MARS 2014 www.magazine-litteraire.com
N°541
E NOUVELL FORMULE
ENQUÊTE CES ROMANCIERS ARGENTINS QUI VONT « TUER BORGES » INÉDIT « ÉROTISME ET LITTÉRATURE » DE JULIO CORTÁZAR
LE MAGAZINE DES ÉCRIVAINS écrivains mars 2014 www.magazine-litteraire.com
N°541
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Grand entretien
Jonathan Coe
Écrire m’a fait prendre conscience que toute fiction historique est un fantasme.
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La lettre d’admiration de Ya n n i c k H e a n e l : Mandela réussi à nous unir tous.
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Le cadavre exquis. Fr a n ç o i s B e au n e a écrit le second chapitre : Liberté.
80
Le Cercle des écrivains. Ya n n i c k H e a n e l a lu le texte de Paul Dupont.
84
La visite privée de D avi D D u B o s c à l’exposition Félix Vallotton au Grand Palais.
88
Le carnet de voyage. Ph i l i P P e R a m i de retour de Chine avec plein de textes.
GRAND ENTRETIEN AVEC JONATHAN COE
EXERCICE D’ADMIRATION « MICHAUX, OU LA LOI DE L’APESANTEUR » PAR ÉRIC CHEVILLARD DOM/S 6,80 € - BEL 6,70 € - CH 12,00 FS - CAN 8,99 $ CAN ALL 7,70 € - ITL 6,80 € - ESP 6,80 € - GB 5,30 £ - GR 6,80 € PORT CONT 6,80 € - MAR 60 DHS - LUX 6,80 € - TUN 7,50 TND TOM /S 950 CFP - TOM/A 1500 CFP - MAY 6,80 €
M 02049 - 541 - F: 6,20 E - RD
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DOSSIER
LE CYNISME
COMMENT UNE PHILOSOPHIE ANTIQUE EST DEVENUE LE FLÉAU DE NOTRE SOCIÉTÉ
É d ito
Service abonnements Le Magazine Littéraire, Service abonnements 17 route des boulangers 78926 Yvelines cedex 9 Tél. - France : 01 55 56 71 25 Tél. - Étranger : 00 33 1 55 56 71 25 Courriel : abo.maglitteraire@groupe-gli.com Tarifs France 2011 : 1 an, 12 numéros, 62,50 €. Achat de revues et d’écrins : 02 38 33 42 87 U. E. et autres pays, nous contacter. Rédaction Pour joindre directement par téléphone votre correspondant, composez le 01 44 10, suivi des quatre chiffres placés après son nom. Rédacteur en chef Laurent Nunez (10 70) lnunez@magazine-litteraire.com Conseiller de la rédaction Joseph Macé-Scaron Rédacteur en chef adjoint Hervé Aubron (13 87) haubron@magazine-litteraire.com Chef de rubrique « La vie des lettres » Alexis Brocas (13 93) abrocas@magazine-litteraire.com Directrice artistique Blandine Scart Perrois (13 89) blandine@magazine-litteraire.com Responsable photo Michel Bénichou (13 90) mbenichou@magazine-litteraire.com Rédactrice Enrica Sartori (13 95) enrica@magazine-litteraire.com Secrétaire de rédaction-correctrice Valérie Cabridens (13 88) vcabridens@magazine-litteraire.com Fabrication Christophe Perrusson (13 78) Directrice administrative et financière Dounia Ammor (13 73) Directrice commerciale et marketing Virginie Marliac (54 49) Marketing direct Gestion : Isabelle Parez (13 60) iparez@magazine-litteraire.com Promotion : Anne Alloueteau (54 50) Vente et promotion Directrice : Évelyne Miont (13 80) diffusion@magazine-litteraire.com Ventes messageries VIP Diffusion Presse Contact : Frédéric Vinot (N° Vert : 08 00 51 49 74) Diffusion librairies : Difpop : 01 40 24 21 31 Publicité Directrice commerciale Publicité et Développement Caroline Nourry (13 96) Publicité littéraire Marie Amiel - directrice de clientèle (12 11) mamiel@sophiapublications.fr Publicité culturelle Françoise Hullot - directrice de clientèle (secteur culturel) (12 13) fhullot@sophiapublications.fr Responsable communication Elodie Dantard (54 55) Service comptabilité Sylvie Poirier (12 89) spoirier@sophiapublications.fr Impression Imprimerie G. Canale, via Liguria 24, 10 071 Borgaro (To), Italie. Commission paritaire n° 0415 K 79505. ISSN‑ : 0024-9807 Les manuscrits non insérés ne sont pas rendus. Copyright © Magazine Littéraire Le Magazine Littéraire est publié par Sophia Publications, Société anonyme au capital de 7 615 531 euros. Président-directeur général et directeur de la publication : Philippe Clerget Dépôt légal : à parution
Bienvenue à bord foley/ opale
Édité par Sophia Publications 74, avenue du Maine, 75014 Paris. Tél. : 01 44 10 10 10 Fax : 01 44 10 13 94 Courriel : courrier@magazine-litteraire.com Internet : www.magazine-litteraire.com
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Par lau r ent N u n e z
onnaissez-vous le mythe du vaisseau Argo ? Durant leur périple, Jason et ses équipiers remplacèrent peu à peu toutes ses pièces – tant qu’ils obtinrent un vaisseau entièrement neuf, sans en changer ni le nom ni la forme. Vous avez dans les mains ce que nous avons retenu de la légende, nouveau logo, nouveau format, nouveau grammage, nouvelles rubriques : nouvelle formule ! – et pourtant vous voilà bien à bord du Magazine Littéraire que vous connaissiez, et qui relie les écrivains et les lecteurs depuis presque cinquante ans. C’est bien le même – mais c’est un autre. J’organise la première visite. Le voici simplement découpé en trois niveaux : Tout ce que vous devez savoir de l’actualité culturelle est contenu dans les premières pages. Théâtre, expos, films, salons, colloques, romans, essais… la rédaction vous offre un panorama choisi de la vie intellectuelle en France. Nos lecteurs nous le répètent : avec son dossier de référence, Le Magazine Littéraire n’est pas un magazine qu’on jette après lecture. On le conserve, on le relit, on s’en inspire. Le voici donc repensé, plus construit encore, plus pédagogique, plus illustré. Toujours érudit – jamais pédant. « Le Magazine des écrivains » double de taille : vous y trouverez chaque mois plus de textes inédits, des exercices d’admiration, des récits de voyage, des entretiens, des traductions exclusives – et même un atelier d’écriture à distance. Voilà : des journalistes et des critiques pour vous informer ; des universitaires pour vous faire (re)découvrir de grands auteurs, et pour aborder tous les questions philosophiques ; des écrivains contemporains pour vous plonger dans le mystère de l’écriture… Roland Barthes le disait à la fin de sa leçon inaugurale au Collège de France, et ce qu’il souhaitait que ses auditeurs retiennent de son cours, nous souhaitons juste que nos lecteurs le trouvent dans ces pages : « Nul pouvoir, un peu de savoir, un peu de sagesse, et le plus de saveur possible. » Bienvenue à bord du Magazine Littéraire. C’est bien le même – mais c’est lnunez@magazine-litteraire.com un autre. R
Mars 2014 541 Le Magazine Littéraire
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Sommaire Marcos López, série Pop Latino, 1996, collection privée/fondation cartier.
mars 2014
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3 L’éditorial de Laurent Nunez
La vie des lettres
Retrouvez sur notre site www.magazine-litteraire.com Deux textes inédits en complément du dossier : Le cynisme stendhalien, par Daniel Sangsue, et Les Talleyrand de la politique contemporaine, par Éric Dupin. R Reportage au Salon du livre 2014. R
Le dossier À l’attention de nos abonnés en prélèvement : dans le cadre des nouvelles normes européennes bancaires SEPA, le « Mandat de prélèvement SEPA » remplace l’ancienne « Autorisation de prélèvement automatique ». Ce mandat est caractérisé par un numéro appelé « Référence unique de mandat » (RUM). Si vous le souhaitez vous pouvez vous procurer ce numéro en contactant notre service Abonnement. Ce numéro comporte 3 encarts : 2 encarts abonnement sur les exemplaires kiosque, 1 encart Edigroup sur exemplaires kiosque de Suisse et Belgique.
Ont également collaboré à ce numéro : Aliette Armel, Clémentine Baron, Maialen Berasategui, Christophe Bident, Évelyne Bloch-Dano, Laure Buisson, Catherine Capdeville, Olivier Cariguel, Jean-Pierre Créac’h, Charles Dantzig, Juliette Einhorn, Marie Fouquet, Alexandre Gefen, Philippe Lefait, Alexis Liebaert, Jean-Yves Masson, Arthur Montagnon, Pierre-Édouard Peillon, Victor Pouchet, Véronique Prest, Bernard Quiriny, Alain Rey, Thomas Stélandre, Aliocha Wald Lasowski. Mars 2014 541 Le Magazine Littéraire
34 Le cynisme, introduction par Jean-François Louette 36 Diogène, par Marie-Odile Goulet-Cazé 38 Le Diogène de Foucault, par Frédéric Gros 40 Rêves d’insolence à la Renaissance, par Michèle Clément 42 Diderot, par Michel Delon 44 Peter Sloterdijk, par Jacques Bouveresse 46 Un athlétisme de l’immédiateté, par Jacques Fontanille 48 Poésie et cynisme, par Michel Viegnes 50 Balzac, par Gérard Gengembre 52 Bel-Ami, par Pierre Glaudes 54 Villiers de l’Isle-Adam et Octave Mirbeau, par Bertrand Vibert 56 Montherlant, par Jean-François Domenget 58 Cioran, par Michel Jarrety 60 Camus, Sisyphe face aux cyniques, par Pierre-Louis Rey 61 Philippe Muray et Michel Houellebecq, par Caroline Laurent
walter art museum/baltimore
En couverture : Illustration de Séverin Millet pour Le Magazine Littéraire. Vignette de couverture : Julio Cortázar en 1978. Andersen/Gamma © ADAGP-Paris 2014 pour les œuvres de ses membres reproduites à l’intérieur de ce numéro.
6 Focus : les riches heures argentines au Salon du livre, par Bernard Quiriny 14 Philippe Jaccottet rejoint La Pléiade, par Jean-Yves Masson 16 Camille de Toledo, Oublier trahir puis disparaître, 19 Kéthévane Davrichewy, Quatre murs 20 Patrick Grainville, Bison 21 La révélation Ben Lerner 22 Hans Fallada, Seul dans Berlin 23 J. Robert Lennon, Mailman 24 Philippe Le Guillou, Les Années insulaires 26 DSK, les suites, par Philippe Lefait 28 Exposition Gustave Doré 30 Théâtre Bernard-Marie Koltès 33 Cinéma The Canyons, un film écrit par Bret Easton Ellis
Au
Salon du livre, les riches heures argentines
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Dossier Le
cynisme. Diogène vu par Gérôme (1860).
Le magazine des écrivains 68 Entretien avec Jonathan Coe : « Les Britanniques gardent le plaisir pour les grandes occasions », propos recueillis par Thomas Stélandre 74 Visite privée « Raw Vision, 25 ans d’art brut », par Alain Sevestre 78 Plume, ou la loi de l’apesanteur, par Éric Chevillard 80 Le feuilleton de Charles Dantzig 82 Inédit « Littérature et érotisme », par Julio Cortázar 86 Bonnes feuilles Ernest Pignon-Ernest vu par André Velter 90 Cadavre exquis Une heure du matin, par Bruno Tessarech 92 Carnet de voyage Alors, Shanghai ? par Philippe Rahmy 96 L’atelier, avec le site « Le cercle des nouveaux écrivains » 98 Le dernier mot d’Alain Rey
Abonnez-vous page 66 Prochain numéro en vente le 27 mars Dossier : William Burroughs R
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Fager, l’horreur boréale nou velles
Suède Anders
Après le renouveau scandinave du polar, celui de l’épouvante ? Dans ce recueil, le Suédois glace le sang sans effets de manche.
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La vie des lettres parutions expositions théâtre cinéma
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n introduisant mesure et laconisme dans un genre traditionnellement hyperbolique et débridé, les Scandinaves Mankell, Indridason et autres ont révolutionné le roman policier. Le Suédois Anders Fager va-t-il faire de même avec les fictions d’épouvante ? Publié par les éditions Mirobole, son recueil Les Furies de Borås témoigne d’une imagination furieusement morbide – et influencée par Lovecraft, père de toute horreur littéraire. Histoire de ménades de boîtes de nuit qui sacrifient leurs prises à un monstre sylvestre venu du fond des temps. Dialogues d’un couple jouant à Éros et Thanatos dans des expériences de mort imminente orgastiques. Visions d’une jeune femme attirée par les poissons auxquels elle ressemble. Aperçus d’une autre qui confie de sombres rêves érotiques à un psychanalyste,
H Anders
Fager.
lequel découvrira que tous les monstres n’habitent pas l’inconscient. Des thèmes parfois classiques, mais développés selon une écriture qui l’est beaucoup moins. Là où Lovecraft épouvante par sa prose excessive, qui cherche, par des tournures épileptiques, à approcher une horreur indicible (« Des hippopotames ne devraient pas avoir des mains humaines ni porter des torches… Des hommes ne devraient pas avoir des têtes de crocodile ! »), Anders Fager fait preuve d’une singulière retenue. Et comme cela fonctionne ! « Que fais-tu d’eux quand ils meurent ? Je laisse les silures manger les miens. Et puis mes silures deviennent très grands et très particuliers. Je les nourris avec mes enfants, puis je les vends. Ça me semble À lire naturel et bien. » R Les Furies Chez Lovecraft, les héros de Borås, sont, pour la plupart, Anders Fager, des marionnettes traduit du suédois interchangeables dont par Carine Bruy, la seule vocation est éd. Mirobole, de narrer et d’éprouver 346 p., 21,50 €. une horreur sans mesure. Anders Fager, lui, veut rendre ses héros attachants – plus douloureuse sera leur perte. Ainsi ce petit garçon de 6 ans qui joue, avec la puissance de son imaginaire, à se croire poursuivi par un dinosaure. Le dinosaure tombe dans un trou. Et le petit garçon entend une voix lui demandant à manger. Celle du dinosaure qu’il avait imaginé ? D’ailleurs imagine-t-il toujours ? La voix suit le petit garçon dans ses rêves. Lui demande d’amener des amis. Suggère qu’il serait facile de voler une poussette et d’en verser le contenu dans le trou… Qu’ils se présentent d’une pièce ou fragmentés et ventilés sur l’ensemble du recueil, ces textes donnent raison à Maupassant : « On n’a vraiment peur que de ce qu’on ne comprend pas. Les dangers visibles peuvent émouvoir, troubler, effrayer ! Qu’est cela auprès de la convulsion que donne à l’âme la pensée qu’on va rencontrer a le x i s b r o c a s un spectre errant ? » R
li v r es au d io
riste bigote T La fille de Jean-Louis est entrée en religion, « mais laquelle » ? Graphiste, « panthéiste iconoclaste », elle s’est transformée en une sainte méconnaissable, pétrie de certitudes : « Pourquoi, depuis que tu es à Dieu, tu es odieuse ? » Lu par l’auteur, ce cri d’amour meurtri palpite d’un phrasé dont l’ironie caustique ne fait que mieux ressortir la tendresse contrariée. Sa fille ayant troqué son humour noir contre une « layette mystique » sucrée et dogmatique, elle devient une question sur pattes. Comment faire le deuil de qui n’est pas vraiment parti ? R Juliette E i n h o r n
À écouter La
Servante du seigneur, Jean-Louis Fournier,
éd. Audiolib, 1 h 27, 16 €.
Singing Sagan Les chansons écrites par Sagan traduisent une âme romantique déglacée au cynisme et assaisonnée d’une résignation à vivre. Sur des mélodies de Michel Magne, le « petit monstre » raconte la nuit, l’alcool, l’amour, dans une mélancolie intimiste qui ferait passer la douleur pour agréable. Des virées noctambules aux charmes d’une sensibilité grisée par les tourments, Sagan et ses interprètes, Gréco, Mouloudji… parcourent le « Saint-Tropezdes-Prés », jetant sur le réel un regard lucide, aveugles à leurs propres inconséquences. R Arthur M o n ta g n o n
À écouter Chansons
et ballet, Françoise Sagan et Michel Magne, éd. Frémeaux et associés, 2 CD, 2 h env., 29,90 €.
Le Magazine Littéraire 541 Mars 2014
La chronique de Philippe Lefait SK reprend deux D
suites
En attendant le film d’Abel Ferrara, deux écrivains s’emparent du cas DSK : Régis Jauffret le couche sur une table de dissection tandis que l’Espagnol Juan Francisco Ferré l’entraîne dans une orgie baroque.
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illustration rita mercedes pour le magazine littéraire
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La vie des lettres parutions expositions théâtre cinéma
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L
’autre jour, matutinal, Régis Jauffret twittait : « Quand on vit dans un immeuble, les voisins habitent à un jet de sperme de chez vous. » Pourquoi faut-il toujours aller y voir ? Là ! Vers les humeurs de l’origine ? Ce mystérieux coït inaugural par lequel nous sommes en vie et qui nous laisse inconsolables de ne pas l’avoir vécu et toujours curieux de ce qui s’y rapporte, si scabreux que ce puisse être. Le reste est hypocrisie ou discipline surmoique. Certains rapports d’un président n’intéressent que son intime, mais la gazette qui les révèle explose son tirage. Une morale collective qui s’arc-boute sur la distinction privé/public au pays de l’intrusion numérique n’a rien empêché de « l’inter minable » dépeçage médiatique de Dominique Strauss-Kahn. Le phallus comme principe de curiosité. La fascination du Phallus – l’Espagnol Juan Francisco Ferré dit joliment dans Karnaval : « Le spectre mauve du Dieu K » – et de sa garde rapprochée (pouvoir, domination, génitalité, argent) s’inscrit dans les siècles des siècles du vivant. Et la littérature continue ces jours-ci d’explorer la réalité supposée – la porte était fermée – d’un acte sexuel dont l’accomplissement est enfoui dans un retrait de plainte, un renoncement à poursuivre de la justice américaine et le secret d’un arrangement financier. Avec deux nouveaux livres sur le mystère de la chambre 2806. Deux autres suites de la suite ! Il y a eu celles de Marcela Iacub, Stéphane Zagdanski, Marc Weitzmann, Marc-Édouard Nabe, Tristane Banon, accessoirement celle du cinéaste Abel Ferrara. Tous se sont déjà arrêtés sur la défaillance d’une éclisse, le 14 mai 2011, sur la voie royale qu’empruntait alors le grand chef du FMI. Juan Francisco Ferré et Régis Jauffret inspectent aujourd’hui l’aiguillage. Le premier fantasme un « Dieu K » quand le second réinvente les éléments de contexte, les actes manqués, les parts d’ombre d’une carrière fracassée par un passage à l’acte. Comme on imagine que ni l’un ni l’autre n’ont recueilli les confidences de l’intéressé ou de sa marionnette des « Guignols de l’info », seule l’inconvenante, inépuisable et mondialisée couverture médiatique a inspiré leur veine, satirique pour l’un, fait-diversière pour l’autre, qui s’autocite en exergue de La ballade de Rikers Island : « Le roman, c’est la réalité augmentée. » Et Jauffret sait faire dans ce registre – clarté, fluidité, rythme – depuis Sevère et l’affaire Stern, du nom d’un banquier suisse assassiné en combinaison de latex. Dans Claustria, il s’était arrêté sur la séquestration incestueuse d’Elisabeth Fritzl par son père dans un sous-sol insonorisé d’Autriche. L’abîmé des héroïnes. Dans ces deux livres, les femmes, objets de la domination et de la puissance masculines, sont héroïsées dans un air du temps où la littérature métabolise
le féminisme. Juan Francisco Ferré titre notamment sur l’enfer des femmes. « Ils sont sortis de cette chose que nous avons entre nos cuisses et leur seul désir est d’y retourner, de force, par la violence, par la force et la violence qu’ils ont reçues comme un cadeau du ciel afin de pouvoir nous violer depuis que nous sommes toutes petites, du seul fait d’avoir cette chose entre les cuisses. » Chez Jauffret, quatre personnages séquencent le récit. Le premier a une « libido magnifique qui ne lui laissait pas un temps de repos », mais il respire mal et pour Le Magazine Littéraire 541 Mars 2014
Le cynisme
Comment une philosophie antique est devenue le
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Dossier coordonné par J e a n - f r a n ç o i s L o u e t t e
Professeur de littérature française à la Sorbonne, J e a n
Fr a n ç o i s L o u e t t e
a édité Bataille, Sartre et Drieu la Rochelle dans la Bibliothèque de La Pléiade. Il est l’auteur de Chiens de plume. Du cynisme dans la littérature française du xxe siècle (éd. La Baconnière, 2011).
G
ide écrit dans son Journal, le 7 juillet 1940, à propos de Hitler : « Sa grande force cynique a été de ne consentir à tenir compte d’aucune valeur fiduciaire, mais seulement des réalités […]. Il n’a cherché à payer de mots, que les autres. » Le xxe siècle, siècle cynique ? Mais qu’on ouvre les yeux sur le xxie, et les exemples ne manquent pas. Précisons un peu. D’un point de vue psychologique, le cynisme est, d’un côté, l’égoïsme impudent – « l’ironie du vice », disait Flaubert dans une lettre à Louise Colet (24 avril 1852) : volontiers fanfaron, donc, même s’il sait aussi, à l’occasion, tirer parti de la dissimulation. Mais c’est aussi, d’un autre côté, un désenchantement qui n’épargne rien, et qui soupçonne partout l’intérêt personnel. C’est qu’il convient de distinguer le cynique du réaliste. Ce dernier refuse de reconnaître autre chose que le réel, et s’en accommode sans états d’âme : l’idéal ? les valeurs ? pures billevesées ! Le premier, en revanche, connaît les deux plans, l’idéal et le réel ; de l’idéal il a pour toujours fait son deuil, mais non sans en demeurer blessé. D’un point de vue éthique, la maxime qui fonde le cynisme se veut anti-kantienne : traite toujours autrui comme un simple moyen, au service de tes propres fins. D’où le côté glacé et calculateur du cynique : il ne sait plus que « voir le monde par les yeux du serpent » (Cioran) ; ni naïf comme Adam ni curieux comme Ève. Un énoncé cynique ? C’est un énoncé insensible : qui à la fois manifeste et produit une insensibilité. Comme disait MarieAntoinette en 1789 : S’ils n’ont pas de pain, qu’ils mangent de la brioche ! Et Christine Lagarde, plus de deux siècles après elle : Les chômeurs ? ils n’ont qu’à créer leur entreprise ! Sur un plan historique, on aimerait percer la grande énigme : quand le cynisme est-il devenu un phénomène de civilisation – et non plus une conduite Le Magazine Littéraire 541 Mars 2014
illustration séverin millet pour le magazine littéraire
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Le cynisme à l’antique drôle de genre de Rastignac à Bel-Ami de Montherlant à Houellebecq
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Sommaire fléau de notre société.
individuelle (celle, par exemple, que Machiavel recommandait aux princes) ? Lors de l’affaissement du christianisme (c’est la réponse qu’avance Dostoïevski) ? En raison de l’échec du programme des Lumières (c’est l’hypothèse de Peter Sloterdijk) ? À cause de l’emprise de l’argent qui nivelle toutes les valeurs (c’est l’analyse de Simmel, et aussi le mot d’Oscar Wilde : « Le cynisme connaît le prix de toute chose – et la valeur d’aucune (1) ») ? Or la littérature n’est pas étrangère au cynisme. Non seulement parce qu’elle a ses profiteurs. Mais peut-être aussi parce que, si elle renonce au romantisme, elle soupçonne que nul ne devient artiste qu’à exploiter froidement sa propre sensibilité. Ou encore parce qu’elle prend à l’occasion pour objet le cynisme, et les cyniques : c’est ce que montre le dossier qui suit – et il faudrait y ajouter d’autres grands écrivains, comme Céline et Gary, Drieu et Nimier (2). Et enfin parce qu’elle sait multiplier les traits d’esprit cyniques, construire des intrigues fondées sur la manipulation entre personnages, tramer des narrations prenant au piège leurs lecteurs, et leur ménager la décevance – une déception qui se compose de jouissance. Et le Cynisme antique ? Il mérite une majuscule : philosophie trop sous-estimée, parce qu’elle préfère la monstration (par l’anecdote) à la démonstration, insiste sur les besoins du corps plutôt que sur les Idées de l’âme (aussi Platon traitait-il Diogène de « Socrate devenu fou »). Dans son étude sur le mot d’esprit, Freud se souviendra que le Cynisme avait défendu avec courage les appétits et désirs humains, contre ce qui ne s’appelait pas encore le refoulement. Nietzsche en a dit l’essentiel : « Le cynisme est l’unique forme sous laquelle les âmes communes effleurent ce qu’est la probité ; et en présence de tout cynisme, qu’il soit grossier ou subtil, l’homme supérieur doit tendre l’oreille et se féliciter à chaque fois que le pitre sans pudeur ou le satyre scientifique se mettent à parler devant lui (3). » J.-F. L . Mars 2014 541 Le Magazine Littéraire
À écouter
sur France Culture Les
nouveaux chemins de la connaissance, d e 10 h à 11 h,
du 24 au 27 février. Durant cette semaine, l’émission d’Adèle Van Reeth évoque la question du cynisme, en partenariat avec Le Magazine Littéraire. Au programme : Lundi 24 février :
Montherlant, Nimier et Drieu la Rochelle, avec Marc Dambre. Mardi 25 février :
Octave Mirbeau et Villiers de l’Isle-Adam, avec Bertrand Vibert.
Mercredi
26 février : Michel
Houellebecq et Philippe Muray, avec Caroline Laurent.
Jeudi 27 février :
Diogène, avec Suzanne Husson.
(1) L’Éventail de
Lady Windermere, Oscar Wilde, 1892. (2) Pour ces deux derniers auteurs, voir Chiens de plume. Du cynisme dans la littérature française du XXe siècle, JeanFrançois Louette, éd. La Baconnière, 2011. (3) Par-delà bien et mal, Nietzsche, traduit de l’allemand par Patrick Wotling, éd. GF-Flammarion, § 26.
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À l’antique
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Drôle de genre
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De Rastignac à Bel-Ami
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De Montherlant à Houellebecq
À l’origine fut un sarcastique vagabond grec, au ive siècle av. J.-C. La dérision abrupte de Diogène visait à révéler, en l’enrayant, l’aspect purement conventionnel de l’existence humaine, responsable d’inutiles illusions. Cette passion du parler-vrai fascina Michel Foucault. C’est aussi cette passion que cherchèrent à perpétuer Érasme, Rabelais ou Montaigne. En vain : la Renaissance privilégie la bienséance et la révérence, fussent-elles trompeuses, à l’insolence.
Y aurait-il un bon et un mauvais cynisme ? Le philosophe Peter Sloterdijk a formulé à ce propos de précieuses distinctions. Diderot ou Nietzsche en font une méthode ou un modèle de pensée, en ceci qu’il remet en cause toute valeur. Il est aussi un antidote à l’emphase, auquel peuvent recourir des poètes comme Byron, Musset ou Baudelaire.
À l’heure de l’affairisme galopant, le xixe siècle se passionne pour les personnages cyniques. « La Comédie humaine » de Balzac et Bel-Ami de Maupassant en sont des preuves flagrantes – non dénuées de paradoxes. En témoigne aussi le genre curieux du conte cruel, forgé par Villiers de l’Isle-Adam et Octave Mirbeau.
Au xxe siècle, certains théorisent leur égoïsme, tel Montherlant. D’autres instrumentalisent une idéologie à des fins personnelles – ce qui ulcère Camus. Ceux qui considèrent l’époque comme une pénible farce peuvent trouver chez Diogène un recours : Cioran chante le « chien céleste » qu’il fut ; deux trouble-fête comme Philippe Muray et Michel Houellebecq adoptent sa stratégie du rire dissonant.
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Visite privée Vingt-cinq ans d’art brut à la Halle Saint-Pierre p ar A la i n S e v e s t r e
Grand entretien
Les
Jonathan Coe
Britanniques gardent le plaisir pour les grandes occasions
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Admiration Trois décennies après la mort d’Henri Michaux, éloge de son insaisissable Plume p ar É r i c C h e v i l l a r d
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Le feuilleton d e C h a r le s D a n t z i g
Inédit « Littérature et érotisme » p ar Juli o C o r tá z a r
Bonnes feuilles E r n e s t P i g no n -Er nest v u p ar A n d r é V elter retour sur une œuvre fantôme
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Cadavre exquis Troisième épisode p ar B r u n o t e s sa r ech
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léa crespi/Pasco & co
Carnet de voyage L’expérience Shanghai p ar p h i li p p e R a h m y
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Soumettez vos textes à L’atelier
Le dernier mot d ’ A la i n r e y
Chaque mois, Le Magazine Littéraire lance un concours d’écriture, ouvert à tous. Le texte primé sera publié sur le site « Le cercle des nouveaux écrivains » et dans ces pages, avec en regard les remarques et suggestions d’un professionnel (écrivain, éditeur, critique...).
L’atelier JFK,
dernières notes
Un texte d ’Isabe lle Ta l e s , a nno t é e t c o mme nté pa r La u r e n t Nu n e z Il est ingénieux, parce que paradoxal, d’amoindrir la complexité légendaire de l’affaire par un incipit qui promet la facilité. Mais ce « il » ne devrait-il pas – en contrepartie – demeurer anonyme le plus longtemps possible ?
Tout ce qu’il avait eu à faire, c’était de demander qu’on baisse
Les trois exigences sont une bonne idée. Le chiffre trois est toujours symbolique : regardez les contes, où toutes les épreuves sont triples. Mais on doit alors y lire une gradation, et elles devraient être classées par ordre d’importance. Ainsi, la deuxième devrait venir à la toute fin. On peut même imaginer une pause : « Et surtout – surtout ! – qu’aucun garde du corps ne monte sur les marchepieds. »
Ce 22 novembre 1963, à 11 h 45, John Fitzgerald Kennedy
Explicité trop vite. Avec la date, le lieu, « la limousine », le « garde du corps », le lecteur sait déjà de qui il s’agit. Laissez-le hésiter.
C’est écrit là : « Tout ce que j’ai à faire, c’est de demander qu’on
À
quoi bon un présent de narration puisque ce qui suit ne sera que flash-back ? Il
faut profiter de ce décrochage pour donner, dans une prochaine version, la révélation du nom de JFK. Cet aveu serait alors de moindre importance : ce qui compte soudain, c’est ce que contient le verbe « sait ». Attention
à la répétition « sait/c’est ».
bonne reprise, qui montre que la nouvelle s’est inscrite dans le réel depuis le début.
L’atelier
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JFK, dernières notes
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Très
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Reprend
« motards » ?
À
quoi bon ? Il faut toujours faire attention, lorsqu’on reprend le journal intime de quelqu’un, de ne pas ajouter ce qu’il n’aurait pas pu écrire. Si cela ne sert qu’à la compréhension du texte, cela nuit à la vraisemblance du texte. Seule
la capote de la limousine, qu’aucun garde du corps ne monte sur les marchepieds, que les motards roulent derrière. s’installe à l’arrière de la voiture dans laquelle il va traverser le centre-ville de Dallas. Dans trois quarts d’heure, on va lui tirer dessus. Et il le sait. baisse la capote de la limousine, qu’aucun garde du corps ne monte sur les marchepieds, que les motards roulent derrière. Sinon, ils s’occupent de tout. Tout sera fini vers 12 h 30. Alors, l’Amérique et le monde apprendront qu’on a tiré sur le 35e président des États-Unis, moi-même. J’ai hâte… » Ce sont les dernières lignes de notes écrites d’une main rapide dans les marges d’un recueil de poésie. J’ai acheté ce livre chez un bouquiniste de Boston. Une épaisse reliure en cuir rouge, des lettres d’or, un papier luxueux. Des poèmes de Robert Frost. Plus tard, j’ai remarqué la dédicace : « À JFK, l’alliance de la poésie et du pouvoir. » Puis la signature du poète, à qui Kennedy avait demandé de dire quelques vers le jour de son investiture. De surprise, je lâchai le livre. Il en tomba une
description d’un livre mystérieux : il faudrait par conséquent plus qu’une simple phrase nominale. Vous avez ce livre entre les mains, c’est une édition qui a plus de cinquante ans : que ressentez-vous ?
dizaine de feuillets, pas tous de la même taille ni de la même
Très
Frost est mort hier. Mort d’un poète et cauchemar au petit
bon choix : Frost, le poète à contre-courant de son époque, qui chante l’intimité et la solitude, et qui refuse de faire l’éloge du modernisme. Alors, Frost explique Kennedy. Frost,
qui écrivit des poèmes presque bouddhistes, écrirait-il cette dédicace ?
couleur. Mais portant la même écriture et certaines dates. La première c’est le [était datée du] 30 janvier 1963. « Robert matin. Presque toujours le même. Même pas un cauchemar d’ailleurs, un souvenir de ma vraie vie quand elle a basculé. Pourquoi me revient-il ainsi, de plus en plus souvent, et chaque Le Magazine Littéraire 541 Mars 2014