dossier
Le polar aujourd’hui
Ellroy, Modiano, Mankell Sportès, Don Winslow Deon Meyer, Despentes Manotti Thilliez, DOA… entretien
Michael Connelly « Le romancier n’a aucun devoir »
Tous bourgeois ? 150 ans après Les Misérables, qui parle encore au nom du peuple ?
e m i r c u d e n è c s a l e d n o i S n e t ex
Pierre Louÿs et Paul Léautaud
Deux grands auteurs érotiques
La polémique Drieu la Rochelle L’analyse de Cécile Guilbert
Agnès Varda exposée à Pékin
visite privée avec Arno Bertina
M 02049 - 519 - F: 6,00 E
DOM 6,60 € - BEL 6,50 € - CH 12,00 FS - CAN 8,30 $ CAN - ALL 7,50 € - ITL 6,60 € - ESP 6,60 € - GB 5 £ - AUT 6.70 € - GR 6,60 € - PORT CONT 6,60 € - MAR 60 DH - LUX 6,60 € - TUN 7,3 TND - TOM /S 900 CFP - TOM/A 1400 CFP - MAY 6,50 €
www.magazine-litteraire.com - Mai 2012
Éditorial
3
Édité par Sophia Publications 74, avenue du Maine, 75014 Paris. Tél. : 01 44 10 10 10 Fax : 01 44 10 13 94 Courriel : courrier@magazine-litteraire.com Internet : www.magazine-litteraire.com Service abonnements Le Magazine Littéraire, Service abonnements 17 route des boulangers 78926 Yvelines cedex 9 Tél. - France : 01 55 56 71 25 Tél. - Étranger : 00 33 1 55 56 71 25 Courriel : abo.maglitteraire@groupe-gli.com Tarifs France 2011 : 1 an, 12 numéros, 62,50 €. Achat de revues et d’écrins : 02 38 33 42 87 U. E. et autres pays, nous contacter.
L’œuvre au noir Par Joseph Macé-Scaron
Rédaction Pour joindre directement par téléphone votre correspondant, composez le 01 44 10, suivi des quatre chiffres placés après son nom.
Marketing direct Gestion : Isabelle Parez (13 60) iparez@magazine-litteraire.com Promotion : Anne Alloueteau (54 50) Vente et promotion Directrice : Évelyne Miont (13 80) diffusion@magazine-litteraire.com Ventes messageries VIP Diffusion Presse Contact : Frédéric Vinot (N° Vert : 08 00 51 49 74) Diffusion librairies : Difpop : 01 40 24 21 31 Publicité Directrice commerciale Publicité et Développement Caroline Nourry (13 96) Publicité littéraire Marie Amiel - directrice de clientèle (12 11) mamiel@sophiapublications.fr Publicité culturelle Françoise Hullot - directrice de clientèle (secteur culturel) (12 13) fhullot@sophiapublications.fr Responsable communication Elodie Dantard (54 55) Service comptabilité Sylvie Poirier (12 89) spoirier@sophiapublications.fr Impression Imprimerie G. Canale, via Liguria 24, 10 071 Borgaro (To), Italie. Commission paritaire n° 0410 K 79505. ISSN‑ : 0024-9807 Les manuscrits non insérés ne sont pas rendus. Copyright © Magazine Littéraire Le Magazine Littéraire est publié par Sophia Publications, Société anonyme au capital de 115 500 euros. Président-directeur général et directeur de la publication Philippe Clerget Dépôt légal : à parution
L
e hasard, qui, disait le mathématicien « Témoignages sans aucune Cournot, est la rencontre de deux recherche d’effet », notedéterminismes, veut que nous prét‑il. D’où le mot qui qualifie sentions, ce mois-ci dans Le Magale mieux cette littérature : zine Littéraire, deux thèmes si la sincérité. proches qu’ils pourraient être ces deux entrelacs Et l’on retrouve chez Dabit figurant sur les colonnes manuélines du monastère comme chez Simenon des Hiéronymites. Un dossier sur le roman policier cette absolue et brutale et un autre sur le peuple, ce grand oublié de la littésincérité pour décrire les rature. Non pas que nous réduisions le polar au sans-voix, les oubliés, les roman social, chargé de relever tous meurtris, la longue cohorte « Il faut essayer. Sentir. les dysfonctionnements d’une de tous ceux dont les vies Avoir boxé, menti, société en crise. Mais il y a eu, en se brisent comme du verre. j’allais écrire volé. » effet, une époque pas si lointaine où Dans une lettre à Gide les écrivains pouvaient dormir en datée du 15 janvier 1939, le Georges Simenon à André Gide paix sous la couette meringuée de maître du roman noir et du leur confort éditorial : d’autres qu’eux s’exerçaient roman social écrivait : « J’ai voulu vivre coûte que à promener leur miroir sur les bas-côtés du chemin. coûte toutes les vies possibles… J’ai horreur de Le roman noir s’écrivait à l’encre rouge et noire. l’observation. Il faut essayer. Sentir. Avoir boxé, Personne ne peut sérieusement douter que le polar menti, j’allais écrire volé. Avoir tout fait, non à fond soit l’héritier d’une longue tradition. Le peuple, que mais assez pour comprendre. » C’est peut-être là le l’on cache trop souvent dans les caves de la grande « secret » du roman social : avoir tout simplement et belle maison que l’on nomme « littérature », était vécu. Rassurons : il n’est pas question ici de tomber présent chez Eugène Sue, mais aussi George Sand, dans la défense des romans « pitoyablement réa Hugo, Balzac, Maupassant, Zola et… Simenon. listes » ou « faussement faubouriens ». Il existe, de arcel Aymé, Jules Romains, Sartre, René ce point de vue, une « littérature canaille » comme Fallet reçurent le prix du roman populiste il y a des plats canailles, lourds, souvent à peine destiné à récompenser un roman qui digestes pour tous ceux qui, précisément, vivent « la « préfère les gens du peuple comme personnages et littérature à l’estomac ». les milieux populaires comme décors à condition a littérature sociale, populaire, l’œuvre au qu’il s’en dégage une authentique humanité ». noir… Tout cela paraît aussi éloigné de nous Quand on voit ce que ce beau mot de « populiste » que la querelle de l’iconoclasme. Alors, fairecouvre, aujourd’hui, on mesure le chemin par- sons juste un pas de côté pour voir les choses autrecouru. Le deuxième lauréat de ce prix qui marqua la ment : où sont, en France, nos Jonathan Coe, Laura littérature d’avant-guerre fut Eugène Dabit pour son Kasischke, Irvine Welsh, James Ellroy ?… Si, rectifi Hôtel du Nord. Dernièrement, les éditions Buchet- cation : nous avons Houellebecq. Tiens, dans La Chastel ont entrepris courageusement, sous la hou- Carte et le Territoire, le roman social bifurque pour lette de notre ami Xavier Houssin, la réédition de devenir à la fin un roman policier. Le hasard ? ses nouvelles (1). Dans sa préface, Pierre-Edmond j.macescaron@yahoo.fr Robert insistait sur sa méthode, qui consistait à faire (1) Train de vies, Eugène Dabit, éd. Buchet-Chastel, un rapide dessin des scènes de vie avant de les écrire. 336 p., 19 €. Hannah/Opale
Directeur de la rédaction Joseph Macé-Scaron (13 85) j.macescaron@yahoo.fr Rédacteur en chef Laurent Nunez (10 70) lnunez@magazine-litteraire.com Rédacteur en chef adjoint Hervé Aubron (13 87) haubron@magazine-litteraire.com Chef de rubrique « La vie des lettres » Alexis Brocas (13 93) abrocas@magazine-litteraire.com Conception couverture A noir Conception maquette Blandine Perrois Directrice artistique Blandine Perrois (13 89) blandine@magazine-litteraire.com Responsable photo Michel Bénichou (13 90) mbenichou@magazine-litteraire.com Rédactrice Enrica Sartori (13 95) enrica@magazine-litteraire.com Correctrice Valérie Cabridens (13 88) vcabridens@magazine-litteraire.com Fabrication Christophe Perrusson (13 78) Directrice administrative et financière Dounia Ammor (13 73) Directrice commerciale et marketing Virginie Marliac (54 49)
M
| |
Mai 2012 519 Le Magazine Littéraire
L
5
Sommaire
8
Sur www.magazine-litteraire.com
Enquête : l’écriture 2.0
Comment, sur le web, les auteurs utilisent les réseaux sociaux comme un laboratoire textuel.
Entretien avec Miquel Barceló
Le fameux artiste catalan évoque son admiration pour le poète François Augiéras, à qui un film a été récemment consacré.
Complément de dossier
Le polar comme école de style, par l’universitaire Daniel Fondanèche.
RITA MERCEDES POUR LE MAGAZINE LITTERAIRE
Ce numéro comporte 5 encarts : 1 encart abonnement sur les exemplaires kiosque, 1 encart abonnement Quo Vadis, 1 encart Edigroup sur exemplaires kiosque de Suisse et Belgique, un encart Villa Gillet et 1 encart IDEAT sur une sélection d’abonnés.
AKG-IMAGES – ANDREAS RENTSCH/JUPITERIMAGES/GETTY – TINA MERANDON POUR LE MAGAZINE LITTÉRAIRE
Chaque mois, des critiques inédites exclusivement accessibles en ligne.
3 L’éditorial de Joseph Macé-Scaron 6 Contributeurs Perspectives 8 Le peuple,
| |
ce grand oublié ?
pages coordonnées par Patrice Bollon
10 La redécouverte de Charles-Louis Philippe,
par Patrice Bollon The Angry Young Men, par Patrick Amine Paysans, ouvriers, migrants, par B. Vercier Le philosophe-roi contre le peuple ? (Arendt) D’une singulière absence dans nos démocraties, par Laurent Bouvet 17 Bibliographie
12 12 14 15
L’actualité 18 La vie des lettres Édition, festivals,
spectacles… Les rendez-vous du mois
28 Le feuilleton de Charles Dantzig
Le cahier critique 30 Paul Léautaud, Journal particulier 32 François Weyerganz, Royal romance 33 Pablo De Santis, La Soif primordiale 34 Louis Wolfson, Ma mère, musicienne… 36 Valérie Mréjen, Forêt noire 36 Olivier Rohe, Ma dernière création
38 40 41
Le premier mot : analyse de l’ouverture de Germinal, d’Émile Zola.
86
Dossier : Razzia sur le polar
37
96
Mai 2012
48
Perspectives : Où est le peuple ?
Le cercle critique
n° 519
42 42 44 46 46
est un piège à taupes Albert Espinosa, Tout ce que nous aurions pu être toi et moi si nous n’étions pas toi et moi Pierre Louÿs, Œuvre érotique Philippe Le Guillou, Le Pont des anges Abbé de Rancé, Vie et mort des moines de la Trappe Israël Zangwill, Enfants du Ghetto Mark Leyner, Exécution ! Mathieu Simonet, La Maternité Henri Meschonnic, L’obscur travaille Alain Veinstein, Scène tournante
Vignette de couverture : détail d’Il Quarto Stato, de Giuseppe Pellizza da Volpedo (Deagostini/Leemage) © ADAGP-Paris 2012 pour les œuvres de ses membres reproduites à l'intérieur de ce numéro.
Abonnez-vous page 47
Mai 2012 519 Le Magazine Littéraire
Grand entretien avec Michael Connelly
Le dossier 48 Razzia 50 52 53 56 57 60 63 64 67 68 69 72 74 76 77 78 80 81 82
sur le polar
dossier coordonné par Alexis Brocas Le savoir en suspens, par Dominique Meyer-Bolzinger Entretien avec Morgan Sportès Au revers du fait divers, par Hervé Aubron Entretien avec Julia Kristeva Trois polars en planque, par Alexis Brocas Après le rouge, le noir, par Elfriede Müller Dans les tréfonds de la globalisation, par Dominique Manotti Entretien avec Don Winslow La rengaine du « plus-que-polar », par DOA Mesurée Scandinavie, par Benjamin Guérif Excessive Amérique, par Arnaud Hofmarcher Le polar historique : reconstitutions criminelles, par Laetitia Bourgeois Qui châtie bien, par Robert Pépin The Wire : la télé à l’écoute, par Nicolas Vieillescazes L’horlogerie du suspense, par Franck Thilliez Tueurs en Série, par Olivier Cariguel Déjà-vu et reviens-y, par D. Meyer-Bolzinger Entre le western et la Bible, par Marie-Caroline Aubert Leurs étoiles noires : Patrick Chamoiseau, Christine Montalbetti, Frédéric Boyer, Lydie Salvayre, Yannick Haenel, William Marx…
Le magazine des écrivains 86 Grand entretien avec Michael Connelly 92 Admiration Drieu la Rochelle,
par Cécile Guilbert
94 Visite privée Agnès Varda à Pékin,
par Arno Bertina
96 Le premier mot Germinal, à partir de rien,
par Laurent Nunez
98 Le dernier mot, par Alain Rey Prochain numéro en vente le 24 mai
Dossier : Jorge Luis Borges
Perspectives
8
Le peuple, ce grand Durant cette campagne, il a été maintes fois invoqué et redouté, via un protéiforme « populisme ». Dans la littérature contemporaine, en revanche, il semble tout bonnement éludé. Au premier abord, tout au moins… Pages coordonnées par Patrice Bollon
À
considérer les livres qui paraissent aujourd’hui, on se demande parfois si l’on ne se trouve pas en présence de traduc tions, non signalées comme telles, d’œuvres venues d’une sorte de terra incognita, absente des atlas. Alors que tout n’est que chômage, diffi cultés matérielles, crainte de l’avenir,
les romans actuels semblent presque tous se dérouler – quand le monde extérieur daigne s’y montrer, ce qui n’est pas toujours le cas –, sinon dans des quartiers chic avec d’élégantes maisons design, du moins dans d’inté ressants districts bourgeois-bohèmes, avec de l’argent à discrétion, puisqu’ils n’en évoquent jamais l’effet du pos sible manque, et des angoisses bien
sûr, de dramatiques même, mais pu rement « existentielles ».
Écrivains prolétariens Il en va un peu autrement des essais, la pensée étant (ou se devant d’être) « critique », dénonciatrice, ancrée dans les enjeux du présent. Mais il suf fit souvent de gratter un peu pour découvrir, sous leur actualité sociale
| |
Le Magazine Littéraire 519 Mai 2012
9
Glossaire
oublié ? de surface, des raisonnements encore engoncés dans ce vieil universalisme atemporel pour lequel il n’y a pas de classes sociales, juste (et encore) des « catégories ». Comme si la même pensée valait par définition pour tous, riches ou pauvres, ouvriers, employés ou membres de plusieurs conseils d’administration. On aurait pu penser que la « crise » serait aussi passée par là. Eh bien, non ! Même si le constat se discute – selon certains, notre belle litté rature mallarméenne serait menacée d’immersion par les flots boueux d’un réalisme venu de Céline ! –, le « peuple » paraît être le grand oublié des lettres et de la pensée actuelles.
| |
Mai 2012 519 Le Magazine Littéraire
deagostini/leemage
Peuple, populus ou plebs ?
Il Quarto Stato, (« Le QuartÉtat ») de Giuseppe Pellizza da Volpedo, 1901, Museo del Novecento, Milan.
Notre mot « peuple » vient du latin populus, qui désignait la collectivité dans son ensemble, par-delà les clivages de classes ou de catégories. C’était donc le principe d’unité/ unicité, incluant tous les individus et toutes les générations, qui fondait la souveraineté de Rome et d’où émanait le pouvoir républicain. Mais « peuple » rend également compte d’une autre notion latine, fort différente : celle de plebs, soit du petit peuple en nombre, opposé politiquement à la classe aristocratique restreinte des patriciens. Les Grecs faisaient une distinction similaire entre le demos, la communauté des hommes libres, et la multitude (plethos) ou populace (ochlos). Cette ligne de partage reste inscrite dans nos raisonnements. Et elle a des effets importants. En politique, on peut y voir la source de cette « haine de la démocratie » dont parle Jacques Rancière (éd. La Fabrique, 2005), entrevue comme une menace perpétuelle de chaos au sein de la cité, qu’exprime notre philosophie politique, ainsi que l’origine des ambiguïtés du terme « populisme », expression particulariste et clivante sur un versant, hyper démocratique et rassemblante sur l’autre. En littérature, cela pourrait conduire à distinguer trois types d’attitudes : une littérature « populaire », ambitionnant de parler au nom du peuple entier, comme celle de Michelet ou de Hugo ; une veine « prolétarienne » ou « populiste », censée représenter la vision du « bas peuple », opprimé ou non ; enfin, une « littérature du peuple », issue de lui tout en restant art, donc transcendance – ce qui pourrait ramener un peu de clarté dans le débat parfois confus des rapports P. B. entre littérature et peuple.
Curieux, ainsi, que de ces « cités », censées être l’espace du nouveau prolétariat, ne nous soient pour l’ins tant parvenus que de rares textes – dont les meilleurs, Vivre me tue (1997) et Ali le Magnifique (2001), de Paul Smaïl, sont des écrits apo cryphes, les loisirs d’un roué ayant touché à tout, la musique, le roman d’avant-garde, le préscénario pour Hollywood : Jack-Alain Léger, alias Melmoth, alias Dashiell Hedayat et… Paul Smaïl. Cette absence est d’autant plus éton nante qu’il n’en a pas toujours été ainsi. Pays républicain par excellence, la France s’est singularisée dans le passé par ces grandes machines romanesques comme en ont écrit
Balzac, Hugo, Zola, Vallès… Il fut un temps où aucun auteur ne pouvait faire l’économie de la figure populaire.
Balzac, Hugo, Zola, Vallès, etc., où passait l’« âme » du peuple. Le « petit peuple » eut, lui, ses naturalistes, tel le Maupassant de La Maison Tellier ou de Boule de Suif. Puis sont appa rus : une littérature des faubourgs et des marges, avec Carco, Mac Orlan, Clébert, Calaferte, etc. ; un genre « populiste » – l’adjectif en France fut d’abord employé dans les années 1930 en littérature – avec Ramuz, Dabit (Hôtel du Nord), Fallet ou Guilloux (Le Sang noir) ; et enfin, sous l’impulsion d’Henry Poulaille, une école « prolétarienne ». Sans évoquer cette cohorte d’inclassables – souvent les plus intéressants – venus du bas de l’échelle, tels ce Charles-Louis Philippe qu’on redé couvre (lire p. 10), cette Marguerite Audoux, qu’il avait découverte, Die trich et Genet bien sûr, Raymond Guérin, Violette Leduc, Albertine Sarrazin, etc. D’une façon
La vie des lettres
18
presse Un magazine de grand luxe
Entre 1984 et 1992, L’Autre Journal fit écrire Duras, Deleuze, Hervé Guibert ou Jean Rolin. Un livre retrace cette aventure sans équivalent, tandis que son instigateur, Michel Butel, crée aujourd’hui le mensuel L’Impossible.
Q
L’Autre Journal préfigura les publications se situant aujourd’hui à la lisière de la presse et de l’édition.
Mensuel — Mars 2012 — 5 euros
L’autre journal
N1 °
M 06630 - 1 - F: 5,00 E
3:HIKQQD=UUZUU[:?a@a@k@b@k;
uelle publication pourra jamais se flatter de réunir un texte de Jean Rolin sur la marmotte, l’interview d’un dresseur de tigres par Jean-Pierre Milovanoff, une réflexion de Gilles Deleuze sur les « sociétés de contrôle », ou le récit de l’existence d’Alexandre Cosma de Koros, ce Hongrois qui, croyant descendre des Huns, remonta leur piste et révéla la culture tibétaine à l’Europe ? De 1984 à 1992, L’Autre Journal – dont paraît ces jours-ci une belle anthologie – démontra qu’une forme de presse expérimentale n’était pas du domaine du fantasme. Articles longs, sujets fascinants (l’entretien d’Hervé Guibert avec le photographe aveugle Evgen Bavcar), angles curieux (sur l’importance des traductions clandestines de Hemingway en Russie), récits bruts d’inconnus, conversations (entre Mitterrand et Duras notamment), grands reportages… Le périodique arpentait le monde avec autant d’obstination et d’élégance que le tigre surgissant sur la couverture de son premier numéro. Pour son fondateur, l’écrivain Michel Butel, la publication d’un journal n’était « pas un livre chaque semaine recommencé », c’était un geste politique. Loin de la torpeur institutionnelle ou dogmatique que ce terme peut parfois recouvrir, il s’agissait de proposer une œuvre qui serait autant « inspirée » et « inédite » que « contrariée » et « dévastée ». Le périodique tournait le dos au journalisme nourri de dépêches pour mettre le cap sur les champs de bataille, quels qu’ils soient : in dividuels (l’ivresse conquérante de Howard Hugues racontée par Jean-Paul Iommi- Amunatégui), théoriques (le texte de JeanFrançois Lyotard et Jacob Rogozinski contre la remise en cause de la « pensée 68 »), sociaux (Paul Virilio s’interrogeant sur la violence urbaine) ou militaires (les nombreux reportages au Moyen-Orient). Mais rien n’était figé dans ces pages, et Michel Butel réservait aussi une place à la création littéraire en publiant des nouvelles signées par de jeunes écrivains – François Bon, Michel Cournot, Jean Rolin,
Sélim Nassib… En 1992, une guerre mit malheureusement fin à l’aventure de L’Autre Journal. La prise de position du mensuel contre l’intervention de la coalition occidentale en Irak précipita le retrait des actionnaires…
Revanche de l’intelligence En huit ans, le périodique était devenu une référence obligée et, aujourd’hui, certaines publications à mi-chemin entre le journalisme et l’édition (les « mooks »), à l’instar de XXI, Le Tigre ou le jeune Feuilleton, reprennent à leur manière le flambeau de cet ambitieux projet. Confirmant ce lien de filiation, c’est Laurent Beccaria, le cofondateur de la revue XXI, qui publie dans sa maison d’édition Les Arènes une anthologie de L’Autre Journal. Un pavé en forme de tombeau nostalgique ? Plutôt le tremplin d’un nouvel élan puisque, vingt ans après la disparition de L’Autre Journal, Michel Butel crée le mensuel L’Impossible, dont le premier numéro vient de paraître. Pour les « nouveaux tyrans » évoqués par John Berger dans cette première livraison (ceux dont « l’article de foi est toujours : il n’y a pas d’alternative »), l’existence d’un mensuel comme L’Impossible doit sembler difficilement concevable : pas un centimètre carré de publicité, des textes intelligents et sans
concession et, malgré tout, une diffusion à hauteur de 100 000 exemplaires. C’est impossible… Oui, mais voilà que l’impossible tient en 128 pages taillées pour le combat. L’Impossible, c’est un pied de nez à un système et à des hommes qui (après quelques calculs) ne croient plus que l’intelligence puisse encore trouver un public. Les textes du journal sont d’ailleurs assez nombreux à dénoncer ces beaux esprits qui, parfois, admettent bien, comme tout le monde, que les chosesne vont pas idéalement, « mais dès qu’on commence à demander qu’[elles] changent on entend les mêmes réponses embarrassées : c’est compliqué… » (Xavier Denamur). Loin de cette attitude résignée, le nouveau journal de Michel Butel prouve qu’avec un peu d’imagination et de détermination on peut faire sauter les verrous de l’impossible, afin de garder à l’esprit, comme le résume si bien Yann Moulier-Boutang, que les coffres cachent toujours un double-fond. Certes, les temps ont changé depuis L’Autre Journal. Le succès en kiosque et en librairie de L’Impossible n’a pas la même ampleur que celui de son illustre ancêtre (voir l’entretien ci-contre). Mais il rappelle la très belle phrase d’Albert Camus à René Char : « Comme on se sent beaucoup tout d’un coup à être enfin quelques-uns… »
Pierre-Édouard Peillon
| |
Le Magazine Littéraire 519 Mai 2012
19
Entretien avec MICHEL BUTEL
L
e fondateur de L’Autre Journal, périodique atypique, à contre-courant des autres titres de la presse écrite, se relance dans l’aventure en publiant un mensuel, L’Impossible. Nous avons rencontré Michel Butel et l’avons questionné sur ce projet et sur le devenir de la presse. Comment est né L’Impossible ?
Après L’Autre Journal, j’ai créé d’autres journaux, notamment, en 1994-1995, L’Azur, un hebdomadaire de quatre pages dont j’étais l’unique rédacteur. C’était une chose absolument extravagante. J’étais assez confiant pour la réussite du titre, mais j’ai eu un cancer. Pendant longtemps j’ai cru que je ne ferais plus de journaux. J’ai repris confiance en ma santé et j’ai compris que faire paraître un journal serait la meilleure des médecines. Pour L’Impossible, j’avais une maquette dans la poche depuis des années. Je la montrais, mais ça n’évoquait rien aux maquettistes que je rencontrais parce qu’ils croyaient que je blaguais. J’avais découpé dans une page du Monde un format du journal L’Impossible. Déjà, du temps de L’Autre Journal, je souhaitais passer à cet objet-là : le quart du Monde. Un jour, je l’ai montré à une maquettiste : « Voilà ! pour moi, un journal c’est ça », et en quelques minutes elle a compris ce que je voulais. La maquette a vraiment été une étape déterminante. Michel Butel.
Quels ont été vos moyens ?
J’ai la chance d’être entouré d’amis qui travaillent avec moi bénévolement. Il y a de jeunes recrues et des anciens de L’Autre Journal. Les administrateurs de journaux me disaient qu’il fallait
| |
Mai 2012 519 Le Magazine Littéraire
150 000 à 300 000 euros pour le titre et je savais que je ne les trouverais jamais. Je me suis dit : « Sortons le journal et assuronsnous de sa pérennité pour quelques numéros, et ensuite, via les abonnements et la crédibilité qu’il trouvera, on pourra continuer. » Beaucoup de gens autour de moi pensaient que le journal ne paraîtrait jamais et qu’il ne serait pas à la hauteur de ce que je prétendais. Et surtout qu’il n’aurait aucune chance vu la période de crise incroyable que rencontre la presse. Une personne m’avait dit que, si j’arrivais à faire durer mon mensuel, je pourrais peut-être atteindre les 10 000 exemplaires un jour. Or non, on en a vendu 10 000 en quelques jours. Le journal a donc été bien accueilli…
On a placé 45 000 exemplaires pour le premier numéro et, dans Paris, on a tout vendu. On a dû faire le réassort nous-mêmes. Mais, même si le journal est bien accueilli par les médias, les kiosquiers et les lecteurs, il faut savoir que les ventes n’ont plus rien à voir avec celles d’il y a dix ou vingt ans. Le monde de la presse a bien changé ces vingt dernières années. Les capitaux n’y vont plus. J’ai rencontré des gestionnaires pour ce projet. Aucun compte prévisionnel ne proposait un salaire digne de ce nom. Il y avait en revanche des sommes considérables pour la pub. Nous, nous l’avons fait avec zéro euro pour la promotion. On a compté sur le bouche-àoreille. Le rêve des gestionnaires, c’est un journal sans salariés. « Dans un mensuel, les gens n’ont pas besoin d’être là ! », ai-je entendu.
SAMUEL ROUGE/L’IMPOSSIBLE
« Des journaux singuliers trouveront leur place »
Né en 1940, Michel Butel
est le fondateur de L’Autre Journal (1984-1992). Il est aussi écrivain et a notamment publié L’Autre Amour au Mercure de France (prix Médicis 1977). Dernière publication : L’Enfant, Melville éditeur, août 2004. La presse écrite a-t-elle un avenir ?
La naissance du journal a révélé une attente. On nous dit : plus personne ne lit de journaux. Eh bien moi, je crois qu’il n’y a pas eu de renouvellement de quotidiens en France depuis quarante ans. Si on rend les journaux désirables, les gens les achèteront. Il y a vingt ans, quand j’ai fait L’Autre Journal, il y avait Globe, Rolling Stone, Actuel, et de nombreux mensuels généralistes. Aujourd’hui, il n’y en a plus. Je pense que, pour la presse écrite, ce n’est pas fini du tout. Si on crée des journaux singuliers, ils trouveront leur place. Internet sera un complément et ne les détruira pas.
froisse dans la poche. C’est le journal dont j’ai toujours rêvé : d’une matière fragile, aussi esquinté qu’un quotidien quand on le lit. Je demanderai à des écrivains, à des artistes et à des journalistes que j’aime d’écrire dans le journal. Il est complètement ouvert. Il ne doit pas cesser de l’être. Il y a toujours des pages non attribuées, pour qu’il y ait des surprises. Qu’on puisse publier des textes, des reportages, des dessins qu’on n’avait pas prévus. Pour qu’un journal soit vivant, il faut laisser cet espace de liberté. Propos recueillis par Enrica Sartori
Quels sont vos projets pour le journal ?
Parallèlement au mensuel, on veut faire paraître un hebdomadaire de vingt-quatre pages tout au long de la campagne présidentielle. J’espère le sortir sur un papier journal qui se
À lire
L’Impossible, n° 3, 128 p., 5 €, en vente en kiosque et en librairie. L’Autre Journal. 1984-1992. Une anthologie, éd. Les Arènes, 416 p., 29,80 €.
Critique
akg images
30
Paul Léautaud devant l’Académie française en 1953.
Léautaud, notes salées Journal particulier 1935, Paul Léautaud, éd. Mercure de France, 346 p., 19 €. Journal particulier 1933, Paul Léautaud, éd. Mercure de France, 146 p., 13,50 €. Par Pierre Assouline
Q
uoi, encore lui ? On croyait avoir eu notre comptant avec les dix-neuf tomes de son Journal, mais non, il en reste encore. De Paul Léautaud (1872-1956), nous conservons le cliché du crasseux clochard de Fontenay-aux-Roses puant le pipi de chat ; son portrait photographique par Henri Cartier-Bresson et son autoportrait radiophonique par Robert Mallet n’y sont pas étrangers ; le fait est que, en raison de cette image, on ne l’imagine guère en amant irrésistible. Il semble que l’on ait eu tort. Du moins l’intéressé s’emploie-t-il à nous en convaincre, les parties les plus intimes de son Journal en témoignent : de ce côté-là non plus, il n’était pas animé par la haine de soi. Elle se campe volontiers en grand fouteur devant l’Éternel, cette pipelette priapique qui ne décharge jamais complètement si sa plume d’oie n’en a pas rédigé le méticuleux compte rendu à la lumière d’une paire de bougies.
Ah, ce Journal ! Une bonne dizaine de milliers de pages pour le racontage de mézigue, où la galerie de portraits compte moins que la vision du monde, exprimée depuis une petite maison d’une commune des Hauts-de-Seine par un observateur qui n’aura connu d’icelui que les très parisiennes rue des Martyrs, où il grandit, et rue de Condé, où il œuvra. On n’est pas plus sédentaire. Son petit tour à Pornic a dû lui paraître relever d’une expédition dans les Dom-Tom. Sans faire oublier pour autant le bougon misanthrope de la fin, le Journal rend justice au Léautaud du début, l’étincelant chroniqueur théâtral qui signait Maurice Boissard et l’homme à tout lire de la revue et des éditions du Mercure de France. Il y en aura vu passer, du monde. Il en parle avec une fantaisie, une causticité et une franchise rares chez les diaristes les plus désinhibés. Sa réputation de cruauté n’est pas usurpée ; dans l’index des noms du Dictionnaire des injures littéraires, de Pierre Chalmin (L’Éditeur, 2010), le sien compte le plus de renvois, plus encore que ceux de Céline et de Bloy ou des frères Goncourt, excusez du peu ; mais il sera beaucoup pardonné à
| |
Le Magazine Littéraire 519 Mai 2012
31
mesurera la perversité du personnage de Léautaud, l’auteur du Petit Ami, d’In memoriam et d’Amours, 61 ans, au fait que la Dormoy, 46 ans, admirative au des bijoux. Vingt chats, une dizaine de chiens et point de dactylographier l’immense journal littéraire quelque chose comme une guenon. Il vivait dans une de son amant, doit taper et se taper les descriptions ménagerie, ce qui lui a valu l’indulgence éternelle des nombreux amis des bêtes que compte la société des détaillées des « polissonneries » (positions, fantasmes, gens de lettres. Plus anar qu’anarchiste, libertaire égoexploits, atouts naturels) de l’autre, de même que tiste, cet homme sans autre parti que le parti pris l’énumération de ses propres insuffisances. On jouissait de l’indéfectible amitié de Gide, de Paulhan, comprend que, éditrice du monstre journalier à titre de Valéry. On a vu de plus médiocres protecteurs. Ce posthume, elle ait jugé bon d’en distraire certaines parmoraliste se donna un ton bien à ties, au moins pendant un certain temps. Ce Journal lui en faisant macérer ses humeurs particulier de 1935, date à laquelle l’auteur reconnaît Extrait dans la sauce du xviii e siècle, que ses notes prennent « une singulière tournure » trois ans après le début de sa liaison avec sa « secrémême si, de Voltaire, il n’avait taire », ne touche que lorsqu’il est la chronique d’une retenu que la maigreur et les gril n’est pas gai quand même jalousie ; c’est le seul moment où il s’extrait des basmaces ; il en pinçait plutôt pour d’avoir en Marie Dormoy une fonds crapoteux où l’écrivain a fourré ses réflexions Diderot, ce qu’on ne saurait lui maîtresse si refroidie, de bonnes secrètes pour accéder enfin à l’émotion ; alors, le tourreprocher. dispositions si rares, qui n’aime menté imagine mille choses qui le rongent, soupçons Gaston Gallimard, qui le poussa à rien de ce que j’aime, qui caresse qui se dissipent dès qu’elle est près de lui. Car, si attaparaître, l’évoquait sur le tard et donne des baisers du bout des chée soit-elle à son nouvel amant, Marie Dormoy n’a comme « un vieillard imbécile lèvres. Auprès du « Fléau » qui obsédé du nichon ». Un peu réducmet sa langue partout, vous avale pas pour autant lâché l’ancien, l’architecte Auguste Perteur mais bien vu. Encore que la les lèvres dans ses baisers, s’ocret, inversement proportionnel à Léautaud question parution ces jours-ci des pages cupe sans cesse si on bande, est si lubricité. Pour le reste, c’est comme chez tout le inédites de 1935 de son Journal facilement en état de désir. Il faumonde : menteries, fâcherieset raccommodages. particulier, accompagnée de la drait les deux : l’une pour l’hiver, Contrairement au Journal littéraire, le Journal parréédition de celles de 1933, toutes l’autre pour l’été. ticulier que Léautaud a tenu de 1933 à 1939 n’est pas établies, présentées et annotées un réservoir de lettres ; la matière de son œuvre ne Journal particulier 1935 par son attentive biographe Édith s’y trouve pas. Ce qui en relativise l’intérêt. Pour le Paul Léautaud Silve, confirme le point de vue de reste, Dodo la Saumure y trouvera d’utiles compa M. Gallimard. Un journal obscène raisons sur l’évolution du matériel. en sus du journal intime. Plus précisément, « la relation d’une liaison érotique qui ne se cache pas sous la métaphore poétique ». C’est le moins qu’on puisse dire. Au vrai, tout y est focalisé sur le dilemme d’un misogyne entre deux culs. On ne fait pas plus dissemblables que ses deux maîtresses : d’un côté, Anne VULAINES-SUR-SEINE EXPOSITION DU 6 AVRIL AU 25 JUIN 2012 Cayssac, dite « le Fléau », épouse d’un M. Cayssac manifestement conciliant, une femme dans la place depuis 1914, odieuse de caractère, égoïste, autoritaire et névrosée, mais baiseuse sans limite, d’une sensualité aussi débridée que son imagination, libertine mais sans conversation ; de l’autre, Marie Dormoy, dite « M. D. », intellectuelle jugée assez laide et plutôt bête, pas de croupe ni de hanches, un boudin à la peau affreuse, mais des seins splendides, désespérément grave et mutique pendant l’amour, insensible aux caresses qu’il lui prodigue et aux cochoncetés qu’il énonce, « une créature complètement démolie comme santé, surtout côté organes sexuels », qui vient de débarquer dans sa vie, suffisamment éprise pour accepter de coucher dans son lit encombré de chats abandonnés et de supporter le fumet d’un homme édenté qui ne se lavait pas et ne se changeait guère. « L’une a ceci, mais pas cela. L’autre n’a pas ceci, et a cela. » On sait que, en pareil cas, il ne faut surtout pas choisir mais garder les deux, d’autant que, comme le reconnaît l’intéressé, la Dormoy n’est pas encombrante eu égard à son travail à la bibliothèque JacquesDoucet. Et il arrive même que la plus froide des deux se montre plus vicieuse (pour plus de détails, écrire à la rédaction du Magazine Littéraire). « Il faudrait les deux : l’une pour l’hiver, l’autre pour l’été. » On
| |
Mai 2012 519 Le Magazine Littéraire
Conseil général de Seine-et-Marne • Portrait de Mallarmé par Verlaine – Cliché : Yvan Bourhis, DAPMD/CG77 – Tous droits réservés
LE MUSÉE A 20 ANS
I
Dossier
48
Un genre qui irrigue toute
Razzia sur le
E
En 1994, la « Série Noire » publia Œdipe spectaculaires : Sartre clamant sa pasroi, dans une adaptation de Didier La- sion des Série Noire, Malraux préfaçant maison. Enfin le chef-d’œuvre de So- Sanctuaire de Faulkner (« l’intrusion pphocle hocle était reconnu pour ce qu’il était : de la tragédie grecque dans le roman uunn excellent polar où assassin, victime, policier »), Boris Vian plongeant dans eenquêteur nquêteur et bourreau se confondent les marais les plus poisseux du genre, eenn un seul personnage. Œdipe roi, un sous le pseudonyme de Vernon Sullivan. polar ? Cela crève les yeux. Il ne s’agit Aujourd’hui, qui pourrait s’offusquer de pas de reporter la naissance du roman voir Georges Simenon dans La Pléiade ? policier et de son enfant noir aux ca- Avoir été parfois mis à l’ombre a peut-être lendes grecques. Juste de rappeler que constitué une chance pour le roman pole noir n’est pas une catégorie : c’est une licier : celle d’investir des marges néglicouleur qui imprègne à diverses densi- gées, notamment sociales. Preuve de la tés l’infini continent de la littérature. vigueur du genre : ses évolutions. Au S’il existe toujours des romans noirs nord il se rétracte sur ses fondamentaux pour dire les raisons – le polar scandi« Les romans policiers nave et son esthéd’un crime, des sont tout ce qui nous tique minimaliste. thrillers pour montrer le criminel en reste de la mystique. » Aux États-Unis, il se boursoufle sous action, des romans Pablo De Santis l’influence des sucpoliciers pour relater son arrestation, les temps sont aux cesseurs d’Ellroy. Un peu partout, il inouvrages qui incorporent plusieurs di- filtre le roman historique au point de mensions. Plutôt que de jouer les gar- s’y superposer. Le genre se développe des-barrières du genre et de ses sous- sans renier ses techniques ancestrales, espèces, nous nous sommes intéressés et notamment l’art du suspense – le à la façon dont ce noir se diffuse. En pas- petit nom littéraire de l’espoir. sant par-dessus les cloisons pour mon- Un grand amateur de polars, Jorge Luis trer ses rapports avec les sciences Borges, voyait dans le genre l’héritier humaines. En considérant certains clas- des romans du XIXe siècle. L’un de ses siques comme des polars cachés et en compatriotes contemporains, Pablo De attaquant certains clichés critiques : Santis, y décèle encore plus : « Nous non, les meilleurs polars ne trans- voyons comment tout se complète, cendent pas le genre, ils l’investissent. nous nous permettons de rêver de Le genre est élastique, et il semblerait l’unité perdue et retrouvée. Les romans qu’il puisse attraper le monde et policiers font semblant d’être rational’époque mieux, parfois, que les livres listes, mais ils sont tout ce qui nous relevant d’un genre indéfini. reste de la mystique (1). » Dès lors faut-il Certes, le polar est encore souvent un s’étonner qu’ils envoient tant de lecobjet de condescendance dans le teurs au septième ciel ? A. B champ de la littérature dite « générale ». La Soif primordiale, Pablo De Santis, Mais notons que c’est une particularité (1) traduit de l’espagnol (Argentine) très française. Et ce cloisonnement par François Gaudry, éd. Métailié, 2012. hexagonal a aussi connu des trouées (Lire aussi notre critique p. 33.)
GREGORY CREWDSON/COURTESY GAGOSIAN GALLERY
Dossier coordonné par Alexis Brocas
| |
Le Magazine Littéraire 519 Mai 2012
49
la littérature
polar
| |
Mai 2012 519 Le Magazine Littéraire
À lire
Sous la surface des roses, Gregory Crewdson,
préface de Russell Banks, éd. Textuel, 140 p., 59,90 €.
Untitled, Gregory Crewdson (2003) : l’une des nombreuses mises en scène composées par le photographe américain, reproduite dans son livre Sous la surface des roses, récemment réédité chez Textuel.