Les juifs et la littérature

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Sommaire

n° 474 Avril 2008

Le

8 Que valent Enquête

86 Toni Morrison Portrait

les blogs littéraires ?

Essais

en Lacanie

62 Du Livre aux livres, Dossier

Les juifs et la littérature

Dossier

Journal de l’actualité

Le

Le

Du Livre aux livres, les juifs et la littérature

3 L’éditorial de Joseph Macé-Scaron 8 Enquête Que valent les blogs littéraires ? par Alexis Brocas 14 Débat entre Richard Perle et Denis Lacorne : L’Amérique, fille aînée des Églises ? 18 Tendance L’écrivain est-il un héros comme les autres ? 20 À la page Sabine Wespieser, par Évelyne Bloch-Dano 21 Sous la couverture Un homme accidentel de Philippe Besson 22 Écrits à l’écran Un cœur simple. Un Flaubert enflammé 24 Idées neuves L’impensé de Mai 68, par Patrice Bollon 25 Les recettes d’un succès Dumping biblique, par Jean-François Colosimo 26 Lus de l’étranger, États-Unis, par Géraldine Faes

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64 « L’écrivain ne décline pas son identité » par Alain Finkielkraut 66 Liberté, égalité, judéité par Alexis Lacroix 68 Entretien avec Claude Vigée « Le poète juif combat l’obsession du définitif » 72 Assimilation et désassimilation, un geste fondateur par Rachel Ertel 74 La Mitteleuropa, une idée juive par Jacques Le Rider 76 L’invention d’une littérature nationale par Élie Barnavi 78 L’archipel de l’Amérique réfractaire par Marc Weitzmann 80 Les écrivains israéliens en quête d’universel par Pierre Assouline 84 Bibliographie sélective 85 Une nouvelle inédite d’Etgar Keret : La Piqûre

Cahier critique

Le

Romans français 28 Édouard Levé par Minh Tran Huy 30 Drieu La Rochelle par Pierre Assouline 32 Christophe Deshoulières par Bernard Fauconnier 36 Maryline Desbiolles par Jean-Baptiste Harang Romans étrangers 38 Roberto Bolaño par Minh Tran Huy 40 Virginia Woolf par Diane de Margerie 42 Ernst Jünger par Claude Michel Cluny Essais 48 Slavoj žižek par Philippe Petit 50 Paul Valéry par Jean Roudaut 52 Michel Foucault par Dominique Reynié Poches 54 Kafka par Linda Lê

Magazine des écrivains

Le

86 Parce que c’est elle, parce que c’est moi Toni Morrison par Léonora Miano 88 Itinéraire Pierre Bourdieu, par Maxime Rovere 90 Archétype Madame Bovary par Claro 92 Grand entretien avec Yves Bonnefoy « Ceux que tente la religion devraient réfléchir à la poésie », propos recueillis par Natacha Polony 98 À la manière de… Louis-Ferdinand Céline, le pastiche d’Héléna Marienské 100 Inédits Le lexique nomade de la Villa Gillet avec Yannick Haenel, Duong Thu Huong, Lydie Salvayre 102 Histoires d’archives Un scénario inédit d’Hervé Guibert 104 Rendez-vous Benjamin Lazar, le renouveau du théâtre baroque 106 Le dernier mot par Alain Rey

Portfolio

Le

56 Les Liaisons dangereuses, variations sur l’imaginaire d’un livre par Vincent Huguet

Prochain numéro en vente dès le 25 avril

Ce numéro comporte 5 encarts : 1 cahier 16 pages 10 x 18 jeté au centre sur une sélection d’abonnés, 1 encart 38 pages Musées du Monde posé en 4e de couverture sur une sélection d’abonnés, 1 encart abonnement (exemplaires kiosques), 1 encart Edigroup (exemplaires kiosques de Suisse et Belgique).

Photo de couverture : Derek Hudson

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deborah feingold / outline / corbis

jean-luc bertini / faces

48 Slavoj žižek

daniel morzinski

NINI LA CAILLE

par Léonora Miano


Journal de l’actualité Enquête

Le Journal de l’actualité

Le

Enquête

Que valent les blogs littéraires ? Lorsque journalistes, écrivains et amateurs endossent leur costume de blogueur, c’est pour faire découvrir l’envers du décor de la vie littéraire, ressusciter les débats et s’essayer à la création.

O

ù a-t-on appris que François Nourissier n’avait jamais lu Les Bienveillantes, livre auquel il avait accordé son suffrage pour le Goncourt 2006 ? Sur le blog de Gilles Cohen-Solal, codirecteur des éditions Héloïse d’Ormesson. Qui a renvoyé à Philippe Sollers l’épithète dont il avait affublé la France, en le traitant « d’écrivain moisi » ? Le critique Juan Asensio, qui, sous le pseudonyme de Stalker, autopsie sur son blog « le cadavre en décomposition » de la littérature. Qui a révélé (dans une langue hilarante) les errances alcoolisées, motorisées, parisiennes et finalement policières du couple Angot-Gynéco ? Didier Jacob, chroniqueur littéraire du Nouvel Observateur, créateur de Rebuts de presse sur le site de l’hebdomadaire. L’air de la blogo­ sphère littéraire porte en lui un

vent de fronde et de liberté qui, avouons-le, a le don d’agacer le monde feutré des lettres. Et si jadis le terme « blog » semait des étoiles dans les yeux des futurologues, il fait désormais jaillir des geysers de vapeur des oreilles de certains éditeurs. Dans les colonnes du Figaro, en février 2007, Jean-Marc Roberts, le patron de Stock, y allait même de son anathème : « Interdisons les blogs ! » « La culture qui se développe dans la blogosphère est celle de l’expression directe, qui déborde souvent les cadres de la bienséance compassée à laquelle sont habitués les éditeurs. Ici, on peut se dire ses quatre vérités, s’insulter, aller beaucoup plus loin dans l’expression qu’on ne le ferait dans une rencontre réelle », explique l’éditeur indépendant Léo Scheer. Son blog – ou plutôt le

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Lexique Blog : Mot-valise formé de l’addition de web (Toile) et de log (journal), le blog est un site constitué de notes (aussi appelées « posts »), présentées de la plus récente à la plus ancienne, augmenté régulièrement par son auteur, le blogueur. Commentaire : Sur les blogs participatifs, les lecteurs peuvent laisser leurs commentaires (de façon anonyme ou ouverte). Liens (ou hyperlien, ou lien hypertexte) : Présentés sous forme d’icônes, d’images, de textes surlignés, les liens permettent de se promener à l’intérieur d’un blog, ou d’un blog à l’autre. Classement wikio : Très discuté, car il ne classe pas la fréquentation des blogs, mais leur influence. Pour mesurer celle-ci, un programme recense les liens pointant vers chaque blog et apparaissant pendant une période de cent vingt jours. L’inamovible n° 1 de la « catégorie blog littéraire » : Pierre Assouline.

blog collectif de sa maison – veut Lu en ligne apporter une voix discordante de celles de la presse et des grandes « Si j’étais membre de l’illustre maisons. Ainsi, l’invention des prix compagnie littéraires B : « Lorsque nous avons du Quai Conti, développé le blog, cet automne, malgré nous avons découvert sur le Net une sa crise de multitude de sites passionnés de repeuplement, littérature et qui accomplissent un travail de critique de fond que la je continuerais presse ne fait plus. À l’annonce des à mettre prix 2007, j’ai donc lancé un appel des boules pour que la blogosphère propose noires aux des choix alternatifs. Ils sont précandidatures sentés sur le site à la rubrique eu égard “Prix@B” avec neuf livres très à la médiocrité supérieurs à ceux qui ont été choisis des impétrants. » par les jurys. Nous décernerons Pierre les neuf prix le 1er avril 2008… » Une Assouline démarche ludique, mais dont la portée contestatrice n’est certainement pas anodine. Au vrai, la blogosphère a exhumé un exercice en voie de disparition : le débat littéraire. Elle l’a surtout ouvert au plus grand nombre. D’abord par l’intermédiaire des commentaires que les lecteurs anonymes peuvent laisser sur les blogs dits participatifs, tel celui de Didier Jacob. À moins que ce ne soient des personnalités des lettres qui choisissent d’annoter le blog d’un anonyme. Cela arrive régulièrement au Wrath (de son vrai nom Lise-Marie Jaillant). Cette jeune femme de 26 ans a entamé son blog comme un récit de ses tentatives pour faire publier son premier roman, Crevez tous, useless cunts ! Au fil de ses échecs, ledit blog s’est mé­tamorphosé en un réquisitoire contre l’ensemble de l’édition française, attirant vers son

auteur l’attention que ne lui avaient pas value ses talents littéraires. De nombreux romanciers (comme Philippe Jaeneda) ou éditeurs sont intervenus pour modérer ses vues, la contredire, la corriger, transformant peu à peu le blog en un espace de discussions souvent musclées, mais rarement vaines. Quant à Wrath, avec son don égal pour la polémique et la mauvaise foi, elle a le mérite d’incarner un archétype du monde des lettres jusqu’ici invisible : l’auteur déçu, qui projette sur le « milieu » ses sombres fantasmes, accuse parfois injustement, généralise abusivement, mais peut mettre le doigt là où ça fait mal. « Ne nous leurrons pas. Celui qui écrit tous les jours sur un blog recherche forcément quelque chose », sourit Ron l’infirmier, devenu l’une des stars de la Toile avec son célèbre blog et ses 5000 lecteurs quotidiens. Être lu, être aimé, exister… à l’ère du « tous romanciers » et du quart d’heure warholien perpétuel, la blogosphère littéraire ressemble, c’est vrai, à un vaste tout-à-l’ego. Mais, soyons justes, tous les blogs ne s’inscrivent pas dans cette foire narcissique. Si la plupart sont simplement voués à promouvoir leurs auteurs et leurs écrits, publiés ou pas, et de qualité bien évidemment diverse, d’autres poursuivent des buts plus altruistes. Un tour « chez Clarabel » peut en convaincre. Cette jeune maman d’une trentaine d’années y tient la chronique de ses lectures depuis 2005. Et lorsque Clarabel affirme qu’elle « consomme des livres au kilomètre », ce n’est pas qu’une expression : avec 1832 notes, elle est devenue la commentatrice n° 1 du site de vente par correspondance Amazon. Son blog, éclectique, évoque aussi bien les classiques méconnus (dernièrement Agnes Grey, roman d’A n ne Brontë) que les domaines « un peu ignorés des critiques professionnels », comme la littérature jeunesse ou populaire. Et si les attachées de presse des maisons d’édition, flairant le f i lon , lu i envoient aujourd’hui leurs nouveautés, c’est bien LLL

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Le Journal de l’actualité

illustration : jean-yves hamel

Repères

Tendance

L’écrivain est-il un héros de roman comme les autres ? D

L’écrivain qui se met en scène dans son livre, ce n’est pas une nouveauté, mais ce phénomène habite ces derniers mois un grand nombre de fictions.

ès la couverture, le héros du nouveau roman de Dany Laferrière affiche la couleur : son métier, c’est écrivain. Et japonais de surcroît, ce qui ne manque pas de singularité lorsqu’on connaît ses origines haïtiennes et la place que celles-ci tiennent dans son œuvre. Un héros qui tâte de la plume, ce n’est certes pas une nouveauté, mais ce phénomène habite ces derniers mois bon nombre de fictions. À commencer par Vie et mort en quatre rimes, le dernier roman d’Amos Oz dans lequel un romancier ironise sur la face publique de son activité. Paul Rubinstein, héros imaginé par Sébastien Doubinsky dans Les Fantômes du soir ? Un écrivain parisien abonné aux bides qui, soudain, accède à la notoriété et a bien des soucis pour la gérer. B. Osborn, le mystérieux héros sur la piste duquel se lancent les personnages de L’Homme sans empreintes d’Éric Faye ? Un écrivain génial et reclus directement inspiré par le mythique B. Traven, l’auteur du Trésor de la Sierra Madre. Quant à Giuseppe Conte, c’est au poète Shelley et à quelques autres figures du romantisme anglais qu’il s’attaque dans L’homme qui voulait tuer Shelley, une enquête littéraire dans l’Italie du xixe siècle. Si l’on remonte quelques mois en arrière, on peut ajouter à cette liste une poignée de héros-écrivains fictifs, qu’ils soient aux prises avec leurs dérisoires rêves de gloire chez Georges Flipo (Le Vertige des auteurs), avec le monde fascinant de l’argent chez Lydie Salvayre (Portrait de l’écrivain en animal domestique) ou avec leurs propres démons chez Colm Tóibín et David Lodge – lesquels, en 2004, se surprirent à écrire en même

temps sur Henry James, mésaventure éditoriale que le second a racontée dans ses Coulisses du roman. En suivant les péripéties de ces personnages, on s’aperçoit qu’ils sont pour leurs créateurs une manière distanciée de parler d’eux-mêmes, de leur travail, de leur rapport à la littérature et des réflexions qu’elle leur inspire. Ainsi Amos Oz s’interroge-t-il avec humour sur un problème que rencontrent fatalement les auteurs qui accèdent à une certaine renommée : celui de l’articulation entre le monde de l’écriture, forcément solitaire et retiré, et celui de la vie sociale, absorbante et parfois aliénante – le cirque sans cesse recommencé des interviews, des rencontres avec les lecteurs, des sollicitations en tout genre, des questions auxquelles on ne sait pas répondre. Son narrateur, sobrement appelé « l’auteur » (anonymat derrière lequel on devine évidemment Oz lui-même), est invité dans un centre communautaire. Distrait, il écoute avec ennui les louanges qu’on lui adresse tout en pensant à autre chose ; puis, incapable de se concentrer, il observe les spectateurs, fantasme à leur propos et fait finalement d’eux les héros d’un roman mental que le lecteur découvre au fur et à mesure qu’il l’invente. Anecdotique mais divertissante, cette satire de la vie d’écrivain pose de manière subtile la question du rapport à la sphère publique en littérature – un thème

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Entre les lignes

Il va y avoir du sport L’amour des mots et celui du sport n’ont jamais été incompatibles, bien au contraire. À chaque écrivain son dada : Paul Fournel publiera en mai Méli-mélo, où il exprimera une nouvelle fois, à l’occasion du Tour de France, son amour pour la petite reine tandis qu’à la même période David Peace, l’auteur de l’excellent Tokyo année zéro, fera paraître chez Rivages son best-seller 44 jours, roman « sur le football en général et Brian Clough en particulier ». Quant à Haruki Murakami, dont le recueil de nouvelles Blind Willow, Sleeping Woman est annoncé pour la rentrée littéraire 2008 chez Belfond, rien ne le passionne tant que la course à pied, sujet d’un essai programmé pour 2009, toujours chez Belfond. L Jean Hurtin

que Lydie Salvayre, dans un registre beaucoup plus politique, abordait déjà dans sa comédie acide sur les rapports troubles (et hypocrites) des écrivains au pouvoir et à l’argent. Un thème de la reconnaissance publique et de ses paradoxes que l’on trouve au cœur des Fantômes du soir de Sébastien Doubinsky. Son héros, un romancier sans succès, se retrouve un jour sur la liste du prix Goncourt et, par la même occasion, sur le plateau télé. Sa prestation y est hélas pitoyable. Il se ridiculise en tombant de sa chaise sous les ricanements consternés du public. De retour chez lui, très abattu, il découvre trois inconnus occupés à déguster un verre de vouvray dans son salon : il s’agit de Miller, Durrell et Cendrars, ses trois écrivains favoris… Entre la comédie fantastique et la chronique douce-amère de la vie d’auteur, ce roman léger explore le thème classique de l’insuccès littéà lire raire et de la foi en la littéraJe suis un écrivain japonais, ture, tout comme le faisait déjà Dany Laferrière, Georges Flipo dans Le Vertige éd. Grasset, 270 p., 17,50 €. Vie et mort en quatre rimes, des auteurs, le portrait d’un Amos Oz, romancier en herbe que les éd. Gallimard, 132 p., 13,50 €. prétentions littéraires transLes Fantômes du soir, forment peu à peu en cuistre. Sébastien Doubinsky, éd. Le Cherche Midi, 177 p., 13 €. Au fond, la solution la plus L’Homme sans empreintes, appropriée à ce problème de Éric Faye, éd. Stock, 265 p., 19 €. la vie publique des écrivains Le Vertige des auteurs, n’est-elle pas la disparition Georges Flipo, pure et simple, à l’image des éd. Le Castor Astral, 272 p., 15 €. Portrait de l’écrivain en animal littérateurs disparus auxdomestique, Lydie Salvayre, quels Enrique Vila-Matas éd. Seuil, 234 p., 18 €. avait consacré voici peu de L’homme qui voulait tuer temps son Docteur Pasavento, Shelley, Giuseppe Conte, éd. Phébus, 288 p., 20,90 €. ou encore de B. Traven qui inspire aujourd’hui Éric Faye pour L’Homme sans empreintes ? Dany Laferrière, lui, prend pour thème non pas l’insuccès mais, au contraire, l’hypermédiatisation et les malentendus de la célébrité. Haïtien émigré à Montréal, son narrateur annonce à un journaliste qu’il travaille à un roman intitulé Je suis un écrivain japonais. Par l’entremise d’un employé consulaire nommé Tanizaki (!), ce livre, qui n’existe pas, va déchaîner les passions au Japon, à la stupéfaction de notre héros qui voit son œuvre lui échapper avant même qu’il l’ait écrite. Sous cette intrigue improbable se lisent les réflexions amusées de l’auteur sur le fossé qui sépare l’œuvre des discours qu’on tient sur elle. Se proclamer « écrivain japonais » est-il pour Laferrière une manière de demander qu’on cesse de le qualifier d’« écrivain caribéen » ? « Le temps cannibale te dévore cru, déplore son narrateur. Né dans la Caraïbe, je deviens automatiquement un écrivain caribéen. La librairie, la bibliothèque et l’université se sont dépêchées de m’épingler ainsi. Être un écrivain et un Caribéen ne fait pas de moi forcément un écrivain caribéen. Pourquoi veut-on toujours mélanger les choses ? » D’Amos Oz à Dany Laferrière et de Colm Tóibín à Éric Faye, une chose est en tout cas certaine : la traditionnelle question du lien entre le romancier et son héros (« Madame Bovary, c’est moi ») n’est jamais plus palpable – et passionnante – que lorsque ce héros est lui-même romancier. Une évidence énoncée par Laferrière sur le ton péremptoire et badin qui fait tout le charme de son roman : « Je n’écris jamais sur autre chose que sur moi-même. » L Bernard Quiriny

Anouilh en Vermillon

fonds robbe-grillet / archives imec

Pour la première fois, La Table Ronde reprend, dans sa collection de poche « La Petite Vermillon », les pièces d’Anouilh, l’un des auteurs les plus emblématiques de la maison, en douze volumes. Antigone, Œdipe et Médée entrent ainsi en scène. Mais aussi toutes ses autres pièces, rassemblées, non par ordre chronologique de publication comme dans les deux volumes de son Théâtre parus l’année dernière en Pléiade chez Gallimard, mais suivant la classification thématique qu’Anouilh lui-même avait souhaitée et soigneusement élaborée : des Pièces brillantes des années 1950 aux Pièces farceuses des années 1970, en passant par les grinçantes, roses ou noires, costumées, baroques ou secrètes. L Jean-Claude Perrier

Alain Robbe-Grillet. Une biographie est prévue pour l’automne 2008.

Robbe-Grillet, la biographie qui nous manquait Directeur de l’Institut Mémoires de l’édition contemporaine (Imec), intime d’Alain Robbe-Grillet, Olivier Corpet en est tout à la fois l’exécuteur testamentaire et le biographe. Prévue à l’automne 2008 chez Fayard, sa biographie du « Pape du Nouveau Roman » devait contenir des interventions de Robbe-Grillet lui-même. Ce sera finalement à partir des archives déposées à l’Imec qu’Olivier Corpet poursuivra comme il l’avait commencé un livre découpé en cinquante récits de la vie d’A.R.G., accompagnés d’une chronologie détaillée. Travail qui portera le fruit de la longue amitié avec l’écrivain et son épouse. L V.M.L.M.

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Cahier critique

Le

Les lettres et le néant Suicide

Édouard Levé

Éd. P.O.L, 128 p., 14 €.

C

ertains textes sont inséparables de leur histoire, du contexte de leur genèse et de leur publication. Ainsi de Suicide, qu’Édouard Levé remit à son éditeur dix jours tout juste avant de se tuer, en octobre dernier. À 42 ans. « Il me l’a donné le 5, précise Paul Otchakovsky-Laurens lors de notre entretien dans les bureaux de la maison P.O.L. Je lui ai téléphoné le 8 pour lui dire que j’avais été complètement saisi par le livre ; nous avons pris rendez-vous pour le 18 afin de discuter de sa parution ; il s’est suicidé le 15. » À la lumière des travaux d’Édouard Levé, qui n’eut de cesse de faire entrer le champ de l’art conceptuel dans celui de la littérature, on aurait pu voir dans sa mort une sorte de performance artistique ultime. Il n’en est rien : si le geste esthétique a rejoint le Extrait geste existentiel, ce n’est que coïncidence. Une coïncidence évidemment frappante, mais en “Tu n’as pas aucun cas préméditée. Édouard Levé était nié la vie, hanté par cette question – voilà tout ce qu’on mais affirmé peut déduire de ses textes. Mais son suicide, ton goût comme tous les suicides, reste une énigme. Autojumeaux d’Édouard Levé, 1999, photographie couleur, C’est d’ailleurs le sujet même de son dernier pour l’inconnu ouvrage, où l’écrivain parle d’un ami qui s’est peut-être : « Ton suicide n’a pas été précédé de en pariant supprimé de manière aussi brutale qu’inattentatives ratées. Tu ne craignais pas la mort. que si, tendue. Un mystère que l’auteur tente de cirTu l’as devancée, mais sans vraiment la désirer : conscrire et de cerner à coups de phrases de l’autre côté, comment désirer ce qu’on ne connaît pas ? Tu claires, nettes, incisives. Sans aucune illusion quelque chose n’as pas nié la vie, mais affirmé ton goût pour pourtant sur la possibilité de l’élucider. l’inconnu en pariant que si, de l’autre côté, existait, « Après coup, observe son éditeur, je me suis quelque chose existait, ce serait mieux qu’ici. » ce serait aperçu que dans Suicide, il y a beaucoup de Plus narratif que ses autres écrits, Suicide choses qui appartiennent à Édouard Levé. mieux qu’ici.” s’achève cependant sur une suite de tercets dont Ainsi l’expérience des trois jours de “vacance” l’esprit n’est pas sans rappeler Autoportrait : dans Bordeaux – “vacance” au sens fort du terme, non au sens « La règle me sert/La contrainte me stimule/L’obligation de loisir – est bien la sienne. » Tombeau d’un intime, adresse m’éteint »… Autoportrait jouait également, la poésie en moins, sans destinataire, Suicide est aussi une manière d’autopor- de la juxtaposition de constats physiques, esthétiques, psytrait. Une projection d’expériences et de préoccupations pro- chiques ou moraux. Additionnant les jugements, attitudes, pres à l’artiste, mais qui se mêlent inextricablement aux sou- réflexes et petits faits qui mis bout à bout constituent littéravenirs et aux idées qu’il a du disparu. Jusqu’à fusionner, lement une façon d’être au monde, usant d’une langue, précise et sobre, aussi « blanche » que possible, le livre se voulait Édouard Levé. Né en 1965, il a fait des études à l’Essec avant de devenir autant un dévoilement de la mécanique de soi que de sa mécaphotographe et écrivain, établissant de nombreux ponts entre art conceptuel nique à lui : « Je n’aime pas plus le cinéma narratif que le et littérature. Il a publié quatre livres chez P.O.L : Œuvres, Autoportrait, roman. “Je n’aime pas le roman” ne signifie pas que je n’aime Journal et Fictions. Il s’est suicidé en octobre 2007. Citons aussi des livres pas la littérature, “je n’aime pas le cinéma narratif” ne signifie de photographies tels qu’Angoisse et Reconstitutions (éd. Philéas Fogg). le M aga zin e Lit tér a ir e Av r il 2 0 0 8 n ° 474

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succession édouard levé/courtesy galerie Loevenbruck, Paris

phiques de « pornographie habillée » ou de joueurs de rugby – sans terrain, sans tenues et… sans ballon – où ne subsistent que les postures propres à ces « activités », dont le sens semble cependant s’être égaré. Entre imaginaire pur et pur documentaire, Édouard Levé n’aimait rien tant que s’attaquer aux images mentales préexistantes. Qu’on songe à sa première série, datant de 1999 : des photographies d’homonymes de personnalités artistiques et littéraires. Armé d’un annuaire et d’un téléphone, il dégotta ainsi « André Breton », « Henri Michaux », ou encore « Yves Klein ». De grands noms pour des visages totalement anonymes… De même, il partit pour les ÉtatsUnis pour photographier des villes telles que « Berlin », « Stockholm », « Paris » ou « Bagdad (1) ». Certains de ces projets avaient été présentés dans Œuvres, le premier ouvrage qu’il avait publié chez P.OL. Un livre qui « décrit des œuvres dont l’auteur a eu l’idée, mais qu’il n’a pas réalisées ». Chaque prop o sit ion est nu mé roté e. Exemple : « 158. Un plan-séquence vidéo tourné en voiture relie deux villages : Angoisse et Prozac. » Ou encore : « 525. Sur un planisphère subjectif n’apparaissent que les pays dans lesquels l’auteur s’est rendu. » Ce fabuleux « catalogue de tout ce qu’il est possible d’imaginer aujourd’hui dans l’art conceptuel ou presque », pour reprendre les mots de Paul Otchakovsky-Laurens, avait profondément impressionné ce dernier. L’écrivain Olivier Cadiot, qui fut l’ami d’Édouard Levé, partage son admiration : « Il y a pas mal d’auteurs qui veulent sortir de la littérature pour aller vers d’autres disciplines, le cinéma, les arts plastiques, les 64 x 96 cm, édition en cinq exemplaires. Adresse sans destinataire, Suicide est une manière d’autoportrait. performances. Édouard a fait l’inpas que je n’aime pas le cinéma. Les arts qui se déploient dans verse. Pour moi, son travail incarnait jusqu’au déchirement le temps me plaisent moins que ceux qui l’arrêtent. » les paradoxes de la littérature contemporaine, prise entre le Contrairement au Je me souviens de Perec (qui influença narratif et le conceptuel. À quel moment, à quel niveau l’idée Levé au même titre qu’un Raymond Roussel ou un Robert va-t-elle être digérée dans l’œuvre ? C’est une question, très Bresson), l’autoportrait est ici déconnecté de tout contexte moderne, que beaucoup d’écrivains se sont posée. Lui l’avait extérieur, sans lien avec la mémoire d’une époque. Mais à mise en scène – et mise à nu. » Et d’évoquer le dernier sémil’instar de l’auteur de La Vie mode d’emploi, Édouard Levé fait naire de Barthes articulant Proust et les haïkus, avec cette imploser le genre autobiographique : Autoportrait ne contient idée qu’un haïku renferme deux mille pages en germe, que le ni récit, ni mise en scène de soi, et les coq-à-l’âne parfois comi- minuscule contient l’immense, qu’un simple mot concentre ques sont le seul liant permettant de réunir les bribes un monde. Comme la première phrase d’Autoportrait (« Adod’un Moi revisité à la manière cubiste. Comme s’il avait fini lescent, je croyais que La Vie mode d’emploi m’aiderait à vivre, par atteindre – on retrouve là Perec – une forme d’objectivité et Suicide, mode d’emploi, à mourir »), qui semble le pendant de à force de subjectivité… Un processus de dépersonnalisation la dernière phrase de Suicide : « Le bonheur me précède/La paradoxale, de désacralisation et de mise à nu qu’on retrouve tristesse me suit/La mort m’attend. » L Minh Tran Huy à l’œuvre dans Journal, collage d’articles de presse dont (1) L’entreprise aboutit au livre de photos Amérique l’artiste avait préalablement gommé les noms de personnes (éd. Léo Scheer, 2006). et de lieux, les dates – bref tout ce qui « fait » l’information afin de révéler la façon dont on la fait. Bien des travaux d’Édouard Levé portent la marque de son intérêt pour le modèle générique, l’archétype, le stéréotype – le squelette des choses. Ainsi de ses séries photograle M aga zin e Lit tér a ir e Av r il 2 0 0 8 n ° 474

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Dossier

Le

Du Livre aux livres

Les juifs et la littérature C Dossier coordonné par A lexis Lacroix

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daniel morzinski

rue des archives Lebrecht

omme le raconte l’écrivain Paul Audi dans s’accomplit « en creux », comme dans la « poétique » évoquée son dernier livre, Romain Gary a fait cette par le poète Claude Vigée. Le germaniste Jacques Le Rider confidence : « Il y a en moi un vieux fond met en lumière le judaïsme ténu d’un auteur comme Kafka, de croyance messianique, dû peut-être à dont les prophéties n’auraient pas vu le jour sans la lecture mes origines juives. » À l’image de tant de Rabbi Loew, le Maharal de Prague. d’autres écrivains que leur héritage famiPlus d’une fois, c’est la négativité de l’histoire qui a lial rattache au judaïsme, Gary aurait été été déterminante : ainsi le choc de l’affaire Dreyfus pour les bien en peine de donner un contenu précis à sa fidélité. Mais écrivains juifs de langue française. Tandis que la Shoah, il avait l’intuition que son inspiration n’était pas séparable de rappelle Rachel Ertel, est une ombre portée sur la survie de son appartenance. Depuis le Bereshit de la Torah, un lien d’af- l’univers yiddishophone depuis 1945. En dernière analyse, finité s’est noué entre la perpétuace qu’il y a de vraiment juif dans tion du peuple juif et l’aventure litun roman ou un poème, c’est une téraire – deux paris solidaires d’une sensibilité infalsifiable, comme transmission fondée sur le texte. l’analyse Finkielkraut : « Dans Alors que le Salon du livre fête une humanité qui se glorifie de ces jours-ci la littérature israélienne, vivre au présent, l’être juif consiste quelques semaines avant le soixansans doute à maintenir une intertième anniversaire de l’État d’Israël, subjectivité mystérieuse. » Le Magazine littéraire a voulu approCe lien n’est nulle part plus préfondir sa réflexion sur la saga foisent que dans la littérature israésonnante des littératures juives, de lienne. D’abord parce que, comme Rachi, le commentateur des textes le raconte l’historien Elie Barnavi, sacrés, à Philip Roth. Enfants dans une école religieuse (Cheder) , en Pologne, 1916. la langue hébraïque, depuis sa réinCette réflexion exclut d’emblée vention par Eliezer Ben Yehuda a la référence à une « école juive ». Car une telle notion, comme été « l’outil de recomposition d’une identité nationale ». Mais l’explique Alain Finkielkraut, a le tort de réduire des chefs- surtout parce que la vitalité littéraire israélienne, qui enthoud’œuvre aux origines de leurs auteurs. D’ailleurs, insiste siasme Pierre Assouline, est « d’autant plus éclatante qu’elle Marc Weitzmann, aux États-Unis, Bernard Malamud, Saul reste silencieusement cernée par la mort. En amont par la Bellow, ou Norman Mailer ne se sont jamais reconnus dans Shoah, en aval par la guerre au quotidien. » Dans sa langue une prétendue « école juive de New York ». Si le signe juif nerveuse et suffoquée, le romancier israélien Etgar Keret, imprègne malgré tout ces œuvres si diverses, c’est de façon dont nous publions une nouvelle inédite, exprime cette plus énigmatique et, parfois, plus secrète : la transmission palpitation d’une identité entre Livre et livres. L


credit

Israël est l’invité du Salon du livre de Paris. À cette occasion, Le Magazine littéraire a voulu approfondir sa réflexion sur l’histoire des littératures juives. Avec comme guides, Alain Finkielkraut, Elie Barnavi, Etgar Keret…

Amos Oz, le maître des lettres israéliennes, dans le désert du Néguev, non loin de chez lui, en Israël, décembre 2007. le M aga zin e Lit tér a ir e Av r il 2 0 0 8 n ° 474

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