Foucault inédit

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Février 2014

M 02049 - 540 - F: 6,20 E - RD

dossier

Foucault inédit

ENQUêTE SUR L’ART D’AIMER Les pièges du coup de foudre Exercice d’admiration selonétait Jean-Philippe « Qui Sacher? » Toussaint, Alice Ferney, Camille Laurens... par Pascal Quignard

grand entretien Eduardo Mendoza

l’un des meilleurs conteurs européens


Éditorial

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Service abonnements Le Magazine Littéraire, Service abonnements 17 route des boulangers 78926 Yvelines cedex 9 Tél. - France : 01 55 56 71 25 Tél. - Étranger : 00 33 1 55 56 71 25 Courriel : abo.maglitteraire@groupe-gli.com Tarifs France 2011 : 1 an, 12 numéros, 62,50 €. Achat de revues et d’écrins : 02 38 33 42 87 U. E. et autres pays, nous contacter. Rédaction Pour joindre directement par téléphone votre correspondant, composez le 01 44 10, suivi des quatre chiffres placés après son nom. Rédacteur en chef Laurent Nunez (10 70) lnunez@magazine-litteraire.com Conseiller de la rédaction Joseph Macé-Scaron Rédacteur en chef adjoint Hervé Aubron (13 87) haubron@magazine-litteraire.com Chef de rubrique « La vie des lettres » Alexis Brocas (13 93) abrocas@magazine-litteraire.com Directrice artistique  Blandine Scart Perrois (13 89) blandine@magazine-litteraire.com Responsable photo  Michel Bénichou (13 90) mbenichou@magazine-litteraire.com Rédactrice  Enrica Sartori (13 95) enrica@magazine-litteraire.com Correctrice Valérie Cabridens (13 88) vcabridens@magazine-litteraire.com Fabrication Christophe Perrusson (13 78) Directrice administrative et financière Dounia Ammor (13 73) Directrice commerciale et marketing  Virginie Marliac (54 49) Marketing direct Gestion : Isabelle Parez (13 60) iparez@magazine-litteraire.com Promotion : Anne Alloueteau (54 50) Vente et promotion Directrice : Évelyne Miont (13 80) diffusion@magazine-litteraire.com Ventes messageries VIP Diffusion Presse Contact : Frédéric Vinot (N° Vert : 08 00 51 49 74) Diffusion librairies : Difpop : 01 40 24 21 31 Publicité Directrice commerciale Publicité et Développement Caroline Nourry (13 96) Publicité littéraire  Marie Amiel - directrice de clientèle (12 11) mamiel@sophiapublications.fr Publicité culturelle Françoise Hullot - directrice de clientèle (secteur culturel) (12 13) fhullot@sophiapublications.fr Responsable communication Elodie Dantard (54 55) Service comptabilité Sylvie Poirier (12 89) spoirier@sophiapublications.fr Impression Imprimerie G. Canale, via Liguria 24, 10 071 Borgaro (To), Italie. Commission paritaire n° 0415 K 79505. ISSN‑ : 0024-9807 Les manuscrits non insérés ne sont pas rendus. Copyright © Magazine Littéraire Le Magazine Littéraire est publié par Sophia Publications, Société anonyme au capital de 7 615 531 euros. Président-directeur général et directeur de la publication Philippe Clerget Dépôt légal : à parution

Du roi de Serendip aux mille marquis Par Laurent Nunez

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ans Ah ! Ernesto, son unique œuvre ue cherche-t-on, pour la jeunesse – et qui vient d’être d’ailleurs, quand on lit réédité –, Marguerite Duras fait dire à le marquis de Sade ? un petit garçon : « Je ne retournerai Le frisson d’un interdit ? La plus à l’école, parce qu’à l’école on philosophie d’un libertin ? m’apprend des choses que je ne sais pas. » Cette éviVoilà que paraît en poche un dence peut faire sourire ; elle n’a pourtant rien d’évivaste choix de ses lettres, qui dent. Il est toujours étrange de découvrir ce dont on se lisent comme un roman ne soupçonnait pas même l’existence. C’est ce qu’on quoiqu’on se croie au ­théâtre. appelle la sérendipité, qu’un essai concis et ambitieux Sade y apparaît sous mille permet aujourd’hui de mieux cerner. Le facettes. (On s’étonne ensuite « Tu ne me mot est fameux depuis Internet et ses liens de n’avoir aucun portrait de chercherais pas, hypertextes, mais Sylvie Catellin, dans lui !) Le voici repenti devant Sérendipité, Du conte au concept, nous en son oncle : « Je me levais tous si tu ne m’avais révèle la genèse et le bel historique. C’est les matins pour chercher le trouvé. » Pascal plaisir ; cette idée me faisait en 1754 qu’un écrivain anglais, Horace Wartout oublier. Je me croyais pole, inventa le mot – serendipity – pour À lire heureux dès que je croyais désigner la faculté de « découvrir, par hasard Ah ! Ernesto, Marguerite Duras, l’avoir trouvé, mais ce préet sagacité, des choses que l’on ne cherchait illustré par Katy Couprie, pas ». Lui-même n’avait pas inventé, à pro- éd. Thierry Magnier, 40 p., 14,50 €. tendu bonheur s’évanouissait prement parler, ce concept : l’idée lui en aussitôt que mes désirs, ne Sérendipité. Du conte au était venue grâce à la traduction libre d’un concept, Sylvie Catellin, me laissait que des regrets. » recueil de vieux contes orientaux – mais éd. du Seuil, 272 p., 21 €. Le voilà menaçant devant sa Lettres d’une vie, Sade, publiés à Venise en 1557 : La Pérégrination maîtresse : « La petite histoire des trois jeunes fils du roi de Serendip. choix de lettres établi par Jacques Ravenne, de la c[haudepisse] doit t’enC’est de ce conte, où trois frères décrivent éd. 10/18, 260 p., 7,50 €. gager un peu à me ménager. un animal sans l’avoir jamais vu, qu’est né Je t’avoue que je ne la cachece mot magique – ce « mot-mana », aurait dit Barthes – rais pas à mon rival, et ce ne serait pas la dernière confiqui à lui seul explique le succès de Google et de Wiki- dence que je lui ferais. » Le voici philosophe pour sa pedia. Trouver ce qu’on ne cherchait pas ! Apprendre femme : « Ma façon de penser, dites-vous, ne peut être ce qu’on n’était pas même désireux de savoir ! Mais approuvée. Et que m’importe ? Bien fou est celui qui Sylvie Catellin est comme Ernesto : elle se méfie des adopte une façon de penser pour les autres. » Le voilà facilités de la connaissance. Son essai dégonfle le mot ordurier devant son valet : « Visage de chiendent barcomme une baudruche, en même temps qu’il le bouillé de jus de mûre, échalas de la vigne de Noé, redore. Relisant Voltaire, Balzac, ou Freud, s’interro- arête du dos de la baleine de Jonas, vieille allumette de geant sur les découvertes de Poincaré ou de Fleming briquet de bordel, chandelle rance de vingt-quatre à la – qui semble découvrir par hasard la pénicilline –, elle livre […]. » Mais Sade ne jure pas comme un charredéconstruit le fantasme d’une découverte qui s’offre à tier – plutôt comme un homme qui se croit toujours l’homme sans que ce dernier ait rien demandé. Non, sur scène. Le théâtre – la théâtralité – fut sa véritable on ne trouve jamais ce qu’on ne cherche pas – et les obsession. À l’asile de Charenton, il avait créé une scientifiques comme les rats de bibliothèque vous le petite troupe composée de malades mentaux. Le Toutdiront. Internet considéré comme un vaste trésor des Paris se pressait à ce qui lui semblait un grotesque fesLumières, et accessible à tous, demeure une utopie des tival. Oh Sade, qui donc étais-tu pour vouloir jouer tous marchands d’Internet. Parce qu’on n’y trouve que ce les rôles, et pour avouer à ton avocat : « […] moi qui qu’on est apte à trouver ; et cette aptitude « sherlock- duperais le bon Dieu si je l’entreprenais » ? Non, non, holmésienne » s’acquiert, à l’école et par les livres. la question ne nous intéresse plus – puisque tes ­Souvenez-vous de Pascal : « Tu ne me chercherais pas, ­masques infiniment variés révèlent un même plaisir si tu ne m’avais trouvé. » de lecture. lnunez@magazine-litteraire.com foley/ opale

Édité par Sophia Publications 74, avenue du Maine, 75014 Paris. Tél. : 01 44 10 10 10 Fax : 01 44 10 13 94 Courriel : courrier@magazine-litteraire.com Internet : www.magazine-litteraire.com

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Sommaire

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Perspectives : De l’art de tomber amoureux

En accès libre, des archives du Magazine Littéraire ayant trait à Michel Foucault : « Problématiser l’espace », par le metteur en scène Jean Jourdheuil, et « Souvenir d’un dérangement », par l’historienne Arlette Farge.

Le mage Maja

Le dessinateur Daniel Maja collabore au Magazine Littéraire depuis trente ans : il illustre entre autres « Le dernier mot » d’Alain Rey. Sélection de ses enluminures.

Le cercle critique Chaque mois, des critiques inédites exclusivement accessibles en ligne.

pancho POUR LE MAGAZINE LITTÉRAIRE

Ce numéro comporte 3 encarts : 1 encart abonnement sur les exemplaires kiosque, 1 encart Edigroup sur les exemplaires kiosque en Suisse et Belgique, et 1 encart Linvosges sur une sélection d’abonnés.

Christelle enault pour le magazine littéraire – Roland allard/Agence Vu – Mathieu Zazzo pour Le Magazine Littéraire

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En complément du dossier

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46

82

Dossier : Michel Foucault

Grand entretien : Eduardo Mendoza

Le dossier 46 Michel

Perspectives 8 De l’art de

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tomber amoureux

10 « La rencontre est une création »,

49 53

12 Dix coups de foudre récents

56

L’actualité 14 La vie des lettres Édition, festivals,

59

par Jeanne Ferney

entretien avec Camille Laurens

spectacles… Les rendez-vous du mois

14 Charles Juliet, par Philippe Lefait 28 Le feuilleton de Charles Dantzig

Le cahier critique 30 Éric Chevillard, Le Désordre azerty 31 Hubert Mingarelli, L’Homme qui avait soif 32 Philippe Besson, La Maison atlantique 33 Bertrand Leclair,

Le Vertige danois de Paul Gauguin

33 Alain Galan, À bois perdu 34 Sébastien Lapaque, 34 35

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Le feuilleton de Charles Dantzig : Ernst Jünger

Février 2014

3 L’éditorial de Laurent Nunez 6 Contributeurs

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n° 540

Théorie de la carte postale Jean-François Hamel, Camarade Mallarmé Andreï Makine, Le Pays du lieutenant Schreiber Charles Bukowski, Le Retour du vieux dégueulasse Michel Deutsch, Bettina Eisner Renata Adler, Hors-bord Ian McEwan, Opération Sweet Tooth Donna Tartt, Le Chardonneret Arnaldur Indridason, Le Duel José Luís Peixoto, La Mort du père Tim Parks, No Sex Anthologie, Poètes grecs du 21e siècle

En couverture : Michel Foucault au Collège de France, en 1974 (photo Michèle Bancilhon). © ADAGP-Paris 2014 pour les œuvres de ses membres reproduites à l’intérieur de ce numéro.

Abonnez-vous page 93

Février 2014 540 Le Magazine Littéraire

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Foucault dossier coordonné par Mathieu Potte-Bonneville Un errement méthodique, par Mathieu Potte-Bonneville Repères chronologiques Archives : un continent inexploré, par Marie-Odile Germain Les alcôves grecques comme laboratoire, par Frédéric Gros L’invention de l’homosexuel, par Michel Senellart Biopouvoir, la direction des ressources humaines, par Stéphane Legrand Sans dogme sur le christianisme, par Philippe Chevallier Aux têtes de l’État, par Didier Fassin Archéologies des colonies, par Orazio Irrera Les cartes du pouvoir, par Ferhat Taylan Face à la santé mentale, un surmoi encombrant, par Pierre-Henri Castel Retrouver la mémoire au cinéma, par Dork Zabunyan La fiction, ou la production de la vérité, par Luca Paltrinieri Les mots et les mots, par Judith Revel Parutions récentes

Le magazine des écrivains 82 Grand entretien avec Eduardo Mendoza :

« L’espèce humaine est difficile à aimer »

88 Admiration Le Baudelaire de Walter

Benjamin, par Jean-Christophe Bailly

90 Avant-première Si seulement j’avais su…

les Mémoires de Stanley Cavell

94 Cadavre exquis La Marsa, le 23 mai 2013,

à 21 h 25, par Bertrand Leclair

98 Le dernier mot, par Alain Rey

Prochain numéro en vente le 20 février

Dossier : Le cynisme


La vie des lettres

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parution Le septième

moi de Juliet

Charles Juliet publie le septième volet de son journal, inauguré en 1957. S’il s’agit du livre de l’ Apaisement, on y retrouve sa rigueur tourmentée, son empathie à fleur de peau et son hospitalité pour les autres créateurs. Par Philippe Lefait

À lire

Apaisement. Journal VII, 1997-2003, Charles Juliet,

éd. P.O.L, 368 p., 19 €.

J

«

e m’assieds, il ­m’offre un verre, mais il ne peut supporter mon regard, ne cesse de se lever et de se rasseoir. Une telle ­attitude m’intimide encore plus et j’ai le plus grand mal à bafouiller quelques questions. » Cela, j’aurais pu l’écrire la première fois que je suis allé à la rencontre de Charles Juliet. La découverte, au hasard d’une librairie, de l’un des tomes de son journal m’avait sorti, comme bien d’autres de ses lectrices et de ses lecteurs, d’une mauvaise passe. Je reste aujourd’hui très fidèle à un projet littéraire qui s’est construit dans la discrétion depuis une note du 3 janvier 1957, jour où un ancien camarade d’école, marin démobilisé, l’a « jeté dans un profond désarroi ». Il a 23 ans, abandonne la carrière militaire et médicale promise à l’enfant de troupe (L’Année de l’éveil, 1989), jubile de ce moment de rupture avant de tomber dans la désespérance. Sans le pouvoir encore, il ne veut plus qu’une chose : écrire. Passer sa vie à chercher sa phrase pour pouvoir dire « je ».

Pire que la complaisance, l’autodépréciation « Je m’assieds, il m’offre un verre… » De fait, cela, c’est Juliet lui-même qui le note (Rencontres avec Bram Van Velde, 1998) la première fois qu’il ose aller voir le peintre en 1964. Choc des timidités et promiscuité des « mal-être ». Mal­ adresse des empêchés de la construction de soi. Il y a toujours eu chez Juliet, écrivain de la littérature à l’os, du mot juste mais si profondément enfoui, la curiosité de l’avant-garde et de l’aventure artistique, chez Albert Camus ou Philippe Jaccottet, chez le taiseux Samuel Beckett qui, dit-il, « a souffert comme un damné » et dont l’œuvre a été pour

« Si je ne suis pas vrai en chacun des mots que j’emploie, je commets une trahison. » Charles Juliet

lui « une longue brûlure ». Sur les « mains ressassantes » d’Alberto Giacometti. L’appétence aussi des chemins de l’âme chez Hadewijch d’Anvers ou Grégoire de Narek. Chez Maître Eckhart et Djalal al-dîn Rûmi. Pour lui, dans ces rencontres essentielles, autant de viatiques. « Je voudrais avancer, et piétine sur place. Je suis un carrefour de voies sans issue », a écrit l’une d’elles, Miguel Torga, autre grand diariste, mort en 1995. Quand ils se sont vus, le Portugais, très malade, lui avait confié : « On ne guérit jamais d’une enfance blessée. » En effet, Charles Juliet montre qu’on en grandit ! Son journal reste le réacteur d’une œuvre contemporaine majeure (poésie, théâtre, récits). Le ­septième tome publié aujourd’hui chez P.O.L, l’éditeur de référence, court de 1997 à 2003. Il a pour titre Apaisement. Tant mieux ! Charles Juliet revient de loin. D’une longue autoanalyse, d’un gigan­ tesque bégaiement littéraire pour trouver « le » mot, d’une volonté quasi quotidienne et ininterrompue de se connaître par l’écriture, quelle que soit sa forme et quoi qu’il en coûte. Depuis près de cinquante ans, tout a été consigné du doute, de la pulsion de mort, des fragments poétiques reçus, de l’émerveillement du terme précis, de la ren­ contre avec l’autre, substantielle ou inutile, du ressassement, de « la nausée d’être soi » confinant à l’obsession, de la rumination et de l’enfermement, de l’accession « à la dignité d’être publié ». Ce qui advint pour la première fois en 1972. Avant ce passage de l’intime à l’édition, il a « conscience d’être un parasite, un inutile, […] perclus de honte ».

Le chemin de soi On a quitté aujourd’hui le gouffre des origines et de l’entame du journal titrée Ténèbres en terre froide, 1957-1964. La part sombre toujours présente (« Comment me défaire de cette mélancolie qui me colle à la peau ? ») a été métabolisée. La tonalité est plus légère. Le gouffre a été surmonté. L’appartenance à la communauté humaine est revendiquée. Osons le poncif et le mot « sagesse ». Mais préférons l’épiphanie de l’homme réconcilié. Et le poème, son autre mode, lui vient : Ces chants d’oiseau Au petit matin En ce jour de printemps La vie qui exulte Soudain Traversé Soulevé Par cette allégresse Charles Juliet a toujours voulu trouver « la source » et écrit comme on éprouve son corps : « Endurer parfois la faim, la soif, lutter contre la fatigue. Ainsi, jour après jour, vous vous apercevez que la ­marche vous élague, vous érode, vous dépouille de tout ce fatras qui habituellement nous encombre. Autre évidence : vous êtes seul. Vous traversez des ­heures de découragement… Mais le plus important est ailleurs. Il réside dans le fait… que vous

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Critique

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Éric Chevillard, des avis azerty Le Désordre azerty, Éric Chevillard,

éd. de Minuit, 224 p., 17 €

Pour Éric Chevillard, Bruno Blanckeman, Tiphaine Samoyault, Dominique Viart et Pierre Bayard,

éd. de Minuit, 130 p., 12 €

Par Jean-Baptiste Harang

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orcément, insister depuis plus d’un quart de siècle à démontrer par la construction inlassable d’une œuvre formidable que l’on est un des écrivains français les plus passionnants, les plus originaux, on finit par s’exposer à la critique. Ici « formidable » doit être lu au sens premier, « que l’on doit craindre » comme on craint le tonnerre et la colère de Dieu, et « écrivain original » comme un pléonasme. Voilà donc notre Éric Chevillard honoré par les ­plumes d’un carré d’as de la critique uni versitaire, Bruno Blanckeman, Tiphaine Samoyault, Dominique Viart et Pierre Bayard, sous la jaquette étoilée de son éditeur originel, Minuit, et le titre bienveillant de Pour Éric Chevillard. L’ouvrage, dirigé par Pierre Bayard, porte sur son dos cette invite : « Peut-être est-il temps pour les critiques de s’intéresser à ce cas singulier de folie littéraire… » Hâtons-nous pour rattraper ces décennies d’atermoiement, avec la conscience avertie et paradoxale que les lièvres battent rarement les tortues à la course mais que les ouvriers de la onzième heure finissent tous au paradis. Notre tortue s’est élancée le 13 octobre 1987, et son dossard est illisible, pauvre soupe renversée : il s’agissait alors de saluer la sortie du premier roman d’Éric Chevillard, Mourir m’enrhume, avec déjà plus d’un mois de retard sur sa mise en place en librairie, quand un critique averti aurait pu fourbir ses arguments presque trois ans plus tôt, genèse déclarée page 83 d’Azerty : « J’ai trouvé ma manière le 15 février 1985, impasse Leroy à Nantes, dans la chambre que j’occupais chez une octogénaire charmante, Mme Bordier. C’était la nuit. Le texte s’intitulait Étude de babouche pour la mort de Sardanapale. Plus tard, j’ai attribué ce titre à Thomas Pilaster, personnage de l’un de mes romans. » Arrêtons là cette mauvaise foi de mauvais joueur : à côté de la critique universitaire scientifique, le journalisme littéraire ne vaut pas un pet de lièvre. Prenez le texte de Bruno Blanckeman, « L’herméneutique du fou » (l’herméneutique est un mot compliqué pour désigner une chose assez simple et facultative : l’interprétation des textes. Et pourquoi les mots « fou » et « folie littéraire » fleurissent-ils si vite à l’ombre de ­Chevillard

quand chaque phrase de cet écrivain s’adresse à l’intelligence de son lecteur ?), Blanckeman est un malin, là où nous avions trouvé du plaisir, de l’humour et du désespoir, il apporte le doute du savant, page 30, par exemple : « Ce qu’on appelle le réel tient par une seule dynamique nominaliste et les effets positivistes de configuration qui en résultent, substituant au désordre turbulent des phénomènes un ordre illusoire de faits et de choses. » Non, ça, on n’avait pas vu. La thèse de Blanckeman, explicite page 35, est que Chevillard ­relance « le métier à tisser le texte » de là où Beckett l’avait conduit jusqu’au dénuement le plus extrême. Tiphaine Samoyault a intitulé son texte « Rendre bête », jouant sur l’ambiguïté de l’expression : se croire imbécile ou se confronter à sa propre animalité. Ambiguïté levée dès la première phrase : « Il y a certains écrivains, quand on les lit, on se sent bête. » Et probablement pire lorsqu’on ne les lit pas. Mais Tiphaine Samoyault a lu : pour parExtrait ler de Chevillard, elle parvient en vingt pages à nommer Nabokov (douze fois, plus une sous son crire ou mourir, on connaît ce nom de Sirine), Pouchkine, trille de l’écrivain qui permet de Lautréamont, Mallarmé, Huart, le distinguer du rossignol quand Benjamin, Baudelaire, Diogène, il se cache dans une haie. C’est Buffon, Linné, Michaux, Balzac du pipeau, en effet. Il vivrait (qui évoque « Leeuwenhoëk, encore sans écrire ; ses organes Swammerdam, Spallanzani, Réaune sont pas si impressionnables mur, Charles Bonnet, Haller et et craignent plus que cette autres patients zoographes »), menace ou ce péril la fumée Roubaud, Carroll, Colette, Coetd’une seule cigarette. zee, Michaux, Deleuze, Beckett, Le Désordre azerty, Kafka, John Berger, Bailly et don Éric Chevillard Quichotte, ce qui en dit long et bien sur Éric Chevillard. Dominique Viart commence ainsi : « L’œuvre d’Éric Chevillard réjouit le lecteur, mais désespère le cri­ tique. » Autant dire qu’il commence bien, il n’est guère d’œuvre plus réjouissante que celle de Chevillard, et tant mieux si c’est le lecteur qu’elle réjouit : elle n’est écrite que pour être lue. Autant dire qu’il finira mal, critique et désespéré. Viart apporte deux éléments efficaces pour mieux se réjouir : 1) Les bonnes lunettes pour déchiffrer Chevillard sont celles de Roland ­Barthes (qui pourtant ne figure pas dans la liste pré- À lire aussi cédente), et son regard de bathmologue : « Nous pouPéloponnèse, vons même devenir des maniaques du second degré Éric Chevillard, (bathmos, en grec, est un degré, une marche d’esca- éd. Fata Morgana, 110 p., 19 €. L’Autofictif en vie lier) : rejeter la dénotation, la spontanéité, le babil, la platitude, la répétition innocente, ne tolérer que des sous les décombres, langages qui témoignent, même légèrement, d’un pou- Éric Chevillard, éd. L’Arbre vengeur, 240 p., 15 €. voir de déboîtement : la parodie, l’amphibologie, la

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Dossier  Michel Foucault

Les vies d’une œuvre

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Un errement méthodique

L’œuvre de Foucault n’a pas seulement remis en cause la stabilité de ses objets d’étude. À coups de zigzags et de courts-circuits, elle mine sans cesse sa propre unité. Par Mathieu Potte-Bonneville

J

«

e suis comme une écrevisse, je me déplace latéralement (1). » Empruntée au cours de 1976, cette remarque de Michel Foucault s’inscrit dans une série : celle des notations qui, d’un bout à l’autre de l’œuvre, ­conjuguent pour caractériser celle-ci le motif du déplacement et celui de l’imprévisible, de l’échappée ou de la surprise. Le voyage commence dès la première préface de l’Histoire de la folie à l’âge classique (préface que Foucault fera retirer de la seconde édition, comme on balaie ses traces dans la neige) : le livre, ­explique-t-il, fut « entrepris au cours de la nuit suédoise [et] achevé au grand soleil têtu de la liberté polonaise (2) ».

Vagabondage fondateur D’abord géographique et biographique, le vagabondage s’affirme bientôt comme le ressort secret qui alimente le désir même d’écrire, désir que L’Archéologie du savoir décrit comme la construction d’un « laby­ rinthe où m’aventurer, déplacer mon propos, lui ouvrir des souterrains, l’enfoncer loin de lui-même, lui trouver des surplombs qui résument et déforment son parcours, où me perdre et apparaître finalement à des yeux que je n’aurais jamais plus à ren­ contrer (3) ». Tout au long des années 1960, le lecteur de Foucault croisera d’ailleurs d’autres labyrinthes : ceux, linguistiques et littéraires, de Raymond Roussel, où le sens ne se loge pas au creux des signes comme une instance préalable ou un message à décoder, mais naît de leurs méandres mêmes (« C’est le labyrinthe qui fait le Minotaure :

Un « labyrinthe où m’aventurer, déplacer mon propos, lui ouvrir des souterrains, l’enfoncer loin de lui-même […], où me perdre et apparaître finalement à des yeux que je n’aurais jamais plus à rencontrer. » L’écriture selon Foucault, dans L’Archéologie du savoir

non l’inverse (4) ») ; ceux, philosophiques, de son ami Gilles Deleuze, puisque le grand livre de ce dernier, Différence et répétition, se voit croqué sous la plume de Foucault à travers une fable où Ariane finit par se pendre à son propre fil, cependant que Thésée explore sans retour le monde de la dif­ férence. À travers « corridors, tunnels, caves et cavernes, fourches, abîmes », Thésée « s’avance, boîte, danse, bondit (5) ». Ce goût de l’égarement n’est pas à com­ prendre, chez Foucault, comme un surcroît de maîtrise (comme s’il s’agissait de conduire le lecteur, yeux bandés, jusqu’à une conclusion prévue), ou une mesure de prudence à la façon dont Descartes, dissimulant à la censure les conséquences dernières de ses arguments, pouvait affirmer « larvatus prodeo » (« j’avance masqué »). Si désorientation il y a, elle vaut d’abord pour l’auteur, dont les bifurcations revendiquées visent d’abord à mettre en péril l’identité à soi de la pensée de telle sorte que, si une cohérence apparaît d’un livre l’autre, celle-ci se donne comme une surprise de plus : « On croyait s’éloigner et on se trouve à la verticale de soi-même (6) », re­ marque amusée, en 1984, la préface de L’Usage des plaisirs. Rapprocher Foucault de Descartes, alors, c’est souligner la symétrie inversée de leurs choix fondamentaux. Là où la pensée doit, pour Descartes, se préserver de l’erreur par l’adoption d’une méthode (littéralement, « voie droite »), Foucault indexe l’interrogation sur les normes à la capacité de l’homme à errer et à se tromper : « L’opposition du vrai et du faux, les valeurs qu’on prête à l’un et à l’autre, les effets de pouvoir que les différentes sociétés et les différentes institutions lient à ce partage, tout cela n’est peutêtre que la réponse la plus tardive à cette possibilité d’erreur intrinsèque à la vie (7) », écrit-il à propos de son maître Georges Canguilhem, dans une synthèse dont toutes les formules indiquent qu’il s’agit aussi d’un autoportrait.

(1) Sécurité, territoire,

population. Cours au Collège de France, 1977-1978, Michel Foucault, éd. Gallimard/Le Seuil, « Hautes études », 2004, p. 80. (2) « Préface », dans Dits et écrits I, Michel Foucault, éd. Gallimard, « Bibliothèque des sciences humaines », 1994, p. 167. (3) L’Archéologie du savoir, Michel Foucault, éd. Gallimard, « Bibliothèque des sciences humaines », 1969, p. 28. (4) Raymond Roussel, Michel Foucault, éd. Gallimard, « Le Chemin », 1963, p. 113. (5) « Ariane s’est pendue », dans Dits et écrits I, op. cit., p. 767. (6) Histoire de la sexualité II, L’Usage des plaisirs, Michel Foucault, éd. Gallimard, « Bibliothèque des histoires », 1984, p. 17. (7) « La vie : l’expérience et la science », dans Dits et écrits IV, op. cit., p. 775. (8) Histoire de la sexualité II, op. cit., p. 14.

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Le magazine des écrivains  Admiration

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Benjamin, l’arpenteur baudelairien L’écrivain allemand n’aura cessé de sillonner l’œuvre de Baudelaire, comme une ville où l’on peut flâner à l’infini. Une nouvelle édition rassemble toutes les traces de cette quête acharnée.

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ommencée en 1959 avec un premier recueil d’essais traduit par Maurice de Gandillac et publié par Nadeau, la traduction en ­français de l’œuvre de Walter Benjamin, après avoir traîné, a pris un tour foisonnant, et aujourd’hui, entre les textes circulant d’un volume à un autre, les recueils plus ou moins composites, la correspondance, les rééditions et les livres de poche, sans compter la très abondante littérature critique consacrée à l’auteur, il est bien difficile de s’y repérer. Mais la forme même de ce dédale, avec ce qui s’y égare et ce qu’on peut y trouver par surprise, ressemble à ce que fut la forme de la ville pour Benjamin, et ce n’est pas l’un des ­moindres mérites de la refonte complète du Baudelaire que publient les éditions de La Fabrique que d’ajouter encore de nouveaux fils – et de nouveaux nœuds – à cette extraordinaire pelote de sens qu’est ­l’œuvre tout entière. Cette œuvre qu’au fond Benjamin ne put jamais appréhender – et ses contemporains encore moins que lui : l’écart en effet est considérable entre les quelques rares livres qu’il publia de son vivant et la masse aujourd’hui formée par les sept tomes (répartis en quatorze volumes) des Gesammelte Schriften. Mais ce qui est extraordinaire avec cette masse de formes achevées, de notations, d’esquisses et de grands chantiers, ce n’est pas seulement qu’elle est vivante, comme l’est toute grande œuvre que chaque lecture ranime, c’est aussi qu’elle semble enfermer un pouvoir de régénération infini dont sa forme dispersée, paradoxalement, serait la gardienne. S’il y a bien une œuvre de pensée à laquelle on puisse appliquer la notion joycienne de work in progress, c’est celle de Benjamin, du fait de l’exil et de l’interruption, mais aussi en raison d’une capacité de travail exceptionnelle, qu’il faut Walter Benjamin de surcroît mesurer à l’aune de la misère des vers 1925. dernières années – celles justement au cours desquelles, à Paris pour l’essentiel, il poussa très loin, comme deux chantiers parallèles finissant par s’entre­croiser de façon presque inextricable, le projet du « Livre des pas­sages » (Paris, capitale du xixe ­siècle) et le travail sur Baudelaire. Jusqu’à la découverte par Giorgio Agamben, en 1981, dans le placard des dépôts de la Bibliothèque nationale, d’une liasse de feuillets

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la collection

hermance Triay/Le seuil

Par Jean-Christophe Bailly

manuscrits que Benjamin avait confiée à Georges Bataille, on considérait les textes sur Baudelaire, tant dans leur forme avancée qu’à l’état de fragments, comme faisant partie du projet de livre sur Paris. Or il semble bien, au vu de ce que renfermait cette liasse, à commencer par toute une série de listes et ce que les éditeurs appellent des « notes de régie », que la partie « Baudelaire » ait fini par former un

il y a bien une œuvre de pensée à laquelle on puisse appliquer la notion de work in progress, c’est celle de Benjamin.

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précipiter dans la tanière d’un amant effrayé par le danger qu’elle représentait pour lui, immigré sans papiers ? Comment ils se sont retrouvés, ces deux-là, à Tunis, quand elle l’a rejoint pour une semaine de congés, après son expulsion ? Est-ce que l’instinct de vie a pris le dessus ? Est-ce que le désir a tout balayé de la culpabilité ? Le contraste était saisissant, entre l’histoire qu’elle déroulait du petit animal apeuré qu’elle a été et la femme d’affaires qu’elle est devenue, de ces femmes pleines d’une autorité naturelle dont la beauté s’émancipe avec l’âge. Les premiers stigmates du temps m’émeuvent au-delà de tout, quand la beauté l’emporte ainsi au coin des yeux. Et elle semblait si sincère et juste, même dans ce moment où son récit s’est ouvert à la pensée magique, les personnages apparaissant et disparaissant par de mystérieux passages, comme dans les contes, mais pour de vrai. À l’écouter on la voyait, la mère, surgir d’on ne sait quelle faille spatio-temporelle derrière son plateau de croissants dans cette boulangerie improbable… Je crois que c’était vraiment de l’empathie, ce geste que j’ai eu à cet instant-là, tendre la main, prendre la sienne posée sur la table de verre entre nous. Et comme mon émotion s’est redoublée, à la vision fugace du mot « liberté » tatoué au plus tendre de son poignet, quand elle l’a retirée, sa main, après un instant trop court. Un instant, tout de même. Est-ce que je n’aurais pas dû l’inviter à dîner, ce soir ? L’inviter à dîner, et puis l’écouter encore, sa voix chaude et profonde, l’entraîner sur la plage, se déchausser, marcher au bord de l’eau, oublier Hamilcar, passer dessous les mots… Mieux vaut balayer le regret d’une rasade de À lire whisky. Parce qu’il faut attaquer d’emblée, de Bertrand Leclair demain, avec des questions précises. Il ne Le Vertige danois s’agit plus de se laisser embarquer. Ç’en de Paul Gauguin, devenait fascinant, ce frère qui hantait ses éd. Actes Sud, phrases sans y apparaître, comme la trace « Un endroit où aller »,192 p., 19 €. d’un grand vide autour duquel elle tournait

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en prenant garde de n’y pas glisser le pied. Comprendre sur le tard qu’on a vécu des années à l’ombre de la bête immonde qui aura donc grandi à vos côtés, ça ne doit pas être facile. Elle est tout le contraire, elle, Monique, c’est évident, elle est généreuse et franche, elle aime l’amour, ça s’entend, tout le contraire de ce frère qui a tant hérité du père : la peur de l’étranger, la propension à grimper aux rideaux de la haine qui en découle, la haine de l’autre qui vaut bientôt haine de soi… Et ce besoin de se rassurer auprès des plus forts, d’y creuser sa petite niche à l’abri, quitte en l’occurrence à renier publiquement les origines wallonnes de sa mère après avoir milité trois ans au sein des Chrétiens démocrates, à Bruxelles, sans parvenir à s’y imposer… Acchhh… Comme il fallait que son ambition personnelle soit puissante et malsaine pour qu’il bascule subitement du côté où il pensait que des places seraient à prendre au plus vite, en 1994, pour qu’il rejoigne le Vlaams Blok au mépris des bien-pensants, comme il disait, ben voyons… Il était jeune avocat, quelques journalistes le disaient brillant, il a été accueilli comme une prise de guerre, avec des promesses pour les européennes. Et puis est venu le temps de la mise à l’épreuve – les premières soirées à coller des affiches qui se poursuivaient dans des bars sombres où le patron offrait à boire sous des photos bras levés, qui se terminaient par des courses dans la nuit à effrayer les Blacks sans papiers quittant les arrière-cuisines de brasseries à touristes… Jusqu’à cette violente nausée, à ce qu’il prétend, la nuit où il a fallu prouver qu’il n’avait peut-être pas de godillots mais qu’il savait taper encore plus fort que les autres sur le type qui rampait déjà à terre, celui-là qui avait le front de promener impunément la couleur de sa peau dans Bruxelles endormie… Un attaché d’ambassade, mais comment ils auraient pu le deviner ? Acchhh... Rachtalnikov boutséleyou.... L’urgence, ce serait relire ­L’Enfance d’un chef, de Sartre ? Il a peutêtre raison, Bruno. Putain de flasque déjà vide… À croire que ça finit toujours pareil… (à suivre…)


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Écolos et « éconos » Par Alain Rey

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économie et l’écologie sont aujourd’hui des enne­ administration des biens, des recettes et des dépenses d’une com­ mies affirmées. Par leurs noms, elles sont pourtant munauté religieuse, puis, plus tard, laïque. L’objet que désigne oikos sœurs. La première prétend régler, organiser, gérer, est alors purement humain, et sa gestion est destinée à obtenir une alors que la seconde, par sa désignation, se borne prospérité financière. C’est dire qu’on peut y oublier la grande mai­ à connaître. Leur objet, en apparence, est commun, son où vit toute l’espèce humaine au profit d’intérêts très parti­ car il continue le terme grec oikos, « le lieu où vit un groupe humain, culiers. Et, de fait, l’histoire de l’économie est ponctuée par des pro­ un clan, à l’origine ». Du clan à la familia romaine, puis à toute grès en matière de production de richesses, par des échecs lorsqu’il société humaine, enfin au milieu naturel de l’humanité, la planète s’agit de leur répartition, par des drames enfin, s’agissant des effets appelée « Terre », l’histoire du concept a tracé la voie. collatéraux. Quant à la prévision de l’avenir, alors que l’écologie nous Connaître ce milieu humain fut au xixe siècle une des obsessions de inquiète et que les catastrophes qu’elle annonce se produisent, l’éco­ la science, et c’est le grand biologiste allemand Ernst Haeckel qui nomie se trompe ou nous égare, en compromettant le bien public forma dans les années 1860 le terme « Œko­ par les intérêts « privés », à la recherche de L’écologie s’échine logie », vite repris par l’anglais, le français et bénéfices dont la majorité des humains est en à réparer la Maison effet privée, et en se noyant dans les « eaux de nombreuses langues. Connaître cette Humanité, que l’économie « maison » humaine que nous pouvons nom­ glacées du calcul égoïste » (Karl Marx, qui est censée régler. mer « nature » conduisait à se préoccuper de savait manier la métaphore). Loin de le régler, l’éco-nomie dérègle ce mal­ son état, à dénoncer les avanies que lui fait subir cette espèce animale déchaînée et trop habile qu’est l’huma­ heureux oikos humain, que l’éco-logie s’échine à réparer, sans grand nité. Le mot « écologie » et ses dérivés en sont venus à exprimer un succès. Car l’éco­nomie a pris le pouvoir, sous l’habit doré du capita­ combat pour la survie. lisme financier, écrasant le politique, cet art de gérer la cité (polis), De la science à l’action, on entre dans la « politique » ; alors les dif­ et l’écologie, qui s’y accroche. ficultés commencent. La leçon des mots, qui imposait de se servir des connaissances pour L’économie, de son côté, bénéficie d’une priorité historique. Son sauver la Maison Humanité, d’améliorer sa gestion – la « nomie » – nom débarque en français au xive siècle, en même temps que celui par le savoir – la « logie » –, est pourtant claire. Tout au contraire, les de l’« économe », par une version latine tardive du mot grec. Dans écolos, qui sont nommés, sont la proie des éconos, ces innommés, oikonomos, nomos, le mot de la loi, de la règle, vaut pour la saine peut-être innommables.


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