Le Vampire

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INÉDIT L’autre journal de Kierkegaard

www.magazine-litteraire.com - Mars 2013

le Vampire dossier

métamorphoses d’un immortel

d’Ovide à Fred Vargas

CAHIER CRITIQUE littérature roumaine 27 auteurs à découvrir

Hommage à J.-B. Pontalis Une leçon d’élégance


Éditorial

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Édité par Sophia Publications 74, avenue du Maine, 75014 Paris. Tél. : 01 44 10 10 10 Fax : 01 44 10 13 94 Courriel : courrier@magazine-litteraire.com Internet : www.magazine-litteraire.com Service abonnements Le Magazine Littéraire, Service abonnements 17 route des boulangers 78926 Yvelines cedex 9 Tél. - France : 01 55 56 71 25 Tél. - Étranger : 00 33 1 55 56 71 25 Courriel : abo.maglitteraire@groupe-gli.com Tarifs France 2011 : 1 an, 12 numéros, 62,50 €. Achat de revues et d’écrins : 02 38 33 42 87 U. E. et autres pays, nous contacter.

Belles du saigneur Par Joseph Macé-Scaron

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Vargas et s’enroule autour our sa 33e édition, le Salon du livre qui se tient à Paris a choisi de mettre à de Goethe, Théophile Gaul’honneur la littérature roumaine, cette tier, Hoffmann, Lautréamont, Byron, Tolstoï et belle étrangère. Comme les Serbes, les Bram Stoker, pour ne citer Portugais et bien d’autres peuples, les que quelques auteurs Roumains ont donné au monde un continent litté« mordus ». Dracula et ses raire qui est apparu au fur et à mesure que les écrivains quittaient les rivages du mythe puis de l’hisavatars, incarnations d’Éros toire, naviguant sur les frêles esquifs de la poésie ; et de Thanatos, hérauts des comme eux, ils se sont ouverts aux autres littéra­tures ténèbres, ont vampirisé la tout en développant des œuvres profonlittérature fantastique avant Le parfum lourd dément originales. Nous nourrissons en de s’imposer dans la littéraet entêtant des fleurs ture historique, les romans, France l’illusion de connaître la littéradu gothique donne ture roumaine sous prétexte que nous la littérature policière. Le pouvons avancer les noms de Tristan parfum lourd et entêtant parfois la migraine : Tzara, de Ionesco, de Mircea Eliade, de des fleurs du gothique nous il n’en est pas Cioran, de Vintila Horia ou de Panaït donne parfois la migraine : moins présent Istrati… Il est vrai que certains de ces il n’en est pas moins prépartout aujourd’hui. sent partout, aujourd’hui, noms illustres ont nourri le cours le plus intérieur de notre littérature. Ils auraient détesté être comme un signe des époques de crises et d’incer­ associés de quelque manière au qualificatif de rou- titudes. Avec toutes ses faiblesses, ses facilités, ses main – exactement de la même manière que Gom- ­niaiseries parfois, la littérature de vampire demeure browicz détestait être présenté comme « polonais ». le Dit des temps obscurs. La littérature roumaine est infiniment plus riche et haque Salon du livre est l’occasion de s’inplus complexe. Le mérite de ce Salon, une nouvelle terroger sur la place de l’écrit dans nos sociéfois, est de faire emprunter au lecteur d’autres chetés. S’il y a un ouvrage à dévorer sur ce sujet mins. Afin d’accompagner tous ceux qui ont le austère, l’Apologie du livre de Robert Darnton (1), « cœur aventureux », pour reprendre ce titre de Jün- professeur émérite à Princeton et directeur de la ger, Le Magazine Littéraire a choisi de présenter bibliothèque de l’université de Harvard, est de ceuxvingt-sept auteurs roumains qui seront à Paris pour là. Cet historien, spécialiste des Lumières, fustige les petits prophètes de la mort du papier et ironise : cette manifestation. ntrer au cœur de la littérature roumaine « L’avenir est-il aux journaux sans nouvelles, aux peut donner parfois l’impression de s’aven- revues sans pages et aux bibliothèques sans murs ? » turer dans une épaisse forêt enneigée mas- L’exercice est à la fois brillant et érudit sans jamais quant un château appendu à un précipice et hérissé céder à la jérémiade. D’ailleurs, Robert Darnton ne de tours… Arrêtons-nous là, car il ne faut pas mé­ condamne pas plus le numérique qu’il ne le loue. Il sestimer combien les romanciers roumains contem- souhaite juste sauver les lettres de la tentative de porains sont las des vampires, succubes et autres vampirisation de certains géants du Net, ces noucréatures de la nuit. D’ailleurs, une des meilleures veaux monstres plus goulus que Dracula. Du bon représentantes contemporaines de cette littérature sens relevé par du pur non-sens. j.macescaron@yahoo.fr surnaturelle et voletante – Anne Rice – a longtemps Cet ouvrage vient de ressortir en poche dans une habité non pas sur les bords du Danube mais du (1) édition augmentée : Apologie du livre, Robert Darnton, Mississippi. Avant même d’être un mythe, le vampire traduit de l’anglais (États-Unis) par Jean-François Sené, est une figure littéraire qui serpente d’Ovide à ­Fred éd. Folio essais, 312 p., 8,60 €. capman/sipa

Directeur de la rédaction Joseph Macé-Scaron (13 85) j.macescaron@yahoo.fr Rédacteur en chef Laurent Nunez (10 70) lnunez@magazine-litteraire.com Rédacteur en chef adjoint Hervé Aubron (13 87) haubron@magazine-litteraire.com Chef de rubrique « La vie des lettres » Alexis Brocas (13 93) abrocas@magazine-litteraire.com Directrice artistique  Blandine Scart Perrois (13 89) blandine@magazine-litteraire.com Responsable photo  Michel Bénichou (13 90) mbenichou@magazine-litteraire.com Rédactrice  Enrica Sartori (13 95) enrica@magazine-litteraire.com Correctrice Valérie Cabridens (13 88) vcabridens@magazine-litteraire.com Fabrication Christophe Perrusson (13 78) Directrice administrative et financière Dounia Ammor (13 73) Directrice commerciale et marketing  Virginie Marliac (54 49)

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Sommaire

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En complément du dossier

Aux racines de Dracula : la version longue de l’article de Matei Cazacu paru dans ce numéro.

Retour sur scène

Quand le théâtre interroge l’Amérique, par Christophe Bident.

Le cercle critique Des critiques inédites, exclusivement accessibles en ligne.

ILLUSTRATION pANchO pOUR LE MAGAZINE LITTÉRAIRE

ce numéro comporte 2 encarts : 1 encart abonnement sur les exemplaires kiosques (sauf Suisse et Belgique), 1 encart Edigroup sur exemplaires kiosques de Suisse et Belgique.

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Ce Salon du livre est l’occasion de découvrir les auteurs roumains contemporains : contrechamp avec notre enquête sur la perception de la littérature française en Roumanie.

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Le feuilleton de Charles Dantzig : Jean de La Ville de Mirmont.

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Dossier : Le vampire

3 L’éditorial de Joseph Macé-Scaron 6 Contributeurs L’actualité 8 La vie des lettres Les rendez-vous du mois 16 Le feuilleton de Charles Dantzig Le cahier critique 18 Spécial Roumanie

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Cahier critique : Spécial Roumanie

Au miroir de la Roumanie

n° 529

présenté par Laure Hinckel Gabriela Adames¸teanu, Situation provisoire Radu Aldulescu, L’Amant de la veuve Savatie Bas¸tovoi, Les lapins ne meurent pas Ana Blandiana, Autrefois les arbres... Lucian Boia, L’Élite intellectuelle roumaine (1930-1950) Mircea Ca˘rta˘rescu, L’Aile tatouée Petru Cimpoes¸u, Saint Siméon l’ascenseurite Nicoleta Esinencu, Fuck you, Eu.ro.Pa ! Florina Ilis, La Croisade des enfants Doina Ioanid, La Demoiselle de massepain Gabriel Liiceanu, La Porte interdite Dan Lungu, Comment oublier une femme Norman Manea, La Cinquième Impossibilité Alina Nelega, Amalia respire profondément Andrei Ois¸teanu, Les Images du Juif. Clichés antisémites dans la culture roumaine Andrei Ples¸u, Actualité des anges M. D. Popescu, Les Couleurs de l’hirondelle R˘azvan R˘adulescu, La Vie et les Agissements d’Ilie Cazane Adina Rosetti, Deadline Bogdan Suceava˘, Venu du Temps Dièse Ileana Surducan, Le Cirque Alex Talamb˘a, Sidi Bouzid Kids (avec É. Borg) L. D. Teodorovici, L’Histoire de Bruno Matei Dumitru Tsepeneag, La Belle Roumaine Eugen Uricaru, La Soumission Matei Vis¸niec, Monsieur K. libéré Varujan Vosganian, Le Livre des chuchotements

En couverture : illustration de Lorenzo Mattotti pour Le Magazine Littéraire. En vignette : portrait de Søren Kierkegaard (Fototeca/Leemage). © ADAGP-Paris 2012 pour les œuvres de ses membres reproduites à l’intérieur de ce numéro.

Abonnez-vous page 97

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Grand entretien : Salah Stétié

Le dossier 40 Entretiens 42 44 46 48 50 52 54 57 58 60 61 62 64 66 68 70 72 74 76

avec des vampires

dossier coordonné par Alexis Brocas Antiques liens du sang, par Blandine Le Callet Vlad Tepes¸, par Matei Cazacu Des légendes contagieuses, par Claude Lecouteux Sensibles aux Lumières, par Maialen Berasategui L’évolution d’une espèce, par Jean Marigny Un pervers polymorphe, par Antonio Dominguez Leiva Un siècle d’outre-tombe, par Daniel Sangsue Les mangeurs d’âme, par Jean Marigny Dracula, créature de synthèse, par Alain Pozzuoli Bram Stoker, par Alain Pozzuoli Les rivaux enterrés, par Alain Pozzuoli Une ombre sur la modernité, par Richard Somerset Une langue écorchée, par Jacques Sirgent Reflets américains : Lovecraft, King, Matheson, par Alexis Brocas Heiner Müller, par Christophe Bident Du repoussoir au doute, par Ève Paquette Nouveaux épisodes : Twilight et True Blood, par Clémentine Baron Entretien avec Pablo De Santis Les rôdeurs des salles obscures, de Murnau à Coppola, par Hervé Aubron

Le magazine des écrivains 82 Admiration J.-B. Pontalis, par J.-P. Martin 84 Grand entretien avec Salah Stétié 90 Visite privée Maurice Pialat, par Alban Lefranc 94 Inédit Journaux et cahiers de notes,

de Søren Kierkegaard

98 Le dernier mot, par Alain Rey

Prochain numéro en vente le 28 mars

Dossier : L’écriture de soi


La vie des lettres

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On croyait que le pays d’Oz se limitait au Magicien  : la saga comptait en fait treize volumes, enfin traduits en français.

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eut-on seulement imaginer Bilbo le Hobbit sans Le Seigneur des anneaux ? Ou l’Alice de Lewis Carroll privée des créa­ tures peuplant L’Autre Côté du miroir ? Aux inconditionnels comme aux ­simples amateurs de Tolkien et du Wonder­ land, la chose paraît inconcevable. Pourtant, c’est bien à une anomalie de cette nature que se ­frottent, sans se savoir piqués, les lecteurs fran­ çais du Magicien d’Oz. Contrairement aux idées reçues, L. Frank Baum ne referma que temporaire­ ment le fameux « chemin de briques jaunes » sur les pas chaussés d’argent de Dorothy et de ses amis, le bûcheron de fer-blanc, l’épouvan­ tail et le lion peureux. Ayant promis à l’une de ses jeunes lectrices la suite de leurs aventures s’il recevait les ­lettres de réclamation de mille petites filles, l’auteur n’eut d’autre choix que de s’y atteler, une fois le courrier amoncelé… Et quelle suite ! Elle compte aujourd’hui 13 volumes, tous aussi inventifs que mé­ connus sous nos latitudes. Il fallait au moins l’exigence et la passion des éditeurs de la collection « Lot 49 » pour espérer lire l’in­ tégrale de ce côté-ci de l’Atlan­ tique : ce sera bientôt pos­ sible, Arnaud Hofmarcher et Christophe Claro ayant pris l’initiative de publier quatre épisodes par an d’ici à 2016, soit plus d’un siècle après la parution originale. Si surprenant que le décalage puisse paraître pour un ouvrage d’une telle popularité, le cas n’est pas isolé. En 2004, déjà, les mêmes édi­ teurs exhumaient un chef-d’œuvre de 1885, d’un auteur du reste inspiré par l’œuvre de L. Frank Baum : Trois fermiers s’en vont au bal, de Richard Powers. « De nombreux écri­ vains – et de qualité – mettent parfois du temps à trouver un éditeur étranger », rap­ pelle Arnaud Hofmarcher. Dans le cas d’Oz, le siècle dernier connut bien quelques tenta­ tives pour diffuser les volets 2 et 3 du cycle : Denoël s’y essaya vers 1930, Hachette dans les années 1960, et Flammarion vingt ans plus

tard. Mais la magie n’opéra pas. Le public était robe a été vendue 480 000 dollars aux en­ alors plus épris de récits d’aventures que de chères en novembre dernier) et rêvait d’un merveilleux, comme l’explique Claro – auteur pays multicolore où les soucis pussent fondre en 2010 du roman CosmoZ, projection désen­ sous la langue comme des bonbons au chantée des personnages de Baum dans le ­citron… La rencontre avec Stéphane Leval­ siècle des guerres et des champignons ato­ lois, connu pour son travail de designer sur miques. Mais ces anciennes versions avaient les films Harry Potter 7 et 8 ou sur le Prosurtout opéré des ­coupes metheus de Ridley Scott, a été un « véritable franches, sans parler déclencheur, tant son univers est proche de des libertés fantai­ celui de Frank Baum », expliquent les édi­ sistes prises par les tra­ teurs. Après avoir dû renoncer à Tomi Unge­ ducteurs, la première ­d’entre rer, empêché par des problèmes de santé, ils eux ayant par exemple choisi ont choisi de faire confiance à son énergique de rebaptiser l’héroïne trait d’inspiration manga « pour réinsuffler du Lily, de la faire naître dans fantasque, de l’épique et de la poésie » dans l’Arkansas au lieu du Kan­ l’imaginaire baumien. sas, et de la transporter non à Oz mais à Ohz ! Philosophie du bien-vivre Ces pièges ont cette fois-ci été évités : Qu’est-ce que le Cycle d’Oz sinon un voyage la traduction a été confiée à Blandine effréné dans tout ce que l’imaginaire a de Longre et à Anne-Sylvie Homassel plus inventif et, à certains égards, de plus (toutes deux spécialisées dans absurde ? Échappée de la grisaille du Kansas, l’édition jeunesse, la fantasy et le Dorothy découvre un monde étourdissant de fantastique), et la vogue fulgurante couleurs, où l’on s’étonne davantage que des sorciers, Chroniques de Narnia et l’eau puisse être mouillée que des métamor­ autres Croisée des mondes, devrait phoses infligées aux paysages par les sor­ garantir le succès escompté aux insectes- cières. Une contrée où la banalité elle-même grossis-dix-mille-fois et coquelicots sopo­ s’irise de reflets inattendus ; où les chevalets rifiques jaillis du chapeau de Baum. Les de bois peuvent soudain galoper et hennir, éditeurs comptent aussi sur la sortie du et les demoiselles se rebeller pour envoyer Monde fantastique d’Oz, la (très libre) les hommes aux baquets et fourneaux. adaptation cinématogra­phique des stu­ « L’imagination de Baum est sans limites, et dios Disney (1), pour donner l’envie à ses récits ont comme un arrière-fond poli­ un nouveau public de se pencher sur le tique dans lequel évoluent des êtres étranges, cycle ozien : film et premiers souvent composites, parfois inquiétants, volumes sortiront à la même voire cauchemardesques, note Claro. S’il n’y période. Quant aux épisodes a pas l’ampleur épique d’un Tolkien ni la pro­ suivants, « les lecteurs fran­ fondeur philosophique d’un ­Carroll, on çais s’apercevront vite qu’ils n’ont eu accès trouve chez lui une certaine irrévérence pour qu’à une toute petite partie tout ce qui touche au pou­ « Le monde d’Oz est voir, un attrait pour la du monde d’Oz, beaucoup beaucoup plus riche matérialité des corps et la plus riche, foisonnant – et et effrayant que suprématie du bon sens effrayant – que ce qu’ils dans l’âme enfantine. » pensent », promet Arnaud ce que pensent les Hofmarcher. Si, dans sa préface, L. Frank lecteurs français. » Le choix du dessinateur, Baum prétend bannir la Stéphane Levallois, témoigne lui aussi d’une morale au profit du seul divertissement, son volonté de redynamiser (sans la trahir) l’ima­ texte ne cesse de dessiner en creux, sinon gerie traditionnelle d’Oz, caractérisée, pour une leçon, du moins une sorte d’hygiène : l’essentiel, par les fameux dessins de William une philosophie du bien-vivre, tout entière Wallace Denslow, illustrateur historique, et le tendue vers les valeurs de liberté, d’amitié, non moins célèbre long métrage musical de de tolérance, de connaissance de soi et, parVictor Fleming (1939), où Judy Garland arbo­ dessus tout, de quête du bonheur. L’idée rait couettes et robe vichy bleue (laquelle étant que chacun trouve en son for intérieur

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stéphane Levallois/éd. le cherche midi

édition Over d’Oz

Illustrations de Stéphane Levallois pour cette édition du Cycle d’Oz, au Cherche midi.


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édition

STéPhAnE LEvALL LEvALLoIS/éd. v vALL oIS/éd. LE ChERChE MIdI

Apollinaire bien-aimé

et selon sa propre puissance d’imagination les ressources de sa félicité. Un « bon sens » le mieux partagé du monde, et qui engendre de nombreux bons mots, comme lorsque le bûcheron de fer-blanc déclare : « Je n’ai pas le cœur à faire du mal à qui que ce soit », alors même qu’il n’a eu de cesse de déplorer le vide laissé dans sa poitrine par les ferblantiers. « C’est un grand texte littéraire », affirme Arnaud Hofmarcher, qui rappelle que les amateurs d’Oz furent nombreux parmi les écrivains, de Nabokov à Salman Rushdie. « Il fait preuve d’une réelle inventivité de langue, d’autant plus remarquable que son style, empreint de légèreté et de fantaisie, reste toujours simple et accessible à tous. » Et que dire en effet de cette

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ribambelle de noms fantasques – Jellia Jamb, Woggle-Bug, Ozma, Jinjur, Glinda, Nikidik… − dont les sonorités semblent battre le rappel de la poésie ? Laissons aux lecteurs le soin de découvrir ce qu’ils désignent et d’interpréter chacun d’eux avec la même imagination débridée qui entoure l’origine du beau nom d’Oz. Camille Thomine (1) En salle le 13 mars, cette adaptation est conçue

par Sam Raimi et Joe Roth, respectivement réalisateur de la trilogie Spiderman et producteur du Alice in Wonderland de Tim Burton.

À lire

Le Cycle d’Oz, vol. I, L. Frank Baum, illustrations de Stéphane Levallois, traduit de

l’anglais (États-Unis) par Blandine Longre et Anne-Sylvie Homassel, éd. Le Cherche midi, « Lot 49 », 410 p., 17 €.

« Et je chantais cette romance/ En 1903 sans savoir » que « La chanson du mal-aimé » trouverait sa place dans le recueil Alcools, dix ans plus tard, et demeurerait, un siècle au-delà, la référence des amoureux déçus! Pour célébrer les cent ans de l’un des plus beaux recueils de la poésie française, Folio fait paraître une nouvelle édition, enrichie d’hommages en poésie méconnus ou inédits d’Adonis, Pierre Reverdy, Guy Goffette, Louis Aragon… Autant de textes qui permettent de mesurer la faveur dont bénéficie Apollinaire auprès de ses pairs. « Le rêve des MAMELLES se réalise », clame Cendrars. Max Jacob le veut « au Parnasse, avec Shakespeare, Cervantès et Byron ». Citons, pour notre seul émerveillement, le dernier quatrain de « L’aventurier », de René-Guy Cadou : « Et tu as fait souvent l’amour Apollinaire/Pour tous ceux qui voulaient de toi tu as souffert/Pour ceux qui apprendront de toi qu’il est une aube/Tu as jeté ta vie sur le grand tapis vert. »

concours

Ode aux vampires Le Magazine Littéraire lancera au printemps un site dévolu au partage de textes, « Le Cercle des nouveaux écrivains », où les auteurs pourront se publier, se lire, se commenter. À cette occasion, et en lien avec notre dossier sur la figure du vampire, nous organisons un concours de poèmes. Il s’agira, à l’instar de Baudelaire dans « Le vampire » ou « Les métamorphoses du vampire », de s’approprier la créature et d’en versifier le portrait. Les poèmes ne devront pas excéder 28 vers (rimés ou libres). Ils devront être envoyés à l’adresse invitation@ magazine-litteraire.com avant le 20 avril, avec la mention « Concours vampires » en objet. Trois textes sélectionnés par le jury seront publiés sur le site. Les résultats seront annoncés dans notre numéro de juin.


Critique

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Bucarest, août 2011 : un jeune garçon montre un portrait Nicolae Ceaus¸escu, provenant d’une maison en démolition.

Roumanies d’aujourd’hui Le pays est l’invité d’honneur du Salon du livre de Paris. Tour d’horizon des vingt-sept auteurs invités, d’une grande diversité, et de leurs plus récentes publications traduites en français. Par Laure Hinckel

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a liberté de parole a diminué l’importance de la parole. » Éminemment politique et littéraire, cette affirmation limpide appartenant à la poétesse et romancière Ana Blandiana, grande figure de la contestation dans les années 1980, renvoyait en 2005 au sentiment de « seconde confiscation » du verbe – on était en pleine transition chaotique vers la démo­cratie. Elle faisait aussi écho à l’absence presque totale du genre romanesque (ou en tout cas une présence souterraine) dans les premières années suivant la chute du communisme en Roumanie. Toutes les observations sur l’évolution du livre le montrent : les années 1990 furent celles de la « ré-humanisation » par la

mémoire. La catharsis collective devait en passer par là. Des centaines de journaux intimes, des récits poignants du goulag roumain, des confessions coupables, aussi, furent édités. Quand Ana Blandiana prit la parole par écrit, en 1984, avec « Tout » (son cinquième recueil, non traduit), elle faisait dans le poème éponyme un inventaire très simple et décapant de la réalité, contre les brumes de la censure. La « renaissance » du roman au tournant des années 2000 fait une large part à l’ultra­ réalisme, au langage cru et à la dénonciation

Le genre romanesque était quasi absent juste après la chute du communisme.

sévère d’une société abîmée par les dicta­tures. Tranchant diagnostic dans l’enfumage médiatique généralisé. Ces auteurs ont résisté, ils sont aujourd’hui à Paris. Dans leur dé­marche, ils rejoignent l’Ana Blandiana du « Tout » : décrire la réalité. Sous les paillettes de la propagande hier ou de l’ultralibéralisme et de la publicité omniprésente aujourd’hui. Les petits nouveaux des années 2000 ont grandi. Dan Lungu (Je suis une vieille coco !) fait figure d’écrivain installé, avec les nombreuses traductions de ses livres où il ­étudie avec empathie et humour les gens modestes. Petru Cimpoes¸u (Saint Siméon l’ascenseurite), Bogdan Suceava˘ (Venu du Temps Dièse) et Ra˘zvan Ra˘dulescu (La Vie et les Agissements d’Ilie Cazane) croquent des personnages

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Polyphonie des registres Pendant ce temps, Adina Rosetti scrute la ­société en y ajoutant à la fois une touche de merveilleux et le tapotis des claviers de notre ère ultraconnectée. Quant à Radu Aldulescu (L’Amant de la veuve), romancier expéri­ menté traduit pour la première fois en fran­ çais, il poursuit son chemin de grand ra­ conteur d’histoires. Un des romans les plus « exotiques » est peut-être Le Livre des chuchotements, que Varujan Vosganian consacre à l’épopée tragique des Arméniens, lesquels furent nombreux à se réfugier en Roumanie après le génocide. Ils y subirent d’autres rigueurs, celles du communisme. Portrait poi­ gnant, ce roman est aussi une sorte d’art de (sur)vivre riche en saveurs et en parfums. La constellation des auteurs nouveaux dans l’espace français comprend quelques grandes références de la littérature et de l’essai rou­ mains. Gabriela Adames¸teanu (Situation provisoire) signe un roman consacré au couple et à ses difficultés dans le régime oppresseur d’avant 1989. Mircea Ca˘rta˘rescu, écrivain phare de toute une génération, présente son chef-d’œuvre : Orbitor, L’Œil en feu et L’Aile tatouée, que la France est le premier pays à avoir publié dans son ensemble. Norman Manea, Médicis étranger en 2006, poursuit avec son recueil La Cinquième Impossibilité son travail sur la langue exilée. De grands essayistes (Andrei Ples¸u, Gabriel Liiceanu et Lucian Boia) et quelques écrivains franco­ phones (Dumitru Tsepeneag, Marius Daniel Popescu) nous rappellent enfin que la Rou­ manie nous donna des artistes (Tzara, Bran­ cusi), des penseurs érudits (Eliade), un de ses plus grands stylistes (Cioran), mais aussi le père de l’absurde (Ionesco).

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Gabriela ADAMES¸TEANU Née en 1942 à Târgu Ocna, elle vit et travaille à Bucarest, où elle se partage entre écriture romanesque et activité journalistique. Elle débute en 1975 avec Vienne le jour, qui n’a été publié qu’en 2009 en français. Ce premier roman réaliste sur la jeunesse, scrutée jusque dans ses moindres détails, est un récit sans âge, celui d’une adolescence universelle. En 1983 paraît son grand roman social dont le personnage principal, la couturière Vica, a marqué les esprits : Une matinée perdue, publié en France en 2005, retrace cent ans d’histoire roumaine familiale.

Dernier ouvrage paru Situation provisoire, traduit du roumain par Nicolas Cavaillès, éd. Gallimard, 490 p., 26,50 €.

Par Alexis Liebaert

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es régimes totalitaires ont ceci de commun avec certaines religions qu’ils ne supportent pas – et donc criminalisent – tout comportement qui leur paraît sortir de la « normale ». Prenez quelque chose d’aussi banal que l’adultère. Là où l’homme de Dieu excommunie, le serviteur de l’État inscrit en rouge dans le dossier des amants : « éléments peu fiables », voire « vi­pères lubriques ». On comprend mieux, dès lors, que la belle Laetita et le jeune Sorin multiplient, depuis des années, les précau­ tions visant à garder secrète leur histoire d’amour. Et comment qualifier autrement cette furie charnelle qui les jette l’un contre l’autre sur le lit de l’appartement de banlieue minable que leur prête un ami ? Nous sommes en Roumanie sous le « règne » de Nicolae Ceaus¸escu, une période qui hante tous les romans de Gabriela Adames¸teanu. Rien de très surprenant : la romancière appar­ tenait à la catégorie des « dalmatiens », ceux dont le curriculum vitæ était à l’image du pelage de ces chiens, parsemé de taches ­noires. Sérieux handicap, en effet, que d’être la fille d’un prêtre orthodoxe et d’une mère spécialiste d’économie dans un monde où les mots « religion » et « intellectuel » riment aux yeux du pouvoir avec « asocial » ou, pis, « potentiellement séditieux ». D’où cette entrée en littérature à l’âge de 33 ans, plus de dix ans après ceux de sa génération, pour cause de rejet viscéral du réalisme socialiste. Mais revenons à nos deux amants et à leur clandestinité. Pour dire les choses sans fard, ils ne sont pas non plus « blanc-bleu » aux yeux des caciques de la Securitate, la redoutable police politique du Génie des Carpates. Sorin est, même s’il ne le sait pas (ses parents adop­ tifs lui ont dissimulé la vérité), le fils naturel d’un « légionnaire », ces miliciens fascistes qui, dans les années 1930, précédèrent les com­ munistes dans le rôle de bourreaux du pays. Les choses ne sont pas plus faciles pour Lae­ titia, fonctionnaire comme lui et romancière à ses heures, dont les parents appartenaient à la catégorie honnie des bourgeois aisés, avant de se voir confisquer leurs biens par la

Tristan Jeanne Vales/opale

savoureux et dévoilent les travers de la société roumaine. Il y a toujours un moment où la réalité déraille, bloque, s’enferre. Comme dans le très beau roman de Florina Ilis, La Croisade des enfants, où un train pris en otage par une colonie de gamins en délire voit tout le pays dérailler à sa suite. Lucian Dan Teodorovici (L’Histoire de Bruno Matei) n’en est pas à son coup d’essai, et c’est en quittant le terrain du microréalisme ultracontempo­ rain qu’il marque un coup de maître. Il livre un roman profond sur l’amnésie et le goulag. Ils sont plusieurs à analyser de manières dif­ férentes ce drame des années 1950. Monsieur K. libéré, de Matei Vis¸niec, se révèle être un contrepoint frappant à L’Histoire de Bruno Matei : deux paraboles sur la servitude volon­ taire – induite par un régime qui broie les âmes. Dans un autre registre, Savatie Bas¸tovoi et son petit Sacha (Les lapins ne meurent pas) détricotent la propagande soviétique dans un roman d’apprentissage plein de poésie.

révolution en marche. Une ascendance que lui reproche amèrement son mari, bloqué dans son ascension au sein du corps ensei­ gnant de l’université. Au pays du « Cama­ rade », l’autre dénomination de l’ogre, on est tenu pour responsable des agissements de ses parents comme de ceux de son conjoint. On l’aura deviné, même si la relation entre eux reste la colonne vertébrale autour de laquelle il s’organise, ce roman tire sa force de cette plongée dans la réalité quotidienne de vies soumises aux foucades du tyran et de ses sbires. Un exercice dans lequel Gabriela Adames¸teanu excelle, nous racontant un monde dont la paranoïa destructrice laisse sans voix. Nous voici donc pénétrant, en com­ pagnie de Sorin et de Laetitia, dans « L’Édi­ fice », le bâtiment abritant « L’Institution », mystérieux service chargé de rédiger « Le Traité exhaustif de la République socialiste de Roumanie ». Ici, tout n’est que complot, cha­ cun surveille l’autre, sous les yeux de che­ faillons toujours prompts à rapporter aux « organes » les délits réels ou imaginaires de son voisin de bureau. Dans cet enfer, que Gabriela Adames¸teanu raconte dans une ­langue d’une élégante simplicité, le bonheur n’est évidemment pas à l’ordre du jour. Nos deux tourtereaux finiront par être usés, broyés par la grisaille, la mesquinerie de ce monde sans grandeur. À l’amour succédera la lassi­ tude, puis la rancune. Il ne faisait pas bon s’aimer au pays du Conduc˘ator.


Dossier

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D’Ovide à Fred Vargas

Entretiens avec des vampires Increvable vampire ! La tradition populaire et génie populaire – l’envers vertueux des la littérature lui ont fait subir toutes les incar- superstitions –, comme le révèlent les très nations, toutes les transformations – parfois étranges faits divers vampiriques qui époutoutes les indignités. Et pourtant, il demeure, vantèrent les populations des Balkans au dans sa puissance archétypale, trônant au xviiie siècle. S’appuyant sur ces récits, le sommet de notre taxinomie fantastique, écla- bénédictin dom Calmet tenta même de boussant de son éclat noir le reste du bes- recruter le vampire comme cinquième tiaire traditionnel, lycanthropes et autres colonne de la pensée surnaturelle – et donc goules, qui lui cèdent en élégance comme en comme paradoxal défenseur de la religion – contre les menaçantes Lumières, lesquelles pouvoirs de fascination. À l’heure où le vampire met les foules adoles- répliquèrent dans l’article « Vampire » de centes en émoi, comment expliquer une telle leur Encyclopédie. pérennité ? En notant d’abord que le vampire Le vampire, un enjeu de débat intellectuel ? nous vient de la nuit primordiale : son ombre Il l’est toujours aujourd’hui, quoique diffés’esquisse avec nos premières sépultures, qui, remment : dans notre époque à la fois préoccupée de normes et comme le rappelle Daniel Le vampire moderne tentée par le relativisme, Sangsue (1) , peuvent peut incarner où la question des minoaussi bien servir à honoaussi bien la sédition rités apparaît difficilerer les trépassés qu’à les ment soluble, le vampire empêcher de revenir. Il que le conformisme. peut incarner une margicommence à prendre forme pendant l’Antiquité, par le lien entre nalité avide de rentrer dans le rang aussi bien sang et culte des morts. Avant même de se que celle qui s’y refuse. Il peut même porter concrétiser dans la figure du vampire, les la bannière d’une forme de réaction purifonctions vampiriques étaient là, disséminées taine, comme dans la série Twilight, destinée dans de multiples créatures : hématophagie, à la jeunesse. Et celle de la lutte anticapitaliste, quand d’autres auteurs populaires goût pour la nuit, affiliation au mal… Le vampire tel que nous le connaissons est (Chuck Hogan) interprètent à la lettre une le produit d’une catalyse : celle d’éléments vieille métaphore comparant le patronat aux légendaires, historiques ou fictifs que réussit suceurs de sang. Cette polymorphie à la fois Bram Stoker dans son chef-d’œuvre Dra- perverse et fertile aurait pu brouiller les cula. Son comte éponyme reste notre grand contours de l’archétype. Le vampire en sort référent vampirique, à l’aune duquel se défi- à la fois intact et enrichi. Le Dracula de Stoker nissent les armées de successeurs. Inscrit prétendait conquérir l’Angleterre. Un siècle dans ses traits définitifs depuis le début du après sa mort sous les lames de Jonathan xxe siècle, le vampire semble paré pour l’éter- Harker et de Quincey Morris, il semble avoir nité des lettres. Ce n’est cependant pas la acquis le pouvoir d’organiser un monde littérature qui a inventé le vampire, mais le entier autour de lui. A. B.

Le Cauchemar, Johann Heinrich Füssli, 1790, Goethe Museum, Francfort.

(1) Dans son essai

Fantômes, esprits et autres mortsvivants. Essai de pneumatologie littéraire, éd. José Corti, 2011.

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arthotek/la collection

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Dossier coordonné par Alexis Brocas

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Le magazine des écrivains  Admiration

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P.-S. pour J.-B.

Disparu en janvier, le psychanalyste et écrivain J.-B. Pontalis fut aussi un éditeur industrieux, notamment avec la collection « L’Un et l’Autre ». L’auteur du tout dernier volume paru sous cette bannière, consacré à Orwell, lui rend hommage.

hélie/gallimard

Par Jean-Pierre Martin

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l y a des écrivains qui ne ressemblent pas à leur livre, mais chez J.-B. Pontalis, l’homme et l’auteur, c’est tout un. Dans ses écrits, nulle affectation, rien de spécieux, une cohérence sans artifice, un souci de ne pas intimider le lecteur par des formules ostensiblement savantes. Et, dans la vie, une façon de faire crédit à l’autre, de lui prêter attention et de ne jamais virer au monologue. Toute sa façon d’être était un défi : son énergie multipliée d’éditeur, d’écrivain, de psychanalyste, mais surtout une faculté de présence telle que je ne vois pas à son propos d’autres mots que ceux de générosité et de gentillesse, ce qui détonne dans un temps À lire où il est de bon aloi de porter le cynisme en de J.-B. Pontalis Avant, bandoulière. Avec ce supplément d’âme que notre époque s’évertue à mépriser : la éd. Gallimard, tendresse. C’est qu’il avait gardé une extra- 152 p., 14,50 €. Le Laboratoire ordinaire fraîcheur, une absence totale de central. Entretiens, paranoïa comme un esprit dénué d’aigreur 1970-2012, et de rancœur. Il était en somme protégé de éd. de L’Olivier, toutes ces passions qui le plus souvent ne 228 p., 18 €. menacent l’homme vieillissant que lorsqu’il Freud avec a été tout jeune déjà traversé par elles. Il les écrivains, avait dû comme d’autres être déçu, trahi, avec Edmundo Gómez Mango, éd. Gallimard, recevoir des coups, mais cela ne se voyait « Connaissance guère. Il ne sécrétait aucun préjugé défavo- de l’inconscient », rable à l’égard de son interlocuteur. 400 p., 21 €. La première fois que je l’eus au téléphone, À lire de c’était il y a trois ans au sujet d’un manuscrit Jean-Pierre Martin sur Queneau qu’il avait lu aussitôt que je le L’Autre Vie lui avais remis. Il sentit dans le ton de ma d’Orwell, éd. Gallimard, voix qu’elle ne correspondait pas à l’enthou- « L’Un et l’Autre », siasme attendu chez quelqu’un à qui l’on 160 p., 17,90 €. annonce qu’on va publier son texte. La Queneau losophe, conversation dériva très rapidement sur les éd. Gallimard, choses de la vie : je lui avouai que j’étais « L’Un et l’Autre », p., 18,20 €. tourmenté à propos de mon fils de deux 224

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hance de vous avoir rencontré il y a des années, et que l’amitié ait pris entre nous cette force qui enjambe René Char l’absence.

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mois qui avait un grave souci de santé. Par la suite, il prit le temps de me rappeler régulièrement pour me demander des nouvelles du bébé, en dehors de toute préoccupation éditoriale. Lorsque j’avais le plaisir de déjeuner avec lui tout près de Gallimard dans un restaurant dont il était coutumier, nos échanges portaient autant sur les femmes, l’amour, l’amitié, l’expérience de père tardif (nous avions cela en commun), les enfants, les petits-enfants, que sur les livres. Autant dire que J.-B., comme le monsieur Salomon de Romain Gary, savait vivre sa vie sans se laisser accabler par l’âge. Son humour n’était pas vache, mais pétillant. La forme de civilité qui était la sienne sortait du cadre de la mondanité ordinaire par la chaleur qui s’en dégageait, une chaleur sans affectation, toute naturelle. Et puis à quoi bon être sur cette terre si ce n’est pour tâcher de continuer à recueillir autour de soi le maximum d’affinités, de continuer à participer à la circulation des humeurs, des sensibilités, des histoires personnelles, de persister à cogner sa cervelle à celle d’autrui ? Il y avait un côté Montaigne chez cet humaniste d’après Freud.

Décontenancer les concepts Le monde sensible primait à ses yeux sur le monde de la théorie. Ça se lisait sur son corps, dans la mobilité de ses traits, dans la vivacité de ses gestes, dans sa conversation réactive. Je lis ce que la presse appelle un « vibrant hommage », celui d’Aurélie Filippetti, ministre de la Culture et de la Communication, soulignant qu’avec ce décès « disparaît l’un des derniers disciples de Lacan et de Sartre », « un esprit aussi érudit que créatif, qui avait sa place dans les hautes sphères de la psychanalyse, de la philosophie et de la littérature ». L’intention est bonne, mais J.-B. n’a jamais été un disciple, et telle était précisément sa force. Il a rompu avec Sartre comme avec Lacan. Il avait trop de singularité pour suivre quelque maître penseur que ce fût. Il détestait l’esbroufe, comme l’intimidation des discours sectaires et soumis, tenus à partir d’une position d’autorité. Il n’avait pas la vocation épigonale, suivant son chemin à lui, ne supportant pas la conceptualite, et ne prisant guère l’usage du langage à des fins théoriques. Sa manière de penser était libre, ce qui est rare parfois chez les psychanalystes : il prenait de la psychanalyse comme de la philosophie essentiellement ce qui était vérifiable par l’expérience, pour se diriger vers un domaine de pensée qui n’a pas de nom, appelons-le ce domaine « littérature », un lieu qui « décontenance » le concept. « Ce qui nous préserve de la prise, de l’emprise, de la tyrannie du concept, écrivit-il, c’est la langue. L’insurpassable sagesse de la langue, a dit Freud je ne sais plus où. Insurpassable sagesse ou insurpassable folie ? Les deux. Les mots sont voyageurs en tous sens (alors que le concept tend à en imposer un seul, il définit, il cir­ conscrit son champ d’application) (1). » Je crois pouvoir dire que d’emblée, comme bien d’autres, il ne m’avait pas seulement accueilli dans la collection « L’Un et l’Autre »,

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olivier roller/duvergne

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J.-B. Pontalis (1924-2013), ici en 2006.

mais dans une famille amicale. Nous étions nombreux, il y avait les intimes, il ne tenait cependant pas rigueur du fait qu’on soit venu tardivement à sa rencontre, ne mégotant aucunement sur les pos­ sibles relations nouvelles. Il savait au contraire que dans ce cas il convenait de faire confiance à l’autre, de ne pas en passer par des détours inutiles ou des mises à l’épreuve. Nous avions la vie devant nous. C’est qu’il avait le génie de l’amitié dans tous les sens du terme. Il était un homme à amis comme on dit un homme à femmes, un polygame de l’amitié. Ce qui n’excluait nullement l’amitié au sens le plus exclusif du terme, à la recherche de la relation la plus intense : « Qui est l’ami véritable ? Celui qui nous protège des tourments de l’amour, nous éloigne de la folie furieuse, fait reculer la mort (2). » Parmi les livres que dans les dernières années il s’est dépêché d’écrire, livres qui lui tenaient à cœur, qui forment une sorte d’auto­ portrait altruiste, et qui prennent désormais encore une autre réso­ nance, Le Songe de Monomotapa, paru il y a quatre ans, occupe une place particulière. Ce livre sur l’amitié, en particulier autour des amis

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disparus (Jean-Pierre Vernant, Jean Pouillon, Michel Cournot…), sensible comme il y en a peu, correspond exactement au régime d’existence amicale qui ponctua la vie de J.-B. Et il montre comment au fond c’est l’amitié qui est cœur de sa méditation, assu­ rant une forme de filiation, aidant à mainte­ nir envers et contre tout, contre la mort ou l’absence, contre les malentendus ou même les brouilles, non seu­ lement la relation vivante à l’autre, mais une sorte de continuité entre le passé, le présent et l’avenir. Cela résonne particulièrement fort aujourd’hui, comme cette phrase qu’il cite, de René Char s’adressant à Camus : « Chance de vous avoir rencontré il y a des années, et que l’amitié ait pris entre nous cette force qui enjambe l’absence. » Un sage : voilà l’impression qu’il donnait. Mais un sage qui ne pro­ fessait nullement, qui donnait à respirer une sagesse sans leçon définitive. (1) Fenêtres,

J.-B. Pontalis, éd. Gallimard, 2000, p. 19 (2) Le Songe de Monomotapa, J.-B. Pontalis, éd. Gallimard, 2009, p. 162.


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