entretien avec michel onfray Comment trouver le bonheur ?
DOM 6,60 € - BEL 6,50 € - CH 12,00 FS - CAN 8,30 $ CAN - ALL 7,50 € - ITL 6,60 € - ESP 6,60 € - GB 5 £ - AUT 6.70 € - GR 6,60 € - PORT CONT 6,60 € - MAR 60 DH - LUX 6,60 € - TUN 7,3 TND - TOM /S 900 CFP - TOM/A 1400 CFP - MAY 6,50 €
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Borges dossier
Éloge de l’imaginaire
Naissance de la Beat Generation
le premier roman de Kerouac et Burroughs M 02049 - 520 - F: 6,00 E
peut-on penser par soi-même ? De Socrate à Nietzsche, les voies de l’émancipation
Éditorial
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Édité par Sophia Publications 74, avenue du Maine, 75014 Paris. Tél. : 01 44 10 10 10 Fax : 01 44 10 13 94 Courriel : courrier@magazine-litteraire.com Internet : www.magazine-litteraire.com Service abonnements Le Magazine Littéraire, Service abonnements 17 route des boulangers 78926 Yvelines cedex 9 Tél. - France : 01 55 56 71 25 Tél. - Étranger : 00 33 1 55 56 71 25 Courriel : abo.maglitteraire@groupe-gli.com Tarifs France 2011 : 1 an, 12 numéros, 62,50 €. Achat de revues et d’écrins : 02 38 33 42 87 U. E. et autres pays, nous contacter.
Les trois portes Par Joseph Macé-Scaron
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étranger partout, surtout e l’intérêt du désintéressement. dans son propre pays, fas Dans la préface du recueil d’essais cinait Cas anova, qui lui qu’il vient de publier (1), Simon Leys écrivit un jour : « Votre es nous apprend qu’il passa deux ans prit est d’une espèce qui dans une « cahute » près de Hong donne de l’élan à celui Kong avec trois amis étudiants. Ce lieu magique, qui d’un autre. » C’est la ré illustra cette période de l’existence où « l’étude et la flexion qui nous vient vie ne formaient qu’une seule et même entreprise », spontanément quand on lit avait été baptisé Wu Yong Tang, « le Studio de l’inuti Simon Leys. lité ». Il s’agissait librement de lire, de confronter les expériences de lecture, d’échanger les uivons-le à pied, en découvertes. Rêvons un peu à une so palanquin, en bateau « Votre esprit est ciété qui permettrait l’existence durant ou en traîneau. Dans d’une espèce qui un temps limité de cette audacieuse et le texte qui clôt cet ouvrage, donne de l’élan joyeuse école buissonnière entre co l’auteur nous raconte la vi à celui d’un autre », thurnes, encadrée par l’enthousiasme et site, il y a quelques années, écrivait Casanova l’émulation. Car cette échappée belle d’un « brillant et fringant » au prince de Ligne. demeure, on s’en doute, un plaisir aris jeune ministre de l’Éduca C’est la réflexion tocratique… et un atout maître, comme tion nationale – sans doute qui nous vient quand l’analysa Bourdieu en son temps. L’idée à l’époque des grands com on lit Simon Leys. n’est pas si absurde puisqu’il existe au municants de Blair dé cœur de Sciences po un cours de lecture peinte par Jonathan Coe – que l’auteur de ces lignes a, jadis, dispensé en com dans une très vénérable et illustre université. Le mençant par « Les grenades » de Valéry : (« Je crois politique avait commencé son discours ainsi : « Mes voir des fronts souverains/ Éclatés de leurs décou sieurs, comme vous êtes tous ici des employés de vertes »). Les élèves commençaient l’année en venant l’université… » Pour être immédiatement inter avec un album de Tintin et la finissaient en proposant rompu par une voix, effrayée de sa propre audace : des poèmes de Bonnefoy… « Excusez-moi, monsieur le ministre, nous ne l faut meubler son esprit avec goût. Ceux que sommes pas les employés de l’université, nous l’on lit sont des parents qui ne nous quitteront sommes l’université. » L’université, un lieu où, selon jamais. Ils vont nous accompagner toute notre Leys, il ne peut y avoir de « savoir utile ». C’est, peutvie. Ce recueil n’a donc pas le souci de l’exhaustivité. être, la raison pour laquelle il n’y a qu’un pas entre Les appartements de Leys reflètent son amour de la « université » et « universalité » : « Après tout, cette Chine, de la mer et de la littérature. C’est cette der sorte d’inutilité-là est le fondement même de toutes nière qui met en évidence des objets oubliés comme les valeurs essentielles de notre commune huma les écrits du prince de Ligne, « le xviiie siècle in nité. » La passion, le don, la transmission : trois portes carné », a dit Morand. Avec cette question : est-il plus qui ouvrent sur la culture. Trois portes qui, toutes, difficile de mettre un point final à une glorieuse tra une fois franchies, nous placent au cœur du laby dition ou d’ouvrir la marche ? Ligne a transgressé rinthe de Borges… j.macescaron@yahoo.fr toutes les frontières. Cet homme sans profession qui (1) Le Studio de l’inutilité, Simon Leys, adorait la guerre et les femmes et qui se sentait éd. Flammarion, 304 p., 20 €. Hannah/Opale
Directeur de la rédaction Joseph Macé-Scaron (13 85) j.macescaron@yahoo.fr Rédacteur en chef Laurent Nunez (10 70) lnunez@magazine-litteraire.com Rédacteur en chef adjoint Hervé Aubron (13 87) haubron@magazine-litteraire.com Chef de rubrique « La vie des lettres » Alexis Brocas (13 93) abrocas@magazine-litteraire.com Conception couverture A noir Conception maquette Blandine Perrois Directrice artistique Blandine Perrois (13 89) blandine@magazine-litteraire.com Responsable photo Michel Bénichou (13 90) mbenichou@magazine-litteraire.com Rédactrice Enrica Sartori (13 95) enrica@magazine-litteraire.com Correctrice Valérie Cabridens (13 88) vcabridens@magazine-litteraire.com Fabrication Christophe Perrusson (13 78) Directrice administrative et financière Dounia Ammor (13 73) Directrice commerciale et marketing Virginie Marliac (54 49)
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Sommaire
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En complément de notre dossier Borges
Un article inédit de Sonia Betancort : « Borges, un orientaliste latino-américain ».
Grand entretien avec Erri De Luca Rencontre avec l’écrivain italien, alors que paraissent en français deux de ses livres (lire aussi p. 40).
Le cercle critique Chaque mois, des critiques inédites exclusivement accessibles en ligne.
Ce numéro comporte 4 encarts : 1 encart abonnement sur les exemplaires kiosque, 1 encart abonnement Quo Vadis, 1 encart Edigroup sur exemplaires kiosque de Suisse et Belgique et 1 encart Le Nouvel Observateur sur une sélection d’abonnés.
AMANDINE CIOSI POUR LE MAGAZINE LITTERAIRE – FERDINANDO SCIANNA/MAGNUM PHOTOS – ÉRIC LARRAYADIEU POUR LE MAGAZINE LITTERAIRE
Sur www.magazine-litteraire.com
Perspectives : Les « anti-maîtres »
16 17
pages coordonnées par Maxime Rovere Les anti-maîtres à penser, par Baptiste Morizot Lecteurs associés, par Michel Meyer Le chamanisme, par Bertrand Hell L’école de Francfort, par Jean-Marc Durand-Gasselin Tyrans du divan ? par Tobie Nathan Bibliographie
L’actualité 18 La vie des lettres Édition, festivals,
spectacles… Les rendez-vous du mois
28 Le feuilleton de Charles Dantzig
Le cahier critique 30 William S. Burroughs et Jack Kerouac,
Et les hippopotames ont bouilli vifs
32 Éric Vuillard, La Bataille d’Occident et Congo 33 René Laporte, Hôtel de la solitude 34 Emmanuelle Pagano,
RITA MERCEDES POUR LE MAGAZINE LITTERAIRE
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Le premier mot : La folle lecture de Bouvard et Pécuchet
Un renard à mains nues Alain Galan, L’Ourle Daniele Del Giudice, Marchands de temps Stewart Brand, L’Horloge du Long Maintenant Thomas Sandoz, Même en terre Jeanette Winterson, Pourquoi être heureux quand on peut être normal ? Erri De Luca, Et il dit et Aller simple Jean-François Lyotard, Pourquoi philosopher ? George Steiner, Fragments (un peu roussis) Luis Antonio de Villena, Fuir l’hiver
En couverture : illustration d’Olivier Marbœuf, d’après une photo d’Horacio Villalobos/Corbis (Borges en 1973). Vignettes : photo d’Éric Larrayadieu pour Le Magazine Littéraire et illustration d’Amandine Ciosi pour Le Magazine Littéraire. © ADAGP-Paris 2012 pour les œuvres de ses membres reproduites à l'intérieur de ce numéro.
Abonnez-vous page 43
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Dossier : Jorge Luis Borges
Perspectives 8 Peut-on apprendre à s’émanciper ?
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3 L’éditorial de Joseph Macé-Scaron 6 Contributeurs
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n° 520
Grand entretien avec Michel Onfray
Le dossier 46 Jorge 48 50 53 54 56 58 60 62 66 68 70 72 74 76 78 80 84
Luis Borges
dossier coordonné par Alexandre Gefen, avec la collaboration d’Annick Louis Comment Borges inventa Borges, par Annick Louis Chronologie, d’après Claude Couffon Un guerrier embusqué, par Annick Louis Le monde comme livre et le sacre du lecteur, entretien avec Alberto Manguel Sombrer dans la mémoire, par Emmanuel Bouju Enquêter à l’infini, par Denis Mellier En trompe-l’œil, par Richard Saint-Gelais Vertiges du génie idiot, par Alan Pauls L’ironie, pour ne jamais avoir le dernier mot, par Dominique Rabaté Internet avant l’heure, par Luc Vigier Prisons à perpétuité, par Julia Peslier Flamme froide, par Ricardo Menéndez Salmón Des vertus de l’infidélité en traduction, par André Gabastou L’autre seigneur des anneaux, par Vincent Ferré À la recherche du tango perdu, par Laura Alcoba Documents Cinq textes méconnus de Borges Document Lecture à quatre mains, extrait du journal d’Adolfo Bioy Casares
Le magazine des écrivains 86 Grand entretien avec Michel Onfray 92 Admiration Henri Thomas, par Yves Leclair 94 Visite privée La Triennale d’art contemporain,
par Mathieu Simonet
96 Le premier mot Rendez-vous sur le boulevard
Pécuchet, par Laurent Nunez
98 Le dernier mot, par Alain Rey
Prochain numéro en vente le 28 juin
Dossier : L’invitation au voyage
Perspectives
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Peut-on apprendre Certains penseurs exigent de leurs disciples qu’ils prêchent à l’identique leurs principes. D’autres, allant jusqu’à remettre en cause leur propre autorité, préfèrent donner à leurs auditeurs les moyens de penser par eux-mêmes. Retour sur ces précieux « anti-maîtres », ferments de la liberté intellectuelle. Par Baptiste Morizot Pages coordonnées par Maxime Rovere Illustrations Amandine Ciosi pour Le Magazine Littéraire
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es conseillers guident les politiques, les coachs cornaquent les corps, les sondeurs sondent, et les experts expertisent : les précepteurs aujour d’hui sont partout. Jacques Ran cière, dans Le Maître ignorant, a proposé le diagnostic de cette so ciété dont les maîtres pullulent : la maladie dont elle est atteinte est celle de l’inégalité, qui trace un écart radical entre ceux qui savent et ceux qui doivent apprendre. Et l’aliment de cette inégalité, sans cesse perpé tuée, est la dépendance des uns à
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Nietzsche
Contre tout piédestal, y compris le sien « Maintenant, je vous ordonne de me perdre et de vous trouver » : surprenante exigence que celle du Zarathoustra de Nietzsche à l’égard de ses disciples ! Pourquoi donc renier un rapport d’autorité qui a pourtant caractérisé la philosophie dès sa naissance en Grèce ? En contredirait-il la nature ? La relation d’élève à maître tourne trop aisément à la dévotion, quand c’est au contraire l’esprit critique que la philosophie doit développer. L’indépendance est le premier trait de cet « esprit libre », qui enseigne à interroger et à se détacher des patries. C’est donc bien par fidélité à sa mission que Nietzsche place cet impératif au cœur de sa réflexion : « Je ne veux pas de “croyants” » (Ecco Homo, « Pourquoi je suis un destin », § 1). Le maître authentique est un éducateur, qui vise la pleine réalisation d’une personnalité, non un professeur. Il aspire à être dépassé, comme Zarathoustra aspire à décliner, et veut former « de véritables penseurs qui le continueraient, c’est-à-dire de véritables adversaires » (Aurore, § 542). Telle est « la vertu qui prodigue » : « On paie mal un maître en ne restant toujours que l’élève. » Les disciples bien compris ne sont donc pas les gardiens jaloux d’une doctrine constituée, mais « les enfants d’un espoir », les continuateurs d’une entreprise. La philosophie est en effet tournée vers l’avenir. Car sa tâche est tout autre que l’archivage de vérités : elle est d’établir des valeurs nouvelles, en cherchant les plus propices à M. R. l’épanouissement de l’homme.
à s’émanciper ? Quand le maître à penser s’adosse à la vérité, l’anti-maître fait jouer des vérités multiples. l’égard des autres. Contre cela, nombreux sont les penseurs – nous les appelons les « anti-maîtres » – qui se sont élevés, refusant les élèves, repoussant les disciples, coupant la route aux suiveurs. L’anti-maître est un personnage philosophique qui incarne une solution à un problème humain récurrent, celui d’une mise sous tutelle de l’individu par une autorité savante qui
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le dispense de devenir son propre maître. Une maxime bouddhiste millénaire disait déjà : « Si vous croisez le Bouddha, tuez-le. » Dans sa violence de surface, la phrase incite à trouver en soi, et non en un autre, les moyens de trouver sa voie. Telle est la leçon paradoxale des anti- maîtres : ils introduisent à un apprentissage sans dépendance.
Les maîtres de vérité Les anti-maîtres expriment une exigence d’autonomie née dans des circonstances tout à fait cruciales pour l’Occident. Dans Les Maîtres de
vérité en Grèce archaïque, l’anthropologue Marcel Detienne décrit les différents modes d’accès à la vérité qui lui donnèrent naissance. Car la vérité ne fut pas d’emblée conçue comme une correspondance entre le discours et les faits, mais comme la prérogative propre à trois « maîtres de vérité » : l’aède, le devin et le roi. La vérité était par définition ce qu’ils disaient ; elle ne s’élaborait pas, ne se critiquait pas, mais devait être écoutée et recueillie. En Grèce archaïque, un seul lieu permettait d’accéder à la vérité par la discussion et l’argumentation : l’assemblée
La vie des lettres
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Image extraite du film My Little Princess, d’Eva Ionesco (2011), avec Isabelle Huppert.
débat Féminismes, de tous genres
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dition, festivals, chaires d’uni Pour autant, cette effervescence ne résorbe versité et d’IEP… Féminisme nullement les antagonismes qui, depuis les partout ! pourrait-on s’écrier années 1970, opposent entre elles diverses en écho au « Blond partout » tendances du féminisme : théorie univer d’Aragon, chant d’amour à la saliste, au regard de laquelle les femmes gloire de la femme – « couleur de l’âme », devraient se fondre dans la neutralité du rappelons-le, de ces messieurs. De la nais genre humain ; posture différentialiste, qui sance des éditions Talents hauts, créatrices défend et valorise l’existence d’une nature de livres antisexistes pour enfants, au succès féminine ; thèse constructiviste, où la dif du mensuel Causette, « plus féminin du cer férence des sexes devient pure fabrication veau que du capiton », en passant par la sociale, ou encore mouvance queer, prônant récente circulaire visant à la liberté de refaçonner effacer la case « mademoi « Si les femmes n’ont son genre, grâce à la per selle » des formulaires, le formance, voire à la rien en commun, féminisme connaît bien, le féminisme n’a plus biotechnologie. ces derniers temps, un foi Les essais que publient de sens. » sonnement semblable à aujourd’hui Sylviane Aga Sylviane Agacinski cinski et Nancy Huston, celui de la blondeur sous la toutes deux en réaction plume du Fou d’Elsa. Après les salles d’exposition (elles@centrepompi aux pensées du genre et du queer, té dou), il investit le cinéma, lequel s’empare moignent de ces dissensions récurrentes. des questions délicates de la grossesse pré Chacune avec ses propres armes – historicococe (17 filles de Delphine et Muriel Coulin), philosophiques pour l’une, littéraires et du genre (Tomboy de Céline Sciamma, Albert autocritiques pour l’autre –, elles dénoncent Nobbs de Rodrigo Garcia) ou encore de la les excès du « tout culturel » et tentent de prostitution (capiteuse et toxique dans nuancer les débats pour les mieux dépasser. L’Apollonide de Bertrand Bonello ou nou « Si les femmes n’ont rien en commun, lance velle mode et décontractée dans Elles de Mal Sylviane Agacinski en réaction à Judith But goska Szumowska). ler, le féminisme n’a plus de sens » (Femmes
entre sexe et genre). « Féminin, masculin : oui, en partie du théâtre. Mais seulement en partie », renchérit Nancy Huston dans Reflets dans un œil d’homme. L’une cite Platon, saint Augustin, Hegel et le mythe des Sa bines ; l’autre, Anaïs Nin, Nelly Arcan, Samira Bellil (Dans l’enfer des tournantes) ou le film My Little Princess. Mais la conclusion est la même : nier la « dissymétrie biologique » des sexes est naïf, absurde et dangereux. La philosophe s’attache en particulier à retra cer la genèse de la hiérarchisation des sexes, perspective historique essentielle à ses yeux pour espérer lutter contre, perspective dont s’absentent à tort les théoriciennes du genre. D’abord destinée à désigner le « sexe social », soit des catégories contraignantes et cultu rellement construites, la notion de genre aurait progressivement été récupérée par les tenants du queer pour devenir synonyme d’« identité érotique », voire paradigme de la reconstruction corporelle. Or, précisément, c’est ce « glissement de la critique de la situa tion concrète des femmes dans les sphères sociales vers l’idée d’une représentation de soi » qui inquiète Sylviane Agacinski. À nier la sexuation au profit de la sexualité, à igno rer les « dispositions spécifiques des sexes » (et en particulier la capacité à engendrer),
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my little princess 2011/les productions bagheera/coll. christophe L.
Très fertile, ce champ de la pensée connaît maintes nouvelles incarnations littéraires et philosophiques, s’opposant ou s’affiliant au pôle qu’est devenue la théorie des genres.
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Sylviane Agacinski.
rencontres PARIS Les 11, 14, 18 et 25 juin
Anthony Grafton, usages de la page
melania avanzato/opale/actes sud
Judith Butler et Monique Wittig escamote raient le « corps vivant », courant par là le risque de voir les femmes se détacher du leur jusqu’à le laisser rétrograder au statut de « ventre disponible ». Célèbre pour ses analyses de la prostitution (Mosaïque de la pornographie), du viol (Histoire d’Omaya) et de la grossesse (réelle, Journal de la création, ou forcée, Instruments des ténèbres), Nancy Huston s’élève de même contre le « dogme de la plasticité humaine ». Tressant ensemble chronologie intime, raisonnements et lectures, récits de destins féminins, témoignages d’amis mas culins et citations de spécialistes, elle rappelle le lien inaltérable « entre fécondité et sexua lité ». De là, elle balaie, en un libre itinéraire, toute une galerie réfléchissante d’images de la femme : celle que renvoie son miroir, vec teur d’une permanente autosurveillance, celles, glacées et imitables, qui sont véhi culées par la photographie et le cinéma, celles enfin, tantôt euphorisantes, tantôt délétères, que reflète l’œil du père, du passant, du client, du peintre de nus, de l’amant. Ici s’entendent plusieurs échos aux prises de position anti-victimaires et volontairement terre-à-terre de Virginie Despentes dans sa percutante King Kong théorie, en 2006. Une différence de taille, cependant : à la fameuse question soixante-huitarde « d’où parlezvous ? », Virginie Despentes répondait « de chez les moches », les « invendues », les « pro lottes de la féminité ». Nancy Huston, elle, se positionne sans fausse modestie du côté des Nin, des Seberg et des Norma Jean, soit du côté de cette paradoxale centrifugeuse de fas cination et d’hostilité, de confiance et de dis crédit qu’est la beauté. Une beauté de femme,
Nancy Huston.
dont l’analyse lui confirme, là encore, que « les comportements désirants, érotiques, visuels, séducteurs, artistiques des hommes et des femmes ne sont pas symétriques, inter changeables… et ne le seront jamais ». Mais alors comment se rendre à l’évidence des différences sans pour autant céder à ce que Belinda Cannone nommait La Tentation de Pénélope : celle de défaire l’ouvrage des précédentes générations féministes ? En détournant le rouet, justement, comme le fait la poétesse Virginie Poitrasson dans son « récit textile », qui se joue du cliché du filage et de sa symbolique, tout en l’exploitant (Il faut toujours garder en tête une formule magique) ? Ou peut-être, comme l’écrit sa consœur Véronique Pittolo, en adoptant un regard oblique, poétique et critique pour « proposer un féminisme adouci, ironique » (Toute résurrection commence par les pieds). Dans la forme que chacune adopte, en tout cas – poèmes-tapisseries ou poèmescrochets pour l’une, critiques poétiques d’œuvres d’art pour l’autre –, voilà bien mise au jour une nouvelle forme de reconstruction des « genres ». Littéraires, cette fois. Camille Thomine
À lire
Reflets dans un œil d’homme, Nancy Huston, éd. Actes Sud, 250 p., 22,80 €. Femmes entre sexe et genre, Sylviane Agacinski, éd. du Seuil, 168 p, 17 €. King Kong théorie, Virginie Despentes, hernance triay/seuil
rééd. Le Livre de poche, 152 p., 5,10 €.
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Il faut toujours garder en tête une formule magique, Virginie Poitrasson,
éd. l’Attente, 132 p., 14,20 €.
Toute résurrection commence par les pieds, Véronique Pittolo, éd. de l’Attente, 136 p., 12,50 €.
Avons-nous toujours tourné les pages ? Les tournerons-nous encore demain ? Lit-on sur les écrans comme dans les codex autrefois ? L’auditorium du Louvre accueille le célèbre historien américain Anthony Grafton, qui livrera, du 11 au 25 juin, quatre conférences sur « La page, de l’Antiquité à l’ère du numérique. Histoire, usages, esthétiques ». La première s’intéressera aux rapports de « La page et son lecteur, de l’ère numérique à l’Antiquité ». La deuxième, le 14 juin, analysera les mutations de la page, la troisième, le 18 juin, se fondera sur la Chronique universelle de Hartmann Schedel (1493) pour étudier la page illustrée. La dernière, « La page savante », exposera la façon dont Pierre Bayle, auteur du Dictionnaire historique et critique (1693), présentait ses sources et motivait ses interprétations, au point de voir ces précisions remplir l’essentiel de ses pages. www.louvre.fr/ LYON Du 28 mai au 3 juin
Défense et illustration du rêve « Penser pour mieux rêver » ! La Villa Gillet de Lyon organise les sixièmes Assises du roman sous le signe cette injonction littéraire. Au programme, notamment, une table ronde sur la question de la vérité (avec Catherine Millet, Camille Laurens et la Belge Lydia Flem), une autre sur les représentations de la guerre (avec Alexis Jenni, Jean-Paul Mari et l’Espagnol Javier Cercas). Parmi les invités, citons l’auteur britannique de polars R.J. Ellory, la Mauricienne Ananda Devi, le Russe Zakhar Prilepine, l’Américain William T. Vollmann, l’égyptien Alaa el-Aswany… Ils dialogueront avec des auteurs français tels éric Reinhardt, Paul Andreu, Céline Minard… www.villagillet.net/
Critique
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Sur la route du festin nu lui porte une affection assidue à la limite du harcèle ment, sans qu’on sache si une relation sexuelle a été consommée. Tous sont un peu poètes, alcooliques, par Josée Kamoun, éd. Gallimard, « Du monde entier », 192 p., 17,90 €. coureurs de bars et de champs de courses, la plupart Par Jean-Baptiste Harang à la recherche constante du dernier cent pour faire un dollar. Carr est le plus jeune, le plus provocant et peut-être le plus brillant. t les hippopotames ont bouilli vifs dans Vers 1945 à leurs piscines a été écrit en 1945 par Manhattan, aux abords À la veille de ce dimanche 13 août 1944 Kerouac et Carr courent depuis plusieurs semaines après un en deux jeunes gens qui n’avaient encore de l’université de gagement sur un cargo pour gagner la France. Ont-ils rien publié et que personne hors de Columbia. De gauche dans l’idée d’y arriver pour la libération de Paris qui leur entourage ne connaissait : Jack à droite : Hal Chase, aura lieu dans deux semaines et dont ils ne savent Kerouac, 22 ans, William S. Burroughs, 30. Ils y ra Jack Kerouac, Allen rien ? En tous cas, de rester en France pour connaître content sous forme romanesque une histoire vraie, Ginsberg et William le Quartier latin et pourquoi pas quelques ancêtres l’histoire d’un meurtre dont ils furent des protago S. Burroughs. Kerouac bretons. Kerouac – dont le français est la langue ma nistes secondaires, ni victimes ni meurtriers, mais des et Burroughs écrivent témoins indirects placés un temps en arrestation. Pen alors un roman à quatre ternelle (avec un fort accent québécois) – se serait fait passer pour français et Carr pour sourd-muet. Ils s’en dant plus de soixante ans, le texte resta inédit, d’abord mains, qui resta inédit gagent enfin pour Le Havre et, à peine montés à bord, faute d’avoir trouvé un éditeur, puis « oublié sous les jusqu’en 2008. se font débarquer par le second lames d’un parquet », comme le disait Kerouac. Il fut pour incompatibilité d’humeur. publié pour la première fois aux États-Unis en 2008 Extrait Carr et Kerouac trouvent dans le après un embargo que dans une postface passionnante dépit une bonne raison de boire James Grauerholz (qui accompagna Burroughs, de et se séparent au milieu de la nuit. 1974 à sa mort en 1997) décrit avec minutie. hillip a pris un troisième MarVers 3 heures du matin, Kerouac Puis Kerouac devint Kerouac, et Burroughs, Bur tini. Il me regardait intensément croise Kammerer qui cherche à re roughs, et il faudrait que l’on soit capable de lire ces et il m’avait pris le bras : « Réfléjoindre Carr. Ce projet de voyage Hippopotames comme si on ne savait rien d’eux. Pas chis, tu es un poisson dans un le désespère puisqu’il n’en est facile. À l’été 1944, Jack Kerouac a déjà pas mal roulé étang. L’étang est en train de s’aspas. C’est la dernière fois qu’on le sécher. Il faut que tu évolues vers sa bosse, il a changé de langue à 6 ans, pratiqué divers verra vivant. l’amphibien, mais il y a quelque sports de haut niveau, fréquenté l’université Columbia Le lendemain Lucien Carr se rend chose qui te retient, qui te dit de grâce au football, travaillé comme pigiste, bu, fumé, chez Burroughs pour lui raconter rester dans l’étang, que tout va expérimenté diverses pratiques sexuelles, honoré que, cette nuit, il a poignardé finir par s’arranger. » deux engagements dans la marine marchande (l’un à David Kammerer à deux reprises Je lui ai demandé pourquoi il ne destination de Mourmansk, l’autre de Liverpool), s’est avec son couteau de scout. Le faisait pas plutôt du yoga, dans fait révoquer de l’armée pour de feintes raisons psy tenant pour mort, il lui aurait lié ces conditions, mais il m’a dit que chiatriques et a écrit un roman, The Sea Is My Brother, les mains, rempli les poches de la mer était plus indiquée. qui n’a paru que l’an passé. Il vit à New York, en colo cailloux et l’aurait poussé dans cation avec William Burroughs et leurs futures Le barman avait mis la radio. l’Hudson. Pour preuve, il lui épouses, Edie Parker et Joan Vollmer. Burroughs s’est C’était le journal, il était question lui aussi dégagé de ses obligations militaires au prix d’un incendie au cirque : « Et les montre un paquet de cigarettes et d’un séjour psy, il est juif, homosexuel, et commence hippopotames ont bouilli vifs les lunettes ensanglantées de Kam à s’adonner à la morphine, il a étudié la médecine à dans leurs piscines », a précisé le merer. Burroughs lui conseille de Vienne, qu’il a quitté à l’orée du nazisme, et la littéra présentateur, avec l’onction contacter un avocat et de se réjouie qui les caractérise. ture anglaise à Harvard. Son grand-père a inventé une rendre, qu’il ne craint pas la chaise machine à calculer et fondé la compagnie qui porte électrique s’il plaide la légitime Et les hippopotames ont bouilli son nom et rapporte des sous. défense contre une tentative de vifs dans leurs piscines, À ce petit monde, un peu clochard, un poil céleste, il viol. Au lieu de quoi Carr rejoint W illiam S. Burroughs et Jack Kerouac faut ajouter deux très proches pour compléter le cas Kerouac et ils vont ensemble pas ting d’Et les hippopotames ont bouilli vifs dans leurs ser la journée à boire, visiter des piscines : Lucien Carr et David Kammerer. Carr a musées et peut-être même enter 19 ans, il est beau comme un ange, et David Kamme À lire aussi rer les lunettes de Kammerer dans un parc. Le jour rer, 33 ans, est un grand amateur d’anges. Kammerer suivant Carr raconte l’affaire à sa mère, qui lui trouve Beat Generation est un ami d’enfance de Burroughs, il est professeur (théâtre), Jack Kerouac, un avocat. Il se rend à la police le mardi 15 août. Le de gymnastique et, depuis qu’il a eu Lucien Carr sous traduit de l’anglais (États-Unis) jeudi Jack Kerouac est arrêté et incarcéré comme sa responsabilité lors d’un camp de jeunesse cinq ans par Josée Kamoun, témoin, faute de pouvoir payer la caution. Gallimard, « Du monde plus tôt, il ne le perd ni de vue ni de désir, il le suit de éd. Burroughs, qui travaille alors pour une société de entier », 128 p., 13,90 €. ville en ville, d’école en lycée, de quartier en quartier, détectives privés, est en planque pour constater un
Et les hippopotames ont bouilli vifs dans leurs piscines, William S. Burroughs et Jack Kerouac, traduit de l’anglais (États-Unis)
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supposé adultère. Également arrêté, il a le temps de contacter ses parents, qui lui trouvent l’avocat compétent et les dollars de la caution : il est libéré sur parole. Les parents d’Edie Parker acceptent de payer la caution de Kerouac à condition que celui-ci épouse leur fille. Ils se marient en prison. Il est libre. Le 15 septembre 1944 Lucien Carr est condamné à dix ans de prison. Il en fera deux. Voilà l’histoire. Et voici le roman. Ginsberg n’y paraît pas, c’est pourtant lui, le plus jeune de la bande, 18 ans au moment des faits, qui s’y colle le premier. Il prend des notes en vue d’un livre qu’il appellerait « The Bloodsong », mais le doyen de l’université Columbia le dissuade de continuer. Dans sa postface James Grauerholz recense une bonne douzaine de fictions, sans compter les biographies des protagonistes, qui racontent ou s’inspirent du drame : James Baldwin, Truman Capote et Edie Parker elle-même en sont les auteurs. Et Kerouac, dans une version plus éloignée des faits en 1967 dans Vanity of Duluoz. Mais revenons à nos duettistes de 1945. Grauerholz cite le témoignage de Burroughs à son premier biographe quarante ans après les faits, quinze ans après la mort de Kerouac : « Kerouac et moi, on avait évoqué la possibilité d’écrire un roman à quatre mains, et on a décidé de s’attaquer à la mort de Dave. On écrivait nos chapitres chacun à tour de rôle, et on se les lisait. On savait parfaitement qui écrirait quoi. On ne visait pas l’exactitude, mais seulement l’approximation. On a eu grand plaisir à le faire. Il va de soi que chacun écrivait ce à quoi il avait assisté : Jack savait ceci et moi cela. On a romancé. Dans la réalité, le meurtre a été commis avec un couteau, pas avec une hachette. Comme il ne fallait pas qu’on puisse reconnaître les personnages, j’ai fait de Lucien un Turc. Kerouac n’avait encore rien publié, on était de parfaits inconnus. Toujours est-il que personne n’a voulu de notre histoire. On est allés trouver une vague agente qui nous a dit : “Mais quel talent, vous êtes de vrais écrivains !” » Certes, les circonstances de la mort de Kammerer ont été modifiées, les noms des protagonistes ont été changés, mais les principaux sont parfaitement reconnaissables et les spécialistes en identifient une
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bonne vingtaine. Jack Kerouac est Mike Ryko, et William Burroughs Will Dennison, sous ces deux noms ils se présentent comme les narrateurs du roman, dans une alternance presque parfaite des chapitres qui portent en titre le pseudonyme de leur auteur. Les deux écritures coulent en harmonie sans renier chaque personnalité. Le jugement de cette « vague agente » (Madeline Brennan) ne manquait pas de perspicacité : la vie de bohème à Greenwich Village au milieu des années 1940 y est décrite sans l’altération du recul et de la gloire promise aux auteurs. L’alcool, la poésie, la liberté et l’ambivalence sexuelle, l’absence inouïe de toute considération pour les femmes, la fantaisie, les provocations, le jazz, le partage, la lecture, l’invitation au voyage, composent la chair du roman et tendent vers son accomplissement dramatique, point d’orgue des toutes dernières pages. On ne parlait pas encore de « Beat Generation », titre que Kerouac donne à cette pièce inédite qu’il écrivit en 1957 et qui paraît conjointement aux Hippopotames. On sait que Kerouac entendait le mot « beat » de son oreille francophone et l’associait à « béats », aux Béatitudes. La pièce met en scène une autre brigade de clochards célestes et ravis qui jouent aux courses et se piquent de conversation philosophique. Les amateurs inconditionnels de Kerouac y trouveront pain bénit. À l’époque des Hippopotames, nos illustres inconnus ont encore une bonne douzaine d’années devant eux pour livrer leur meilleur : Howl de Ginsberg en 1956, Sur la route de Kerouac en 1957 et Le Festin nu de Burroughs en 1959. À sa sortie de prison, Lucien Carr entra comme pigiste à l’agence UPI, où il fit une brillante carrière pendant cinquante-sept ans. À l’opposé de son caractère fantasque, il se fit le chantre de la sobriété journalistique dont l’adage était : « Commencez plutôt directement par le deuxième paragraphe. » Il ne voulut plus entendre parler de la mort de Kammerer et fit beaucoup pour la notoriété de ses amis écrivains, qui tinrent leur promesse de ne pas laisser publier Et les hippopotames ont bouilli vifs dans leurs piscines de son vivant. Lucien Carr est mort le 28 janvier 2005.
Dossier
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Un sphinx insaisissable
Jorge Luis
Borges
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Dossier coordonné par Alexandre Gefen avec la collaboration d’Annick Louis
« Babel », du 8 juin au 14 janvier, palais des Beaux-Arts de Lille. Cette exposition rassemble des plasticiens contemporains autour de la si borgésienne figure de la tour de Babel.
À lire aussi sur notre site
« Borges, un orientaliste latinoaméricain », par Sonia Betancort : www.
magazine-litteraire.com/ Jorge Luis Borges en 1982.
ULSTEIN BILD/ROGER-VIOLLET
Exposition
De qui Borges est-il le nom ? D’un représen- individuelles au nom de la métempsycose et tant du modernisme, nourri aux avant-gardes à croire en l’immortalité ? D’un compilateur européennes « et qui a apporté en Argentine froid, mais infiniment lettré, dissimulant dans l’inquiétude d’après guerre », comme l’écri- l’abstraction son insensibilité et ne réfutant vait Robert Cahen Salaberry en 1930 dans le l’idée d’auteur que pour mieux jouir de la Mercure de France ? D’un utopiste pour qui célébrité ? D’un symbole national, mais dont la littérature est un tout, une bibliothèque les tropismes sud-américains, sincères ou unique, mais infinie, comme le proposait affichés (le « Sud », la violence des rues, le Gérard Genette ? D’un fabricant postmoderne tango), ne laissent de troubler les Argentins ? de labyrinthes, apôtre d’un « exercice problé- D’un théologien dont les trésors d’érudition matique de la littérature », comme le voulait viennent souligner l’arbitraire de la réalité – et Alain Robbe-Grillet ? D’un philosophe idéa- susciter le rire souverain de Michel Foucault liste défendant « cette doctrine qui a sa base dans l’ouverture des Mots et les choses ? Du dans l’idéalisme de Berkeley et qui nie l’exis- jeune homme mélancolique que décrit Drieu tence du Moi et de ses produits : le Temps et la Rochelle en 1933 ou du vieillard aveugle l’Espace », comme le suggérait lumineuse- réduit à faire d’un monde une forme de littément Valery Larbaud dès rature combinatoire et de « Ne pas être est 1925 ? D’un habile manises amis d’infatigables davantage qu’être pulateur qui survivra, lecteurs, pour espérer y comme le voulait Joyce, exister ? D’un funambule quelque chose. » « De quelqu’un à personne », dans le travail herméneuinspirateur de Roberto Enquêtes, Borges Bolaño, de Thomas Pyntique que donnent encore chon, de Georges Perec, pour des siècles aux critiques ses trompe-l’œil et ses cryptographies ? de Wolfgang Hildesheimer – ou de CervanD’un poète de l’ultraïsme argentin ? D’un tès ? De l’inventeur d’Internet, dont la biblioromancier de la pampa ? D’un expérimenta- thèque de Babel, toute de liens et d’échanges, teur de dispositifs destinés à remplir les cases offre par anticipation un admirable modèle ? blanches de la théorie littéraire structurale, à Le nom secret de Judas, d’un vagabond, d’un enivrer Deleuze et à libérer l’imagination for- papillon rêvant d’être Borges, d’un Minotaure melle de ses successeurs écrivains – au point dépressif, d’un proconsul de Babylone, de que « borgésien » soit devenu en littérature Pierre Ménard, d’un savant sinologue, pour une épithète courante pour caractériser toute emprunter quelques figures à la bibliothèque forme d’invention conceptuelle ? borgésienne des fictions (que d’autres appelBorges – le nom d’un inspecteur des marchés lent l’univers) ? Borges, comme Shakespeare aux volailles de Buenos Aires, selon l’emploi tel qu’il le dépeindra, « ressemblait à tous les que lui avait attribué la dictature ? D’un auteur hommes. Au fond de lui-même, il n’était rien, si inquiet et mégalomane qu’il nous invitait mais il était tout ce que sont les autres, ou tout à réfuter l’existence des particularités ce qu’ils peuvent être ». A. G.
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