La morale

Page 1

EXCLUSIF QUAND WILL SELF RENCONTRE MARTIN AMIS

$/-Ă€ Ă€°Ă€ Ă€"%,Ă€ Ă€°Ă€ Ă€#(Ă€ Ă€&3Ă€ Ă€#!.Ă€ Ă€ Ă€#!.Ă€ Ă€!,,Ă€ Ă€°Ă€ Ă€)4,Ă€ Ă€°Ă€ Ă€%30Ă€ Ă€°Ă€ Ă€'"Ă€ Ă€bĂ€ ÀÀ!54ÀÀ Ă€°Ă€Ă€ Ă€'2Ă€ Ă€°Ă€ Ă€0/24Ă€#/.4Ă€ Ă€°Ă€ Ă€-!2Ă€ Ă€$(Ă€ Ă€,58Ă€ Ă€°Ă€ Ă€45.Ă€ Ă€4.$Ă€ Ă€4/-Ă€ 3Ă€ Ă€#&0Ă€ Ă€4/- !Ă€ Ă€#&0Ă€ Ă€-!9Ă€ Ă€°

mmm$cW]Wp_d[#b_jj[hW_h[$Yec " ?Vck^Zg '%&&

LA MORALE Gilgamesh et l’invention de la vertu Le vĂŠritable Zarathoustra L’honestum de CicĂŠron Saint Augustin le repenti Les morales du Grand Siècle Le dilemme de Mme de Lafayette Kant ou le sens du devoir Henry James face aux puritains La conscience de Hannah Arendt

RENTRÉE LITTÉRAIRE de Mathieu Lindon à JosÊ Saramago, LA SÉLECTION DE LA RÉDACTION T 02049 - 504 - F: 6,00 E

Tablette relatant l’ÊpopÊe de Gilgamesh, Êpoque nÊo-assyrienne.

>Cw9>I Le Vrai Sang YZ CdkVg^cV! iZmiZh Zi YZhh^ch :CIG:I>:C 6K:8 9DB>C>FJ: ;:GC6C9:O

 IVci YZ a^kgZh dci X]Vc\‚ bV k^Z Ÿ


Éditorial

3

Service abonnements Le Magazine Littéraire, Service abonnements 22, rue René-Boulanger, 75472 Paris Cedex 10 Tél. - France : 01 55 56 71 25 Tél. - Étranger : 00 33 1 55 56 71 25 Courriel : abo.maglitteraire@groupe-gli.com Tarifs France 2010 : 1 an, 11 numéros, 58 €. Achat de revues et d’écrins : 02 38 33 42 87 U. E. et autres pays, nous contacter. Pour joindre directement par téléphone votre correspondant, composez le 01 44 10, suivi des quatre chiffres placés après son nom. Rédaction Directeur de la rédaction Joseph Macé-Scaron (13 85) jmacescaron@yahoo.fr Rédacteur en chef Laurent Nunez (10 70) lnunez@magazine-litteraire.com Rédacteur en chef adjoint Hervé Aubron (13 87) haubron@magazine-litteraire.com Conseiller éditorial Alexis Lacroix Chef de rubrique « La vie des lettres » Alexis Brocas (13 93) Conception couverture A noir Conception maquette Blandine Perrois Directrice artistique Blandine Perrois (13 89) blandine@magazine-litteraire.com Responsable photo Michel Bénichou (13 90) mbenichou@magazine-litteraire.com SR/éditrice web Enrica Sartori (13 95) enrica@magazine-litteraire.com Correctrice Valérie Cabridens (13 88) vcabridens@magazine-litteraire.com Fabrication Christophe Perrusson (13 78) Directrice administrative et financière Dounia Ammor (13 73) Directrice commerciale et marketing Virginie Marliac (54 49) Marketing direct Gestion : Isabelle Parez (13 60) iparez@magazine-litteraire.com Promotion : Anne Alloueteau (54 50) Vente et promotion Directrice : Évelyne Miont (13 80) diffusion@magazine-litteraire.com Ventes messageries VIP Diffusion Presse Contact : Frédéric Vinot (N° Vert : 08 00 51 49 74) Diffusion librairies : Difpop : 01 40 24 21 31 Publicité Directrice commerciale Publicité et Développement Caroline Nourry (13 96) Publicité littéraire Marie Amiel - responsable de clientèle (12 11) mamiel@sophiapublications.fr Publicité culturelle Françoise Hullot - responsable de clientèle (12 13) fhullot@sophiapublications.fr Service comptabilité Nathalie Puech-Robert (12 89) npuech-robert@sophiapublications.fr Impression Imprimerie G. Canale, via Liguria 24, 10 071 Borgaro (To), Italie. Commission paritaire n° 0410 K 79505. ISSN- : 0024-9807 Les manuscrits non insérés ne sont pas rendus. Copyright © Magazine Littéraire Le Magazine Littéraire est publié par Sophia Publications, Société anonyme au capital de 115 500 euros. Président-directeur général et directeur de la publication Philippe Clerget Dépôt légal : à parution

Jonathan Safran Foer, à dévorer Par Joseph Macé-Scaron

C

ette année, les éditions Gallimard soufla lecture de cet essai. D’autant que les acteurs de fleront leurs cent bougies. Le Magazine Littéraire reviendra, tout au long ce massacre (ouvriers, boude ces mois, sur cette aventure intelchers, éleveurs, propriélectuelle et éditoriale qui constitue taires…) ne sont pas sur le sans doute le cours le plus intérieur de notre littérabanc des accusés. Aucune ture contemporaine. Pour autant, il ne faudrait pas moraline dans ces pages. que cet événement en éclipse un autre : les vingt ans Lorsqu’il doit tracer le pordes éditions de L’Olivier, portées par Olivier Cohen, trait de l’un des tortionqui a su construire une maison à son image. Or, jusnaires, l’auteur écrit simpletement, L’Olivier publie, en cette rentrée de janvier, ment : « Il parle fort et sans un livre exemplaire de sa démarche : détour. Il est du genre à Faut-il manger faire connaître de jeunes auteurs, sélecréveiller tout le temps les les animaux ? tionner le meilleur de la littérature amébébés qui dorment. » Tout le rappelle : seule est dit. ricaine, provoquer le débat. Cet ouvrage la littérature rend est celui de Jonathan Safran Foer & : i l’on s’attache à la aux bêtes la parole Faut-il manger les animaux ? Nous question de l’indusavons déjà souligné ici combien les écritrialisation, on se qu’elles n’ont pas. vains disposent d’une bonne longueur souvient, comme l’a écrit d’avance – les philosophes restant des carnivores – Élisabeth de Fontenay, que ce sont les abattoirs de sur la question des rapports entre l’humanité et l’ani- Chicago qui ont inspiré la division du travail à Henry malité. La place de l’animal est à reconsidérer. Et, Ford, antisémite notoire, adepte et ami d’Hitler. Voilà encore une fois, seule la littérature rend aux bêtes la pourquoi Isaac Bashevis Singer, Elias Canetti et Vassili parole qu’elles n’ont pas. Grossman ont placé au cœur de leurs œuvres « une onathan Safran Foer a été l’élève de Joyce Carol interrogation pressante sur la manière pogromiste, Oates à Princeton. Il est déjà l’auteur de deux nazie, qu’ont les hommes de traiter les bêtes ». Que romans majeurs, Tout est illuminé et Extrême- nous apporte ce livre ? Bien plus qu’une défense et ment fort et incroyablement près. Dans son dernier illustration du végétarisme. Un retour à ce que Blake ouvrage, il met tout le poids de son talent littéraire appelait le « chant de l’innocence » de l’agneau par au service d’un vibrant plaidoyer contre l’élevage opposition à l’ordre terrible (fearful symmetry) du industriel et l’abattage des animaux. J’écris « plai- tigre. Dans une publication récente, Cécile Guilbert doyer », et déjà le mot se dérobe : car Safran Foer est définissait ainsi ce champ trop souvent laissé en plus dans la peau de Truman Capote que dans celle jachère : « L’innocence, cette contrée sans mémoire, d’un avocat. Ce qu’il nous donne à lire et donc à voir d’où le mal est absent et qui n’a d’autre objet que la n’est pas seulement juste : c’est, au sens propre, hal- pure et indéfinie faculté d’être ' . » À ce souci, le lucinant. Bien sûr, l’actualité, avec la crise de la vache romancier américain répond par une question : « La folle, ses destructions et ses bûchers d’animaux, a personne qui fait l’effort d’agir pour son innocence ouvert une large brèche dans les esprits ; mais il s’agit doit-elle vraiment être vue avec commisération ? » Son ici de bien davantage. Je ne suis pas sûr que, dans essai nous fera-t-il suffisamment honte pour que, cet éditorial, il soit bienvenu de présenter des extraits comme le disait Kafka, le souvenir nous revienne ? de Faut-il manger les animaux ? et de s’appesantir j.macescaron@yahoo.fr sur les becs et les groins tranchés à vif, les yeux arra- & Faut-il manger les animaux ?, Jonathan Safran Foer, de L’Olivier, traduit de l’anglais (États-Unis) chés, les poux de mer… Vache, veau, porc, poisson, éd. par Gilles Berton et Raymond Clarinard, 368 p., 22 ö. rien n’est épargné – c’est l’arche de Noé à l’envers. ' Animaux & Cie, Cécile Guilbert, photographies Pour ma part, je ne crois pas être sorti indemne de de Nicolas Guilbert, éd. Grasset, 256 p., 29 ö. HANNAH/OPALE

Édité par Sophia Publications 74, avenue du Maine, 75014 Paris. Tél. : 01 44 10 10 10 Fax : 01 44 10 13 94 Courriel : courrier@magazine-litteraire.com Internet : www.magazine-litteraire.com

S

J

| |

Janvier 2011 *%) Le Magazine Littéraire


5

Sommaire 102

Inédit : Le Vrai Sang de Valère Novarina#

Sur www.magazine-litteraire.com

8]VfjZ bd^h! YZh Xg^i^fjZh ^c Y^iZh ZmXajh^kZbZci VXXZhh^WaZh Zc a^\cZ#

En vidéo : renaissance d’un pont BVna^h YZ @ gVc\Va a^i YZh ZmigV^ih YZ hdc gdbVc Naissance d’un pont, eg^m B Y^X^h '%&%#

Bicentenaire Alfred de Musset AZh iVeZh ZhhZci^ZaaZh YZ hdc ÃjkgZ! jcZ W^d\gVe]^Z! aÉVXijVa^i YZh g Y^i^dch! YZh VgX]^kZh Zi YZh ijYZh ^c Y^iZh#

Ce numéro comporte 3 encarts : 1 encart abonnement sur les exemplaires kiosque, 1 encart Edigroup sur exemplaires de Suisse et Belgique, 1 encart Le Monde sur une sélection d’abonnés.

BASSO CANNARSA/OPALE - ÉRIC GARAULT/PICTURE TANK - AKG-IMAGES - LEA CRESPI

Le cercle critique

n° 504 janvier 2011

50

90

Grand entretien avec Dominique Fernandez.

Dossier : la morale.

L’actualité ( L’éditorial de Joseph Macé-Scaron + Contributeurs - Rencontre Will Self face à Martin Amis &' La vie des lettres Édition, festivals,

Le dossier *% La morale

dossier coordonné par Maxime Rovere *) Gilgamesh, par Florence Malbran-Labat *+ Ainsi régulait Zarathoustra,

spectacles… Les rendez-vous du mois Le cahier critique Fiction '% Maurizio Serra, Malaparte, vies et légendes '' Javier Pastor, Mat échec OuLiPo, C’est un métier d’homme '( Andreï Makine,

Le Livre des brèves amours éternelles ') Dany Laferrière, Tout bouge autour de moi ', Mathieu Lindon, Ce qu’aimer veut dire '- Philippe Sollers, Trésor d’amour '. Roger Grenier, Le Palais des livres (% José Saramago, Caïn (& James Ellroy, La Malédiction Hilliker (' Naguib Mahfouz, Karnak Café () Richard Grossman, L’Homme-Alphabet (* John Irving, Dernière nuit à Twisted River (+ Pierric Bailly, Michaël Jackson Poésie (- Bernard Manciet, L’Enterrement à Sabres Non-fiction )% Martin Heidegger, Parménide )& Homère, L’Iliade (nouvelle traduction) )' Marco Filoni, Le Philosophe du dimanche.

La Vie et la Pensée d’Alexandre Kojève )( Theodor W. Adorno, Prismes )+ Marc Bochet, L’Âne, le Job des animaux ), Karoline Leach, Lewis Carroll,

une réalité retrouvée

8

Le Britannique Martin Amis dialogue avec son confrère et compatriote Will Self : retranscription de leur échange. Photo de couverture : I]Z 7g^i^h] BjhZjb$9^[[# GBC 696<E"EVg^h"'%&% edjg aZh ÃjkgZh YZ hZh bZbWgZh gZegdYj^iZh | aÉ^ci g^Zjg YZ XZ cjb gd#

Abonnez-vous page 97

| |

Janvier 2011 *%) Le Magazine Littéraire

par Clarisse Herrenschmidt *- L’Égypte antique, par Pascal Vernus +% La Bible hébraïque, par Christophe Batsch +' Le moment grec, des dieux aux hommes ++ +- ,% ,' ,) ,+ ,- -% -' -) -+ --

par Pierre-Marie Morel Cicéron, par Sabine Luciani Saint Augustin, par Lucien Jerphagnon Râzî, médecin de l’âme, par Joël Chandelier Paul Bénichou et les Morales du Grand Siècle, par Patrick Dandrey La quête de La Princesse de Clèves, par Florence Chapiro Chamfort, Vauvenargues : aux Lumières des moralistes, par Jean Dagen Emmanuel Kant, une question de formule, par Antoine Grandjean Robespierre, l’amour des lois, par Sophie Wahnich Henry James, le massacre des innocents, par Jean Pavans Hannah Arendt, par Thierry Ménissier Le féminisme et la morale des mâles, par Mounira Chatti Éthiques de la philosophie analytique, par Patrick Ducray

Le magazine des écrivains .% Grand entretien avec Dominique Fernandez .- &%% &%' &%+

« Tant de livres ont changé ma vie » Admiration Léon Chestov, par Agnès Clerc Archétype Caligula, par Christophe Bident Inédit Le Vrai Sang, de Valère Novarina Le dernier mot, par Alain Rey

EgdX]V^c cjb gd Zc kZciZ aZ ', _Vck^Zg

Dossier : Céline


Rencontre

8

Will Self et Martin Amis

‘‘

Un écrivain n’est pas

Extraits d’un dialogue où les deux grandes figures de la littérature britannique interrogent les rapports entre l’écriture et le politique. Traduction Anne-Laure Tissut, revue et complétée par Alexis Lacroix

I

l n’est pas si fréquent que ceux qui ont la « fabulation » pour vocation croisent le fer sur leur pratique de l’écriture. Le FestivalandCo, organisé par la librairie Shakespeare and Company, déjoue à dates fixes à Paris cette fatalité, en invitant à débattre tous les auteurs anglophones qui réinventent la littérature contemporaine. Cette année, à travers le thème « Politique et fiction », ce rendezvous renommé a abordé de multiples interrogations. Quelle fonction nos sociétés concèdent-elles à l’imagination narrative ? Une œuvre peut-elle décrire le réel – et notamment sa part sociale – sans être politique ? Les écrivains, enfin, ont-ils une responsabilité propre ? Et, si c’est le cas, leur sentiment de résider « dans le ventre d’une baleine », selon le mot de Salman Rushdie, est-il profitable ou stérilisant ? Tandis que des auteurs du monde entier étaient invités à lire et à commenter des extraits de leurs œuvres sous le chapiteau de toile du square René-Viviani, à deux pas de NotreDame, les organisateurs de cette manifestation ont eu l’heureuse idée de programmer une joute exceptionnelle, opposant deux monstres sacrés de la littérature britannique : Martin Amis et Will Self. Le premier, né en 1961, auteur halluciné et contestataire de Théorie quantitative de la démence, ne tait rien de la dette qu’il a contractée envers son aîné, et le passe au crible de ses questions. Pour Martin Amis, c’est l’occasion de pousser plus avant le questionnement sur sa trajectoire singulière et d’admettre qu’avec les ans il s’est détaché de son apolitisme de principe, car la littérature est le site même de son engagement – comme le souligne Le Deuxième Avion, son essai sur les attentats du 11 Septembre. Nous reproduisons ici, avec l’aimable concours de la librairie Shakespeare and Company, de larges extraits de leurs échanges.

À lire de Will Self

Le Livre de Dave, traduit de l’anglais par Robert Davreu, éd. de l’Olivier, 540 p., 25 €. No Smoking, traduit de l’anglais par Francis Kerline, rééd. Points, 410 p., 7,50 €.

Je voudrais d’abord vous dire l’immense plaisir que j’éprouve à me retrouver ici parmi vous, en compagnie de Martin Amis. Il est l’auteur d’un très grand nombre de romans, de nouvelles et d’essais. Toutefois, il est passablement difficile, en dehors de la Grande-Bretagne, et spécialement de ce côté-ci de la Manche, d’apprécier l’importance qu’il a acquise

Will Self.

WITI DE TERA/OPALE

Will Self.

| |

Le Magazine Littéraire *%) Janvier 2011


9

à l’abri dans sa bulle

| |

Janvier 2011 *%) Le Magazine Littéraire

À lire de Martin Amis

Le Deuxième Avion 11 Septembre : 2001-2007, traduit de l’anglais par Bernard Hoepffner, éd. Gallimard, 270 p., 21 €.

’’

Martin Amis.

BASSO CANNARSA/OPALE

dans la société britannique. Mais peut-être dois-je commencer par une histoire apparemment anecdotique. Dans ma jeunesse, lorsque je tâtonnais encore vers l’écriture, Martin Amis ne représentait pas pour moi un écrivain parmi d’autres, mais l’écrivain en majuscules. Il était l’écrivain par excellence, et sans doute le plus grand écrivain de langue anglaise depuis les années 1960. J’étais déjà impressionné par l’assiduité avec laquelle mes contemporains lui rendaient visite pour lui demander conseil. Il était saisi de toutes sortes de demandes, et on exigeait de lui qu’il se prononce sur les sujets les plus hétéroclites, depuis l’interdiction de fumer jusqu’à l’imminence d’une nouvelle guerre. Aujourd’hui, notre discussion va avoir essentiellement pour objet Le Deuxième Avion, un recueil d’essais publiés au lendemain immédiat des attentats du 11 Septembre ; la tonalité générale de ce livre, empreinte d’une liberté provocatrice, va largement à l’encontre du « politiquement correct » de l’époque. Martin Amis, on le voit d’emblée, a donc pleinement sa place dans ce festival consacré aux relations entre littérature et politique : la question de leur articulation est même devenue l’un des fils rouges de son œuvre. Voici la première question que je voudrais lui soumettre : Est-il exact que votre œuvre, au fil des années, s’est imprégnée d’un engagement plus accusé ? Et, si c’est le cas, comment s’est produit pour vous ce tournant ? Martin Amis. Permettez-moi d’abord de vous retourner le compliment ! Je suis plutôt avare de propos laudateurs, mais là je ne me retiens pas… En fait, jusqu’ici, je n’ai eu que deux fois l’occasion de saluer un grand talent littéraire, et en ce qui vous concerne, cher Will Self, j’aurais déjà pu – ou dû – le faire à l’occasion de la parution de votre Théorie quantitative de la démence. À mes yeux, vous êtes un peu l’enfant qu’auraient pu avoir, ensemble, Borges et Ballard, s’ils étaient tombés amoureux… W. S. Cette image me terrifie ! Je pense à la malédiction qu’aurait représentée le fait d’être né d’un tel accouplement. (rires) M. A. Eh bien, oui, c’est sûr, pardonnez-moi cette image !… (rires) Mais, enfin, revenons au sujet de votre question. Vous me demandez si mon œuvre manifeste une évolution vers une forme plus ou moins assumée de politisation, vers un point de vue engagé. Il est vrai que, dans ma jeunesse, je mettais un point d’honneur à me tenir éloigné de toute forme d’engagement. Je m’enorgueillissais de ce retrait, et, aujourd’hui, si je suis honnête, je suis bien forcé de m’avouer que c’était là


La vie des lettres

FOLEY/OPALE/PAYOT RIVAGES

12

portraitRivages et fils À 33 ans, Benjamin Guérif prend la relève de son père, François, à la tête de la collection « Rivages/Noir » – une référence dans le polar.

Q

uand il arrive, vêtu de gris, arborant un air austère de pasteur bergmanien, on cherche en vain chez lui les traces de la truculence paternelle. Benjamin Guérif, 33 ans, occupe aujourd’hui, comme il le dit modestement, le poste d’éditeur junior chez Rivages, maison sur laquelle son père François a régné pendant trente ans, construisant l’un des catalogues les plus remarquables de l’édition policière. Son travail consiste à décharger son père de « ce qu’il ne veut plus faire » – notamment les travaux d’intendance. « C’était une chance unique. Il fallait la saisir. Mais cela s’est fait naturellement.

Enfant, j’ai baigné dans ce monde-là. J’ai par exemple des souvenirs très émus de Robin Cook quand il venait chez nous. » Benjamin Guérif doit tout de même se défendre contre cette image d’héritier. « J’avais de quoi prétendre à ce poste. Je connaissais déjà tout le monde, je maîtrise plusieurs langues scandinaves. Après, suis-je le meilleur choix ? Je n’ai pas la réponse », déclare-t-il avant que la question ne vienne,

« J’avais de quoi prétendre à ce poste. Après, suis-je le meilleur choix ? »

comme s’il avait dû y répondre trop souvent. « Au début, bien sûr, je donnais l’impression de placer mon fils, reconnaît François Guérif. Mais je crois que ce n’est plus vrai. Auprès des agents, des auteurs, dans le travail quotidien, il a su trouver sa place. » Pour le père, la succession est clairement assumée : « Rivages/Noir, c’est mon seul héritage. Que lui laisser d’autre ? » On sent, quand il en parle, le bonheur d’avoir entraîné sur le terrain policier un fils qui s’est longtemps passionné pour l’histoire et la littérature classique, et qui s’en était allé chez Pierre-Jean et Hélène Oswald, fondateurs des éditions NéO, avant de revenir vers lui. « Il se méfiait de papa, c’est normal. Chez NéO, il a découvert une littérature qu’il s’est mis à aimer. » Pour l’instant, Benjamin Guérif tient à garder profil bas. « Je ne succède pas à François, je le seconde. Il m’a toujours dit : c’est un métier dont on ne part que les pieds devant. Je lis pour lui beaucoup des manuscrits qui arrivent par la poste. » Les critères de sélection ? « Il m’a demandé : “Trouve-moi une écriture.” J’ai ainsi découvert Lorent Idir. » À partir de là, Benjamin Guérif s’anime. Il nous révèle même un parcours bien plus original qu’on ne l’attendait. Il avait entrepris des études d’histoire, mais, sans motivation aux abords de la licence, il partit en Norvège où il décida de s’installer. Non pas dans la charmante Oslo, mais sur l’île de Röst, au large de la Laponie. Il intégra un village de pêcheurs, vécut dans des conditions sommaires, en passant tout de même une maîtrise et un doctorat en histoire scandinave. Pendant une dizaine d’années, il se promènera ainsi, entre Paris et le Grand Nord. De cette expérience, il a retiré la matière d’un beau roman, Pietro Querini, publié chez Rivages. Et puis ? « Au bout de dix ans, j’étais en voie de minéralisation avancée. » Il est revenu. « J’avais peur de la frustration si je me lançais dans une carrière universitaire : peu de postes, des champs d’étude restreints. » Il a écrit un roman de heroic fantasy, refusé partout. « Ces refus m’ont poussé vers la traduction. » Commence une période dédiée à la réécriture et à la traduction, des langues scandinaves ou de l’anglais, souvent pour les éditions Denoël. « Ce travail a pris le dessus sur le reste. » Et c’est tout naturellement qu’il s’est rapproché de Rivages. La passation de pouvoir n’est pas sans risque, et on espère, chez Rivages, que les poids lourds étrangers de la collection, les James Ellroy et Dennis Lehane, n’écouteront pas les propositions d’Albin Michel ou de Robert Laffont. « Cela peut arriver, bien sûr, mais nous les avons toujours beaucoup suivis. Je ferai tout pour qu’il n’y ait pas de coupure. » Hubert Prolongeau

| |

Le Magazine Littéraire *%) Janvier 2011


13

édition

Des écrivains envoyés spéciaux

Un scénario inédit de Burroughs Les éditions Tristram publient le 6 janvier un scénario de film inédit signé William Burroughs (photo). Intitulé Le Porte-Lame, il est tiré d’un roman de sciencefiction (d’Alan E. Nourse) dont les thèmes – épidémie de cancer, chasse à l’homme – ont dû ravir l’auteur du Festin nu : dans un futur proche, les laboratoires pratiquent la rétention de traitements aux dépens des déshérités, lesquels se rabattent sur des réseaux clandestins.

ALEN MACWEENAY/CORBIS

L

Quevedo trois fois Francisco de Quevedo, génial touche-à-tout du Siècle d’or espagnol, fait l’objet de nombreuses attentions de la part de l’édition française. En novembre, la traductrice Aline Schulman a publié sa version de la truculente Vie du truand don Pablos de Ségovie, vagabond exemplaire et modèle des filous (éd. Fayard). Ce mois-ci, Folio ressort ses célèbres sonnets (Les Furies et les Peines). En février, les éditions Les Fondeurs de briques feront paraître un recueil de ses Proses festives.

MARTINIE/ROGER VIOLLET

a divination éditoriale, science approximative qui consiste à prévoir les sorties en librairie, se pratique à l’aide d’instruments variés. On peut se servir de la presse internationale, qui permet aux lecteurs xénophiles de devancer l’actualité des publications étrangères en France. On peut aussi étudier dans Livres Hebdo la liste des titres déposés. Une autre méthode, par anticipation, consiste à s’intéresser à la liste des auteurs boursiers de l’organisme public Culturesfrance (qui devient cette année Institut français). Sous le titre de Missions Stendhal, ces bourses proposent une « aide personnalisée » (de 6 000 euros maximum) à un « projet d’écriture dans un pays clairement identifié ». Les dossiers de candidature des élus esquissent donc un panorama de l’avenir proche du paysage littéraire français. En voici un aperçu. Après avoir inventé une prison souterraine dans Technosmose, Mathieu Terence passe aux étoiles : sa bourse Stendhal l’a emmené à Hawaï, où se trouve l’un des plus grands observatoires astronomiques. Il y installera l’amant d’une astronaute perdue en mission, narrateur de son prochain roman (aux éditions Gallimard). Jean Rolin a appliqué sa forme de journalisme littéraire à la mégapole de Los Angeles. Il travaille actuellement à raconter les « péripéties aléatoires » qu’il y a vécues, à travers celles d’un sexagénaire cherchant à rencontrer Britney Spears. Les éditions P.O.L espèrent publier ce texte à la fin de 2011 ou au début de 2012. Élisabeth Barillé a suivi les traces de Lou Andreas-Salomé et de Rilke dans leur voyage de Saint-Pétersbourg à Kazan, avec retour. Une façon de renouer avec son grand-père russe, qui lui avait justement offert les œuvres de l’écrivaine allemande, à laquelle elle a consacré une anthologie en octobre dernier. Le roman, qu’elle projette de finir en septembre prochain, paraîtra aux éditions Grasset. Après l’Amérique centrale, explorée dans Pura Vida, et l’Afrique dans Equatoria, Patrick Deville s’intéresse à l’Asie et s’est rendu au Cambodge. Les actuels procès des dirigeants khmers serviront d’épicentre à sa nouvelle polyphonie, en cours d’écriture et à la date de publication (aux éditions du Seuil) encore incertaine. Fascinée par la figure du romancier Roberto Bolaño, Lorette Nobécourt (En nous la vie des morts) est partie pour le Chili. Son projet de livre en 365 fragments devrait, selon Christophe Bataille, son éditeur chez Grasset, paraître fin 2011-début 2012. Il porte pour l’instant le titre de « Grâce leur soit rendue ». Alexis Brocas

Paul Éluard, en 1930.

Réédition Éluard Le 27 janvier, les éditions Seghers font paraître, dans de nouvelles éditions, trois ouvrages de Paul Éluard jusqu’alors indisponibles, sinon en occasion ou en édition de luxe. Il s’agit du recueil de textes en prose L’Immaculée Conception, écrit avec André Breton, des Lettres de jeunesse, ainsi que de Poésie involontaire et poésie intentionnelle, une anthologie originale où l’écrivain a réservé les pages de gauche aux heureuses trouvailles poétiques dues au hasard et celles de droite à la poésie traditionnelle.

Barrès à Sparte Lancée en juin dernier, la collection « Le Voyage littéraire », créée par les éditions François Bourin, se consacre aux récits de voyage tombés dans l’oubli. Elle exhumera, en février prochain, un texte de Maurice Barrès, Le Voyage de Sparte, où l’auteur oppose l’antique Lacédémone à sa rivale athénienne.

www.culturesfrance.com/ Élisabeth Barillé sur les traces de Lou Andreas-Salomé.

Laclos en Pléiade

L’industrie soviétique excellait en un domaine : la production de masse d’une iconographie propagandiste. Les éditions du Rouergue passent en revue les bannières du communisme russe dans un très beau livre, Sous les plis du drapeau rouge, dont les textes, dus à Pierre Znamenski, tempèrent les images et les slogans enflammés du régime.

| |

Janvier 2011 *%) Le Magazine Littéraire

HELIE/GALLIMARD

Icônes du peuple

La Pléiade prépare, pour le mois de février, une nouvelle édition consacrée à l’œuvre de Choderlos de Laclos. Rappelons que celle-ci ne se résume pas au seul roman, Les Liaisons dangereuses. Ainsi, Laclos est l’auteur d’un essai enflammé, Des femmes et de leur éducation, qui stigmatise l’instruction insignifiante dispensée à ses contemporaines.


|

Critique Fiction

20

Sous la peau de Malaparte Malaparte, vies et légendes, Maurizio Serra, éd. Grasset, 608 p., 22,50 €.

Par Pierre Assouline

E

nfin, une biographie de Malaparte ! Le Contre Sainte-Beuve de Proust ayant fait les ravages que l’on sait, nous nous sommes si puissamment persuadés que le moi social n’avait rien à voir avec le moi créateur que nous avons longtemps fait l’économie de certaines « Vies » dès lors que l’œuvre paraissait se suffire à elle-même tant elle nous en imposait. Tel fut le cas pour celle de cet homme né Kurt Erich Suckert en 1898, mort Curzio Malaparte en 1957, grâce ou à cause de Kaputt, de La Peau et de Technique du coup d’État. Or, dans ce cas précis, cette absence dans nos rayons était d’autant plus étrange que peu d’existences auront été aussi intenses, actives, flamboyantes et romanesques que la sienne. De la chair à biographie ! N’était-ce le délicat hommage en forme de portrait de Bruno Tessarech, Pour Malaparte (2007), et les pages que lui a consacrées Milan Kundera dans Une rencontre (2009), on ne trouvait rien depuis une vingtaine d’années, du moins en France, où le personnage fut longtemps ignoré. Enfin, Maurizio Serra vint, qui écrivit sa biographie directement dans notre langue, comme si cela s’imposait d’évidence pour ce diplomate italien en poste à Paris, si naturellement italofrançais que l’on se plaît à l’écrire sans la nécessité du trait d’union. L’étude qu’il avait publiée il y a deux ans, Les Frères séparés – entendez : Aragon, Drieu La Rochelle, Malraux –, révélait déjà l’acuité de son érudition littéraire. Malaparte, vies et légendes la porte au plus haut. Sa réussite en est éblouissante, qu’il s’agisse de l’élégance de l’écriture, de la richesse de l’enquête ou de la finesse des analyses. Ce qui n’allait pas de soi avec un animal tel que Malaparte. On ne fait pas plus piégeux, tant le mensonge épouse si naturellement le mouvement de son âme et la plupart de ses attitudes ; il persuadait d’autant plus aisément son entourage de la véracité de ses inventions qu’il en paraissait lui-même convaincu ; mais un mensonge qui, dès ses plus jeunes années, s’ennoblit par la littérature, sa mythomanie romanesque s’enracinant dans une mythologie poétique. Ce qui est bien le moins pour qui ne sera jamais fidèle qu’à Chateaubriand et préférera les chiens aux humains. Fabulateur mais pas mystificateur, il n’a cessé de malaxer l’histoire pour en faire la matière première de son œuvre, manière de signifier son mépris à ce paquet d’événements qui s’avance pompeusement précédé d’un grand « H », quand la

littérature doit s’affirmer avec une grande hache. Le biographe a lu tous les livres de et sur son héros ; il a retrouvé quantité d’archives inconnues ; il a épluché sa correspondance et son journal, inédits en français. Le débroussaillage de ce maquis se révélait d’autant plus indispensable qu’il n’existe pas encore de véritable édition savante des œuvres complètes de Malaparte dans son propre pays. Outre un grand nombre d’informations précises, de détails jusqu’alors entraperçus, de choses vues et entendues, ce livre impressionnant de densité nous offre un portrait de référence qui remet les légendes à leur place, l’indulgence des lecteurs français dût-elle en souffrir. Il faudra s’y faire : oui, Malaparte a été un authentique fasciste, et même un pilier du régime jusqu’en 1934 ; non, sa relégation à Lipari n’a pas duré cinq ans mais quelques mois, et elle ne trouva pas son origine dans sa rébellion politique mais dans une intrigue sordide ; oui, il demeura le protégé de Mussolini jusqu’à la chute de ce dernier, en 1943… L’auteur entend balayer les lieux communs qui traînent aux basques de son héros ; mais qu’il s’agisse de l’opportunisme, du souci de l’apparence, du cabotinage, de l’égocentrisme, de l’exhibitionnisme, du charisme, du dandysme, des bons mots assassins, du cynisme, de sa puissance de travail, du calcul, du culte Extrait du moi, du choix du pseudonyme (il avait bien compris l’intérêt de ue faisait-il […] une fois le s’appeler D’Annunzio plutôt que dernier convive, la dernière Rapagnetta), du goût de la manifemme partis ? Sa grande puissance de travail, le temps consacré pulation et de la polémique, il doit à la toilette, à l’exercice physique, bien convenir qu’ils ne sont pas à la compagnie des animaux ne pour autant tous dénués de fonsuffisent pas à esquisser une rédement. On y revient toujours, ponse, surtout qu’il n’avait pas quand bien même le gratifierait-on besoin de beaucoup de sommeil. d’une esthétique en lieu et place Sans doute rentrait-il alors en luide sentiments. Le fait est que même, pour ronger son os. Sa vie l’amour, ses scènes et ses histoin’a pas été bien longue, mais res, est absent de son œuvre. Rien même en y faisant rentrer toutes sur la jalousie. les aventures réelles et imagiDe ce portrait critique, modèle de naires qui furent les siennes, on ce que devrait être l’exercice d’adest frappé du décalage qui existe miration, Malaparte émerge entre le caractère ramassé de ses comme un amoureux de la force expériences (quelques mois en dans toutes ses expressions, fusRussie, en Éthiopie ou en Finsent-elles les plus totalitaires en lande, une ou deux années en politique, du fascisme au commumoyenne pour ses amours) et nisme de guerre. Là se trouve le tout ce qu’il en tira. nœud de sa cohérence et de sa constance. La force, l’ordre, le proMalaparte, vies et légendes, tocole, l’épure, les masques : il y a Maurizio Serra du Mishima en lui. Il a pareillement le culte du corps et de la forme.

Q

| |

Le Magazine Littéraire *%) Janvier 2011


21

Hubert Nyssen, par affinités À l’ombre de mes propos. Journal de l’année 2009, Hubert Nyssen, éd. Leméac/Actes Sud, 120 p., 15 €. Par Chloé Brendlé

LIPNITZKI/ROGER-VIOLLET

C

Une belle biographie de l’écrivain italien, ici en 1948.

Pour le reste, c’est-à-dire la conception latine de la mise en scène de soi, il faut le considérer comme le fils naturel de Jean Cocteau et de Greta Garbo. Comme s’en targuait Wilde, il aura mis son talent dans son œuvre et son génie dans sa vie, et nul ne saura jamais dire ce qu’on y a perdu. Lui-même le pressentait-il, qui fut sans cesse miné par une névrose d’échec ? La démocratie parlementaire lui répugnait à proportion de son attachement aux valeurs de l’esprit républicain. Peut-être parce que la première offrait le spectacle mou de sa faiblesse et de sa médiocrité, comme si tous les idéaux de fer dont elle était porteuse s’étaient réfugiés dans le second. L’empathie de Maurizio Serra pour son personnage est sans indulgence car elle se déploie en permanence sur la crête des contradictions de celui-ci : « Il aura réussi à donner l’impression de la spontanéité, du trop-plein d’émotion et d’indignation, là où il fut le plus froid et sinueux des auteurs », écrit-il. Au fond, le paradoxe de Malaparte s’inscrit dans sa fascinante maison de Capri. Tout sauf une villa : cet « autoportrait en pierre » était un bunker à la beauté sévère, à l’allure austère, au confort ascétique, mais dont la cave regorgeait de grands crus.

| |

Janvier 2011 *%) Le Magazine Littéraire

omme des lettres lointaines que l’on reçoit avec le décalage horaire et l’empreinte des pays traversés, paraissent les carnets du millésime 2009 d’Hubert Nyssen. Éditeur à la retraite et écrivain à plein régime, le fondateur d’Actes Sud nous livre son quatrième journal de bord, ou plutôt sa version « quintessenciée » : depuis 2004, l’on peut découvrir dans leur fraîcheur, et in extenso, ses toutes dernières pensées sur son site, www.hubertnyssen.com – pas un blog, mais une éphéméride de l’année en cours. Que l’on retrouve l’essayiste pour ce nouveau rendez-vous ou que l’on embarque pour la première fois, difficile de ne pas se laisser séduire par ces notes suggestives, enthousiastes, parfois romanesques, toujours élaguées à la juste taille. D’un bout à l’autre du texte, et dans tous les sens, court le fil éclectique du désir : frous-frous de fantômes, de femmes et de fictions. On dit d’une fête que ce sont ses invités qui font sa réussite. À l’ombre de mes propos convoque les vivants et les autres, Nancy Huston, Samuel Pepys, Wallace Stegner, Marie-Christine Barrault, les petits et moins petits enfants… Ni mondanités ni à proprement parler intimité, Hubert Nyssen nous fait partager sa convivialité. Des « passagers » du mas Martin au village du Paradou, où il s’est désormais installé, il écrit : « À de rares exceptions près, tous m’apportent, à leur rythme et à leur manière, les fragrances, les couleurs, les frémissements d’autres vies dont j’ai ainsi la réconfortante illusion d’être complice. » À peine des anecdotes, déjà des scénarios, qui donnent envie de lire, et d’essaimer. L’auteur n’appuie jamais le trait ; il fait montre d’une élégance qui esquisse sans définir, qui chantourne le souvenir d’une peur, d’un rêve, d’une voix, ou d’une rencontre : « La nuit était soyeuse, le mistral discret, et nous avons fait un inventaire paresseux de nos affinités. » Bien plus court que les précédents journaux ou carnets de l’écrivain, À l’ombre de mes propos pourra laisser le lecteur sur sa faim, ou lui donner la curiosité de butiner les autres livres. L’écriture en est peut-être aussi plus inquiète, sinon plus pessimiste : les habituelles et facétieuses « coïncidences », chères à l’auteur qui dit écrire chaque jour « pour ressusciter les morts et rassurer les vivants », se muent parfois ici en « avertissements ». De leur côté, les motifs récurrents (du Titanic à la grisaille politique) et les insomnies peuplent le texte. En dépit de tout et du mistral – trouble-fête et personnage à part entière –, dominent, inextricablement mêlés, le plaisir de la lecture et celui de l’écriture, toujours en partance vers de nouveaux projets. Corps du texte, essayage du manuscrit qu’on a laissé reposer, effleurement d’une idée, ou mots rares dont, en « vieux libertin », on se régale, et sans métaphore… À l’ombre de mes propos se donne à lire comme le portrait d’un homme fidèle au rôle qu’il s’est fixé de passeur, et comme le témoignage d’une écriture intensément habitée.


DossierÀ

ERICH LESSING/AKG

50

| |

Le Magazine Littéraire *%) Janvier 2011


51

La morale

Des épopées anciennes aux incertitudes contemporaines, tours et détours d’une notion interrogeant les limites de l’humanité. Dossier coordonné par Maxime Rovere

S

À lire

Mythe et épopée, Georges Dumézil,

éd. Gallimard, « Quarto », 1 464 p., 31,50 €.

Histoire raisonnée de la philosophie morale et politique, I. De l’Antiquité aux Lumières, II. Des Lumières à nos jours, Alain Caillé, Michel Senellart et Christian Lazzeri (dir.), éd. Flammarion, « Champs », 520 p. et 560 p., 26 € les deux.

Vient de paraître

La Voix et la Vertu. Variétés du perfectionnisme moral, Sandra Laugier (dir.), éd. PUF, « Éthique et philosophie morale », 532 p., 39 €. Saint Michel chassant le démon, détail du Calvaire de Josse Lieferinxe, 1505, musée du Louvre, Paris.

| |

Janvier 2011 *%) Le Magazine Littéraire

Sur les chemi chemins plus ou moins caillouteux de che l’existence, lla morale se propose comme une manière nière de s’orienter. Là où les horizons semblentt ouv ouverts jusqu’à l’angoisse, elle pose quatre repères repère père comme des points cardinaux. Ce sont les nnotions de bien, de mal, de vertu et dee devoir. devo Mais on croit un peu vite que ces notions no expriment e des principes. C’est l’inverse : la morale ne tolère aucune évidence. Tous ces points d’appui basculent et se renversent, si bien que l’on peut facilement se convaincre de faire le bien par des actions nuisibles, ou de faire mal lorsque l’on s’y prend bien. La vertu ne s’est-elle pas déjà nichée dans des endroits incongrus ? Le devoir n’a-t-il pas servi des causes inacceptables ? C’est dire que la morale ne va jamais sans embarras. Ses notions fondamentales sont des repères, mais elles indiquent essentiellement notre perplexité. De plus, quoi qu’il en semble, ces quatre notions ne sont pas tout à fait interdépendantes. L’Antiquité grecque, qui a élaboré l’idée du bien sous sa forme la mieux définie, ne connaît pas la notion de devoir. L’idée d’une règle infrangible émanant d’une instance transcendante ou celle d’une loi universelle murmurée au-dedans de nous sembleraient d’étranges suppositions à n’importe quel penseur antique. Inversement, on peut se trouver « par-delà le bien et le mal », selon l’expression de Nietzsche, et s’affirmer le plus inconditionnellement épris de vertu. L’étude du mazdéisme, dont Zarathoustra fut le prophète, offre à cet égard de stimulantes directions de pensée. Il faut donc admettre que la morale n’affronte nullement des interrogations millénaires. Les questions que nous nous


Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.