Claude Monet, Louis Soutter, dance est encore plus marquée. Car, cette fois, il s’agit du Vincent Van Gogh, Albert Preziosi, personnage principal et du rôle-titre du roman, et non Arthur Rimbaud, Charles Bronson, Jean- plus de name dropping au fil du récit. Luc Godard, Charles Manson, Sharon Comment faut-il le prendre ? Il y en aura pour pointer une Tate, Ossip Mandelstam… Ce ne sont pas certaine paresse chez nos romanciers, un vrai recul face au des personnages de biographies mais bien les héros de la danger de la création ex nihilo, la crainte de la page et de rentrée littéraire. Celle des romans, de la fiction, de l’ima- l’écran blancs. Il est vrai que se lancer dans l’écriture à pargination, pardon d’insister lourdement. tir d’une vie déjà accomplie, équipé d’un gros dossier de Depuis des années, l’autofiction a abusé du « je » sans coupures de presse, de minutes de procès et d’archives auautre objet que son « moi » hors de tout accès à l’univer- diovisuelles, sans oublier les propres livres du personnage, sel, de l’exploration sans fin d’un nombril qui atténue le stress. L’acrobate s’élance d’autant n’exprime rien d’autre que lui-même ; aussi le L’acrobate mieux qu’il a l’assurance d’un filet sous les retour du boomerang était-il attendu. On s’élance pieds. Mieux encore : une fois prêt, le livre sera ignore qui a baptisé le phénomène « exo d’autant plus facile à « vendre » aux libraires puis aux fiction », mais c’était bien trouvé pour désilecteurs, car toute vie déjà connue du public mieux qu’il a gner l’écriture d’une fiction à partir d’éléments sera par définition plus aisée à reconnaître que réels. Le genre, car s’il n’est pas nouveau c’en l’assurance celles de personnages qui seraient le fruit de est un désormais, se bat sur plusieurs fronts, d’un filet la pure imagination et dotés de noms qui ne empruntant aux autres genres ce qu’ils ont de sous les pieds. disent rien à personne. Les lecteurs réagissent meilleur. La biographie est le terrain de l’exaccomme les visiteurs d’une exposition qui, à la titude ; le roman, celui de la vérité. À mi-chemin des deux, première vue d’un tableau, se précipitent au plus près du l’exofiction les parasite. Dans les deux cas, c’est de la vie cartel pour identifier l’artiste et la scène. des autres qu’il s’agit. Une solution de facilité donc, quitte à ce que tout le monde Rien ne passionne les gens comme les gens. Leur itiné- connaisse déjà les tenants et les aboutissants de l’histoire : raire, leurs secrets, leurs échecs, leur réussite. Comme si les millions de lecteurs et de spectateurs de Paris brûle- cela pouvait servir de modèle. C’est la version people de la t-il ? savaient bien que Paris n’avait pas brûlé, et les speclittérature. Or les preuves ont tant et tant fatigué la vérité tateurs de Titanic que ça se terminait mal. Et alors ? Ainsi, que les lecteurs, ceux qui ont toujours soif d’apprendre, à la flemme de l’auteur et de l’éditeur, correspondrait celle apprécient que la lecture soit allégée de ses matières du lecteur. À ceci près qu’il faut un vrai talent pour capter grasses : notes, digressions, références, explications… Ils son intérêt ou le maintenir en haleine malgré tout. goûtent qu’un écrivain s’empare d’un détail dans l’exis- On dira que le phénomène brouillera davantage encore tence d’une personnalité, dévide la bobine de son fil du les frontières entre les genres littéraires. Ce qui, au fond, temps et le raconte à travers ce fragment si éloquent. Si ne fera jamais que refléter la levée des barrières dans bien le procédé est ancien (il n’est que de citer l’admirable Mort d’autres territoires de la société. De quoi encourager un de Virgile de Hermann Broch), il revient en force en cette monde flou à s’y précipiter. N° 571/Septembre 2016 • Le Magazine littéraire - 3
Sommaire Septembre 2016 n° 571
l Spécriaée rent
12
Exofiction
3 Édito La vie des autres Par Pierre Assouline 6 Presto L’actualité en bref
L’esprit du temps
12 Tendance L ’autofiction attaquée par l’exofiction Des écrivains explorent l’inconnu de vies célèbres Par Marie Fouquet et Emmanuel Burdeau 18 Figure Gaël Faye, l’innocence au temps des machettes Par Alain Mabanckou 20 Inédit Breton, sa correspondance paraît enfin Par Philippe Forest 22 Festival America, 8e édition à Vincennes 24 Rendez-vous
PHILIPPE GELUCK
Critique fiction
32 Emmanuelle Pirotte, Vincent Borel, Cath. Mavrikakis, Emily St. John Mandel, Récits de fin du monde Quatre romans postapocalyptiques Par Camille Thomine 36 Émilie Guillaumin, Boris Bergmann, Karine Tuil, Terrains de drone de guerre Trois récits sur des conflits actuels Par Bernard Fauconnier 38 Natacha Appanah, Tropique de la violence La perte en héritage Par Marc Weitzmann 42 Stéphane Audeguy, Jean-Baptiste Del Amo, Céline Minard, Trois approches de l’animalité Le lion, les cochons et la marmotte Par Hervé Aubron 46 Serge Joncour, R epose-toi sur moi Un amour en vis-à-vis Par Juliette Einhorn 48 Laurent Mauvignier, Continuer Dénouer la relation mère-fils Par Camille Thomine 52 Yasmina Reza, B abylone Légèreté au-dessus des abîmes Par Marc Weitzmann 54 Jean-Paul Dubois, L a Succession La démence dans le sang Par Vincent Landel 56 José Alvarez, A vec la mort en tenue de bataille Chaos de la guerre d’Espagne Par François-Olivier Rousseau 60 Theodore Dreiser, Une tragédie américaine Le roman du Zola du Midwest Par Pierre Lemaitre
Critique non-fiction
62 Ghislaine Dunant, La Vie retrouvée Charlotte Delbo , être avec destin Par Annette Wieviorka 64 Jacques A. Bertrand, Biographies non autorisées Dieu, le clown et l’araigné e P ar Serge Sanchez
Portrait
66 Andreï Makine Passeur de vérités incommunicables Par Alexis Brocas
Grand entretien 26 Salman Rushdie : « Difficile d’écrire un livre qui dure sur un monde qui change » Propos recueillis par Marc Weitzmann
ONT AUSSI COLLABORÉ À CE NUMÉRO : Arnaud Bauer, Simon Bentolila, Amélie Cooper, Laurent Lefèvre, Raphaëlle Malaurent, Arthur Montagnon, Bernard Morlino, Jean-Claude Perrier, Patricia Reznikov, Thomas Stélandre. EN COUVERTURE Illustration Philippe Geluck. © ADAGP-Paris 2016 pour les œuvres de ses membres reproduites à l’intérieur de ce numéro. CE NUMÉRO COMPORTE 4 ENCARTS : 1 encart abonnement Le Magazine littéraire
sur les exemplaires kiosque France + Étranger (hors Suisse et Belgique). 1 encart abonnement Edigroup sur les exemplaires kiosque Suisse et Belgique. 1 encart abonnement La Croix sur les exemplaires abonnés. 1 encart Salon du livre de Chaville sur les exemplaires abonnés Ile-de-France.
4 - Le Magazine littéraire • N° 571/Septembre 2016
26
Entretien avec Salman Rushdie
CALLISTER/WRITER PICTURES/LEEMAGE.
98 La chronique Naufrage d’un intellectuel Par Maurice Szafran
Le retour du religieux
TIM DOMINICK/THE STATE/MCT/SIPA
70
Le dossier Pourquoi les religions reviennent Dossier coordonné par Patrice Bollon
CONSTAT
70 Introduction Par Patrice Bollon 73 Foucault saisi par la révolution spirituelle en Iran 74 Ce qu’il reste du Désenchantement de Gauchet Par Patrice Bollon 76 La laïcité peut-elle se poser en religion alternative ? Par Jean Baubérot
DIVERSITÉ
78 Les monothéismes, ressemblances et différences Par Pierre Gisel 81 Du judaïsme à l’ère postmoderne Par Shmuel Trigano 82 Jan Assmann et la « révolution monothéiste » Par Philippe Büttgen 83 De l’héritage grec dans l’islam Par Christian Jambet 86 « Les modalités du retour du religieux varient selon les pays » Entretien avec Sanjay Subrahmanyam
PERMANENCE
90 Splendeurs et misères de l’idée de communauté Par Odon Vallet 92 Vous avez dit athée ? Par Vincent Delecroix 95 Dieu ressuscité Par Jean-François Colosimo 97 Bibliographie N° 571/Septembre 2016 • Le Magazine littéraire - 5
l Spécriaée rent
L’esprit du temps Tendance
L’AUTOFICTION ATTAQUÉE PAR
L’EXOFICTION Le croisement du réel et de l’imaginaire est fécond. Après l’autofiction, s’impose désormais sur la scène éditoriale l’exofiction, qui élabore, à partir de la vie de personnes réelles, un récit des émotions et des scènes oubliées. L’imagination au service du voyage dans le temps. Illustrations Philippe Geluck 12 - Le Magazine littéraire • N° 571/Septembre 2016
Grand entretien SALMAN RUSHDIE
”DIFFICILE D’ÉCRIRE UN LIVRE QUI DURE SUR UN MONDE QUI CHANGE” Dans son dernier ouvrage, le romancier exilé à New York, dont la vie est « devenue accidentellement intéressante », s’inspire de son parcours et de la mythologie pour fixer l’étrangeté de notre monde.
C
’est au travers des hasards, des accidents, voire des cauchemars dont sa vie se parsème qu’un écrivain donne forme au monde. C’est non ce qu’il vit, mais sa capacité à transformer ce qui lui arrive en expérience signifiante, qui fait de lui, d’où qu’il vienne, notre contemporain. Salman Rushdie, qui aura poussé très loin cette logique, reste un cas à peu près unique dans l’histoire littéraire contemporaine. Son précédent livre, Joseph Anton, revenait de manière mi-romancée sur les années de clandestinité qui ont suivi la fatwa lancée contre lui en 1989 par le régime iranien à la suite des Versets sataniques. Le roman n’en méritait pas tant, mais c’est justement de l’absurde disproportion entre le contenu du livre et la mise à prix de son auteur par l’islam politique que Salman Rushdie tirait la signification la plus profonde de tout l’épisode. Attention ! semblait-il nous dire, tandis que, avec la fin de la guerre froide, le monde semble entrer dans l’ère réjouissante du 26 - Le Magazine littéraire • N° 571/Septembre 2016
« village global », quelque chose est en train d’arriver ; mon cas semble marginal, mais en fait il annonce l’avenir. Son nouveau roman, Deux ans, huit mois et vingt-huit nuits, autrement dit mille et une nuits, est à la fois le contrepoint et la suite du précédent. Retour à l’imaginaire, à la liberté du conte et de l’infinie métamorphose, il est aussi, à l’heure du Brexit, un manifeste en faveur des grandes villes cosmopolites et hors-sol aujourd’hui rejetées par le courant populiste mondial – Londres, où il a vécu autrefois, New York, où il vit depuis 1999. Quel sens humain positif donner à l’expérience de la mondialisation dans laquelle nous sommes embarqués ? Le « grand remplacement » tant vilipendé ici est, pour Rushdie, l’occasion d’une constante métamorphose dont le genre romanesque révèle le sens toujours renouvelé. Ce qui frappe dans Deux ans, huit mois et vingt-huit nuits, c’est son aspect hybride. Le livre est à la fois un conte oriental, un roman urbain contemporain, un roman
>>>
CALLISTER/WRITER PICTURES/LEEMAGE.
Propos recueillis par Marc Weitzmann
Salman Rushdie à New York, en Legende août 2015. N° 571/Septembre 2016 • Le Magazine littéraire - 27
l Spécriaée rent
Critique fiction De profundis, EMMANUELLE PIROTTE,
éd. du Cherche midi, 286 p., 17 €.
Fraternels, VINCENT BOREL,
éd. Sabine Wespieser, 554 p., 26 €.
Oscar de Profundis, CATHERINE MAVRIKAKIS,
éd. Sabine Wespieser, 304 p., 21 €.
Station Eleven, EMILY ST. JOHN MANDEL, traduit
de l’anglais (Canada) par Gérard de Chergé, éd. Rivages, 478 p., 22 €.
Romans postapocalyptiques Tels les cavaliers de la fin du monde, quatre récits sur des lendemains qui déchantent chevauchent la fiction pour sonder nos peurs et ausculter les maux de nos sociétés en crise. Par Camille Thomine
L
a fin du monde serait-elle à notre porte ? Longtemps tenue dans l’ombre des œuvres d’Orwell et de Bradbury puis aux marges d’un cinéma et de séries profus, la littérature apocalyptique connaît une nouvelle poussée, favorisée par les convulsions d’une époque généreuse en crises, attentats, naufrages, -ismes et miasmes en tout genre. En 2007, déjà, Céline Minard traçait le carnet délirant du dernier humain (Le Dernier Monde). Puis ce fut au tour de Blandine Le Callet et sa Ballade de Lila K, de François Dominique avec le soliloque poétique de Solène, ou de Julien Péluchon et son farcesque Pok et Kok. À l’automne 2015, Olivier Demangel peignait la marche d’une horde déshumanisée dans l’étrange 111, et Vincent Message programmait en 2016 la Défaite des maîtres et possesseurs, à savoir les hommes, dans un remarquable conte philosophique. À ces divers romans des lendemains qui déchantent – dont certains frayaient avec les codes de la science-fiction sans tout à fait s’y inscrire – s’ajoutent désormais quatre autres, parus en cette rentrée. Curieusement, deux d’entre eux résonnent jusque dans leurs titres, et tous adoptent le cataclysme épidémique comme toile de fond. Si le motif contagieux n’apparaît qu’en seconde partie du très dense Fraternels de Vincent Borel, il fournit en revanche le point de départ de De profundis, où Ebola III contraint les Bruxellois au crématorium ou à l’exode rural ; de S tation Eleven, traversé
32 - Le Magazine littéraire • N° 571/Septembre 2016
par une fulgurante « grippe de Géorgie » délestant le globe de 99 % de sa population ; et d’Oscar de Profundis, situé dans un Montréal nécrosé par la « maladie noire », dont les victimes finissent mains et visages calcinés. Dans De profundis, signé Emmanuelle Pirotte, la pragmatique Roxanne vivote en recelant des remèdes frelatés, dissimulée sous un niqab. Lorsqu’elle hérite de Stella, une fillette étrange, abandonnée jusqu’ici à son riche ex-mari, elle se résout à fuir pour Sainte-Fontaine, le lieu-dit de l’enfance, perdu en pleine forêt. Chez Emily Saint John Mandel (Station Eleven), le temps d’in cubation bat tous les records : ce qui s’ouvrait comme une comédie dramatique (un spectateur de théâtre tente de secourir un comédien pris de malaise puis médite sur l’échec de son couple) tourne à la catastrophe dès les premiers symptômes. Vingt pages et vingt ans plus tard, nous voilà projetés par 41 °C sur une route à la McCarthy, sur les pas sans fin d’une troupe itinérante en lambeaux. Quant au « mal noir » imaginé par Catherine Mavrikakis, son premier effet est d’accuser le gouffre entre deux mondes antagonistes : d’un côté, la miséreuse « gueusaille », organisée en grappes rivales et première cible de l’épidémie ; de l’autre, l’opulent dandy toxicomane Oscar de Profundis, rock star saturnienne entre Marilyn Manson et le Saint Laurent de Bonello, choyé par sa cour et les bons soins de l’État mondial.
À Minamisôma, préfecture de Fukushima (côte est du Japon), un vieil homme recherche des corps après l’accident nucléaire du 11 mars 2011.
À la circonstance pandémique, Vincent Borel préfère une combi naison de sinistres climatique, électrique, sanitaire et techno logique. Ouvert sur l’esplanade de La Défense, où l’héritier Fran çois Joseph de La Fistinière se self-filme en train d’uriner, le livre se poursuit à Cuzco, soudain transfiguré par une rafale de neige, d’accordéons et de chants quechuas. Un grand écart de ton, lieu et temps qui annonce l’ébouriffant rythme du livre tout entier, mené tambour battant de Marseille à l’Hin dou Kouch et des légendes chamanes à la mythologie geek. Dans un monde divisé par une deuxième guerre froide, où les Asiatiques se gavent de terres lunaires tandis que le géant « Opié » lance simultanément son propre So leil et l’Ifon 12 (directement connecté aux nerfs humains), les fanatismes de tous bords briguent le devant de la scène. Mais, à la figure du président-directeur d’Opié – prêtre raté reconverti en pape de la mise à pied – s’oppose heureusement celle du tendre Yakut, fils de communistes devenu un célèbre imam gay, prêchant pour un dji had aphrodisiaque contre la « mygale » du Califat noir. Dans ce livre comme dans tous les autres, la fin du monde s’accompagne d’une flambée d’intégrisme. Chez Emmanuelle Pirotte, la « Cavalerie de
l’Apocalypse » – Ku Klux Klan mâtiné de Tolkien – s’oppose à des Frères de l’Islam grimés en janissaires de Soliman ainsi qu’à une bande de skinheads dits « Adorateurs de la Mort ». Chez Catherine Mavrikakis, c’est le culte à paillettes d ’Oscar de Profundis, sorte de Christ obscène mondialement adulé, qui tient lieu de religion. Enfin, les terres arides dépeintes par Emily Saint John Mandel ac cueillent, entre autres sectes, la folie sanguinaire d’un glaçant pro phète, persuadé d’avoir réchappé au marasme pour porter la Lumière sur quelques « élus ». Comme toujours avec la littérature postapocalyptique, les fantasmes ca tastrophiques forment un bon baro mètre des inquiétudes actuelles et une mise en garde contre les dérives atte nantes. Ici sont particulièrement visés le mythe de la vie éternelle, la spéculation sur les désastres écolo giques ou la rapacité de ces grandes firmes qui transforment le monde en gruyère. Où Emily Saint John Mandel s’inquiète du « somnambulisme » de l’âge adulte, du règne de l’effet et de l’indif férence, Emmanuelle Pirotte épingle l’amertume du sexe virtuel, les idéaux bio fair-trade des bobos et la persistance à toute épreuve des préjugés sexistes. Et tandis que Catherine Mavrikakis >>>
DOMINIC NAHR/ FOCUS/COSMOS
L’époque est généreuse en crises, attentats, naufrages.
N° 571/Septembre 2016 • Le Magazine littéraire - 33
Critique fiction
Repose-toi sur moi, SERGE JONCOUR,
éd. Flammarion, 432 p., 21 €.
Depuis le début des années 2000, Serge Joncour compte dans le paysage littéraire. Né en 1961, ce romancier, nouvelliste et scénariste publie en 1998 son premier roman, Vu, chez Le Dilettante. Par la suite, il publiera majoritairement chez Flammarion. Lauréat du prix des Deux-Magots en 2015 pour L’Écrivain national et du prix de l’humour noir pour L’Idole, il a fait ses preuves dans le cinéma, avec l’adaptation du roman de Tatiana de Rosnay, Elle s’appelait Sarah.
Un amour en vis-à-vis pour voir son existence en contrepoint Dans ce roman-dénudement, Aurore et Ludovic, deux voisins que tout oppose, vivent « à l’autre bout des branches ». Avec l’avancée de l’hiver, le paravent des feuilles, la peur qui fait écran, se dépouille. Par Juliette Einhorn
JEAN-LUC BERTINI/PASCO/FLAMMARION
T
Serge Joncour. 46 - Le Magazine littéraire • N° 571/Septembre 2016
out le monde n’a pas le luxe de pouvoir regarder sa vie en vis-à-vis. Aurore et Ludovic se croisaient jusqu’ici sans se parler, mais les corbeaux qui ont pris quartier dans la cour de leur immeuble en décident autrement. Pressentant sa terreur, cet être que « la belle énervée » n’aime pas croiser tue les oiseaux funestes, aux « croassements aussi blessants que [son] sourire » – étrangement, elle admire ce crime qui la délivre de sa peur. Augure pas si mauvais que ces piafs, donc, qui ouvrent le monde des possibles, réunissant des êtres que tout sépare. Promesse, aussi, d’inquiétude et de vérité, évacuées jusqu’ici d’une vie tirée à quatre épingles : Aurore porte en elle trop de femmes ; entre la « patronne coriace », la « styliste déboussolée », la mère et l’épouse, la « cliente lésée » et la « fabricante inquiète », c’est la crise du logement. Comme si elle était tombée dans un de ces métiers à tisser géants qui cousent les vêtements qu’elle crée. Et Ludovic, « qui l’excède à la deviner », se transmue comme un charme en homme « para tonnerre ». Éliminer les oiseaux est une manière, pour lui, d’aller à la rencontre de cette femme qui incarne tout ce qu’il déteste. L’amour qui naît entre eux est une arborescence, il sème et essaime – germination à l’œuvre dans leurs existences : un « enveloppement », une « étreinte totale, à deux doigts de l’interdit suprême, embrasser un homme juste en bas de chez elle, faire ce grand pied de nez à la vie ». S’entrouvre pour chacun un autre monde, qui permet de se placer à la diagonale de soi-même, à l’autre bout : se perdant dans les lumières du grand appartement blanc et rutilant d’Aurore, Ludovic a, depuis son deux-pièces désuet, l’impression de « regarder un yacht flambant neuf depuis le pont d’un vieux voilier bancal ». Pour l’un comme pour l’autre, se rapprocher de cette
« proximité inaccessible » infléchit les lois de leur perspective intime, façon de faire de soi un autre. D’accrocher son existence, en quelque sorte, à une patère, pour l’observer en contrepoint. Deux lignes de vie qui vont se croiser jusqu’à se superposer tout en se livrant bataille, tectonique de convergences et d’évitements. Chacun, dans ce roman-dénudement, vit « à l’autre bout des branches », et le paravent des feuilles, la peur qui fait écran, se dépouille à mesure que décembre fait son travail de mise à nu. De chez soi, chacun peut Celui qui voir chez l’autre, de plus en plus. Et, de chez prend soin l’autre, sera confronté à son chez-soi comme de l’autre depuis la lorgnette d’une longue-vue – effet est-il celui grossissant et défamiliarisant. Leur histoire qu’on croit ? joue à l’équilibriste – partition funambule, toujours sur le point de dégringoler. Ludovic, inébranlable, bloc à la densité minérale, est engoncé dans son costume de costaud impeccable. Brute, au service d’une société de recouvrement, « [il] récupère l’argent de gens qui en ont vraiment besoin, chez des gens qui en ont encore plus besoin ». Aurore attend de se noyer dans quelqu’un. Mais lequel, au juste, téléguide l’autre ? Celui qui prend soin de l’autre est-il celui qu’on croit ? Ludovic est-il un prédateur ou un sauveur, un corbeau ou une tourterelle ? Devenir spectateur de son propre univers, c’est s’en déprendre, s’autoriser un pas de deux. Sortir de scène pour s’installer en coulisse, et remettre en jeu le rôle que l’on tient dans
sa propre existence, parfois jusqu’à la caricature. Cette idylle glanée en douce leur permettra de jouer un rôle de composition, d’interpréter ce morceau trop bien rodé sur une autre tonalité. Mû par la « peur de ne pas arriver à vivre », Ludovic est une « chaudière qui bout de mille rancunes ». Lui qui a déjà tout perdu, sa ferme, sa femme, il semble prêt, pour Aurore, à perdre beaucoup encore. Aurore, elle, est une « détresse ultime ». Aller vers cet homme-arbre « sur lequel sa vie s’est posée », c’est mettre en danger ce qui, dans sa vie, était encore intact. Ce mouvement réciproque des âmes consiste à accepter l’accident, à jouer à la roulette russe : le problème n’est pas de perdre, mais de choisir ce que l’on perd, et leur histoire les mènera bien au-delà d’un simple adultère. Son effet salvateur tient peut-être au poison qu’elle instille dans une vie bien sous tous rapports, au bord de la saturation et de l’artifice : Aurore et Ludovic laissent enfin la rage parler à leur place et vont vers le ravage. Dans l’énergie contraire du désespoir, Aurore puise un vertige paradoxal, une force où oublier ses errances. Et c’est Ludovic, l’indestructible, qui pourra, à son tour, se reposer sur elle : si être deux tenait à cette possible réversibilité, redistribution des rôles ? Ce que l’on gagne se loge parfois au détour même de ce que l’on perd. Les chapitres, en prime, sont grands princes. Si, au début du roman, ils cloîtrent Aurore et Ludovic dans des chambres séparées, ils finiront par les réunir. Pousse-au-crime, la narration leur offre un toit commun. Peut-on rêver roman plus hospitalier ?
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N° 571/Septembre 2016 • Le Magazine littéraire - 47
Dossier
Pourquoi les religions reviennent Dossier coordonné par Patrice Bollon
sa part, Olivier Roy ne mésestime pas l’importance du discours djihadiste et des particularités qui en découlent. Et certains expliquent la polémique par une lutte à mort pour l’octroi de budgets d’État entre les diverses officines de recherche sur « l’islamisme radical ».
De haut en bas, cultes musulman, catholique et juif. La clé d’interprétation léguée par
La fin de la religion ou le retour du religieux ?
le christianisme
Passons sur cette dimension, anecdotique, et intéressonsnous à ce que ce grand barouf très français nous apprend. Ce qui frappe le plus dans l’affaire, c’est en effet que des spécialistes ayant consacré leur vie entière à l’étude d’un même phénomène puissent exprimer sur lui d’aussi grandes divergences. Car c’est du tout au tout que de penser que le djihadisme participe ou non de ce « retour du religieux » qui, depuis maintenant trente ans, fait l’objet d’une couverture de magazine sur deux ou trois. Encore faudrait-il, bien sûr, qu’il y ait consensus à ce propos. Car, à considérer ces unes, on s’aperçoit vite qu’elles usent indifféremment de trois expressions proches, mais qui dénotent un sérieux flottement sur le fond. >>>
n’ouvre pas la porte de toutes les religions.
70 • CONSTAT
78 • DIVERSITÉ
90 • PERMANENCE
Retour du religieux, recours au religieux ou retour des religions : à quoi faisons-nous face aujourd’hui ? Comment le comprendre sans remanier nos modes de pensée, notre idéologie issue des Lumières, ainsi que notre conception de la laïcité ?
Il n’y a pas une religion ou un « religieux » qui prendrait différentes formes selon les cultures, mais des religions exprimant diverses postures de fond, même quand elles émanent de la même origine, comme les trois grands monothéismes.
Les religions ne font pas retour : elles n’ont en réalité jamais disparu, car elles remplissent des fonctions sociales que peinent à assurer nos institutions modernes. Serait-ce la clé des problèmes que nous rencontrons actuellement ?
70 - Le Magazine littéraire • N° 571/Septembre 2016
ALTAF QADRI/AP/SIPA, TIM DOMINICK/THE STATE/MCT/SIPA, DIMITAR DEINOV/AP/SIPA
R
adicalisation de l’islam ou islamisation du radicalisme ? Depuis six mois, c’est la question qui met à feu et à sang la communauté, comme on dit dans les sciences, des islamologues français, les savants de l’islam, ou plutôt d’ailleurs ici de l’islamisme. Un débat où n’ont manqué ni la publication d’éditoriaux exaltés en pour ou en contre, ni l’envoi de lettres et de contre-lettres comminatoires, sans oublier le traditionnel échange de mots d’oiseaux. Mais traduisons : face au « djihadisme », il y a d’un côté ceux qui, à l’instar de Gilles Kepel, l’interprètent comme une montée en radicalité, théorique et pratique, d’un certain islam, liée donc à son histoire ; de l’autre, ceux qui, inscrivant comme Olivier Roy les djihadistes dans le cours récent de la radicalité politique, voient en eux de simples nihilistes s’étant approprié, indûment par conséquent, le « label » de l’islam. Vue de près, la querelle est moins tranchée. Gilles Kepel pense que cette radicalité cache un repli déjà effectif, comme si la violence des paroles compensait l’échec programmé des actes. Pour
N° 571/Septembre 2016 • Le Magazine littéraire - 71