Cocteau, l'enfant terrible

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camus ou sartre quel philosophe pour notre époque ?

DOM/S 6,80 € - BEL 6,70 € - CH 12,00 FS - CAN 8,99 $ CAN - ALL 7,70 € - ITL 6,80 € - ESP 6,80 € - GB 5,30 £ - GR 6,80 € - PORT CONT 6,80 € - MAR 60 DHS - LUX 6,80 € - TUN 7,50 TND - TOM /S 950 CFP - TOM/A 1500 CFP - MAY 6,80 €

www.magazine-litteraire.com - Octobre 2013

Ses relations avec Proust, Apollinaire, Picasso, Truffaut…

Dessins, romans, films : un écrivain et artiste complet

Cocteau dossier

L’enfant terrible

Extraits inédits « Démarche d’un poète » Rentrée littéraire

Notre sélection des romans étrangers

entretien J.-J. Pauvert

« Soyons clairs, Sade n’est pas fou »


Éditorial

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Service abonnements Le Magazine Littéraire, Service abonnements 17 route des boulangers 78926 Yvelines cedex 9 Tél. - France : 01 55 56 71 25 Tél. - Étranger : 00 33 1 55 56 71 25 Courriel : abo.maglitteraire@groupe-gli.com Tarifs France 2011 : 1 an, 12 numéros, 62,50 €. Achat de revues et d’écrins : 02 38 33 42 87 U. E. et autres pays, nous contacter. Rédaction Pour joindre directement par téléphone votre correspondant, composez le 01 44 10, suivi des quatre chiffres placés après son nom. Directeur de la rédaction Joseph Macé-Scaron (13 85) j.macescaron@yahoo.fr Rédacteur en chef Laurent Nunez (10 70) lnunez@magazine-litteraire.com Rédacteur en chef adjoint Hervé Aubron (13 87) haubron@magazine-litteraire.com Chef de rubrique « La vie des lettres » Alexis Brocas (13 93) abrocas@magazine-litteraire.com Directrice artistique  Blandine Scart Perrois (13 89) blandine@magazine-litteraire.com Responsable photo  Michel Bénichou (13 90) mbenichou@magazine-litteraire.com Rédactrice  Enrica Sartori (13 95) enrica@magazine-litteraire.com Correctrice Valérie Cabridens (13 88) vcabridens@magazine-litteraire.com Fabrication Christophe Perrusson (13 78) Directrice administrative et financière Dounia Ammor (13 73) Directrice commerciale et marketing  Virginie Marliac (54 49) Marketing direct Gestion : Isabelle Parez (13 60) iparez@magazine-litteraire.com Promotion : Anne Alloueteau (54 50) Vente et promotion Directrice : Évelyne Miont (13 80) diffusion@magazine-litteraire.com Ventes messageries VIP Diffusion Presse Contact : Frédéric Vinot (N° Vert : 08 00 51 49 74) Diffusion librairies : Difpop : 01 40 24 21 31 Publicité Directrice commerciale Publicité et Développement Caroline Nourry (13 96) Publicité littéraire  Marie Amiel - directrice de clientèle (12 11) mamiel@sophiapublications.fr Publicité culturelle Françoise Hullot - directrice de clientèle (secteur culturel) (12 13) fhullot@sophiapublications.fr Responsable communication Elodie Dantard (54 55) Service comptabilité Sylvie Poirier (12 89) spoirier@sophiapublications.fr Impression Imprimerie G. Canale, via Liguria 24, 10 071 Borgaro (To), Italie. Commission paritaire n° 0415 K 79505. ISSN‑ : 0024-9807 Les manuscrits non insérés ne sont pas rendus. Copyright © Magazine Littéraire Le Magazine Littéraire est publié par Sophia Publications, Société anonyme au capital de 7 615 531 euros. Président-directeur général et directeur de la publication Philippe Clerget Dépôt légal : à parution

Du surfeur et de l’océan

Par Joseph Macé-Scaron

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orsque parut Sur le blabla et le pour lesquelles on écrit des chichi des philosophes, nombreux livres est d’essayer de cométaient les critiques qui considéraient prendre le monde en dehors de sa propre vision que Frédéric Schiffter, philosophe vélides choses, et l’autre est planchiste, avait atteint là le sommet de d’essayer d’expliquer au la vague et allait disparaître dans un rouleau. Or voilà plus de dix ans que notre penseur continue de surfer monde sa propre vision des avec élégance. Ce fut Pensées d’un philosophe sous choses. » Et c’est pour ça que Rushdie est grand. Prozac, puis Métaphysique du frimeur, Le Philosophe sans qualités, Le Bluff éthique… et non seulement n juin 1947, le Schiffter ne tombait pas mais il paraismagazine Life La joie est une taie sait plus léger et plus profond. Il publia une série sur l’œil du philosophe, de photos réunies sous publia Philosophie sentimentale puis elle envahit notre aorte le titre « Jeunes écrivains La Beauté, une éducation esthétique. comme une mauvaise Lui, le détaché, paraissait attachant. des USA ». Il y avait plugraisse, elle nous rend Progressivement, son nihilisme balsieurs clichés de Gore Vidal insensibles aux néaire le rapprochait du premier Cléet un grand portrait de Truman Capote. Je ne sais pas ment Rosset. Le Charme des penseurs malheurs du monde, tristes (1) va ravir ceux qui le suivent et si, comme le souligne Chriset donc ignorants. enchanter ceux qui vont le découvrir. topher Bram dans son essai L’opus tient dans la main comme souvent avec Schiff- sur les écrivains gays aux États-Unis (3), « la révolution ter. Que nous dit-il ? Que la joie est une taie sur l’œil gay fut d’abord et avant tout une révolution littédu philosophe, qu’elle envahit notre aorte comme raire ». Pour être franc, ce présupposé a quelque une mauvaise graisse, qu’elle nous rend insensibles chose de gênant. Je crois, tout au contraire, que ce aux malheurs du monde, et donc ignorants. À travers fut une révolution menée par des militants, mais ce une galerie de portraits, cet essai revisite les philo­ qui est vrai, c’est que Bram fait revivre avec talent un sophes moralistes qui se sont faits les hérauts de la pan de l’histoire littéraire américaine, tout en nous mélancolie : Socrate, La Rochefoucauld, Mme du Def- conduisant dans les couloirs humides des saunas et fand, Cioran, Roorda, Roland Jaccard et Albert Caraco, en nous faisant asseoir dans de profonds fauteuils en qui écrivait : « Leur amour de la vie me rappelle l’érec- cuir, dans des bars aux murs lambrissés de chêne. Cette anthologie n’est pas exhaustive. Un chapitre tion de l’homme que l’on pend. » uel usage font les romanciers, ces appren- aurait pu être consacré à James Purdy, qu’Angelo tis démiurges, de leur liberté immense ? Rinaldi tient, non sans raison, pour un « petit » maître. À partir de cette question qui nourrit, encore C’est un peu comme si on traitait de la littérature gay aujourd’hui, son travail, Vincent Message (2) inter- en France de Cocteau à Yves Navarre, en passant à roge cette tradition littéraire qui, de Pétrone à Rabe- côté d’Augiéras. Mais ne boudons pas notre plaisir car lais, produit des œuvres hétérogènes, c’est-à-dire des ce livre se lit comme un grand article du New Yorker. œuvres où chacun a droit à la parole. S’appuyant sur Et même si Bram ne cherche pas à écrire une thèse les romans de Robert Musil, Carlos Fuentes, Édouard sur la haine de soi ni sur les années sida ou les lois Glissant, Thomas Pynchon et Salman Rushdie discriminatoires, il fait vivre ces périodes tragiques – autant d’auteurs qui expriment la « variété des aspi- avec toute la palette non pas d’un essayiste mais d’un rations humaines » –, il retrace ainsi la montée en véritable écrivain. Gays ou non, les écrivains cités ici puissance du pluralisme. Le personnage de roman sont allés rejoindre le « vaste océan fait de livres et de est singulier parce que pluriel. Il se frotte à la diver- lecteurs ». j.macescaron@yahoo.fr sité des cultures et des expériences. Comment le (1) Le Charme des penseurs tristes, Frédéric Schiffter, éd. Flammarion, 168 p., 17 €. romancier va-t-il dépasser les bornes de son expé- (2) Romanciers pluralistes, Vincent Message, rience « pour représenter la vie des autres comme s’il éd. du Seuil, 494 p., 26 €. la connaissait de l’intérieur » ? Est-il sincère dans cette (3) Anges batailleurs. Les Écrivains gays en Amérique de Tennessee Williams à Armistead Maupin, démarche ? Message cite Rushdie, qui place exacte- Christopher Bram, traduit de l’anglais (États-Unis) par ment le défi là où il doit être placé : « Une des raisons Cécile de La Rochère, éd. Grasset, 414 p., 24 €. capman/sipa

Édité par Sophia Publications 74, avenue du Maine, 75014 Paris. Tél. : 01 44 10 10 10 Fax : 01 44 10 13 94 Courriel : courrier@magazine-litteraire.com Internet : www.magazine-litteraire.com

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Perspectives

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Albert Camus l’a-t-il «  emporté » sur JeanCamus aurait eu cent ans le 7 novembre prochain. Sa pensée est plus que jamais plébiscitée : antitotalitaire, il aurait anticipé les aveuglements de la radicalité idéologique, incarnés par Sartre. Plutôt qu’ainsi schématiser cette éternelle rivalité, peut-être vaudrait-il mieux tenter d’en sortir. Par Patrice Bollon, illustrations Rita Mercedes pour Le Magazine Littéraire

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lors qu’on célèbre (le 7 novembre prochain) le centenaire de sa naissance, la cote ­d’Albert Camus (19131960) semble à son zénith : il aurait, selon la rumeur, « tout anticipé de notre présent », son seul tort étant d’« avoir eu raison trop tôt ». Contre Jean-Paul Sartre, qui, lui, se serait « trompé sur tout ». Réalité ou image d’Épinal que cette reconstitution ? Un peu des deux. Pour légitime qu’il soit, le triomphe de Camus ne saurait faire oublier ses ambiguïtés et ses flous. Quant à Sartre, nombre de

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Critique

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Coetzee, un sibyllin messie Une enfance de Jésus, J. M. Coetzee, traduit de l’anglais (Afrique du Sud) par Catherine Lauga du Plessis,

éd. du Seuil, 376 p., 22 €

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Par Hubert Prolongeau

ans cette fable mystérieuse qui brasse plusieurs thèmes, J. M. Coetzee prend un malin plaisir à jouer avec son ­lecteur et à le laisser livré à ses interrogations. On ne saura jamais ce qui s’est passé avant. Ou si peu. Ils ont fui, se sont trouvés sur un bateau, se sont reconnus, tous les deux, l’homme mûr et l’enfant. Simon et David (ce sont de nouveaux noms, ceux qu’on leur a donnés à leur arrivée)­ ont débarqué un matin à Novilla, dans un camp de réfugiés, pour tenter de s’y construire une nouvelle vie. Lui porte son âge, mais est encore capable­ de travailler et de faire l’amour, l’enfant a 5 ans et a perdu ses parents… Coetzee ne nous en dira pas plus sur le passé de ses héros, dont justement l’une des raisons d’être ici est leur désir de l’oublier. Ce flou des personnages, l’imprécision tant des milieux que des événements, joue d’entrée comme un multiplicateur de sens : Une enfance de Jésus, livre dont le mystère hante longtemps, ne saurait s’offrir à une seule interprétation, et déroule jusqu’au bout un parcours surprenant dans lequel il est difficile de trouver­de solides points de repère. Rapidement, Simon trouve à s’embaucher et se met en tête de rechercher la mère de David. Il ne l’a jamais vue, David lui-même en a perdu jusqu’au souvenir, mais Simon est convaincu qu’il la reconnaîtra s’il la croise. Et un jour, effectivement, en voyant une femme jouant au tennis dans une résidence chic, il a la ­con­viction que c’est elle. Il propose alors de lui confier l’enfant. D’abord réticente, la femme, prénommée Inès, accepte. Elle s’installe chez Simon, qu’elle envoie vivre ailleurs, et entreprend d’élever David. Simon est peu à peu exclu de leur relation. Et David refuse de s’intégrer à son école et se met à interroger le monde qui l’entoure… Une enfance de Jésus est bien sûr une fable. Mais, ­portée par la sobriété de style qui marque Coetzee, sans doute l’un des plus discrets des grands écrivains d’aujourd’hui, elle ne déroule jamais le fil apaisant d’une démonstration au sens très précis. Ainsi de cette référence à Jésus dans le titre. Faut-il la prendre au ­sérieux ? Et où mène-t-elle ? En cherchant, on trouve des rapports. David, qui prend en charge un enfant qu’il n’a guère demandé, ne pourrait-il jouer le rôle de Joseph ? Inès, qui est choisie pour assumer à son tour cette maternité tombée du ciel, n’est-elle pas dans la position de Marie accueillant la visite de l’ange

Gabriel ? Et ce Juan (nom espagnol de Jean, « celui que Jésus aimait » dans le Nouveau Testament) qui monte à la fin dans la voiture de nos trois héros fuyant ne peut-il être le premier disciple ? David d’ailleurs ne bouleverse-t-il pas la vie des gens autour de lui, rien que parce qu’il existe et est différent ? Mais la question strictement religieuse est absente du livre, qui ouvre au contraire sur celle du pourquoi et du comment ­vivons-nous. David est à Jésus ce que Léopold Bloom est à Ulysse : une image projetée, un vague reflet, une allusion qui vit sa vie. On a tôt l’impression que ce côté allégorique est une façade et que Coetzee nous le jette en pâture comme une explication facile et un trompel’œil pour se resserrer sur des interrogations à la fois plus simples et concrètes : comment élever un enfant, J. M. Coetzee comment­se passer de sexe, comment réfléchir à son en 2010. travail et essayer d’en faire quelque chose ? Le livre est à la fois inExtrait terrogation sur l’éducation, peinture d’un monde où la courtoisie et la bonne volonté tuent le désir, t de toute façon qu’est-ce qu’il revendication d’un amour obstiné a en tête avec Elena, une femme et sensuel, exposé de la douleur qu’il connaît à peine, la mère du de l’immigration. Il nous dit que nouvel ami de l’enfant ? Espèrel’amour est à la base de tout, qu’il t-il la séduire parce que, dans des faut se bâtir son propre­ système souvenirs qui ne sont pas tout à de valeurs, ce que fait David en fait perdus pour lui, se séduire choquant ses professeurs par son mutuellement est quelque chose refus de la logique arithmétique, que font les hommes et les comme Jésus enfant avait su le ­f emmes ?… Et pourquoi ne faire en prônant un enseignement cesse-t-il de se poser des quesdifférent de celui du temple. Mais tions, au lieu de simplement faut-il vraiment prendre au sérieux vivre, comme tout le monde ? ces « mes­s ages » ? L’apparente Une enfance de Jésus, ­neutralité de Coetzee cache aussi J. M. Coetzee une pointe d’humour et l’envie de jouer avec le lecteur. La même mystérieuse distance se retrouve dans la Vient de paraître peinture du pays où survivent nos héros. Novilla est Ici et maintenant. une ville hispanophone où l’État semble avoir tout Correspondance de pris en main. Les nouveaux venus y sont immédiate- Paul Auster et J. M. Coetzee ment orientés et fichés, on leur fournit un logement (2008-2011), traduit de l’anglais et un ­travail. Simon est ainsi embauché sur les docks, par Céline Curiol et Catherine Lauga du Plessis, où il fait avec des gens extrêmement sympathiques éd. Actes Sud, 288 p., 22 €. un travail plutôt inutile : il décharge du grain dans des En librairie le 9 octobre. entrepôts envahis par les rats. Le soir, il va dans un « institut » apprendre une philosophie stérile ou attendre son tour dans des bordels réglementés.

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Taxi Writer Taxi Driver, Richard Elman, traduit de l’anglais (États-Unis) par Claro,

éd. Inculte, 172 p., 16,90 €

Par Bernard Quiriny

philippe Matsas/opale

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Quand il essaie de convaincre­ses amis de la nécessité de changer cette vie où le ­progrès est refusé et la productivité absurde, il se heurte à leur contentement passif. Est-ce à dire que Coetzee condamne ce socialisme chaleureux ou qu’il en fait une discrète apologie ? Ni l’un ni l’autre. Il pose le décor et en tire ­quelques leçons et contradictions, confrontant à ce mode de vie trop paisible la résurgence du désir chez son héros, qui demande l’amour et la passion quand on ne lui offre que la bonne volonté. Ce désir pourtant qui, dans Disgrâce ou dans son autobiographie, apparaissait aussi comme un fléau qui transformait les hommes en ­pantins ou en clowns… Tout le livre, placé sous le signe de Cervantès, clairement nommé, et de Kafka, à l’influence récurrente, chemine, de question en question, sans jamais apporter­ de réponse claire, comme si les poser était déjà une victoire. Chaque fois qu’il croit avoir trouvé une solution, Simon est confronté à un autre problème et ­cherche à nouveau à le résoudre, jusqu’à cette évasion finale dont on ne sait si elle est une ouverture vers autre chose ou le début d’une fuite en avant qui n’aboutira qu’à tourner en rond. Coetzee se situe là dans ce registre de l’« angoisse comique féroce » avec laquelle il définissait l’art de ce maître revendiqué qu’est pour lui Samuel Beckett.

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ttention, ce Taxi Driver n’est ni le roman qui a inspiré le film réalisé par Martin Scorsese en 1976 ni la novélisation de ce dernier. Sa genèse est une histoire curieuse, mal connue d’ailleurs, qui mérite d’être rapportée. Comme on sait, le scénario de Scorsese a été écrit par Paul Schrader ; les cir­constances exactes de son travail sont sujettes à caution (la légende raconte qu’il l’a achevé en moins d’une semaine, d’autres parlent plutôt d’un mois, etc.), mais il semble en tout cas qu’il a mis beaucoup de sa propre vie dans le personnage de Travis, ayant lui-même connu une période de déprime où il s’est gavé de porno et s’est passionné pour les armes à feu. (Le passage sur l’attentat contre un candidat à la présidentielle, en revanche, s’inspire plutôt des confessions d’un certain Arthur Bremer, qui avait tenté quatre ans plus tôt d’assassiner le démocrate George Wallace.) Or il se trouve que Schrader était à l’époque assez proche de Richard Elman (1934-1997), poète, romancier, journaliste, auteur d’une trilogie sur la Seconde Guerre mondiale (The 28th Day of Elul), fervent opposant à la guerre du Vietnam et futur reporter auprès de la guérilla sandiniste au Nicaragua. Richard Elman collabore ainsi à l’écriture du scénario, avant de s’approprier carrément le personnage de Travis pour en faire un bref roman qui paraîtra en librairie après le film, avec la photo de Robert De Niro en couverture et la mention « based on a original screenplay by Paul Schrader ». Difficile de dire quelle a été sa contribution exacte au script de Schrader et au film de Scorsese, mais peu importe : ce qui compte, c’est qu’il a tiré de cette histoire une superbe pièce de littérature, « viable » et ­va­lable pour elle-même, et qui est même un petit chef-d’œuvre à sa façon, tout en violence et en ambiguïté. Évidemment, on ne peut s’empêcher de confronter sans cesse le livre au film et d’attendre la ­fameuse réplique de Travis devant son miroir (« You talkin’to me ? ») : en vain, puisqu’elle a été improvisée en plateau par De Niro, et qu’elle ne figure pas dans le texte. Ce qu’on trouve en ­revanche dans ce dernier, c’est le mélange saisissant de haine et de naïveté qui sourd du personnage, son dégoût universel pour la ville où il vit et son regard critique sur la saleté des rues où il traîne son taxi, avec leurs voyous, leurs putes et leurs drogués. (Significati­ vement, la première chose qui lui plaît chez une fille, c’est toujours qu’elle soit « propre ».) « Cette ville est un égout à ciel ouvert, dit-il ingénument au politicien Palantine. Y a des jours, quand je sors, l’odeur me donne des maux de tête qui durent et s’en vont pas. On a besoin d’un Président pour nettoyer tout ce bordel. » Grotesque et poignante, la scène où Travis entraîne gentiment Betsy dans un ciné porno produit un effet magistral ; ce passage aurait justifié à lui seul que fût enfin traduit ce petit roman compact et intense, confession brute de décoffrage d’un paumé dont la misère morale renvoie un drôle de miroir aux États-Unis. « Chaque nuit, je vois des trucs à côté desquels le Vietnam s’en sort plutôt pas mal. »


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Cinquante après sa mort

La constellation Cocteau

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Dossier coordonné par David Gullentops, avec Juliette Einhorn

Germaine Krull estate, folkwang museum, essen/musée jean-cocteau/coll. séverin wunderman

Jean Cocteau, Paris, 1929.

La commémoration du cinquantenaire du décès de Jean Cocteau suscite de nombreuses initiatives : spectacles, expositions, journées d’études, colloques, publications… Moment propice pour évaluer son impact sur l’évolution des arts du début du xxe siècle jusqu’à notre époque. L’évaluation est d’autant plus complexe que Cocteau ne s’est pas cantonné à une discipline, mais est passé de l’une à l’autre (littérature, arts plastiques, théâtre, cinéma) pour mieux s’exprimer ou pour transposer des outils et des techniques d’expression. Dès les années 1920, il préconisait l’existence d’un « genre nouveau » alimentant tous les genres et entretenait des relations avec des personnalités de tous horizons. Dans les ­limites imparties à ce dossier, la constellation Cocteau que nous présentons se restreint obligatoirement à un bref panorama.

De tous les débats artistiques Parmi les nombreux artistes fréquentés par Cocteau sur le plan amical ou professionnel figurent ici des « maîtres » de la génération précédente : Erik Satie, Guillaume Apollinaire, Marcel Proust ; des contemporains : Pablo Picasso, François Mauriac, Francis Poulenc ; enfin, des représentants des générations suivantes : Jean Genet, Eugène Ionesco, Jean Anouilh et François Truffaut. Ce panorama, moins éclectique qu’il ne paraît, rend compte de l’ensemble du spectre créateur de Cocteau. Il retrace aussi de façon réaliste les moments heureux de collaboration autant que les difficultés survenues dans ces relations souvent complexes. Il fait apparaître surtout l’importance des débats artistiques qui ont animé le xxe siècle et auxquels Cocteau a participé soit en tant qu’acteur privilégié – le modernisme et l’avant-garde, le retour au classicisme, les questions religieuses et politiques,

l’existentialisme –, soit en tant que précurseur – le Nouveau Théâtre, la Nouvelle Vague, l’intermédialité, sans oublier la littérature et la création de type « gender ». Chercheurs et spécialistes n’ont pas encore pu prendre toute la mesure de la constellation Cocteau. Nombreuses sont encore les zones d’ombre. D’innombrables documents conservés dans les archives et les fonds de re­cherche, comme la Bibliothèque historique de la ville de Paris, le musée des Lettres et Manuscrits à Paris et le musée de Menton, demeurent inexploités. La recherche des sources d’inspiration du poète – l’influence du postsymbolisme, du premier cinéma américain ou de l’occultisme – mériterait une approche systématique. L’analyse intermédiale de ses œuvres – signalons l’application des techniques du roman policier en poésie ou au cinéma – permettrait de mieux circonscrire le caractère innovateur de sa création. Enfin, le parcours méthodique de ses correspondances et de ses interventions dans les médias – articles de presse et émissions de radio – nuancerait assurément la position de « pseudo-marginal » que le poète a occupée dans le champ littéraire et artistique de son époque. Sans oublier enfin l’étude à mener des rapports avec des artistes qui se sont inspirés de son œuvre, tels que Maurice Béjart, Tennessee Williams, Yukio Mishima, Pedro Almodóvar ou Philip Glass. On l’aura compris, ce dossier lance un appel à ceux qui désirent à la fois sortir des sentiers battus et poursuivre indéfiniment la re­cherche, appel que Cocteau lui-même ­formulait dans son épitaphe du Requiem de la façon suivante : Halte pèlerin mon voyage Allait de danger en danger Il est juste qu’on m’envisage Après m’avoir dévisagé. D. G.

Sommaire 50 Cocteau

et les écrivains

62 Cocteau

et les arts

74 Archives

et expositions

84 Inédit


photos : musée jean-cocteau/coll. séverin Wunderman, menton/photos serge causse

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(3) Matisse,

de la couleur à l’architecture, René Percheron et Christian Brouder, éd. Citadelles & Mazenod, 2002. (4) Matisse lui fera connaître l’art africain. (5) Cocteau dit dans son film La Villa Santo Sospir : « Matisse m’avait mis en garde contre l’absence de modulation qui provient des teintes plates de la tapisserie moderne. » Dans une lettre du 27 juin 1951, Cocteau répond à Matisse : « J’ai été à Aubusson. Le travail m’a stupéfait. Ils modulent au point qu’on croirait possible de souffler sur le pastel. »

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En haut à droite : Portrait cubiste, 1961. Ci-contre : Innamorati, ou le Pêcheur endormi, 1961.

Avec Matisse, il a pratiqué quelques échanges épistolaires, notamment pour la tapisserie Judith et Holopherne qu’il fera tisser à l’atelier Bouret à Aubusson (5). Cocteau sera influencé par la démarche de Matisse, sa recherche vers la simplification de la ligne. Ce que Matisse a atteint à la fin de sa carrière : des configurations épurées, dénuées de tout détail anecdotique, ce sera également l’objectif de Cocteau. Le poète sera aussi charmé par les expérimentations chromatiques de Matisse : chez Cocteau, toutefois, la couleur s’impose progressivement, tandis que, chez Matisse, la couleur devient l’œuvre même (les gouaches découpées), jusqu’à atteindre une dimension spatiale dans la chapelle de Vence.

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magazine des écrivains Le

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Jean-Jacques Pauvert

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Sade n’est récupérable par personne

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Éditeur légendaire, il a été le premier à publier au grand jour les écrits du divin marquis, en 1945 : il avait alors 19 ans. Il lui a ensuite consacré une biographie monumentale. Elle est aujourd’hui rééditée in extenso, à la veille du bicentenaire de la mort de Sade. Propos recueillis par Alexandre Gefen, photos Jean-Luc Bertini pour Le Magazine Littéraire

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ean-Jacques Pauvert est une figure faussement marginale de l’édition littéraire française du xxe siècle. Identifié à la maison qui porte son nom, il sera non seulement l’éditeur mais aussi souvent l’ami de ses auteurs, de Bataille à Pierre Klossowski en passant par Guy Debord. Découvreur de génie, féru d’indépendance, il publiera André Breton, René Crevel, Topor, Raymond Roussel, Tristan Tzara, Boris Vian, Albert Camus, Albertine Sarrazin, Jean Genet, mais aussi Emily Brontë et le Dictionnaire de Littré, Françoise Sagan et l’Histoire de l’art d’Élie Faure. Passionné par la littérature érotique, dont il produira d’extra­ ordinaires anthologies, il ferraillera vingt ans avant Mai 68 contre toute forme de censure. Objet entre 1947 et 1970 d’une vingtaine de procès (pour Sade, Histoire d’O, le Dictionnaire de sexologie, ou encore Les Larmes d’Éros de Bataille), attaqué par Mauriac qui en fait en 1960 « le Mal absolu », « le Mal qui est Esprit, le Mal qui est Quelqu’un », il sera défendu par l’avocat Maurice Garçon et obtien­ dra le soutien d’André Breton, de Jean Paulhan, de Georges Bataille, de Jean Cocteau, ou encore de Roland Barthes. Du divin marquis, Jean-Jacques Pauvert fera, toute sa vie durant, à la fois son cheval de bataille et l’objet de toutes ses interrogations : en publiant les quinze volumes de ses Œuvres complètes en collaboration avec Annie Le Brun, en signant lui-même une biographie de 1 200 pages, il cherchera à sonder le sens historique de la trajectoire d’une vie hors norme, sans jamais en réduire la radicalité.

Dans quelles circonstances êtes-vous devenu l’éditeur du divin marquis ? Jean-Jacques Pauvert. En 1945. Aupara­ vant, personne n’avait édité Sade avec un nom d’éditeur. Au xixe siècle, si tout le monde avait lu Sade, c’était parce qu’il y avait d’innombrables éditions clandestines. Quand les surréalistes l’ont édité ensuite, À lire c’était encore dans des éditions clandes­ tines. Et puis tous les textes n’ont pas Sade vivant, connu la même histoire : La Nouvelle JusJean-Jacques Pauvert, éd. Attila, 1 216 p., 41 €. tine et surtout Juliette ont été lus dès le En librairie le 17 octobre xixe siècle – qui était très combatif, très aventureux en ce qui concernait Sade –, mais Les 120 Journées n’ont été publiées pour la première fois qu’en 1933. Moi, je voulais tout publier, même si je ne pouvais pas le faire d’un seul coup : je n’avais pas beaucoup de moyens, c’étaient mes débuts d’éditeur, pratiquement. Je venais d’avoir 19 ans et avais publié d’autres choses auparavant, mais assez peu et sous le nom des éditions du Palimugre – une analyse de Sartre sur L’Étranger de Camus, des petits textes de Montherlant, d’autres choses un peu bizarres. Et puis, tout d’un coup, ça s’est fait comme ça. Je me suis dit : après tout, je publie Sade, il faut mettre mon nom. C’était le début des éditions Jean-Jacques Pauvert.

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Jean-Jacques Pauvert dans sa maison du Var en mai 2013. Les polémiques sont arrivées comment ?

Est-ce que ça ne les faisait pas rire parfois ?

J’ai été dénoncé par des libraires et j’ai eu droit à une première visite de la brigade mondaine. Parce que personne n’avait publié Sade ouvertement et qu’il n’y avait eu que des éditions clandestines, ils n’ont pas tout de suite cru que c’était une édition officielle, avec une vraie adresse. Il faut dire que mes premiers bureaux étaient à Sceaux, dans le garage de mes parents. Ils ont débarqué en me disant : Alors il paraît que vous publiez Sade ? J’ai dit : Oui, oui, oui. Ils me disent : Mais c’est interdit ! Je leur réponds : Non, ça a été interdit officiellement au xixe siècle, mais ça n’est pas interdit aujourd’hui. C’était le début de conversations assez obscures.

Si, si, à la fin. Au début, pas du tout. Mais, à la fin, ils avaient évolué. En particulier, je parlais très souvent, non pas avec le commissaire, mais avec des inspecteurs qui quelquefois me disaient : « Ah ! mais, quand même, on en publie d’autres maintenant. » Il y avait le procès Henry Miller déjà. Et je concluais : « Non, vous savez, il faut bien lire Sade ; Sade, c’est plus fort que n’importe quoi. »

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Mais l’affaire a pris une tournure publique et exemplaire…

Ça a duré treize ans. Treize ans de procès, de perquisitions. J’ai été condamné une première fois, puis, en 1958, il s’est passé une chose assez extraordinaire, en 1957 exactement. J’avais fait venir un


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Le magazine des écrivains  Visite privée

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Roy Lichtenstein, tous miroirs éteints

Le Centre Pompidou accueille une rétrospective consacrée au peintre américain, disparu en 1997. Par étapes successives, une romancière s’est laissé prendre dans ses trames.

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n miroir dans lequel rien ne se reflète, c’est ça qui m’a harponnée. Un miroir qui ne reflète pas, est-ce un miroir, quelle question. On dit ce qu’on veut quand on est dans l’art. Le miroir de Lichten­ stein est sans usage, l’art quoi. J’ai vu plusieurs fois l’exposition que consacre le Centre Pompidou à Roy Lichtenstein. On y entre comme dans un restaurant prisé, il faut attendre que les places se libèrent. Pendant ce temps, on est invité à parcourir la vie et la formation de l’artiste en regardant un mur plutôt qu’en s’y adossant. Il y a des photos, Paris déjà capitale de l’art en noir et blanc, New York la nouvelle, des femmes, des intérieurs, et Lichtenstein dans tout ça. Je me suis surprise à ne pas aimer son visage. Pour patienter, avant de pouvoir entrer dans le périmètre des œuvres (j’y viens) on peut lire des colonnes de textes biographiques. Après les avoir survolés, la seule information qui me reste à l’esprit c’est que passant devant l’atelier de Picasso il avait hésité à lui rendre une visite de jeune admirateur et s’était ravisé pour ne pas le déranger. Lichtenstein est raisonnable, il ne ment pas, il ne fanfaronne pas. Sa peinture est telle. Aucune démesure, pourtant les tableaux reposent sur des agrandissements. Yeux écarquillés, gros plans, loupe. Des choses banales sont prélevées dans la fiction quotidienne, elles sont agrandies — grandies. L’art c’est l’amplifi­ cation. Chez Lichtenstein, cela passe par la réduction. Il y a des

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e déclare que Lichtenstein est le grand masturbateur par excellence, ce qui pourrait passer pour une influence dalinienne. Je ne dis pas non.

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f­ormules de l’artiste inscrites sur les murs et des textes de commissaires. Des réductions et des développements, entre les œuvres. Comme je l’ai dit, d’abord je me suis contrainte à ne voir que l’exposition, pas les œuvres. Ne cherchant pas l’art, je me suis laissé ­prendre par lui à l’instar de Donald Duck qui dès la première salle s’écrie « Look Mickey, I’ve hooked a big one ». Le tableau montre Donald à la pêche, l’hameçon tire fortement la canne, grosse prise. Mais c’est lui-même qu’il agrippe. Mickey voit bien ce qui se passe. Donald s’est pêché. Mickey semble épaté, sa main gantée dissimule sa bouche. L’eau calme ne réfléchit pas la figure de Donald bien qu’il soit penché au-dessus d’elle. Les miroirs de Roy Lichtenstein ne reflètent rien, ils ne saisissent qu’euxmêmes. Rien ne se reflète dans les œuvres. L’autoportrait ne figure pas dans cette exposition, je l’ai en tête alors j’en parle ici où je me remémore mes visites. Les œuvres sont présentées chronologiquement, ma mémoire est autrement ordonnée. L’image palindromique de Donald Duck qui s’autopêche me nettoie de tout affect et renouvelle ma vision de Lichtenstein. C’est, je crois, l’objet de sa peinture, cerner l’habituel, le déposer. La À voir fonction est ôtée au miroir, l’anRoy Lichtenstein, neau n’est passé à aucun doigt, exposition jusqu’au 9 novembre au Centre Pompidou, Paris (4e). sous la loupe rien à voir. Si ce n’est la surface, matérialisée par À lire de Gaëlle Obiégly des points plus gros dans un Mon prochain, ­cercle magnifié par l’agrandis­ éd. Verticales, 186 p., 16,90 €. sement de ce qui l’occupe. Je ne vois plus que ça, les palindromes. Les palindromes visuels fascinent comme son reflet fascine Narcisse. Nous percevons — tout du moins, moi — l’autoérotisme des tableaux. Lichtenstein est le grand masturbateur par excellence. Et alors ? Voilà j’écris une phrase « Lichtenstein est le grand masturbateur par excellence » qui, si je la lisais formulée par un critique professionnel, me plongerait dans une exégèse n’aboutissant à aucune conclusion (mais j’évite toujours les conclusions, parfois de justesse). Quelqu’un d’autre que moi, la plupart des gens habilités à s’exprimer sur ce genre de sujet (la peinture, l’art, la publicité), aurait écrit : estate of roy lichtenstein new york/adagp, paris 2013

hélie/gallimard

Par Gaëlle Obiégly

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Le Magazine Littéraire 536 Octobre 2013


Page de gauche : Look Mickey (1961), National Gallery of Art, Washington. Ci-dessus : Still Life With Goldfish (1972), coll. particulière. Tout en haut : Crying Girl (1963), bibliothèque Kandinsky, Centre Pompidou. À droite : Roy Lichtenstein dans son atelier de Southampton, photographié par Horst P. Horst.

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Octobre 2013 536 Le Magazine Littéraire

CRÉDIT

estate of roy lichtenstein new york/adagp, paris 2013

estate of roy lichtenstein new york/adagp, paris 2013

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