AVRIL 2014 www.magazine-litteraire.com
N°542
ENQUÊTE Game of Thrones, entre réalisme et fantasy
dossier
Sous l’influence des drogues
inédit « Une fois que ma mère sera morte » d’António Lobo Antunes
LE MAGAZINE DES ÉCRIVAINS grand entretien avec Edgar Morin Carnet de voyage Les jardins d’Italie, par Zadie Smith DOM/S 6,80 € - BEL 6,70 € - CH 12,00 FS - CAN 8,99 $ CAN ALL 7,70 € - ITL 6,80 € - ESP 6,80 € - GB 5,30 £ - GR 6,80 € PORT CONT 6,80 € - MAR 60 DHS - LUX 6,80 € - TUN 7,50 TND TOM /S 950 CFP - TOM/A 1500 CFP - MAY 6,80 €
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William Burroughs L’auteur culte du Festin nu aurait cent ans. Trente pages sur ses visions, mais aussi celles de Baudelaire, Rimbaud, Sartre, Cocteau...
É d ito
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Tenter de vivre foley/ opale
Édité par Sophia Publications 74, avenue du Maine, 75014 Paris. Tél. : 01 44 10 10 10 Fax : 01 44 10 13 94 Courriel : courrier@magazine-litteraire.com Internet : www.magazine-litteraire.com
I
Par lau r ent N u n e z
l y a quelques années, Michel Jarrety a offert la meilleure biographie sur Paul Valéry – la plus complète, la plus incisive. On imagine donc la gageure que fut pour Benoît Peeters, déjà biographe de Hergé et de Derrida, de parler du poète sans redites ni vaines oppositions. Tentative réussie dans Tenter de vivre, qui relate avec érudition et saveur le parcours paradoxal d’un homme qu’on pensait dédaigneux d’écrire comme d’aimer. Mais c’est surtout la réflexion sur la postérité d’une œuvre qui fait le sel de ce livre – écrit contre ceux qui verraient en Valéry « un Sacha Guitry de l’intellect ». Benoît Peeters vante avec raison la formidable aventure de la numérisation des Cahiers par Gallica, et la belle édition des Œuvres au Japon – très supérieure à ce que nous faisons en France –, mais il espère aussi beaucoup du futur. Il sait que l’œuvre de Valéry, qui tombera bientôt dans le domaine public, est encore à découvrir. Et Valéry le savait bien : « Ce que j’ai trouvé d’important – je suis sûr de cette valeur – ne sera pas facile à déchiffrer de mes notes. » Le pari est lancé. Mais qui le tiendra ? En mars 2008, Aharon Appelfeld expliquait au Magazine Littéraire : « Je n’ai pas l’impression d’écrire des fantasmagories. J’écris sur la réalité, qui est parfois plus fantastique et inattendue que les trouvailles surréalistes. Prenez mon histoire, celle d’un enfant d’une
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bonne famille qui se retrouve forcé de cacher sa judéité, d’errer dans les bois, de frayer avec des gens bizarres, des bandits, de vivre avec une prostituée… C’était la réalité, mais est-elle réaliste ? […] Comment rendre compte de cette réalité irréaliste ? » Il vient peut-être de trouver la réponse à sa question, en publiant, à plus de 80 ans, son premier livre pour enfants. Adam et Thomas : une parabole autobiograÀ lire phique, un conte véri Valéry. dique, où deux gamins Tenter de vivre, sont abandonnés dans Benoît Peeters, éd. Flammarion, une forêt, « parce que, 416 p., 22 €. dans le ghetto, on rafle R Adam et les enfants ». Mais Thomas, cette réécriture du Petit Aharon Appelfeld, Poucet est sereine : les éd. L’École des loisirs, deux garçons s’en 152 p., 15 €. traident, rient, rêvent. Les adultes sont loin – mais ils reviendront, quand la folie du monde sera passée. Entretemps, les enfants mûrissent – et leurs échanges naïfs semblent métaphysiques : « Mon grand-père dit que tout est entre les mains du ciel. – Je n’ai jamais entendu cette expression. Mon père dit que tout est entre les mains de l’homme. – Chaque famille possède ses expressions, conclut Adam. » Belle conclusion, simple et profonde, puisqu’il faut bien – malgré la vie – tenter de vivre. R lnunez@magazine-litteraire.com
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Sommaire avril 2014
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3 L’éditorial de Laurent Nunez
La vie des lettres
Retrouvez sur notre site www.magazine-litteraire.com R Rencontre avec Hanif Kureishi : l’écrivain britannique, récemment auteur du Dernier Mot (chez Christian Bourgois), signe le scénario d’une comédie romantique, Un week-end à Paris (en salle le 5 mars). R Hommage à Jean-Jacques Brochier, dix ans après sa disparition : le chroniqueur du Capricorne fut le rédacteur en chef du Magazine Littéraire de 1968 jusqu’à sa mort, en 2004.
RECTIFICATIFS. Le dieu des signatures ne veillait pas sur Le Magazine Littéraire du mois dernier (n° 541). Dans notre dossier sur le cynisme, l’article consacré à Peter Sloterdijk, « Du bouquet d’épines à la langue de bois » (p. 44-45), n’était pas dû à Jacques Bouveresse, comme indiqué, mais à Maxim Görke, enseignant et doctorant à l’université de Hambourg. Par ailleurs, le compte rendu du roman de Ben Lerner, Au départ d’Atocha (p. 21), n’était pas de Thomas Stélandre, mais de Bernard Quiriny. Toutes nos excuses aux intéressés. Ce numéro comporte 3 encarts : 2 encarts abonnement sur les exemplaires kiosque, 1 encart Edigroup sur les exemplaires kiosque en Suisse et Belgique.
Ont également collaboré à ce numéro : Pierre Assouline, Maialen Berasategui, Christophe Bident, Évelyne Bloch-Dano, Laure Buisson, Emmanuel Burdeau, Catherine Capdeville, Olivier Cariguel, Arthur Chevallier, Charles Dantzig, Juliette Einhorn, Alexandre Gefen, Jean-Baptiste Harang, Philippe Lefait, Alexis Liebaert, Jean-Yves Masson, Arthur Montagnon, Véronique Prest, Bernard Quiriny, Alain Rey, Aliocha Wald Lasowski. Avril 2014 542 Le Magazine Littéraire
Le dossier 32 William Burroughs, la chimie du génie un dossier dirigé et présenté par Marc Dachy 34 L’écrivain ultime, par Daniel Fano 36 Jim Jarmusch se souvient du Bunker, par Jean-Jacques Schuhl 38 « C’était un caméléon », entretien avec le biographe Barry Miles 39 Chronologie, par Marc Dachy 42 Court-circuiter le contrôle, par M. Dachy 44 Le cut-up, par Guy-Marc Hinant 46 L’œuvre au corps, par Hervé Aubron 48 Beckett et Proust, un texte inédit de William Burroughs 50 Sélection bibliographique 52 Stupéfiants ! Drogues et écriture introduction par Sarah Chiche 54 L’éthylisme, par Laurent Zimmermann 56 L’opium, par Alexandre Gefen 58 Le haschich, par Juliette Einhorn 60 La mescaline, par Alexis Brocas 62 Un xxie siècle sevré, par Jeanne Ferney
ozkok/sipa
En couverture : Illustration de Chloé Poizat pour Le Magazine Littéraire, d’après une photo de William Burroughs en 1965 (Evening Standard/Getty Images) Vignette de couverture : photo extraite de la série Game of Thrones (HBO/The Kobal Collection). © ADAGP-Paris 2014 pour les œuvres de ses membres reproduites à l’intérieur de ce numéro.
6 Focus Game of Thrones, le couronnement d’une série, par Sandra Laugier, Laurent Nunez, Simon Bréan et Anne Besson 12 Le centenaire Duras, par Juliette Heinhorn 14 Borges et Ocampo, Regards croisés, 15 Zadie Smith, Ceux du Nord-Ouest 16 Umberto Eco, Construire l’ennemi 17 Annie Ernaux à l’hypermarché 18 Biographie Le mystère Herbart, par Pierre Assouline 20 Chantal Thomas, Un air de liberté 21 Yves Ravey, La Fille de mon meilleur ami 24 Prisons de la santé, par Philippe Lefait 26 Exposition Les fêtes galantes 28 Cinéma Alain Resnais, d’entre les morts, d’entre les lignes, par Emmanuel Burdeau 30 Théâtre Othello à la Comédie-Française
Game
hbo/the kobal collection
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of Thrones, phénomène éditorial et télévisuel.
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William
Burroughs, la chimie du génie.
Le magazine des écrivains 68 Entretien avec Edgar Morin : « Nous avons besoin d’une pensée qui relie », propos recueillis par Aliocha Wald Lasowski 74 Le feuilleton de Charles Dantzig : Max Jacob vengé 76 Visite privée Portrait de Gotlib en yogi, par Pacôme Thiellement 80 Bonnes feuilles Quels sont ces chevaux qui jettent leur ombre sur la mer ? d’António Lobo Antunes 84 Avant-première Frankenstein et Dracula adaptés en BD par Guido Crepax 88 Cadavre exquis Cette nuit on improvise, par Olivier Steiner 90 Carnet de voyage Amour et jardins à Florence et à Rome, par Zadie Smith 96 L’atelier Ce mois-ci, la lauréate du concours ÉgalitéE 2014 98 Le dernier mot d’Alain Rey : Au jour d’aujourd’hui
Abonnez-vous page 66 Prochain numéro en vente le 24 avril Dossier : Tout sur leur mère R
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ozkok/sipa
Burroughs
L’injonction de Lautréamont s’impose : « Allez-y voir vous-même, si vous ne voulez pas me croire. » Naked Lunch, que l’exaltante et exubérante traduction permet depuis 1964 de lire en français sous le titre Le Festin nu, paraît à Paris en anglais en 1959, chez Olympia Avril 2014 542 Le Magazine Littéraire
Press, au cœur du combat que mène l’extraordinaire Maurice Girodias contre la censure. Et on lira en passant Une journée sur la terre, les mémoires de Girodias sur l’intensité d’une époque cruciale pour la liberté d’écrire et de publier. C’est le frère de Girodias,
William Burroughs en 1966.
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À écouter
de W. S. Burroughs Call
Me Burroughs,
The English Bookshop, puis ESP, 1965. Nothing
Here Now but the Recordings, I ndustrial Records, 1981.
Break
Through in Grey Room,
Sub Rosa, 1986. The
Best of William Burroughs From Giorno Poetry Systems, M outh Almighty / PGD, 1988, 4 CD. Dead
Radio,
City
Island Records, 1990. Naked
Lunch,
Warner Bros Records, 1995, 3 CD. Le Festin nu lu par Burroughs lui-même.
File Under Burroughs,
collection marc dachy, paris
10%:
Sub Rosa, 1996, 2 CD. Real
English Tea Made Here, A udio Research, 2007, 3 CD.
aîtres musiciens de Joujouka (Joujouka), en présence m d’Ornette Coleman, in situ, en 1973.
Mettre en pièces la réalité ancienne Cette pratique sur base d’enregistrements ne doit pas être vue comme une activité parallèle, elle est une clé pour saisir le travail de Burroughs en tant qu’écrivain et visionnaire – le corpus de son œuvre ne se limitant pas à la chose écrite –, c’est aussi sa voix, ses expériences Avril 2014 542 Le Magazine Littéraire
avec le son, ses multiples scrapbooks, ses films réali sés avec la collaboration d’Anthony Balch, ses toiles soudainement silencieuses (après la déflagration des armes à feu avec lesquelles il faisait exploser des poches de couleurs). Sous l’égide de James G rauerholz, les années 1970 et 1980 virent un regain d’activité de l’écri vain en tant que conféren cier, c’est l’ère des lectures. Après les expérimentations, c’est la deuxième source des enregistrements dispo nibles. La troisième consiste à enregistrer la voix de l’écrivain dans le cadre d’une production musicale. Ces expériences furent, pour quelques-unes, le pro longement de son action, de sa façon ; elles s’en éloi gnèrent cependant, parfois, inévitablement. Il est heu reux que personne ne crut devoir prolonger l’essai après 1997. Le Burroughs découpant révèle le sens, sur une page, sur une piste magnétique, sur une image mouvante ou fixe, captant tout lecteur, auditeur ou spectateur vers son achronie – c’est-à-dire le monde tel qu’il se pré sente à lui et à travers son propre corps et tel qu’il se transforme. Cette « percée dans la chambre grise » est cette brèche qui entame toute réalité ancienne, la met en pièce, avec sa machine de contrôle et ses interdictions asphyxiantes – ces trouées révélant une sorte de miracle (aucune illumi nation ne se produisant en dehors de cette boîte « crâ nienne » – en réalité). Aussi, ces travaux se réalisèrent « en chambre », tout ce qui fut enregistré le fut « en chambre », chambres d’hôtel entre 1959 et 1965, prin cipalement à Paris, à Londres et à New York. Une double chambre grise.
Une page du Scrapbook 3, de William S. Burroughs, publié en 30 exemplaires (Xerox copies) en 1979 par Claude Givaudan.
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Partie II
Stupéfiants !
Pages coordonnées par la u r e n t n u n e z
Avec la modernité, la drogue s’est imposée comme un philtre de littérature majeur. Ses usages et ses effets (dans les corps comme dans les textes) ont toutefois suscité des esthétiques et théories aussi diverses que les substances privilégiées.
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William Burroughs, la chimie du génie Pharmacopées de la modernité
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Par S a r a h C h i c h e
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Psychologue clinicienne, psychanalyste et écrivaine,
Sara h C h i c h e
est l’auteur d’un récent essai sur l’intranquillité chez Pessoa, Personne(s) (éd. Cécile Defaut, 2013) et de plusieurs romans chez Grasset, dont L’Emprise (2010).
(1) L’Imaginaire des drogues, de Thomas De Quincey à Henri Michaux, Max Milner, éd. Gallimard, 2000. (2) Ibid. (3) Connaissance par les gouffres, Henri Michaux, éd. Poésie/Gallimard, 1961. Lire aussi plus loin, p. 56-57.
D
epuis le xixe siècle, l’imaginaire des drogues est fort agissant dans la littérature. Selon Max Milner, auteur d’un des rares essais francophones sur le sujet (1), cette expression renvoie d’une part à la question d’un imaginaire produit via le recours aux drogues, d’autre part à l’imaginaire relatif aux drogues, notamment l’image que la littérature donne de la drogue et des drogués. Ainsi, dans certains cas – citons Les Aventures de Sherlock Holmes de Conan Doyle, Chéri de Colette, Le Feu follet de Drieu La Rochelle, American Psycho de Bret Easton Ellis –, la drogue, ou l’addiction, devient un personnage de roman à part entière. Pourtant, si les rapports entre les écrivains et l’alcool font l’objet de nombreuses publications, et même de colloques, les liens ténus entre toxicomanie et écriture restent bien peu commentés. Écriture sous drogue et écriture sur la drogue empruntent, selon les auteurs et les époques, des masques différents. Si l’objet réel de l’addiction peut varier, son objet caché est bien la façon dont le réel du corps et le corps de l’écriture de l’écrivain sont engagés. En 1821, les Confessions d’un mangeur d’opium anglais de Thomas De Quincey portent à la connaissance du public l’étrange récit autobiographique d’un consommateur de laudanum (mélange d’alcool et d’opium). Leur publication n’entraîna pas le scandale auquel on aurait pu s’attendre : le Royaume-Uni est alors une importante plateforme commerciale, et toute une tradition médicale, depuis l’invention du laudanum par Sydenham dans les années 1660, a fait la propagande
de l’opium, tantôt pour ses effets stimulants sur la circulation et le tonus, tantôt pour ses effets sédatifs ; son usage est fréquent chez les écrivains romantiques anglais comme chez les ouvriers. Reste toutefois, selon Max Milner, une distinction de taille : « En Angleterre, ce sont des écrivains toxicomanes qui ont, les premiers, Le Magazine Littéraire 542 Avril 2014
été amenés, par la force des choses, à réfléchir sur les modifications » causées par les drogues. En France, une esthétique du récit sur la drogue s’impose dans la littérature et la poésie, avant que les stupéfiants ne deviennent matière à expérimentation (2). L’hallucination de Raphaël de Valentin dans le maga sin d’antiquités de La Peau de chagrin de Balzac est un décalque des rêves du mangeur d’opium de De Quincey. Dans Mademoiselle de Maupin, Théophile Gautier fait de la possibilité de fumer de l’opium dans « une grande pipe de jade » la quintessence du paradis oriental. Toutes les infidélités et les libertés comiques prises par Musset dans sa traduction des Confessions en témoignent : rien qu’à imaginer l’effet causé par le laudanum, Musset se met à « délirer » sur le texte, ajoutant notamment des digressions au fond d’une barque, où l’on reconnaît bien plus les Rêveries d’un
exprimer, dans Aurélia, l’« expansion du songe dans la vie réelle » – délire dont on sait qu’il lui sera fatal. Tous fréquenteront les soirées mondaines du club dit des haschischins initiées par le docteur Moreau de Tours. À la suite d’un voyage en Orient, l’homme avait échafaudé une théorie fumeuse sur les vertus supposées du haschich sur les maladies mentales, qui ferait pâlir d’effroi n’importe quel psychiatre contemporain.
Illustration chloé poizat pour le magazine littéraire
Une langue différente de celle des hippies
ousseau que les Confessions de l’opiomane anglais… R C’est en s’inspirant aussi des Confessions de De Quin cey que Baudelaire fait publier, en 1860, ses Paradis artificiels. Nerval utilise les thématiques de la modi fication du flux de la pensée et de l’altération de la temporalité par le haschich, pour, note Max Milner, Avril 2014 542 Le Magazine Littéraire
Si certains écrivains confient avoir commencé à utiliser des drogues pour calmer une douleur morale (Cocteau et l’opium après la mort de Radiguet) ou physique (des algies faciales chez De Quincey, Sagan et la morphine après son accident de voiture), d’autres, pour manifes ter leur rejet des conventions sociales (Kerouac et la benzédrine, Ginsberg et le LSD, Burroughs, l’héroïne et la morphine…), il existe également une catégorie d’écrivains qui revendiquent l’usage des drogues à titre expérimental et solitaire, non pas tant pour stimuler l’imaginaire et se faire « voyant », à la manière d’un Rimbaud, mais pour élargir leur connaissance des mécanismes de pensée de l’esprit humain. Walter Benjamin témoignera de ce que les drogues, le haschich en particulier, lui apporteront dans ses réflexions sur l’art en tant que nouveauté et répétition. Aldous Huxley racontera ses expériences sous mescaline dans Les Portes de la perception (1954) et Le Ciel et l’Enfer (1956) ; il en retira, dit-il, un grand réconfort spi rituel. Chez Michaux, l’expérience des drogues est aussi expérience de langage et « connaissance par les gouffres » : « Les drogues nous ennuient avec leur paradis/ Qu’elles nous donnent plutôt un peu de savoir. Nous ne sommes pas un siècle à paradis (3). » Aussi s’élèvera-t-il contre la récupération par le mouvement hippie d’un usage collectif et récréatif du « produit » : « Que ceux qui prennent des produits pour s’adonner à des agitations et déchaînements collectifs s’arrêtent et ne se mettent pas à croire qu’il y a ici quelque chose pour eux. On ne parle pas la même langue. » Se drogue-t-on pour écrire ? Se drogue-t-on parce que l’écriture fait entrevoir un réel par trop insupportable ? La question est bien trop subtile pour être traitée autre ment qu’au cas par cas. « Si la came disparaissait de la surface de la Terre, il resterait sans doute des camés errant encore dans les quartiers à came, éprouvant un manque vague et tenace, pâle fantôme de la maladie du sevrage », note amèrement Burroughs. L’ange noir de la Beat Generation aurait-il écrit Junky s’il s’était contenté de finir sagement ses études de médecine à Vienne ? Sartre aurait-il pu rédiger les pages les plus brillantes de La Nausée sans avoir expérimenté la mescaline ? Dans ses mémoires, Stephen King
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Grand entretien avec E d g a r M o r i n : « Nous avons besoin d’une pensée qui relie »
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Le feuilleton de C h a r le s D a n t z i g Max Jacob vengé
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Visite privée Gotlib, géant de la BD, fait l’objet d’une grande exposition, à l’occasion de ses 80 ans. Portrait du père de Gai-Luron en yogi, par Pa c ô m e T h i el l ement
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Bonnes feuilles Un extrait de Quels sont ces chevaux qui jettent leur ombre sur la mer ?, le nouveau roman d ’ A n t ó n i o l o b o A n t u n e s
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90 Amour et jardins, Carnet de voyage
dominique nabokov/gallimard
Zadie Smith
entre Florence et Rome
En avant-première D’Histoire d’O aux histoires de sang : Dracula et Frankenstein sous l’œil d’un maître de la BD érotique italienne par G u i d o C r e pa x
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Cadavre exquis Épisode IV : « Cette nuit on improvise » par O li vi e r S t e i ner
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Soumettez vos textes à L’atelier, ce mois-ci en partenariat avec le concours ÉgalitéE 2014
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Le dernier mot Au jour d’aujourd’hui par Alai n r e y
Christine poutout
Quentin Caffier
Né en 1975, pacô me t h i e l l e m e n t publie depuis une dizaine d’année des livres aussi primesautiers qu’érudits, concevant la culture pop (musique, BD, séries télévisées...) comme l’équivalent contemporain des anciennes traditions occultes. Parmi ces parutions : L’Homme électrique. Nerval et la vie (éd. MF, 2008), La Main gauche de David Lynch. Twin Peaks et la fin de la télévision (PUF, 2010), Soap apocryphe (Inculte, 2012)...
Visite privée
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Pacôme Thiellement
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À LIRE
de Pacôme Thiellement Pop
Pacôme Thiellement ortrait de Gotlib P
Yoga,
Tous
les chevaliers sauvages. Tombeau de l’humour et de la guerre,
éd. Philippe Rey, 188 p., 17 €. (1) Georges Pichard (1920-
2003) fut un grand maître de la BD érotique (Blanche Épiphanie, Ténébrax...)
Gotlib dans les années 1970.
en yogi
Une exposition est consacrée au géant de la BD, qui aura 80 ans cet été et ne dessine plus depuis 1988. Par-delà les hilarantes facéties, son trait anxieux grince doucement, au seuil de la mélancolie ou de la dépression.
‘‘
éd. Sonatine, 488 p., 23 €.
Marcel
La bande dessinée de Gotlib, c’est le monde de l’âme devenu télé vision intérieure, une suite de pro
grammes extrêmement bavards, de procédés journalistiques détournés par l’absurde, d’extraits choisis de films commentés et poussés jusqu’au dernier retranchement, qui est le désert du dépouillement personnel – une étrange paix de l’âme qui naît de la parodie comme méthode d’affranchissement mélancolique. Né en 1934 à Paris de parents juifs – son père est déporté par la police française en 1942 –, élève de l’école d’arts appliqués Duperré en 1951 dans la classe de Georges Pichard (1), foudroyé par le trait de Franquin et l’humour parodique du Mad de Harvey Kurtzman, ainsi que par le style « réalistico-comique » de ses dessinateurs, Will Elder, Wally Wood et Jack Davis, Gotlib commence la bande dessinée en 1962 dans Vaillant avec la série Nanar, Jujube et Piette dans laquelle apparaît GaiLuron, qui deviendra son personnage principal et
qu’il fera vivre jusqu’en 1971. Il entre à Pilote en 1965 et commence avec Goscinny la série Les Dingodossiers, puis réalise seul la Rubrique-à-brac sur un principe similaire de séquence de deux pages sans personnage principal mais avec des figures récurrentes, et des thèmes différents à chaque numéro ; quelque chose qui a à voir avec l’ORTF et l’omniprésence d’un savoir populaire disponible pour tous. Ce sont des dossiers, des dépêches, des saynètes, des bandesannonces, des jeux, et même la fiction policière du mardi soir, avec Bougret et Charolles qui remplacent Les Cinq Dernières Minutes (d’ailleurs, comme cette télévision n’a pas d’énormes moyens, on a repris pour les quatre personnages les traits de quatre auteurs de la maison Pilote : Gébé, Fred, Goscinny et Gotlib). La bande dessinée de Gotlib, c’est le monde de Mme de Gaulle devenu fou. Le trait de Gotlib est sec, carré. On est loin des arrondis de la bande dessinée comique, ou du dessin guerrier de Hara-Kiri, et plus proche du style Le Magazine Littéraire 542 Avril 2014