Diderot, le philosophe heureux

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Entretien Jaume cabré, révélation de l’automne

dossier

Diderot

Le philosophe heureux

Qui a tué Kennedy ?

Les romanciers mènent l’enquête depuis cinquante ans

Inédit

Jean Starobinski salue Le Neveu de Rameau M 02049 - 537 - F: 6,20 E - RD

DOM/S 6,80 € - BEL 6,70 € - CH 12,00 FS - CAN 8,99 $ CAN - ALL 7,70 € - ITL 6,80 € - ESP 6,80 € - GB 5,30 £ - GR 6,80 € - PORT CONT 6,80 € - MAR 60 DHS - LUX 6,80 € - TUN 7,50 TND - TOM /S 950 CFP - TOM/A 1500 CFP - MAY 6,80 €

www.magazine-litteraire.com - Novembre 2013

cinéma

Simone de Beauvoir et Violette Leduc, une passion littéraire


Éditorial

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Service abonnements Le Magazine Littéraire, Service abonnements 17 route des boulangers 78926 Yvelines cedex 9 Tél. - France : 01 55 56 71 25 Tél. - Étranger : 00 33 1 55 56 71 25 Courriel : abo.maglitteraire@groupe-gli.com Tarifs France 2011 : 1 an, 12 numéros, 62,50 €. Achat de revues et d’écrins : 02 38 33 42 87 U. E. et autres pays, nous contacter. Rédaction Pour joindre directement par téléphone votre correspondant, composez le 01 44 10, suivi des quatre chiffres placés après son nom. Directeur de la rédaction Joseph Macé-Scaron (13 85) j.macescaron@yahoo.fr Rédacteur en chef Laurent Nunez (10 70) lnunez@magazine-litteraire.com Rédacteur en chef adjoint Hervé Aubron (13 87) haubron@magazine-litteraire.com Chef de rubrique « La vie des lettres » Alexis Brocas (13 93) abrocas@magazine-litteraire.com Directrice artistique  Blandine Scart Perrois (13 89) blandine@magazine-litteraire.com Responsable photo  Michel Bénichou (13 90) mbenichou@magazine-litteraire.com Rédactrice  Enrica Sartori (13 95) enrica@magazine-litteraire.com Correctrice Valérie Cabridens (13 88) vcabridens@magazine-litteraire.com Fabrication Christophe Perrusson (13 78) Directrice administrative et financière Dounia Ammor (13 73) Directrice commerciale et marketing  Virginie Marliac (54 49) Marketing direct Gestion : Isabelle Parez (13 60) iparez@magazine-litteraire.com Promotion : Anne Alloueteau (54 50) Vente et promotion Directrice : Évelyne Miont (13 80) diffusion@magazine-litteraire.com Ventes messageries VIP Diffusion Presse Contact : Frédéric Vinot (N° Vert : 08 00 51 49 74) Diffusion librairies : Difpop : 01 40 24 21 31 Publicité Directrice commerciale Publicité et Développement Caroline Nourry (13 96) Publicité littéraire  Marie Amiel - directrice de clientèle (12 11) mamiel@sophiapublications.fr Publicité culturelle Françoise Hullot - directrice de clientèle (secteur culturel) (12 13) fhullot@sophiapublications.fr Responsable communication Elodie Dantard (54 55) Service comptabilité Sylvie Poirier (12 89) spoirier@sophiapublications.fr Impression Imprimerie G. Canale, via Liguria 24, 10 071 Borgaro (To), Italie. Commission paritaire n° 0415 K 79505. ISSN‑ : 0024-9807 Les manuscrits non insérés ne sont pas rendus. Copyright © Magazine Littéraire Le Magazine Littéraire est publié par Sophia Publications, Société anonyme au capital de 7 615 531 euros. Président-directeur général et directeur de la publication Philippe Clerget Dépôt légal : à parution

La main du potier Par Joseph Macé-Scaron

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amais ils ne se sont tutoyés. Et tout les tout peut se reconstruire. séparait. Les deux têtes de l’aigle bicéphale Non sans humour Darwich de la Cacanie, ce « laboratoire du crépusnous dit : « L’une des tra­ cule » européen. Stefan Zweig et Joseph gédies cumulées de Troie Roth. La publication de leur corresponvient du fait que personne ne s’est mis à la recherche dance nous donne un passionnant roman épistolaire. des tablettes sur lesquelles Et un ouvrage de référence, l’éditeur a cent fois raile poète de Troie avait son de le souligner, en raison de l’appareil de notes rédigé son histoire. » de ces deux spécialistes de Joseph Roth que sont Madeleine Rietra et Rainer-Joachim Siegel. Deux l y a des sentiers qui grands thèmes courent tout au long de ce mènent à la haute litroman. Le premier est lié à la montée des térature. C’est ce che« Un classique est min qui conduit le lecteur menaces. Celles-ci sont-elles sous-­estimées un livre qui n’a ou surestimées par les intellectuels et les vers une vaste clairière lumijamais fini de dire écrivains de l’époque ? Une chose est neuse au sein de la jungle ce qu’il a à dire. » sûre : ces deux écueils fracassent souvent éditoriale, que viennent Italo Calvino d’arpenter Pierre-Marc de toute velléité de rébellion ou de résistance Biasi, Alexandre Gefen et même « en cette heure infernale où la À lire bien d’autres. Les actes du bête est couronnée ». N’y tenant plus, Correspondance 1927-1938, Roth interpelle Zweig : « C’est une lutte à Stefan colloque de Cerisy consacré Zweig, Joseph Roth, traduit de la vie à la mort entre la culture euro- l’allemand (Autriche) par Pierre Deshusses, à Pierre Michon sont d’une péenne et la Prusse. Vous ne vous en ren- éd. Bibliothèque Rivages, 480 p., 25 €. richesse inouïe puisqu’ils dez vraiment pas compte ? » La suite nous parlent de l’héritage L’Exil recommencé, ­montre que Zweig avait saisi cet enjeu au Mahmoud Darwich, t raduit de l’arabe littéraire et des mythes, des « gens de peu » et des plus profond de sa chair. Le second thème (Palestine) par Élias Sanbar, tutoyeurs de Dieu, de est l’écriture. L’angoisse de ne plus écrire, éd. Actes Sud/Sindbad, 192 p., 23 €. Pierre Michon, ­toutes ces énergies « qui la peur de redire, de trop dire, de mal dire. actes du colloque de Cerisy-la-Salle dressent l’homme ou qui Les deux hommes reconnaissent leur inca- (août 2009), é d. Gallimard, l’abattent ». Difficile de dire pacité à livrer à leurs éditeurs un texte qui « Les Cahiers de La NRF », 28 €. si Michon est déjà un clas­ ne soit pas abouti (« ce n’est physique- ment pas possible »). « Ce sont là les offres terribles sique comme le fut en son temps Julien Gracq. Cette des écrivains minables, écrit Roth : “je vous montre question est importante au moment où son œuvre trois chapitres”, etc. Ça veut dire quoi trois chapitres (surtout après le succès des Onze) conquiert de nouou la moitié ? » Lutte inégale mais lutte nécessaire veaux cercles de lecteurs. Elle est dangereuse car elle entre le pot de terre et le pot de fer. peut impressionner et faire partir vers de mauvaises quoi bon des poètes en temps de directions. Tout comme Pascal Quignard, Jean Échedétresse ? On connaît la célèbre question de noz ou Pierre Bergounioux, Michon est étranger à Hölderlin. Un élément de réponse nous est tout académisme. Ces « Vies minuscules » appar­ donné avec le recueil d’articles écrits par Mahmoud tiennent à la littérature majuscule. Elles répondent Darwich. Même si ce recueil rassemble des textes très bien à cette définition qu’Italo Calvino donne des écrits après le retour en Palestine du poète en 1993, classiques : « Un classique est un livre qui n’a jamais le thème de l’exil affleure à chaque page. Cet exil plus fini de dire ce qu’il a à dire. » Un classique, et dans ce réel que cet État palestinien qui ressemble de plus sens Michon en est incontestablement un, ne « sert » en plus aux taches sur le pelage d’un léopard. Darwich à rien, il ouvre juste un peu plus notre esprit, c’est la n’épargne personne : « Qui appeler quand tu es le main du potier qui transforme la masse d’argile en champ de bataille où s’affrontent tes assassins ? » vase. C’est l’histoire que Calvino et Cioran em­pruntent Pourquoi des poètes ? Parce que la langue est le der- à la légende : « Alors qu’on préparait la ciguë, Socrate nier refuge où peuvent habiter ceux qui n’ont ni mai- était en train d’apprendre un air de flûte. “À quoi cela son ni terre. Parce que la violence leur est étrangère servira-t-il ? lui demande-t-on. – À savoir cet air avant et qu’ils gardent cette étincelle à partir de laquelle de mourir.” » j.macescaron@yahoo.fr capman/sipa

Édité par Sophia Publications 74, avenue du Maine, 75014 Paris. Tél. : 01 44 10 10 10 Fax : 01 44 10 13 94 Courriel : courrier@magazine-litteraire.com Internet : www.magazine-litteraire.com

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Novembre 2013 537 Le Magazine Littéraire

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Sommaire

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Disparition

Quand Patrice Chéreau parlait de Koltès dans Le Magazine Littéraire.

Théâtre

Retour sur Orlando, une adaptation du roman de Virginia Woolf au Théâtre de la Bastille.

Le cercle critique Chaque mois, des critiques inédites exclusivement accessibles en ligne.

Lea Crespi/pasco & co – RMN-Grand Palais (Musée du Louvre)/Stéphane marechalle – Marco castro pour le magazine littéraire

Sur www.magazine-litteraire.com

Entretien avec Bertrand Tavernier : « Les écrivains tiennent une grande place dans mes films. »

Ce numéro comporte 4 encarts : 1 encart abonnement sur les exemplaires kiosque, 1 encart Edigroup sur les exemplaires kiosque en Suisse et Belgique, 1 encart Beaux-Arts et 1 encart Festival du roman historique sur une sélection d’abonnés.

Perspectives 8 Kennedy,

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l’infini cadavre exquis

par Alexis Brocas

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entretien avec Philippe Labro

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10 « JFK est le plus grand roman américain », 12 L’assassinat vu par les écrivains 14 Le chapitre Marilyn L’actualité 16 La vie des lettres Édition, festivals,

spectacles… Les rendez-vous du mois 30 Le feuilleton de Charles Dantzig

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Le cahier critique 32 Mathieu Lindon, Une vie pornographique 34 Serge Bramly, Arrête, arrête 34 Monica Sabolo, Tout cela n’a rien à voir

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avec moi Loïc Merle, L’Esprit de l’ivresse Étienne de Montety, La Route du salut Véronique Olmi, La Nuit en vérité Dominique Noguez, Une année qui commence bien Alexis Jenni, Élucidations Emmanuel Venet, Rien Emmanuelle Pagano, Nouons-nous Christophe Ono-dit-Biot, Plonger Sylvie Germain, Petites scènes capitales José Saramago, La Lucarne Jeanette Winterson, La Passion Richard Russo, Ailleurs Arun Kolatkar, Kala Ghoda. Poèmes de Bombay Rachel, De loin, suivi de Nébo

En couverture : illustration d’Olivier Marbœuf, d’après un portrait de Denis Diderot peint par Louis-Michel Van Loo (RMN-Grand Palais (musée du Louvre)/Stéphane Marechalle). Vignette de couverture : John Fitzgerald Kennedy en 1960, à Mt Clemens, Michigan (photo de Jacques Lowe). © ADAGP-Paris 2013 pour les œuvres de ses membres reproduites à l’intérieur de ce numéro.

Abonnez-vous page 93

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Grand entretien avec Jaume Cabré

Le dossier 48 Denis

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Violette Leduc : « la Bâtarde » devient l’héroïne d’un film, incarnée par Emmanuelle Devos.

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Dossier : Denis Diderot

3 L’éditorial de Joseph Macé-Scaron 6 Contributeurs

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Novembre 2013

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Cahier critique : Mathieu Lindon

Cinéma

n° 537

Novembre 2013 537 Le Magazine Littéraire

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Diderot

d ossier coordonné par Patrice Bollon Langres, la forme d’une ville natale, par Patrice Bollon Une bombe à retardement, par Laurent Loty Chronologie L’Encyclopédie, marathon du gai savoir, par Marie Leca-Tsiomis En sciences, il pose les jalons de l’évolution, par Gerhardt Stenger Ose conjecturer ! par François Pépin Vive les commerces libres ! par Colas Duflo Toutes les voix possibles du roman, par Michel Delon Un Rameau tournoyant, par Pierre Chartier Le théâtre comme dernier des temples, par Pierre Frantz Lettres de grand cachet, par Odile Richard-Pauchet Un génie de l’import-export, par Marian Hobson Le critique comme poète de la matière, par Stéphane Lojkine Bibliographie, par Patrice Bollon L’oiseau Diderot, tout ouïe et sur tous les tons, par Jean Starobinski

Le magazine des écrivains 88 Grand entretien avec Jaume Cabré, 94 96 98

par Philippe Lefait : « J’ai toujours la sensation de ne pas avoir fini » Admiration : Violette Leduc Bouquet de Violette, par Hervé Aubron À tout à l’heure, par Daniel Depland Le dernier mot, par Alain Rey

Prochain numéro en vente le 28 novembre

Dossier : Stendhal


Perspectives

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Cinquante ans après l’assassinat de J. F. Kennedy

JFK, l’infini cadavre exquis

La littérature n’est toujours pas revenue de la mort du président américain : le destin de Kennedy est devenu un immense roman collectif, au dénouement introuvable. Par Alexis Brocas, photos Jacques Lowe, extraites du livre Kennedy. Chronique d’un destin (éd. Gallimard)

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e ne crois pas que mes livres auraient pu être écrits dans le monde qui existait avant l’assassinat de Kennedy. Et je crois qu’une bonne part de l’ombre qui se retrouve dans mon travail provient directement de la confusion, du chaos psychique et de l’impression d’incertitude qui éma­ nait des événements de Dallas. Il est concevable que cela ait fait de moi l’écrivain que je suis. Pour le meilleur ou pour le pire. » Ces propos de Don DeLillo pourraient s’appliquer à James Ellroy (American Tabloid), comme à Stephen King (22/11/63), peut-être même à Robert Littell (La Compagnie)… La mort de Kennedy a modifié le monde, et donc l’envi­ ronnement des écrivains, et donc la littérature elle-même. Est-ce à dire que, depuis, chacun écrirait d’un lieu sombre, hanté par des forces mysté­ rieuses et néanmoins palpables, régies par d’indicibles et inextricables complots ? N’exagérons rien. Lorsque Kennedy meurt, le rêve d’une innocence nationale améri­ caine a déjà du plomb dans l’aile. Comme l’écrit James Ellroy en avantpropos de son monumental American Tabloid, « l’Amérique n’a jamais été innocente. C’est au prix de notre pucelage que nous avons payé notre passage, sans un putain de regret sur ce que nous laissions derrière nous. Nous avons perdu la grâce et il est impossible d’imputer notre chute à un seul événement, une seule série de circonstances. Il est impossible de perdre ce qui manque à la concep­ tion. Jack [JFK] s’est fait dessouder

au moment propice pour lui assurer sa sainteté. Les mensonges conti­ nuent à tourbillonner autour de sa flamme éternelle. L’heure est venue de déloger son urne funéraire de son piédestal ». La mort de Kennedy serait donc l’occasion de donner le coup de grâce à une illusion collec­ tive – ces proprettes années 1960 telles que les rêvaient les Amé­ ricains, en prenant bien garde d’ignorer­ leur part cauchemar­ desque malgré tout palpable ?

JFK à pile ou face La mort d’un président peut accou­ cher d’une littérature. Interrogez le moindre écrivain scandinave sur la floraison de romans policiers du côté du cercle arctique et il vous citera l’assassinat, irrésolu lui aussi, du Premier ministre suédois Olof Palme, en 1986, comme un évé­ nement fondateur. « Nous avons perdu notre innocence. Personne ne pensait qu’une chose pareille pou­ vait arriver chez nous », déclare no­tamment Johan Theorin (L’Écho des morts). Kennedy, lui, est le qua­ trième président américain assassiné (après Lincoln, Garfield et Mc­Kinley). Mais il incarnait plus que la magis­ trature suprême. S’il s’écrit autant de romans sur la mort de JFK, c’est aussi parce que ses communicants, les fameux spin doctors, avaient déjà fait de sa vie un grand roman américain à la croisée des mythes nationaux, en se fon­ dant sur des réalités et sur des men­ songes alors admis comme vrais. Grâce à eux, Kennedy fut plus qu’un

Repères 29 mai 1917.

Naissance de John Fitzgerald Kennedy. Septembre 1936.

Entre à Harvard.

1946. élu membre

du Congrès.

1947. Apprend

qu’il est atteint de la maladie d’Addison. 1953. élu au Sénat. Épouse Jacqueline Bouvier. 1961 (20 janvier).

Élu 35e président des États-Unis. 17-19 avril.

Invasion de la baie des Cochons. 1962 (14-28 oc­tobre). Crise

des missiles. 22 novembre 1963. Mort

à Dallas.

promoteur­ de cette Amérique rêvée : il la représentait dans ses multiples aspects, lesquels cachaient autant de zones d’ombre que les écrivains d’aujourd’hui se plaisent à explorer. Comme l’écrit James Ellroy, « l’heure est venue de démythifier toute une époque et de bâtir un nouveau mythe depuis le ruisseau jusqu’aux étoiles ». Effeuillons cette collection de clichés­ confectionnés par les communi­ cants et attardons-nous sur leur revers, montré par les auteurs dans leur entreprise de divulgation. Avec son sourire éclatant et cette coiffure de bon élève, pendant masculin des chignons pare-balles de l’époque, Kennedy incarnait, côté face, la santé et le bien-être. Côté pile : « Merde, mon dos » (James Ellroy, American Tabloid) – « si on veut comprendre Kennedy, il faut savoir qu’il n’a pas passé une seule journée de sa vie sans souffrir » (son conseiller Pierre Salinger, cité par Philippe Labro). Derrière son sou­ rire, Kennedy était atteint de la

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Kennedy en famille dans sa résidence de Hyannis Port en juin 1958 (en haut) et en juin 1960 (en bas), juste avant le début « sérieux » de la campagne présidentielle.

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La vie des lettres

Jean-Christophe Marmara/figarophoto

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Huit membres de l’académie Goncourt devant le restaurant Drouant, en 2007. De gauche à droite : Didier Decoin, Jorge Semprún (disparu en 2011), François Nourissier (disparu en 2011), Edmonde Charles-Roux, Daniel Boulanger (qui a démissionné en 2008), Françoise Chandernagor, Robert Sabatier (disparu en 2012) et Bernard Pivot.

prix littéraires Une exception française ? Alors que s’ouvre la saison des prix, et que le Goncourt fête ses 110 ans, deux livres éclairent cette tradition à la fois littéraire et commerciale.

C À lire

Du côté de chez Drouant. Cent dix ans de vie littéraire chez les Goncourt, Pierre Assouline, éd. Gallimard/France

Culture, 216 p., 16,90 €.

La Littérature à quel(s) prix ? Histoire des prix littéraires, Sylvie Ducas, éd. La Découverte,

246 p., 22 €.

haque année, d’août à novembre, la plus de deux mille récompenses décernées chaque saison littéraire prend son essor. Les année en France par des institutions publiques ou auteurs, à qui l’on octroie rarement privées, des académies, des associations, ou même ce privilège, se retrouvent à la une des individus. Avec cela, nous remportons de très des médias, des flopées de journa- loin la palme des plus grands distributeurs de prix. listes attendent devant le restauL’émulation causée par ces disChaque année, rant Drouant le ­verdict des jurys tinctions participe de la vie littédu Goncourt ou du Renaudot. raire, au point que l’édition s’est plus de deux mille Cette folie des prix est-elle une progressi­vement organisée en récompenses exception culturelle française ? fonction de celles-ci : en regrousont décernées Les États-Unis ont bien le Pulitzer pant la grande majorité des parudans l’Hexagone. et le National Book Award, l’Alletions à la fin de l’été, pour ­qu’elles magne le Deutscher Buchpreis, et l’édition japo- aient une chance d’être sélectionnées, c’est le naise fonctionne en grande partie grâce aux prix et milieu de l’édition, relayé par la critique journalisaux concours littéraires, mais, hormis peut-être le tique, qui a donné naissance à ce que l’on appelle Booker Prize britannique, aucune de ces récom- la « saison littéraire », autre spécialité locale. penses ne rencontre autant d’échos que notre Gon- Financièrement, chacun y trouve son compte – de court. En 2008, le Guide des prix et concours litté- l’auteur au libraire, en passant par l’éditeur et le raires de Bertrand Labes (éd. du Rocher) recense journaliste –, mais la remise de prix est aussi

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l­’occasion de furieux débats intellectuels autour des qualités de tel ou tel livre sélectionné ou injus­ tement rejeté. En dépit des dérives qui lui sont fré­ quemment reprochées, parfois à raison – mani­ pulations, stratégies commerciales, guerres d’influence –, la saison a donc le mérite de faire parler de littérature pendant presque quatre mois, un avantage considérable dans cette période de déclin du nombre de lecteurs. Aujourd’hui à la base de l’organisation éditoriale, les prix littéraires sont considérés comme un phé­ nomène unique, « oxymorique », selon le terme de l’universitaire Sylvie Ducas : ils rassemblent les concepts censément opposés d’économie et de littérature, mais leur influence, dans un domaine comme dans l’autre, ne peut être mise en doute. La preuve en est le développement récent d’études et de recherches sur un sujet considéré jusqu’alors comme anecdotique. Parmi elles, on relève deux ouvrages parus récemment : La Littérature à quel(s) prix ?, de Sylvie Ducas et Du côté de chez Drouant, de Pierre Assouline, membre­de l’acadé­ mie Goncourt et notamment collaborateur du Magazine Littéraire. Ce dernier fait la chronique des cent dix années d’existence du plus important prix littéraire français, « qui ne va pas à un écrivain, encore moins à un éditeur, tient-il à rappeler, mais bien à une œuvre d’imagination en prose parue dans l’année ». Le recul lui permet de porter un regard objectif sur les évolutions et les tensions qui ont secoué « les dix », ainsi que sur les choix des jurés, depuis 1903 jusqu’à sa propre entrée au cénacle, en 2012.

Mythologies et ritualisation Sylvie Ducas, de son côté, se propose d’analyser en profondeur les tenants et aboutissants des princi­ pales distinctions littéraires françaises. Elle dresse un panorama des différents types de prix, le tradi­ tionnel (Goncourt), le contestataire (Femina), ­l’ironique (Renaudot), le participatif (prix des lec­ trices de Elle), le professionnel (prix des libraires) ou le labellisé (prix du roman Fnac). La liste est ­longue, car très complète, dans cet essai n’omettant ni la bande dessinée ni le livre numé­rique. En étu­ diant le système et le fonctionnement de ces dis­ tinctions, elle fait ressortir une mytho­logie, un pro­ cessus de ritualisation (dont les couverts en vermeil des Goncourt ou les fauteuils tendus de velours des académiciens ne sont que les exemples les plus évi­ dents, chaque prix ayant son lieu de remise, sa céré­ monie et ses fidèles) : faux-semblant de messe lit­ téraire qui tend à (re)sacraliser la figure de l’auteur. Sylvie Ducas et Pierre Assouline se rejoignent pour affirmer que cette comédie annuelle, bien qu’elle participe d’une gigantesque industrie, n’est pas à rejeter. D’une part, parce que le monde du livre et les auteurs ont besoin de ce coup de projecteur, mais surtout parce que, en soulevant les débats et en éclairant les enjeux autour d’écrits contempo­ rains, elle permet à la littérature de rester vivante. Clémentine Baron

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alendrier 2013 C des prix littéraires 24 octobre : grand prix du roman   de l’Académie française. L’Académie décernait des prix de littérature, d’histoire et de philosophie depuis la fin du xviiie siècle, mais il a fallu attendre 1918 pour qu’elle commence à reconnaître une forme de légitimité au genre romanesque. 4 novembre : prix Goncourt et Renaudot Avec ses cent dix ans d’existence, le Goncourt est l’aîné des prix français et le vestige d’une époque de bouillonnement de la vie littéraire. En opposition à l’Académie française, il a été le premier à doter un roman. En 1926, des journalistes, patientant devant Drouant en attendant les résultats du Goncourt, eurent l’idée de fonder leur propre prix littéraire : décerné quelques minutes après lui et prenant modèle sur son aîné, le prix Renaudot porte le nom d’un journaliste alors célèbre dans la profession. 5 novembre : prix Décembre Anciennement prix Novembre, il fut fondé par Michel Dennery, qui s’est retiré en 1998, après l’attribution du prix à Houellebecq, qu’il réprouvait. Depuis, le prix est financé par Pierre Bergé, qui l’a rebaptisé Décembre. 6 novembre : prix Femina Fondé un an seulement après le Goncourt et en réaction à la misogynie latente de ce dernier, le Femina est composé d’un jury exclusivement féminin et récompense une œuvre de prose ou de poésie. 11 novembre : prix Wepler Avec sa particularité d’avoir un jury tournant, le prix Wepler, fondé à l’initiative de la librairie des Abbesses, se veut éloigné de toute visée commerciale. Son partenariat avec la fondation La Poste et la brasserie Wepler lui permet de doter les lauréats de 10 000 euros. 12 novembre : prix Médicis Fondé en 1958, le Médicis récompense en théorie un roman ou un recueil de nouvelles dont l’auteur débute ou « n’a pas une notoriété correspondant à son talent ». 13 novembre : prix Interallié Sur le modèle du Renaudot, le prix Interallié a été fondé par des journalistes qui attendaient le résultat du prix Femina en 1930. Décerné mi-novembre, il clôt la saison littéraire.

hypertextes Tweets à sauts et à gambades

Il y a quelques jours, le cardinal Gianfranco Ravasi, président du Conseil pontifical pour la culture, affirmait que la pratique de la brièveté de Twitter et sa limite de 140 caractères était aussi ancienne que les préceptes lapidaires du Christ. Quoi qu’on en pense, le rôle de Twitter comme atelier d’écriture vient d’être réaffirmé par un écrivain que l’on avait plutôt pris l’habitude d’associer aux patientes discussions nocturnes de son émission sur France Culture, « Du jour au lendemain », Alain Veinstein. Dans Cent quarante signes (éd. Grasset), un « autoportrait par miettes » produit sur son compte @AVeinstein se transforme en un roman par tweets « où la vie vécue et la vie rêvée du narrateur sont amenées à se rencontrer » en une forme d’autofiction à sauts et à gambades, nous menant d’aphorismes poétiques à la chronique de lecture, de rencontres énigmatiques à des réflexions sur l’écriture, d’une morale par coups d’œil à des hallucinations. Tweeter devient alors « cette seconde vie » dont parlait Aurélia de Nerval, où le fil ténu du temps numérique noue les réalités hétérogènes de notre flux de conscience, dans un long récit où le virtuel interroge sans cesse l’expérience.

Alexandre Gefen

Gallica se met au livre électronique Si l’immense bibliothèque numérique de la Bibliothèque nationale de France, Gallica, nous avait habitués à la simple retranscription, sous la forme de PDF, de textes difficilement accessibles en dehors de nos ordinateurs et des applications Gallica sur Ipad et Android, c’est maintenant plus de six cents livres électroniques gratuits au format ePub, des romans d’Anatole France à ceux d’Alexandre Dumas, adaptés aux tablettes et aux liseuses, qui sont désormais disponibles sur cette plate-forme. De quoi changer résolument nos nuits d’insomnie et nos longs voyages en train. A. G.


Critique

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Lignes de poudre Une vie pornographique, Mathieu Lindon, éd. P.O.L, 272 p., 17 € Par Jean-Baptiste Harang

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ommençons par le début : « L’héroïne met un nom sur les choses de sa vie », une dizaine de mots, c’est trop peu pour croire qu’on va nous raconter ici l’histoire d’une femme héroïque dotée, comme dit le dictionnaire, « d’une force d’âme exceptionnelle », ou au moins d’assez d’intérêt pour mériter le rôle de personnage principal d’un roman. Mais la suite du premier paragraphe lève aussitôt toute ambiguïté : « L’héroïne met un nom sur les choses de sa vie : intoxication, trafic, compulsion. Dépendance et indépendance. Elle apporte rien à Perrin de ce qu’il en espère que d’éphémère, et durablement ça qu’il n’attendait pas. » Ces quatre lignes commandent tout le texte, pas de Jeanne d’Arc qui boute les Anglais ni de Blanche de Castille qui contraint les Albigeois, mais une autre blanche, tout aussi stupéfiante : la diacétylmorphine poudreuse. Injection, inhalation. Ces deux acceptions du même mot semblent si opposées que les lexiques en font deux entrées séparées : depuis plus d’un siècle que la langue allemande en a eu l’idée, on appelle cette drogue « héroïne », en référence aux effets exaltants du produit, telles ces femmes exaltées. Seule la drogue s’est fait un petit nom, « l’héro », que nos héroïnes ne lui disputent pas. Perrin, lui, n’a pas de prénom, juste « une vie pornographique », comme le dit le titre (pornê, en grec, est une prostituée : l’héroïne est une putain, on la paie pour qu’elle donne du plaisir et elle le fait). L’héroïne est l’héroïne de ce roman, et Perrin son client. Son héros. Son homme. Ces considérations subalternes ne servent qu’à gagner du temps, à prendre son élan avant de plonger, replonger dans un texte troublant, sans concession, dont l’extrême sincérité, l’intimité la plus nue proposent au lecteur l’incommode posture du voyeur. Une position qu’il esquive du mieux qu’il peut et sans trop de mal puisque le narrateur ne s’adresse ni à ses yeux, ni à sa compassion, ni même à sa complicité ou à son excitation : non, ce texte s’adresse à son intelligence, désemparée parfois, sollicitée toujours. Mais qu’est-ce que la sincérité, l’intimité d’un personnage de fiction ? En aucun cas de l’exhibitionnisme, puisque l’effet de réel, si puissant soit-il, est un effet et non une réalité. De l’exhibition ? Oui, au sens anglais : l’exposition d’une œuvre d’art, ici celle d’un geste littéraire pertinent. Perrin est professeur de littérature et il « a fort à faire avec l’héroïne » : il en consomme depuis longtemps, il en cherche, il en trouve, il dépense et organise pour elle son temps et son argent, il en partage un peu, pas avec n’importe qui, il en fait des réserves, trop courtes, il est prudent­ puisque c’est interdit, une prudence écornée parfois par la fébrilité du manque. La disponibilité du produit est devenue la météo de sa vie, et la

tournée des dealers, son plan de Paris. Il ne peut plus s’en passer, il pense pouvoir s’en passer. Elle et lui ­forment un vieux ménage, au point que, lorsqu’il est amoureux (Perrin est homosexuel), il se sait polygame, plus dépendant de sa régulière que de son amant d’un jour, et même de son amant supposé de toujours. Surtout que la diacétylmorphine n’est guère aphrodi­ siaque, bien au contraire, elle provoque la débandade, alors il faut prévoir, choisir entre deux abstinences, la baise entre deux doses, la dose entre deux baises. Et puis, comme les vieux couples, un jour, ils vont se séparer, parce que les histoires d’amour finissent­en général. Bien ou mal. Perrin trompe les garçons avec l’héroïne plus qu’il ne trompe l’héroïne avec ses amoureux, ou parfois, si l’occasion se présente, faute de mieux, avec la cocaïne ou le cannabis. Une vie pornographique n’est pas une confession (les notions de péché ou de culpabilité, voire de moralisation, en sont absentes), mais un récit écrit entre la distanciation que produit l’usage de la troisième personne (Perrin est un autre) et la proximité qu’apporte le lieu où le narrateur semble avoir élu domicile, au cœur des pensées de Perrin. Car Perrin pense, c’est un moulin à pensées, doué pour le raisonnement, doué pour déniExtrait cher le paradoxe, pour faire de ce paradoxe une évidence, doué pour tricoter les arguments e même qu’il se garde une ­spécieux qui justifient de ne pas petite ligne pour bien passer sa résister à la tentation, assez lucide deuxième nuit de manque et se pour n’y croire que le temps de ragaillardir, il pourrait s’autoriser leur énonciation. une éventuelle prise à Noël ou au 1er janvier, pour son anniversaire, Cette lucidité, mâtinée parfois d’un afin que la rupture ne soit pas brin de mauvaise foi goguenarde, trop brutale, comme un des deux écarte ce récit de l’ornière con­ve­ amants qui rompent est toujours nue, façon voyage au bout de l’enpartant pour un dernier coït. fer. Comme son nom l’indique, le paradis artificiel n’est pas un enfer, Une vie pornographique, mais un artifice. Et, à force d’exerMathieu Lindon cer son intelligence sur l’examen­ de sa propre situation, ce Perrin qui nous désespère, qui nous entraîne loin de nousMathieu Lindon mêmes dans une dérive qui n’est pas la nôtre, vers un expose les cogitations vertige qui nous est étranger, ce Perrin que l’on croit d’un héroïnomane. perdu nous surprend par une drôlerie aussi inattendue que percutante. Mais Perrin et l’héro vont se séparer. L’un des deux proposera à l’autre de rester bons amis, ils vont rester bons ennemis. Il faut être lucide, l’intelligence a ses limites, page 164 : « Il faut qu’il ait vraiment, continûment envie de ne pas prendre d’héroïne parce que c’est le seul mobile pour ne pas en prendre. S’il essaie de raisonner, il tombe toujours du mauvais côté.

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27e Salon du Livre

Illustration : JUNG

& de la BD de CREIL

Conférences et cafés littéraires Dédicaces Contes et lectures Ateliers et démonstrations Expositions Du 20 au 24 novembre 2013 Thème « Né quelque part » Espace Culturel La Faïencerie 60100 CREIL ENTRÉE GRATUITE

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L­ ’intelligence est une ennemie. » Pas si simple, voyez la page suivante : « Arrêter, c’est aussi une défaite, c’est rentrer dans le rang – avec la dégoûtante satisfaction, la haïssable fierté de rentrer dans le rang. Ne pas être héroïnomane, a-ce jamais été un rêve d’enfant ? » ­Perrin est dépendant de la drogue, certes, mais d’autres le sont de la famille, du travail, du cul, de l’amour, de l’angoisse, de leur psy, cela vaut-il mieux ? Peut-on être accro au manque ? Sauf que l’héroïnomane a mauvaise presse. D’autres addictions semblent plus politi­quement correctes. Alors, va pour le sport : « Le sport est une drogue qui lui donne bonne conscience et dont rien ne l’empêche de se repaître indéfiniment sinon la fatigue et, qui sait ? Bientôt l’âge. Mais n’a-t-il pas commis une erreur ? N’est-ce pas dans l’autre sens qu’il aurait dû entre­prendre son camaïeu, son dégradé de substances addictives ? Il a fait tout à l’envers. Il aurait fallu commencer la drogue par le sport et n’arriver que vieux à l’héroïne, quand la nécessité de s’en priver un jour aurait moins pesé. » En 2010, l’héroïne a tué 43 000 personnes dans le monde.

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Invité d’honneur Gilbert SINOUÉ Plus de 100 auteurs présents Nora ACEVAL Laure ADLER Joël ALESSANDRA ALEX-IMÉ Vincent BAILLY Michèle BARRIÈRE Yahia BELASKRI Gil BEN AYCH Albert BENSOUSSAN Pierrick BISINSKI Benoît BLARY Greg BLONDIN Chochana BOUKHOBZA Alain BRON Marc CANTIN Olivier CHARNEUX Malek CHEBEL Sébastien CORBET Charlotte COTTEREAU Rémi COURGEON Pascal CROCI Damien CUVILLIER Marie-Hélène ELOY Philippe FENECH Anne-Marie GARAT Odile GLINEL Valentine GOBY François GOMES Daniel GOOSENS GOROBEÏ Françoise de GUIBERT Fanny JOLY

KMIXE KOKOR Marie-Hélène LAFON Dominique LE BOUCHER Stéphanie LEDU Florence MARGUERIE Isabelle MARSAY Thierry MARTIN Lionel MARTY Hassan MASSOUDY Carole MAUREL Maxime MÉTRON NIMROD Khaled OSMAN Cécile OUMHANI Gauthier PIÉRARD Rosie PINHAS-DELPUECH Vincent POMPETTI Karim SAÏDI Leïla SEBBAR Gilbert SINOUÉ RENARD Hervé ROBERTI Lionel RICHERAND Quitterie SIMON STI STIVO TAREK Greg TESSIER Lucile THIBAUDIER WALTCH … lavilleauxlivres@wanadoo.fr Tél.Fax : 03 44 25 19 08


Dossier

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Un jeune homme de 300 ans

Diderot

« [...] moi qui m’occupe plutôt à former des nuages qu’à les dissiper, et à suspendre les jugements qu’à juger [...]. »

Tenant de Lumières radicales ou plus « démocratiques » et « équilibrées » ? Matérialiste athée ou « enchanté » ? Avant-gardiste ou classique d’avant-garde ? Aucune case ne semble convenir à Diderot. S’il a mis longtemps à s’établir, son statut de grand représentant, aux côtés de Voltaire et de Rousseau, des Lu­mières ne lui est certes plus contesté. Ne songe-t-on pas, lui aussi, à le « panthéo­ niser » ? En même temps, il reste, à l’heure du tricentenaire de sa naissance, peu lu, et la perception de sa figure demeure instable. Cette difficulté a des causes d’abord historiques : du fait de la censure, son œuvre est, en ­quelque sorte, « née posthume » – et sa postérité n’a dès lors cessé de fluctuer. Mais elle est aussi, surtout, extraordinairement diverse, émargeant à tous les champs et genres : la philosophie et l’essai, le roman et la fiction, la critique d’art et le commentaire, le théâtre ; mais aussi la morale, l’histoire, la politique, les mathématiques, les sciences, et même l’économie. Au point qu’on a longtemps vu en elle le parangon de l’éclectisme : cultivée, brillante, mais complexe, bizarre ; intuitive, rapide, mais inégale, « superficielle ». Or, ce que l’on a peu à peu entrevu, c’est qu’un fil uniment philosophique, esthétique, politique et moral en reliait tous les versants : il y a de la pensée dans ses fictions, de la fiction dans sa pensée, de la pensée et de la ­fiction dans sa critique d’art, etc. Diderot pense par la fiction et la forme – parfois étonnamment moderne – de celle-ci, autant qu’il « romance » ses réflexions. Aurait-il donc, ainsi que le soutiennent certains de ses trop zélés admirateurs, tout anticipé de notre présent ? Lui-même eût bien ri de cette prétention ! Tenant d’une vision de l’Univers physique comme un flux infini d’éléments aux combinaisons, sinon imprévisibles, du moins sans finalité préétablie, il savait qu’il appartenait à un « moment » historique et

s­ pirituel donné. S’il est l’un des rares en son temps à avoir entrevu l’importance décisive de la technique, il n’en a ainsi pas pu prévoir les errements à venir. Le « progrès » était à ce prix… Et s’il avait compris que la « Nature », l’aune à laquelle devaient, selon lui, s’apprécier les mœurs et les lois humaines, n’était pas uniformément bonne, il n’en a pas débusqué la définition spécifiquement occidentale, et en cela potentiellement ethnocentrique.

Autocritique permanente Lui reprocher ces manques serait faire fausse route. Il faudrait se garder en effet de dogmatiser son anti-dogmatisme. « Pour moi qui m’occupe plutôt à former des nuages qu’à les dissiper, et à suspendre les jugements qu’à juger […] » : ce début de phrase dans sa ­Lettre sur les sourds et muets donne la clé de son œuvre. Celle-ci est polyphonique parce qu’en mouvement constant, « participative » : dialogique, elle est expérimentale, à l’affût de toutes les interrogations et conceptions alternatives qu’on peut lui opposer. Diderot n’est ainsi ni l’anti-systématique débraillé ni le maître à penser différent qu’on en a fait : il forge bien une manière de système, mais qui porte avec lui son autocritique permanente. Se méfiant de tout fondement ­définitif, il opte pour le conjectural, le « sous ­réserve », le fluide : pour un pragmatisme, au sens philosophique, conséquent. Cela en fait un antidote précieux à cette vision hyperrationaliste asséchante des Lumières, et un remède à leur part noire – un laïcisme-­ universalisme dérivant volontiers en anti-­ spiritualisme obtus et en européocentrisme satisfait –, qui, en ce début de millénaire, prend ses aises dans la politique et les médias. Pour cette raison, l’auteur et penseur du xviiie siècle est sans conteste le plus actuel, vivant, de tous. Et si, en dépit de son âge vénérable, Diderot était encore « à naître » ?

À écouter

Du côté de chez soi, « Le bonheur de vivre selon Diderot »,

une émission d’Ali Rebeihi, avec Patrice Bollon, du Magazine Littéraire, dimanche 24 novembre à 17 heures. Denis Diderot, portrait lithographié par Nicolas Maurin (1799-1850) et imprimé par François Séraphin Delpech (1778-1825).

coll. musées de langres, maison des lumières denis-diderot

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Dossier coordonné par Patrice Bollon

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Jaume Cabré

J’ai toujours la sensation de ne pas avoir fini

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Le Catalan s’affirme comme l’un des plus grands auteurs actuels avec Confiteor, récit hors norme filant à travers quatre siècles de barbarie et de mensonge en Europe. Propos recueillis par Philippe Lefait, photo Marco Castro/Agent Mel pour Le Magazine Littéraire

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l porte des moustaches qui en d’autres temps auraient signé une virilité sans concession, mais la douceur de sa voix et la rondeur de son regard démentent le fantasme machiste. Jaume Cabré est né en avril 1947, à Barcelone, en Catalogne, sous Franco et à l’ombre d’une histoire qui peut rendre une popu­ lation étrangère sur sa propre terre en lui interdisant par exemple de pratiquer sa langue. C’est à une petite heure de la capitale régionale qu’il écrit au calme, parfois avec un chat, à plein temps désormais. Et qu’il joue, en amateur, à plusieurs encablures de ses plus proches voi­ sins, du violon. Sa biographie indique qu’il est diplômé de philologie et agrégé, qu’il a enseigné à l’université de Lleida, qu’il a écrit une pièce de théâtre, des scénarios pour la télévision et un essai sur le sens de la fiction, dans laquelle il excelle depuis son premier texte publié en 1974, Faules de mal desar (« Fables gênantes », non traduit). Le rayonnement des Voix du Pamano (2004, traduit chez Christian Bourgois en 2009) en Espagne et en Allemagne, où 300 000 exem­ plaires ont été vendus, en a fait dans la presse espagnole un « auteur à succès ». Pour Confiteor, sorti en 2011 et traduit aujourd’hui chez Actes Sud, les gazettes ont parlé d’un « roman monstre ». Jaume Cabré est un écrivain exigeant, chaleureux et modeste. Un mot, la sérendipité, va comme un gant à sa technique littéraire. Envoû­ tante, elle offre au lecteur la possibilité et le plaisir de découvrir par inadvertance des pans du récit auxquels il ne s’attendait pas. Avec ce dernier roman, cet érudit de 66 ans est plus vrai que virtuose, aussi juste que talentueux dans la vision qu’il nous offre de la dialectique éternelle des contraires. Quand avez-vous trouvé votre vibrato d’écrivain ? Jaume Cabré. Un jour – j’avais 17 ou 18 ans – j’ai écrit un texte dans

lequel je décrivais le réveil d’un village : un chat qui passe, un volet qu’on relève, ce genre de choses… J’avais réussi à provoquer des situations, à les plier à ma volonté avec des mots, à ressentir une tension littéraire. Et à l’époque, quand je me rebellais en arrivant à

la fin de certains livres dont je ne voulais pas achever la lecture, je faisais durer mon plaisir en leur inventant une suite, en essayant de prolonger leurs personnages et de retrouver le style de leurs auteurs. Je faisais lire ces ébauches de romans à des amis d’université qui n’en demandaient pas tant (rires). À lire

Confiteor, Jaume Cabré,

Vous écrivez en catalan. En vous lisant, on pense pourtant aux écrivains latinoaméricains. Vargas Llosa pour la densité du récit, Borges pour les niveaux de lecture. Quelles sont vos références ?

À la fin des années 1960, c’était le boom de la littérature latino-américaine. J’ai adoré les premiers romans de Mario Vargas Llosa : La Maison verte, La Ville et les Chiens, Conversation à La Cathédrale, Pantaléon et les Visiteuses. J’ai admiré ­Borges et sa capacité à dire simplement la complexité des choses. Chez ­García Márquez j’ai trouvé une imagination portée à ses limites et ce pouvoir de faire disparaître si nécessaire des personnages. Toutes les nouvelles de Cortázar sont des modèles du genre. Je dois aussi beau­ coup à Fuentes, à Juan Rulfo, qu’il faut relire de temps en temps. Des auteurs catalans comme Mercè Rodoreda ou Josep Pla, je retiens le sens de la narration. Je dois aussi évoquer Tolstoï et son sens de la totalité. J’ai toujours été admiratif de l’univers créé par Thomas Mann. Dans son dernier roman, Le Docteur Faustus [biographie fictive d’un musicien publiée en 1943], on a cette idée de l’accès à la beauté au travers de la musique.­Son personnage, Adrian Leverkühn, ne s’oublie pas. Il m’a accompagné pendant des années, et je me suis dit que ce n’était pas un hasard si j’avais appelé mon personnage Adrià. Chez Joyce il y a cette possibilité de tout faire avec la langue et avec les mots. C’est un chant à la liberté stylistique ! Avec Proust, j’ai découvert traduit du catalan par Edmond Raillard, éd. Actes Sud, 784 p., 26 €.

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Jaume Cabré à Paris, septembre 2013.

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