juillet-août 2014 www.magazine-litteraire.com
N°545 Enquête les écrivains français face à la prostitution visite privée Une autre histoire de l’Iran, par Cécile Ladjali
LE MAGAZINE DES ÉCRIVAINS portfolio le monde fou de l’édition selon Posy Simmonds Grand entretien avec Orhan Pamuk « l’infime nous donne une idée du tout » DOM/S 6,80 € - BEL 6,70 € - CH 12,00 FS - CAN 8,99 $ CAN ALL 7,70 € - ITL 6,80 € - ESP 6,80 € - GB 5,30 £ - GR 6,80 € PORT CONT 6,80 € - MAR 60 DHS - LUX 6,80 € - TUN 7,50 TND TOM /S 950 CFP - TOM/A 1500 CFP - MAY 6,80 €
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Comment se détacher du réel (et ne plus jamais prendre le monde au sérieux)
Faites vos
jeux !
Rabelais, Montaigne, Pascal, Marivaux Caillois, Perec, Queneau, San-Antonio…
É d ito Édité par Sophia Publications 74, avenue du Maine, 75014 Paris. Tél. : 01 44 10 10 10 Fax : 01 44 10 13 94 Courriel : courrier@magazine-litteraire.com Internet : www.magazine-litteraire.com
Qui perd gagne
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Par lau r ent N u n e z
C
«
’est le jeu », dit-on couramment lorsque quelqu’un perd. Manière de dire qu’il fallait s’y préparer, que la norme c’est l’échec, qu’étrange aurait été la victoire – et qu’on joue avant tout pour perdre. Ceux qui ne le supportent pas – tristes winners – le savent confusément, au fond d’eux-mêmes : la victoire est un hapax qui les laisserait abasourdis, une incongruité, comme une fausse fleur des champs dans un vrai champ de fleurs. (D’ailleurs il faut l’arracher – la fleur, la victoire.) Puis on ne perd pas au jeu comme on perdrait des clés, ni même comme on perd un travail ; quelque chose de très vain s’y joue, c’est-à-dire d’essentiel : quelque chose que je nommerais « la drogue douce de la frustration ».
Roger Caillois, qui fonda avec Bataille et Leiris le Collège de sociologie, cherchait à définir ce qu’était le jeu. Il comprit que cette activité devait être libre, séparée, incertaine, improductive, réglée, fictive. Par quoi on se dit que Caillois devait adorer la littérature, puisqu’elle obéit aux mêmes définitions. La poésie clas sique n’est rien d’autre qu’un jeu, où l’on s’enchaîne afin de ne plus gesticuler. Écrire un roman, c’est obéir à une grammaire narrative invariable ; mais c’est aussi inventer des lois si folles qu’elles ne valent qu’une fois. Gide voulut composer Les Faux-monnayeurs par des Juillet-août 2014 545 Le Magazine Littéraire
chapitres jamais reliés entre eux. Des Forêts composa presque entièrement Le Bavard avec les extraits des livres qu’il appréciait. Perec s’essaya au lipogramme en e dans La Disparition, en hommage à ses parents, « eux » qui n’étaient plus là. Joyce chercha dans Ulysse… Non, rien. Parfois on ignore les règles du jeu, et le jeu demeure aussi beau. Regardons plutôt autour de nous. Les enfants, les sportifs, les comédiens, les musiciens : bienvenue dans un monde où tout le monde joue. Au casino comme au théâtre, en groupe comme seul devant une console. Pourquoi s’en plaindre ? Il faudrait plutôt applaudir. D’ailleurs, il faudrait tout faire « avec le sérieux d’un enfant qui joue », dirent Héraclite, Nietzsche, Cocteau, Borges, Saint-John Perse, Picasso. (Vérifiez sur Internet.) Assurément, nul ne survivrait dans un monde rigide et conséquent, et toujours productif. D’où la nécessité du jeu. D’où la nécessité de l’art. D’où leur scandale. La phrase que Baudelaire lançait à la tête des bourgeois, vers 1846, il faudrait la porter sur soi, toujours, comme un phylactère : « Vous pouvez vivre trois jours sans pain ; – sans poésie, jamais ; et ceux d’entre vous qui disent le contraire se trompent : ils ne se connaissent pas. » Comment pourrais-je mieux conclure nunez@sfr.fr mon dernier édito ? R
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Sommaire juillet-août 2014
N°545 3 L’éditorial de Laurent Nunez
Retrouvez sur notre site www.magazine-litteraire.com R Avant-goûts de la rentrée littéraire : tout au long de l’été, des comptes rendus exclusivement en ligne.
Le dossier
Ce numéro comporte 4 encarts : 2 encarts abonnement sur les exemplaires kiosque, 1 encart F&S (RSD) sur une sélection d’abonnés, 1 encart Edigroup sur les exemplaires kiosque en Suisse et Belgique.
Ont également collaboré à ce numéro : Aliette Armel, Clémentine Baron, Maialen Berasategui, Christophe Bident, Évelyne Bloch-Dano, Laure Buisson, Olivier Cariguel, Juliette Einhorn, Jeanne El Ayeb, Jeanne Ferney, Marie Fouquet, Nadine Gudimard, Jean-Baptiste Harang, Vincent Landel, Jean-Yves Masson, Arthur Montagnon, Véronique Prest, Bernard Quiriny, Thomas Stélandre, Aliocha Wald Lasowski. Juillet-août 2014 545 Le Magazine Littéraire
36 Faites vos jeux ! introduction par Alexandre Gefen 38 Les mille règles du jeu d’acteur, par Julia de Gasquet 40 Allez à la case fiction, par Nancy Murzilli 42 Sous pseudo, par David Martens 44 Roman policier : on ne joue plus ! par Denis Mellier 46 De manette en clavier, par Anaïs Guilet 48 La littérature, jeu de société au xviie, par Delphine Denis 50 La roulette surréaliste, par Michel Murat 52 Les sons, les chiffres et les lettres, par Alain Schaffner 54 L’OuLiPo, par Camille Bloomfield 56 Se jouer des mots, par Brigitte Buffard-Moret 58 Les échecs : des allégories sur un plateau, par Amandine Mussou 60 Pascal, le pari du jeu, par Laurent Thirouin 62 Une fièvre au xviiie, par Catherine Ramond 64 Le joueur au xixe, par Evelyn Dueck 66 Des joujoux partout, par Marie Sorel 68 Mots croisés, par Georges Perec
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Enquête Les
Eamonn Mccabe/lebrecht/Rue des archives
En couverture : illustration d’Emmanuelle Houdart pour Le Magazine Littéraire. © ADAGP-Paris 2014 pour les œuvres de ses membres reproduites à l’intérieur de ce numéro.
6 Enquête La littérature face à la prostitution, par Clara Dupont-Monod 14 Rentrée Les livres les plus attendus 16 Histoire littéraire Quand Dumas plagiait Poe 17 Colette Fellous, La Préparation de la vie 19 Martin Suter Allmen et les Dahlias 20 Alessandro Baricco, Mr Gwyn 20 Dickens inédit L’Horloge de Maître Humphrey 23 Paul Auster, Excursions dans la zone intérieure 25 Audur Áva Ólafsdóttir, L’Exception 26 Pères en tous genres, par Philippe Lefait 28 Théâtre Les rendez-vous d’Avignon 32 Cinéma Henri Langlois et Jean Epstein 34 Exposition Nicolas de Staël
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La vie des lettres
écrivains face à la prostitution
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Grand
entretien avec Orhan Pamuk
Le magazine des écrivains 72 Grand entretien avec Orhan Pamuk : « C’est en passant par l’infime qu’on peut se faire une idée du tout » 78 Le feuilleton de Charles Dantzig : Les vacances 80 Visite privée Comment peut-on être iranien ? par Cécile Ladjali 84 Admiration Saint Augustin, par Frédéric Boyer 86 Inédit Autour d’un échiquier, un fou et un roi : deux nouvelles de Frigyes Karinthy 90 Cadavre exquis Épisode vii : Les ogres et les loups, par Hélène Frappat 92 Portfolio La foire du livre : Literary Life, de Posy Simmonds 96 L’atelier, avec le site « Le cercle des nouveaux écrivains » 98 Le dernier mot d’Alain Rey
Abonnez-vous page 70 Prochains numéros en vente le 20 août Spécial rentrée littéraire en vente le 28 août Dossier : Françoise Sagan R
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illustration rita mercedes pour le magazine littéraire
/ théâtre festivals cinéma expositions
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romans
C’est déjà l’automne
L a rentrée littéraire de A à X
L
a rentrée littéraire : ce phénomène que le monde nous envie puisqu’il permet aux téléspectateurs français d’entendre parler une fois par an de livres qui n’ont été écrits ni par des footballeurs ni par des vedettes du petit écran. Comment élaguer dignement ce vénérable marronnier ? Peut-être en classant ses feuilles à la façon des herboristes amateurs,
dans l’ordre alphabétique et selon la taxinomie particulière à la littérature contemporaine. A comme Automne précoce. Chaque année, la rentrée littéraire se joue un peu plus tôt. Cette année, nous avons reçu début mai les premiers livres à paraître à la fin d’août. À ce rythme-là, nous fêterons Noël à la Toussaint, en dévorant les livres de janvier, déjà caducs… Et A comme Adam, Olivier, qui, après Angot, Christine, fait sa Petite Foule à lui : vingt-trois narrateurs, l’agression d’un jeune footballeur, une tempête pour pivots, et un futur succès aux éditions Flammarion, éloquemment intitulé Peine perdue. B comme Belfond, qui va connaître une année faste puisqu’il publie le prochain livre du titan des palmarès, Haruki Murakami (L’Incolore Tsukuru Tazaki et ses années de pèlerinage, sur un ex-étudiant qui ne s’est jamais remis d’avoir été exclu de son cercle universitaire). Notons aussi Big Brother, le nouveau texte de Lionel Shriver (l’auteur du mémorable Il faut qu’on parle de Kevin). C comme Collision : le procédé littéraire en vogue. Le principe : télescoper deux matériaux a priori étrangers, mais reliés par un élément, et voir s’il en jaillit des étincelles. Patrick Deville confrontera ainsi les années mexicaines de Trotski aux années mexicaines de Malcolm Lowry dans Viva (éd. du Seuil) ; Caroline De Mulder (transfuge de Champ Vallon) joint par le corps le destin d’une veuve désargentée à la déchéance finale d’Elvis Presley (Bye Bye Elvis, éd. Actes Sud) ; Éric Plamondon croise la vie de Steve Jobs et celle de son héros, Gabriel Rivages (Pomme S, éd. Phébus) ; Lydie Salvayre mêlera dans Pas pleurer la voix d’un Bernanos témoin de la guerre civile espagnole et celle de Montse, mère de la narratrice, qui se souvient de l’insurrection (éd. du Seuil)… Le trait d’union peut être un véhicule, train (cf. entrée Deuxième roman) ou avion : le Constellation où disparut Cerdan donne ainsi son titre au premier roman d’Adrien Bosc, chez Stock, lequel s’intéresse au destin de tous les passagers. Souvent, l’un des matériaux est l’auteur lui-même. Laurence Tardieu confronte son histoire personnelle au travail de la photographe Diane Arbus (Une vie à soi, éd. Flammarion) ; chez le même éditeur, Jean-Marc Parisis retrace sa recherche, à partir d’une photo, de cinq enfants juifs qui furent raflés dans le village où il passera plus tard ses vacances (Les Inoubliables) ; Frédéric Beigbeder se raconte tout en contant les amours d’Oona & Salinger (éd. Grasset) ; et Nelly Kapriélian se demande pourquoi elle a acheté Le Manteau de Greta Garbo (éd. Grasset)… D comme Deuxième roman et Dalibor Frioux, auteur du génial Brut, qui publie Incident voyageur (éd. du Seuil) : le destin de passagers coincés dans un RER pour une éternité peut-être. Par chance, c’est un roman fantastique et parabolique. Aurélien Bellanger, célébré pour sa Théorie de l’information, s’intéresse, lui, à la Le Magazine Littéraire 545 Juillet-août 2014
Sommaire
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Faites vos jeux ! Jeux de de rôles, jeux de piste Jeux de mots Joueurs et jouets
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Faites
Jeux de rôles, jeux de piste
La fiction comme le jeu permettent, et même exigent, de se détacher un temps de la vie courante, sinon du monde. S’il y a des règles du jeu entre l’auteur et le lecteur (comme entre l’acteur et le spectateur), elles sont bien sûr faites pour être enfreintes : cela peut commencer dès la signature des livres, avec l’usage des pseudonymes. Au-delà, bien des livres comportent une part de triche, par-delà le seul roman policier, genre roi en la matière. Aujourd’hui, le jeu vidéo peut aussi inspirer de nouveaux modes de narration.
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Jeux de mots
Jouer avec les mots est bien le moins lorsqu’il s’agit d’écrire. Il fut un temps, au xviie siècle, où l’invention littéraire constituait un jeu de société. Les surréalistes ont inventé de multiples jeux langagiers qui ont nourri leurs pratiques d’écriture, et l’OuLiPo s’est fait une spécialité des textes à contraintes ludiques, Queneau et Perec en représentant les virtuoses les plus connus. Quant au calembour, depuis Rabelais jusqu’à San-Antonio, en passant par Hugo et Ionesco, il ne fait pas seulement rire mais rend sensible l’arbitraire du langage.
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Dossier coordonné par a le x a n d r e G e f e n
Chercheur au Centre d’étude de la langue et de la littérature française (CNRSuniversité ParisSorbonne),
A le x a n d r e G e f e n
a récemment dirigé, avec Bernard Vouilloux, l’ouvrage collectif Empathie et esthétique (éd. Hermann).
Joueurs et jouets
Les figures du jeu peuvent nourrir une pensée tout entière, comme celle de Pascal. Elles constituent surtout des supports et miroirs où la pratique littéraire se projette. Sur ce plan, les échecs se taillent une part de choix. Au xviiie, les écrivains n’échappent pas à la fièvre du jeu ambiante, et il est difficile d’évoquer la littérature du xixe en éludant le personnage du joueur, très sollicité (par Dostoïevski, Hoffmann, Baudelaire...). De tout temps, les jouets abondent, entre nostalgie et fantasme de toute-puissance.
À lire Les
Jeux et les Hommes, Roger Caillois,
éd. Folio essais, 374 p., 8,40 €.
À
l’heure où la littérature est prescrite comme un médicament, utilisée comme un manuel pour « réussir sa vie » ou invoquée pour faire des cours de morale, il revient à ce dossier de rappeler qu’elle relève d’abord du jeu. Avec le jeu, la littérature partage un principe fondamental, celui du désintéressement, mais aussi des processus mentaux : déchiffrer, comprendre, interpréter, c’est participer à une sorte de jeu de stratégie dont les pions sont des mots et l’échiquier est le monde. Qu’il s’agisse de s’amuser des détournements ludiques des mots et des codes sociaux, la littérature produit des univers dérivés en renouvelant des plaisirs fondamentaux de l’enfance : jouer avec des histoires, des rôles et des scénarios, les manipuler et les recomposer, en ne prenant pas le monde au sérieux. Des jeux littéraires, les règles sont parfois claires et définies par un pacte : c’est le cas dans un roman policier ou dans une pièce de théâtre, mais aussi dans les formes traditionnelles du roman. Mais ce jeu est parfois piégé, lorsque l’auteur nous pousse à interroger le genre et le sens du texte, la fiabilité du narrateur, ou même l’identité réelle de l’auteur et de ses personnages. En ce sens, il y a peut-être autant de formes de jeux que de genres littéraires et autant de parties que de lectures, et chaque expérimentation littéraire est un nouveau divertissement. Mais lire, c’est aussi entrer dans une autre dimension ludique : celle d’une sorte de jeu de rôle qui nous fait emprunter temporairement l’identité d’un personnage pour en comprendre l’état mental, en plaçant chaque lecteur dans un jeu de simulation dont les jeux vidéo et les amusements virtuels sont comme des extensions. Que le jeu ait été un thème central de la littérature, que les jouets y soient des figures omniprésentes, Le Magazine Littéraire 545 Juillet-août 2014
illustration emmanuelle Houdart pour le magazine littéraire
vos jeux ! s’explique donc tout simplement par cette profonde analogie entre l’auteur, ou l’acteur, et le joueur, qu’il soit un enfant en fanteur de mondes comme chez Larbaud ou qu’il joue sa vie dans un pari métaphysique et tragique, qu’il soit un génial stratège, un passionné déchu dans son ob session ou un terrible tricheur. Et que les écrivains aient été les auteurs d’innombrables canulars, question naires ludiques, pa rodies ou formes di verses de récréation, que l’on retrouve en littérature toutes les formes de jeux de rôle, de stratégie, de hasard ou d’expérience, peut se com prendre : jeux et littérature sont des dispositifs à nous faire expérimenter le réel autrement et à nous le rendre à la fois plus heureux et plus disponible – comme le jeu, tel que le définissait Roger Caillois dans un essai resté célèbre, Les Jeux et les Hommes (éd. Gallimard, 1958), la littéra ture est « libre », « séparée » du monde, « incer taine », « impro ductive », « ré glée » et « ficA. G. tive »… Juillet-août 2014 545 Le Magazine Littéraire
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Grand entretien avec O r h a n Pa m u k « C’est en passant par l’infime qu’on se fait une idée du tout »
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Le feuilleton de C h a r le s D a n t z i g Les vacances
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Visite privée Comment peut-on être iranien ? « Unedited History. Iran 1960-2014 », au musée d’Art moderne de la ville de Paris par c é c i le L a d j a l i
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Admiration Saint Augustin, génie de la modestie par Fr é d é r i c B o y e r
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Inédit Deux nouvelles hongroises : autour d’un échiquier, un fou et un roi par Fr i g ye s K a r i n t h y
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92 Posy Simmonds
Cadavre exquis Épisode vii : Les ogres et les loups par h é lè n e f r a ppat
La
foire du livre
Écrivains, éditeurs, libraires, lecteurs… Tout le monde en prend pour son grade sous le crayon de l’Anglaise.
© posy simmonds/denoël
Portfolio
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L’atelier Moi, je suis un grand cynique !
Le dernier mot Habillés pour l’été p ar A la i n r e y
francesco Acerebis/signatures
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Grand entretien Orhan Pamuk
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Orhan Pamuk, recevant en 2009 la mĂŠdaille Grand Vermeil de la ville de Paris.
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Admiration
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Frédéric Boyer
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La
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Conversion de saint Augustin, par le peintre italien Roberto De Santis (1986).
sa vie presbytérale et épiscopale (391430), on estime qu’il a prêché huit mille fois pour une moyenne de deux cents prédications par année, soit à Hippone (l’actuelle Annaba en Algérie), soit à Carthage. Mais les études critiques n’ont conservé que cinq cent quarante-six de ces prédications… La présente édition de cent quatrevingt-trois sermons, consacrés principalement à l’Écriture, répare en partie cette injustice – en partie seulement, car la traduction du xixe siècle et la préface, beaucoup trop pieuse et hagiographique, qui l’accompagne ne donnent pas en réalité toute la mesure du défi de cette entreprise à la fois spirituelle, sociale, herméneutique et littéraire, au cœur de l’Antiquité tardive. L’invention d’une langue et d’une littérature nouvelles, sorties des canons académiques et capables de s’adresser à tous sur les sujets les plus difficiles, les plus cachés, et de créer une mémoire en actes des Écritures saintes. Cette immense œuvre oratoire constitue en effet le creuset original de l’invention d’une langue qui bouleversera l’Occident chrétien.
Augustin est un homme du passage, des rup tures et de la transforma
tion. Numide et romain, il reçoit pendant plus de vingt ans une formation académique de grammaticus (le grammairien correspond, à l’époque d’Augustin et dans le système éducatif de l’Empire, à notre Réunis dans un recueil, les sermons de saint Augustin révèlent un fin théoricien de la langue. Il souhaite un verbe sans ostentation, enseignant du secondaire. Il apprenait à lire et à interpréter les grands pour être à la fois plus simple et plus complexe, parler auteurs classiques : Homère, Virgile, au plus grand nombre mais ne pas imposer une vérité unique. Térence, Salluste, Cicéron…), puis professeur de rhétorique pendant treize ans, dans les grands centres intellectuels de l’Empire (Carthage, Rome, Milan), et enfin orator, l’idéal Depuis plus d’un siècle, on ne dispo à atteindre. Lui-même, dans ses Confessions, se défisait d’aucune édition française accessible nit comme un rhéteur formé aux écoles classiques des sermons de saint Augustin. Or nous de l’Antiquité, comme « un jeune marchand de savons qu’il déploya une étonnante activité de pré- mots », brillant mercenaire de l’éloquence, qui dication. Pendant les trente-neuf années qui jalonnent dresse ses étudiants à la guerre des mots. Cette
Frédéric Boyer e génie de L
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la modestie
Le Magazine Littéraire 545 Juillet-août 2014