Franz Kafka

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INÉDIT LE RÉVOLVER, UNE NOUVELLE D’ÉRIC ROHMER

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Janvier 2014

dossier

M 02049 - 539 - F: 6,20 E - RD

kafka Coupable d’écrire Enquête

Les grandes leçons des sociétés traditionnelles

Exercice d’admiration

« Qui était Sacher-Masoch ? » par Pascal Quignard


Éditorial

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Les sirènes de la renommée Par Laurent Nunez

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foley/ opale

avec Bruno Blanckeman, on l y a de cela cent ans, à Prague, un obscur emcaresse des figures avec ployé d’une compagnie d’assurances rentrait Dominique Viart. Ah ! Une chez lui chaque soir, seul, pour écrire Le Proœuvre, vraiment, c’est aussi cès. Il venait de se fiancer, sans grande envie, l’ensemble des cri­tiques qui avec une certaine Felice Bauer. Il s’appelait Franz Kafka. Se doutait-il, tandis qu’il quittait les bus’ajoute à cette œuvre. Par ces reaux poussiéreux de l’Arbeiter-Unfall-­Versicherungslectures généreuses, on oublie que les livres sont parAnstalt für das Königreich Böhmen, qu’il allait devenir fois les enfants de la douleur. l’un des plus fameux romanciers du xxe siècle, qu’il Michon, le patron : « La composait alors une terrible ­parabole, riche de mille ­littérature, c’est la galère. interprétations – et que sa vision de la soComment écrire Mais la mer est belle. » ciété allait coïncider avec la société même ? sans se hisser Rien n’est moins sûr. Kafka ­semble parfois out le monde connaît extra­lucide, tant il a pressenti et décrit notre Hans Christian ridiculement sur la Andersen, à qui on monde impersonnel, la lourdeur de la bupointe de son stylo ? reaucratie, et l’absurde avant l’Absurde ; doit « Le vilain petit canard », mais quoique désireux d’écrire, il se sentait À lire « Les habits neufs de l’empereur », et bien sûr « La petite toujours très coupable de le faire. On lui Pierre Michon, La Lettre sirène ». On lui doit égaledoit des phrases noires comme des et son ombre, actes du colloque ­énigmes : « Dans ton combat contre le de Cerisy-la-Salle, collectif, ment trente pièces de ­théâtre monde, seconde le monde », « Dieu ne veut éd. Cahiers de la NRF, 568 p., 28 €. et beaucoup trop de romans, Poèmes, pas que j’écrive ; mais moi, je dois. » C’est qu’on ne lit plus, et des par ce combat contre l’Ange que Kafka a Hans Christian Andersen, traduit ­poèmes secrets et roman­ gagné le cœur de ses lecteurs. Notre vision du danois et présenté par Michel Forget, tiques, qui parlent de l’exil et éd. Les Belles Lettres, 174 p., 18,50 €. du monde s’est moulée dans la sienne. Ce de l’enfance, et de la neige n’est pas sans risque ni abus, comme l’exqui étouffe les arbres. Voilà plique drôlement Alexandre Vialatte, son premier tra- qu’on vient enfin de traduire ces poèmes en français. ducteur français, son meilleur critique : « II n’est plus Andersen était comme Voltaire : il pensait avoir donné de situation qui ne soit devenue “kafkaïenne”. Si une le meilleur de lui-même en vers ; la postérité a choisi mayonnaise rate, c’est la faute de Kafka. » Et c’est ainsi la prose. Mais ses vers (à l’inverse de ceux de Voltaire) aussi (c’est le K. de le dire) que Vialatte est grand. ne sont guère mauvais. Il faut les relire lentement, avec oupable d’écrire ? C’est peut-être ce même bonté et bienveillance – et il nous faut peut-être paradoxe qui a permis à Pierre Michon, en apprendre à sourire devant notre sentiment de désué1984, de composer le recueil des Vies minus- tude. En tout cas, l’écrivain danois paraissait très cules. Comment écrire sans se hisser ridiculement sur conscient du décalage entre l’écriture d’une œuvre et la pointe de son stylo ? Comment devenir auteur quand sa réception, entre avoir écrit et être lu : « Si d’avenon déteste l’autorité ? Les éditions Gallimard viennent ture, tout en haut d’un sapin de Noël/ On suspendait de publier les actes d’un colloque de Cerisy-la-Salle, où le cœur d’un poète,/ Celui qui le recevrait en cadeau les meilleurs spécialistes de la littérature contempo- sursauterait à coup sûr :/ “Mon Dieu, ce qu’on m’a raine se sont entretenus avec l’écrivain orléanais. donné-là… mais ce n’est rien !” » Des vers parfaits C’est‑à-­dire : avec ses livres, et la modestie qui leur est pour ce mois de janvier : à quoi bon suspendre le cœur propre. Le volume est élégant, précis, construit, jamais d’un poète en haut de votre sapin ? Déposez plutôt pédant. On découvre les carnets de l’écrivain avec des livres à son pied. Pierre-Marc de Biasi ; on déplie les récits les plus brefs lnunez@magazine-litteraire.com

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Sommaire

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Exposition

Visite de la rétrospective « Serge Poliakoff, le rêve des formes » au musée d’Art moderne de la ville de Paris (jusqu’au 23 février 2014).

Théâtre

Retour sur l’actualité très fournie du metteur en scène Bob Wilson, au tournant de 2013 et 2014.

Le cercle critique Chaque mois, des critiques inédites exclusivement accessibles en ligne.

Daniel maja – AKG-Images – jérôme bonnet

Sur www.magazine-litteraire.com

Perspectives : Que faire de la « tradition » ?

Impression Imprimerie G. Canale, via Liguria 24, 10 071 Borgaro (To), Italie. Commission paritaire n° 0415 K 79505. ISSN‑ : 0024-9807 Les manuscrits non insérés ne sont pas rendus. Copyright © Magazine Littéraire Le Magazine Littéraire est publié par Sophia Publications, Société anonyme au capital de 7 615 531 euros. Président-directeur général et directeur de la publication Philippe Clerget Dépôt légal : à parution

Ce numéro comporte 3 encarts : 1 encart abonnement sur les exemplaires kiosque, 1 encart Edigroup sur les exemplaires kiosque en Suisse et Belgique et 1 encart Jazzman sur une sélection d’abonnés.

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Dossier : Franz Kafka

Entretien : Georges Didi-Huberman

3 L’éditorial de Laurent Nunez 6 Contributeurs

Le dossier 46 Franz

Perspectives 8 Que faire

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de la « tradition » ?

par Patrice Bollon Entretien avec Jared Diamond Nulle science infuse Le cas d’école du kilt Entretien avec Marc Fumaroli Bibliographie

L’actualité 18 La vie des lettres Édition, expositions,

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par Philippe Lefait

68 70 72 74

Le cahier critique 32 Paul Morand et Jacques Chardonne, 33 34 34 35 36 37 37 38 40 41 41 42

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spectacles… Les rendez-vous du mois

18 Numérique : les nouvelles têtes de lecture, 30 Le feuilleton de Charles Dantzig

Édité par Sophia Publications 74, avenue du Maine, 75014 Paris. Tél. : 01 44 10 10 10 Fax : 01 44 10 13 94 Courriel : courrier@magazine-litteraire.com Internet : www.magazine-litteraire.com

n° 539

Correspondance (1949-1960) Pierre Péju, L’État du ciel Philippe Sollers, Médium Marc Lambron, Tu n’as pas tellement changé Maylis de Kerangal, Réparer les vivants Albertine Sarrazin, L’Astragale Jean-Marc Parisis, La Mort de Jean-Marc Roberts Lola Lafon, La Petite Communiste qui ne souriait jamais Édouard Louis, En finir avec Eddy Bellegueule Hanif Kureishi, Le Dernier Mot Julian Barnes, Quand tout est déjà arrivé Ron Rash, Une terre d’ombre Primo Levi, La Zone grise

En couverture : illustration d’André Sanchez pour Le Magazine Littéraire, d’après un portrait de Kafka en 1923 (AKG-Images/Archiv K. Wagenbach). En vignette : galerie ethnographique à l’hôtel des Invalides, musée de l’Armée (musée du Quai-Branly/Scala, Florence). © ADAGP-Paris 2014 pour les œuvres de ses membres reproduites à l’intérieur de ce numéro.

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Kafka dossier coordonné par Alexandre Gefen et Guillaume Métayer À la croisée des appartenances, par Jacques Le Rider Chronologie La « foire » des langues, par Xavier Galmiche La tradition détraquée, par Philippe Zard Les trois cercles de l’Enfer, par Sarah Chiche L’infondé du pouvoir, par Bernard Lahire Hors la loi, hors la langue, par Marc Crépon Les clichés jusqu’à la lie, par Hervé Aubron Le procès infiniment suspendu, par Frédérique Leichter-Flack Qui parle au fond du terrier ? par Pascale Casanova Le journal, par Laurent Margantin Kertész et son propre K, par Lucie Campos Kinématographe, par Jean-Loup Bourget Tout un chacun pris à son propre piège, par Georges-Arthur Goldschmidt L’opéra Kafka, par Karol Beffa Lettre à la mère, par Joanne Anton Pluie, par Krisztina Tóth Le poète de la honte et de la culpabilité, par Saul Friedländer

Le magazine des écrivains 82 Grand entretien

avec Georges Didi-Huberman

88 Admiration Sacher-Masoch,

par Pascal Quignard

90 Projection privée Croiser le regard

de Rohmer, par Fabio Viscogliosi

92 Inédit « Le Révolver »,

une nouvelle d’Éric Rohmer

94 Cadavre exquis Liberté, par François Beaune 98 Le dernier mot, par Alain Rey

Prochain numéro en vente le 23 janvier

Dossier : Michel Foucault


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Jacques Chardonne (1884-1968), vers 1953.

Paul Morand (1888-1976), ici dans les années 1920.

Laure albin-Guillot/Roger-viollet

rue des archives/tallandier

Critique

Fleurs de fumier saillies, traits, rosseries, bons mots : on ne s’ennuie pas sur le boulevard à ragots. D’autant que ces vieux édition annotée et établie par Philippe Delpuech, éd. Gallimard, 1 152 p., 46,50 € observateurs de la politique littéraire ne vivent ni l’un Par Pierre Assouline ni l’autre à Paris, qui en est le chaudron. Morand est à Vevey (­canton de Vaud), Charl y a comme cela des livres qui nous arrivent donne à La Frette-sur-Seine (déparprécédés par leur légende. Pas sûr qu’ils en tement du Val-d’Oise) mais, par la Extrait grâce des services postaux, leurs tirent avantage, car le risque est grand de décevillages ­servent de caisse de résovoir l’attente. Surtout lorsque la rumeur leur otre B. [Bernard] Frank me accorde un parfum de soufre et de scandale. semble une de ces merdes (pour nance aux rumeurs. Deux écrivains Elle abuse d’autant plus qu’elle n’en sait rien puisque, employer son style) juives qui ont qui ont eu chacun leur public, par définition, nul n’a encore lu ces fameux livres qui besoin d’autrui pour exister, qui diminué par les séquelles de la tardent à venir au jour afin de ne pas heurter les senn’arrivent pas à se définir, qui ne Libération, et qui peinent à le regasibilités de nos contemporains. C’est notamment le savent pas où ils commencent et gner depuis leurs confortables cas des correspondances, et plus encore de celles des où ils finissent. Néanmoins, j’empurgatoires. Mais, la gloire, le écrivains de droite au siècle qui a vu l’occupation de porte sa Géographie, Hélène talent et la capacité de production la France par l’Allemagne nazie. s’étant chargée des Rats. du premier étant bien supérieurs N’allez pas croire que Paul Morand et Jacques Charà ceux du second, la comparaison Paul Morand à Jacques Chardonne, donne se soient écrit pendant vingt ans sans imaginer qu’entraîne toute correspondance le 1er septembre 1956 que leurs lettres seraient publiées un jour. Ils avaient ne tourne pas à l’avantage de celuimême prévu le jour : n’importe quand mais après l’an ci. L’inimitable touche Morand, cocktail de légèreté, d’intelligence et de cynisme, a 2000, cette borne stupide sur laquelle on fantasmait ceci de particulier qu’elle fait pâlir tout ce qui se met en ce temps-là. Cela représente quelque cinq mille en face. Chardonne, qui redevient souvent l’éditeur pages. Le premier volume, qui court de 1949 à 1960, Boutelleau de chez Stock, en est conscient qui proras­semble huit cents lettres jusqu’ici gardées en lieu pose à son ami de publier les lettres de Morand sans sûr à la bibliothèque cantonale de Lausanne. Flèches,

Correspondance, t. I, 1949-1960, Paul Morand, Jacques Chardonne,

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Dossier

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Kafka contre Kafka

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Sommaire 48 Comprendre 58 Penser 72 Adaptations 78 Inédits

Dossier coordonné par Alexandre Gefen et Guillaume Métayer

« Je ne suis que littérature et ne peux ni ne veux être rien d’autre », affirmait Kafka dans une notation restée célèbre de son Journal (1). Figure romanesque – de Vertiges de W. G. Sebald (1990) aux Études de silhouettes de Pierre Senges (2010) en passant par Nous sommes tous Kafka de Nuria Amat (1993), sans parler de la kafkaïenne année 2002 qui a vu paraître K. de Roberto Calasso, Kafka sur le rivage de Haruki Murakami et Le Mal de Montano d’Enrique Vila-Matas –, héros de cinéma (du Kafka de Steven Soderbergh en 1991 au Kafka au Congo de Marlène Rabaud et Arnaud Zajtman en 2010 via Kafka va au cinéma de Hans Zischler en 2002 et À la recherche de Kafka de Jorge Amat en 2006), romancier essaimant ses personnages dans d’autres fictions voire en bande dessinée (Tous les noms de José Saramago, 1999, Insect Dreams de Marc Estrin, en 2002 encore)… Il n’est nul besoin de lire la cohorte de cri­ tiques ou de philosophes qui, de Walter Benjamin à Pierre Klossowski, de Maurice Blanchot à Marthe Robert, ont placé l’écrivain tchèque au début ou à la fin de toute écriture, ni d’entamer la lecture d’une de ces biographies qui cherchent à transformer le mystère K. en réincarnant l’homme dans son contexte historique et dans la biographie la plus intime, pour comprendre à quel point Kafka est devenu l’un des noms modernes de la littérature. Ce que le critique universitaire Emmanuel Bouju nomme, d’après Deleuze et Guattari, « le théorème de fonction K (2) » consiste bien en cette capacité de la seule lettre K à produire une infinité de romans, au moment même où elle brandit l’idée de la fin, ou de l’impossi­ bilité, de toute écriture. Dès 1947 et la naissance de l’épithète « kafkaïen », une kyrielle de fantasmes et d’identifications, de projections de superstructures étatiques et d’infrastructures du Moi im­posent l’exigence incessante de penser chacun, à ­chaque fois face à tant d’autres possibles, à l’instar de son premier découvreur

f­rançais,« notre Kafka (3) ». Le danger d’arriver bardés de certitudes sur ce qu’est Kafka, et, au lieu de le lire, non sans sourire d’ailleurs, d’avancer dans les brumes chargées d’un monde arpenté d’avance, n’a cessé de croître avec la reconnaissance : œuvre aussi inac­ cessible que le château, lettre toujours fuyante, tant il est impossible de se tenir au point de dénuement et de réalité exacts où son texte se place. Et en même temps, à peine ­voudrions-nous sortir Kafka des projections rétrospectives de l’univers totalitaire que nous reviendrait en mémoire la mort de Milena, à Ravensbrück. Chez Max Brod, le premier des « kafkaïens », la trame des récits sauvés de la destruction n’est déjà intacte qu’au prix de l’allégorie, comme s’il était besoin d’une telle pression stratosphérique pour se maintenir à ras du texte. L’aimantation des exégèses n’est jamais aussi dangereuse qu’avec Kafka, car nul autant que lui ne vit du scrupule. Nul ne loge autant d’infinis dans le petit, d’abîmes intellectuels et moraux dans le moindre pli. Nul ne ­cherche à préserver à ce point le langage de lui-même, de ses facilités, de ses emballements. Nul écrivain n’use à ce point de la grande figure littéraire de l’épanorthose, ce « repentir » qui, plus que le « repeint », entraîne le langage dans le cercle vicieux de sa « dialectique tragique », au sens où l’entendait le grand critique hongrois Peter Szondi : la catastrophe qui ­retourne les moyens du salut en instruments de la chute. Plus la prose de Kafka cherche à éviter le malentendu inhérent au langage, plus elle recourt au langage et risque de faire proliférer le malentendu. Et pourtant, il ressort, malgré tout, à la place de l’enlisement annoncé, une grâce, que la lecture apporte ou accueille. Le lecteur comprend presque instinctivement le projet, la folle tentative d’écrire dans le dos du malentendu. Il considère avec empathie, et même avec compassion, le courage ­hé­roïque de cette écriture qui lutte avec ellemême, arpente et affronte sa fatalité. Non sans

À lire

De Kafka à Kafka, Maurice Blanchot,

éd. Folio essais, 248 p., 6 €

Le Verdict, Franz Kafka, traduction

de Guillaume Métayer, éd. Sillage, 50 p., 5 €. (1) Journal, traduit et présenté par Marthe Robert, éd. Grasset, 1954, 21 août 1913, p. 288. (2) « En finir avec les théories de la fin (par la vertu d’Enrique VilaMatas) », Emmanuel Bouju (www. enriquevilamatas.com/ escritores/escrboujue1. html). (3) Mon Kafka, Alexandre Vialatte, éd. 10/18, 2001.

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illustration de Sergio aquindo

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angoisse ni fièvre, il emboîte le pas de l’auteur dans les défilés du scrupule en quête d’une hypothétique méthode de dire sans donner prise au malentendu et à ses mortelles ­conséquences. Il y faut au moins un artiste du jeûne et un gymnaste hors pair, toujours sur le fil de la mort. Un Kafka prévenu contre Kafka et qui ne peut être Kafka qu’à cette seule condition.

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Car c’est bien à notre propre murmure que le système de mort et d’oppression attache ses machines. Nos propres actes, nos gestes et nos paroles sécrètent les prétextes du malentendu meurtrier. Nous retrouvons Kertész et son idée de coopération de l’individu, par son peu de résistance même autant que par sa volonté de vivre, avec la machine qui l’écrase. Entre l’intenable néant de l’existence et

l’impossible innocence de l’expression, Kafka cherche l’improbable issue. Penser Kafka, comme le font dans ce dossier les meilleurs spécialistes de son œuvre, c’est se résigner au défi impossible de lire sans infléchir et d’analyser sans interpoler, d’écrire sans culpabilité, réelle ou prêtée. Poursuivre l’œuvre de se rapprocher toujours plus de Kafka, par et pardelà Kafka. Avec, envers et contre Kafka.


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Le magazine des écrivains  Grand entretien

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Georges Didi-Huberman

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L’écriture, comme le savoir, est un artisanat

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En une trentaine de livres, le philosophe et historien de l’art a construit une œuvre inclassable, à la fois poétique, politique et esthétique, sur la puissance et le devenir des images. Propos recueillis par Aliocha Wald Lasowski, photos Jérôme Bonnet pour Le Magazine Littéraire

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mateur de flamenco, de Jackson Pollock et du cinéma de Pasolini, dont il célèbre le film de montage La Rabbia, Georges Didi-Huberman apparaît comme un artisan qui assemble les mots, les images et les choses. Théoricien actif et penseur hétérodoxe, il interroge l’artifice des pratiques iconographiques et des techniques de montage (le cadre, la lumière), de la Renaissance jusqu’à l’art contemporain. Comment interroger l’histoire ? Comment relancer notre expérience visuelle, nos façons de voir ? Depuis vingt ans, sous forme de dialogue avec la littérature, l’anthropologie et la psychanalyse, ­Georges Didi-Huberman élabore une archéologie critique de ­l’histoire de l’art. Devant l’image (1990) et Devant le temps (2000) démêlent les lignes de temps, repèrent les contretemps et les anachronismes. Pour lui, l’art est une mémoire en mouvement, dont il s’agit de démêler les croisements, les heurts, les survivances. Sen­ sible à la transformation des pratiques artistiques, aux politiques des arts et à la fabrique des singularités, son œuvre est un véritable laboratoire de la pensée contemporaine. Remarquable écrivain, qui saisit les malaises dans la représentation, à travers des objets insolites (le crâne, l’empreinte, l’écorce), ­Georges Didi-Huberman vient de donner une série de cinq conférences à l’Auditorium du Louvre ; le livre qui les accompagne est consacré au « Musée imaginaire », au style visuel et littéraire ­d’André Malraux. Il publie aussi une courte conférence destinée aux enfants, sur le modèle des émissions de radio du philosophe Walter Benjamin dans les années 1930, pour expliquer l’émotion et la ­passion de l’image. Enfin, mobilisant aussi bien Beckett, Deleuze ou Blanchot, il interroge l’apparition de l’image dans Phalènes, où il compare la fragilité de celle-ci aux battements d’ailes, battement du visible ou battement du temps. Les images sont des insectes.

Qui sont les « phalènes », ces gracieuses créatures au mouvement d’ailes fragile qui donnent le titre de votre dernier livre ? Georges Didi-Huberman. Comme les P­ hasmes, qui les ont précédés, les Phalènes relèvent d’un choix littéraire. Le ou la phalène – j’aime que le mot soit déjà au-delà du genre grammatical –, c’est une sorte de papillon de nuit. J’ai voulu organiser une série de textes portant sur des objets extrêmement divers autour de cette figure du À lire de Georges Didi-Huberman papillon. Chaque texte en est traversé comme par un élément qui en indiquerait, à Phalènes. Essais chaque fois, la fragilité, la « passagèreté ». sur l’apparition, 2, éd. de Minuit, C’est une « image de pensée », comme aurait 386 p., 29,50 €. dit Walter Benjamin. Une de mes activités L’Album de l’art à préférées consiste à choisir un objet singulier l’époque du « Musée – ici un insecte qui passe dans l’air et qui disimaginaire », paraît, là une œuvre d’art qui a résisté au éd. Hazan/Le Louvre, temps, ailleurs un texte de Rilke, un schéma 208 p., 25 €. de Beckett, un moulage de jeune fille, etc. – Quelle émotion ! et à en extraire, pour ainsi dire, la puissance Quelle émotion ? éd. Bayard, 88 p., 12,50 €. philosophique qu’il recèle. C’est une singu larité féconde, une petite chose jusque-là inaperçue, une exception pour tout dire.

Comment repenser l’image à partir de ces insectes nocturnes ?

Cela modifie en profondeur ma pensée tout entière, mon langage lui-même (dans la mesure où je pense que ce que nous voyons, si nous voulons bien le regarder, il faut savoir le phraser, involuer sa phrase dans la forme particulière de la chose qui apparaît).

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eorges DidiHuberman à Paris, en novembre dernier.

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CRÉDIT

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Le magazine des écrivains  Cadavre exquis

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Premier volet d’une nouvelle rubrique, en forme de fiction collégiale, entre feuilleton et work in progress  : chaque mois, un écrivain différent enchaînera sur les précédents épisodes, sans canevas préétabli. François Beaune lance les dés.

Liberté Par François Beaune*, illustration Amandine Ciosi pour Le Magazine Littéraire

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hélie/gallimard

l y a tatoué « Liberté » sur les veines, à l’intérieur du poignet, d’une écriture déjà bleu pâle, douce et déliée. Pour que je voie ce mot dès que j’en ai envie, m’explique Monique, dès que j’en ai besoin. Nous sommes assis dans la salle à manger de sa jolie maison de La Marsa, un quartier chic, balnéaire de Tunis. Belle grande blonde aux yeux bleus, la quarantaine, à la tête d’une petite entreprise prospère. Je lui demande comment elle est arrivée là. Elle me dit que c’est une drôle d’histoire, qui commence en Belgique, près de Charleroi. À l’époque j’ai 19 ans, je suis étudiante en médecine. Dans un café où l’on se rend souvent, il y a un serveur. Un soir je le drague et ça marche. Mon premier petit-copain. Je suis tellement contente. Au bout de quelques mois, il faut que j’en parle à ma mère. Quand elle entend ça, elle me dit : Il est hors de question que je sois au courant et ton père non. La règle de mon père c’est que je n’ai pas le droit d’avoir de petitscopains. Il faut que je ne voie personne pour me concentrer sur mes études. À la fin, comme ma mère insiste, je lui avoue, et comme prévu il devient fou. En plus un étranger, un Tunisien, un foot­ balleur. Il me dit qu’il faut rompre, moi je veux pas, je suis super amoureuse, j’ai l’âge d’avoir un petit-copain. Les deux semaines suivantes je continue de le voir. Ce week-end-là, dès que je rentre, mon père me demande si je l’ai quitté. Je dis que non, et là il ne dit rien, il ne me frappe pas. Bizarre. Mon père me frappe depuis toujours, et pas n’importe comment, bien bien. Le lundi je retourne à la fac. Un soir je suis chez mon petit-copain, c’est le milieu de la nuit, quelqu’un toque à la porte. Mon père ma mère ma sœur sont dans la cage d’escalier. Je comprends qu’il a réussi à faire parler ma sœur. Il m’attrape par la peau du dos et me ramène à la maison. Là il me frappe, mais surtout il me

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ès que je rentre, mon père me demande si je l’ai quitté. Je dis que non, et là il ne dit rien. Bizarre. Mon père me frappe depuis toujours, et pas n’importe comment, bien bien.

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dit : Tu le verras plus, tu n’iras plus à la fac, on va t’enfermer. Je ne comprends pas ce qui m’arrive, mais je sais qu’il va le faire, alors que devenir médecin c’est mon rêve depuis toute petite. Un jour je toque chez les voisins, affolée, je leur explique que mon père me tient enfermée. La gare est loin, s’ils peuvent m’emmener. Ils connaissent mon père, ils me disent : Pas maintenant, reviens plus tard. Je fais semblant de dormir, je baisse les volets, pas jusqu’au bout, je rouvre la fenêtre, avec mon petit sac. On part dans la campagne, il n’y a rien que du noir. À un moment, le monsieur s’arrête, ses deux fils avec lui à l’arrière de la voiture. Je me dis qu’il va m’arriver un truc grave. Mais non, il règle juste les phares. Il me pose à la gare, je prends le train, j’arrive chez mon petitcopain, toute contente de le retrouver, mais lui n’est pas content de me voir. Qu’est-ce qui se passe ? je lui dis. Il m’explique qu’il est sans papiers, illégal en Belgique : Je ne veux pas de problème, il faut que tu retournes chez toi. Moi je lui dis que je ne peux pas, si je retourne chez moi mon père va me tuer au sens propre. Mais lui me dit : Si tu ne rentres pas, il va porter plainte contre moi et je vais me faire expulser. J’appelle mon oncle, je lui demande s’il peut intervenir, dire à mon père que je me rends compte que j’ai fait une bêtise, que je veux bien rentrer, mais que j’ai peur. Donc il parle à son frère, me rappelle : Tu peux y aller, ton père promet qu’il te touchera pas. Je rentre. J’ai pas du tout envie mais j’ai pas le choix. Entre-temps mon petit-copain m’a promis d’essayer de régler ses papiers le plus vite possible, pour que je puisse revenir près de lui. J’arrive à la maison, je suis morte de peur, mon père ouvre, il m’attrape, et là il me massacre, à un moment je tombe en arrière contre la cheminée en marbre, et ça m’effleure juste la tête, à quelques centimètres, ma tête éclate. Je passe la nuit à me demander quoi faire. Il sait que je vais essayer de m’enfuir. Depuis qu’il m’interdit d’aller à la fac, tous les matins il m’emmène avec lui au boulot, je suis devenue standardiste dans sa société, personne ne me laisse seule. Un matin je m’habille : trois robes, cinq petites culottes, deux teeshirts, tout ce que je peux mettre sur moi sans que ça se voie trop. Je prends ma place de standardiste et je me dis quitte ou double, je vais voir le patron, qui a l’air de quelqu’un de gentil. Je lui raconte mon histoire. Il me dit : Partez, bonne chance. À ce moment je me rend compte que je ne suis pas folle. Je suis tellement surprise que ce monsieur me comprenne. Je retrouve mon petit-copain, qui n’est pas très content de me voir, mais il n’a pas trop le choix, chez mes parents, c’est trop dangereux pour moi. On se cache chez un ami à lui. Chaque jour il va voir son

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