mmm$cW]Wp_d[#b_jj[hW_h[$Yec " BVgh '%&&
$/-À À°À À"%,À À°À À#(À À&3À À#!.À À À#!.À À!,,À À°À À)4,À À°À À%30À À°À À'"À ÀbÀ ÀÀ!54ÀÀ À°ÀÀ À'2À À°À À0/24À#/.4À À°À À-!2À À$(À À,58À À°À À45.À À4.$À À4/-À 3À À#&0À À4/- !À À#&0À À-!9À À°
5.%À!542%À-!.)é2%À$ Ã#2)2%À,%À-/.$%
Les littératures nordiques 3TIEGÀ,ARSSON À+ARENÀ"LIXEN À0ERÀ/LOVÀ%NQUIST ÀÀ 3O À/KSANEN À(ENRIKÀ)BSEN À3ELMAÀ,AGERLÚF
M 02049 - 506 - F: 6,00 E
Un inédit de Strindberg :CFJÚI: Edjg hÉn gZigdjkZg YVch aZh a^kgZh VjY^d
:CIG:I>:C 6K:8 >6C BX:L6C ¿ aÉdXXVh^dc YZ aV eVgji^dc YZ Solaire, gdbVc Xdad"Xnc^fjZ
Éditorial
3
Service abonnements Le Magazine Littéraire, Service abonnements 22, rue René-Boulanger, 75472 Paris Cedex 10 Tél. - France : 01 55 56 71 25 Tél. - Étranger : 00 33 1 55 56 71 25 Courriel : abo.maglitteraire@groupe-gli.com Tarifs France 2010 : 1 an, 11 numéros, 58 €. Achat de revues et d’écrins : 02 38 33 42 87 U. E. et autres pays, nous contacter. Pour joindre directement par téléphone votre correspondant, composez le 01 44 10, suivi des quatre chiffres placés après son nom. Rédaction Directeur de la rédaction Joseph Macé-Scaron (13 85) j.macescaron@yahoo.fr Rédacteur en chef Laurent Nunez (10 70) lnunez@magazine-litteraire.com Rédacteur en chef adjoint Hervé Aubron (13 87) haubron@magazine-litteraire.com Conseiller éditorial Alexis Lacroix Chef de rubrique « La vie des lettres » Alexis Brocas (13 93) Conception couverture A noir Conception maquette Blandine Perrois Directrice artistique Blandine Perrois (13 89) blandine@magazine-litteraire.com Responsable photo Michel Bénichou (13 90) mbenichou@magazine-litteraire.com SR/éditrice web Enrica Sartori (13 95) enrica@magazine-litteraire.com Correctrice Valérie Cabridens (13 88) vcabridens@magazine-litteraire.com Fabrication Christophe Perrusson (13 78) Directrice administrative et financière Dounia Ammor (13 73) Directrice commerciale et marketing Virginie Marliac (54 49) Marketing direct Gestion : Isabelle Parez (13 60) iparez@magazine-litteraire.com Promotion : Anne Alloueteau (54 50) Vente et promotion Directrice : Évelyne Miont (13 80) diffusion@magazine-litteraire.com Ventes messageries VIP Diffusion Presse Contact : Frédéric Vinot (N° Vert : 08 00 51 49 74) Diffusion librairies : Difpop : 01 40 24 21 31 Publicité Directrice commerciale Publicité et Développement Caroline Nourry (13 96) Publicité littéraire Marie Amiel - responsable de clientèle (12 11) mamiel@sophiapublications.fr Publicité culturelle Françoise Hullot - responsable de clientèle (12 13) fhullot@sophiapublications.fr Service comptabilité Marie-Françoise Chotard (13 73) mfchotard@sophiapublications.fr Impression Imprimerie G. Canale, via Liguria 24, 10 071 Borgaro (To), Italie. Commission paritaire n° 0410 K 79505. ISSN- : 0024-9807 Les manuscrits non insérés ne sont pas rendus. Copyright © Magazine Littéraire Le Magazine Littéraire est publié par Sophia Publications, Société anonyme au capital de 115 500 euros. Président-directeur général et directeur de la publication Philippe Clerget Dépôt légal : à parution
À l’entrée de l’hôtel de Guermantes Par Joseph Macé-Scaron
U
ne charge héroïque : c’est la prerécit de la mort de Bergotte, mière idée qui vient en lisant l’essai sans se poser la question de de Robert Darnton, Apologie du la mort du livre. Czapski livre . Le directeur de la bibliovoyait juste. Il était moins thèque universitaire de Harvard bouleversé par l’épisode de mérite pourtant que l’on dépasse cette impression. la madeleine que par cet Avec une érudition élégante, il nous montre cominstant où le narrateur pose bien la connaissance de l’histoire du livre éclaire le les pieds sur des dalles inédevenir de l’imprimé. Il souligne aussi combien gales à l’entrée de l’hôtel de Google – en dépit des prétentions les plus utopiques Guermantes. Il y voyait le propre basculement de de ses adeptes – est incapable de mettre Nous sommes Proust, le moment où ce en ligne tous les livres existants. « Qu’imparfois aussi craintifs porte ! nous diront les optimistes (au dernier décidait que sa vraie sens bernanosien du terme), il faut bien vie était dans son œuvre. de révéler notre faire un tri ! » Mais sur quoi reposerait La fascination pour l’édition amour pour l’objet alors le choix effectué ? numérique, qui a masqué livre que l’était parfois les belles avancées arnton déplore la difficulté dans Mme de Cambremer laquelle nous nous trouvons de du livre audio , a connu d’avouer son goût nous procurer les romans du une phase d’enthousiasme, pour Poussin. marquis de Pelleport . Ses violentes puis une période de désilsatires des mœurs mériteraient pourtant une place lusion, avant de tomber dans un pragmatisme pousimportante dans la littérature du XVIIIe siècle – une sif. Et nous sommes parfois aussi craintifs de révéler place qu’Internet lui refuse. En revanche, il est plus notre amour pour l’objet livre que l’était Mme de aisé de commander sur le Net Science et style de Cambremer d’avouer son goût pour Poussin. l’abbé Théophile Moreux. Ce sympathique ecclésiaselevons juste que le portail de Google n’est pas l’entrée de l’hôtel de Guermantes. Oh, tique qui s’est fait une pelote de petite gloire pour il est sûr qu’aucun pavé ne dépasse. Pelleses travaux de vulgarisation scientifique (une trentaine d’ouvrages) a aussi produit ce traité « contenant port et Moreux s’y trouvent (presque) à même des précieux conseils à un jeune écrivain ». L’écrivain niveau. On ne trébuchera pas en franchissant le seuil. Philippe Barthelet note dans son Baraliptons que le Aucun basculement ne s’opérera en nous dans ce prêtre cloue au pilori Saint-Simon pour son portrait monde lisse, sans aspérité ni perspective. Et il ne de Nicolas Potier de Novion, personnage louche et viendra à l’idée de personne de considérer que sa grotesque de la Cour : « Lorsqu’on a commis une vraie vie est dans son œuvre. Vraiment, les livres méphrase à la Saint-Simon, conseille notre abbé, le ritent encore toute notre attention. Comme le disait mieux est de la refaire en la coupant. » Mme de Cambremer dans Sodome et Gomorrhe, en Nombreux sont les critiques qui ont établi des filia- parlant des tableaux de Poussin : « Il faudra que je tions entre Saint-Simon et Proust – qui, lui aussi, les revoie »… j.macescaron@yahoo.fr devait désespérer l’abbé Moreux. Mais personne ne Apologie du livre. Demain, aujourd’hui, hier, l’a fait comme Joseph Czapski. Il faut lire Proust Robert Darnton, traduit de l’anglais (États-Unis) contre la déchéance , un livre constitué de confé- par J.-F. Sené, éd. Gallimard, « NRF Essais », 218 p., 19 ö. rences improvisées entre 1941 et 1942 par cet artiste Saluons la réédition au Mercure de France, polonais devant ses camarades prisonniers du camp dans la collection « Le Temps retrouvé », des Bohémiens, chef-d’œuvre du marquis de Pelleport, préfacé par… soviétique de Griazowietz. Là, dans un baraquement le Robert Darnton. où régnait un froid qui descendait jusqu’à - 45 °C, Proust contre la déchéance. Conférences Czapski parlait de Proust et de sa chambre sur- au camp de Griazowietz, Joseph Czapski, éd. Noir chauffée aux murs de liège. Là, des hommes réduits sur Blanc, 94 p., 16 ö. au plus grand dénuement écoutaient avec passion le Voir notre enquête p. 8-11. HANNAH/OPALE
Édité par Sophia Publications 74, avenue du Maine, 75014 Paris. Tél. : 01 44 10 10 10 Fax : 01 44 10 13 94 Courriel : courrier@magazine-litteraire.com Internet : www.magazine-litteraire.com
D
R
| |
Mars 2011 *%+ Le Magazine Littéraire
5
Sommaire 40
Cahier critique : Aimé Césaire lu par Papa Samba Diop.
8]VfjZ bd^h! YZh Xg^i^fjZh ^c Y^iZh ZmXajh^kZbZci VXXZhh^WaZh Zc a^\cZ#
Sur www.magazine-litteraire.com
André Gide ¿ aÉdXXVh^dc YZ aV eVgji^dc Yj WZVj a^kgZ André Gide ou la Tentation nomade ;aVbbVg^dc ! jc Y^VedgVbV eg hZciVci aÉdjkgV\Z#
Enquête AV fjVig^ bZ YZ XdjkZgijgZ Zhi Y X^h^kZ edjg aZ YZhi^c YÉjc djkgV\Z Zc a^WgV^g^Z# 8dbbZci XZh iZmiZh YZ eg hZciVi^dc hdci"^ah Xdc jh 4 :cfj iZ#
Jeu-concours ¿ aÉdXXVh^dc Yj HVadc Yj a^kgZ! \V\cZo jcZ Xgd^h^ gZ Zc Cdgk \Z kd^g Vjhh^ e# (* #
Ce numéro comporte 3 encarts : 1 encart abonnement sur les exemplaires kiosque, 1 encart Edigroup sur exemplaires kiosque de Suisse et Belgique, 1 encart Robert Fourt et 1 enveloppe Studio Ciné Live sur une sélection d’abonnés.
M. DELPORTE/FIGAROPHOTO – M. DONDERO/LEEMAGE – F. GUIZOU/HÉMISPHÈRES – O. DION
Le cercle critique
n° 506 mars 2011
52
14
Dossier : Les littératures nordiques.
L’actualité ( L’éditorial de Joseph Macé-Scaron + Contributeurs - Enquête Livres audio : le grain de la voix &' La vie des lettres Édition, festivals,
spectacles… Les rendez-vous du mois Le cahier critique Fiction ') Ian McEwan, Solaire '+ Jérôme Garcin, Olivier '- Bruno Smolarz, Hokusaï aux doigts d’encre (% Frédéric Berthet, Daimler s’en va (& Yannick Haenel, Le Sens du calme (' Nikolaj Frobenius, Je vous apprendrai la peur (( Peter Ackroyd, Les Carnets de
Victor Frankenstein (* Serge Doubrovsky, Un homme de passage (+ Glenn Taylor, La Ballade de Gueule-Tranchée Poésie (- Kenneth White, Les Archives du littoral Non-Fiction )% Papa Samba Diop, La Poésie d’Aimé Césaire )' Mireille Huchon, Rabelais )) Michel-Ange, Carteggio. Correspondance )+ François Jullien, Philosophie du vivre ), Jacob Rogozinski, Guérir la vie. La Passion d’Antonin Artaud )- Stanley Cavell, Philosophie des salles obscures ). Cornelius Castoriadis, Thucydide, la force et le droit
Ian McEwan publie Solaire, farce noire inspirée par les paradoxes du réchauffement climatique. Critique p. 24 et grand entretien p. 100.
En couverture : Signe et Henriette (les sœurs de l’artiste) lisant un livre, par Carl Christian Constantin Hansen, 1826. Nordiska Museet, Stockholm/The Bridgeman Art Library. © ADAGP-Paris 2010 pour les œuvres de ses membres reproduites à l'intérieur de ce numéro.
Abonnez-vous page 95
| |
Mars 2011 *%+ Le Magazine Littéraire
La vie des lettres : Calmann revit.
Le dossier *' Les étoiles *) ** *. +% +& +' +) ++ +- ,& ,' ,( ,) ,+ ,- -% -' -) -+ -- .%
du Nord
dossier coordonné par Augustin Trapenard Fendre la glace des clichés, par Régis Boyer Chronologie Nul maître en Arctique, par Jørn Riel Ces femmes invisibles, par Steinunn Sigurðardóttir Qu’est-ce qu’un écrivain multiculturel ? par Jonas Hassen Khemiri Cartes de l’identité, par Monika Fagerholm Les langues nordiques, par Jean Renaud Cours particuliers, par six traducteurs Des États-providences pour les auteurs, par Éric Eydoux Polar : les enfants de Sjöwall et Wahlöö, par Philippe Bouquet Un genre lucide ou nostalgique ? par Marc de Gouvenain Enquêtes chamanes, par Torfi H. Tulinius Retour à l’envoyeur, par Nils C. Ahl Pôles magnétiques, par Antoine Jacob Cinq grandes figures nationales Un chœur féminin, par Elena Balzamo La littérature jeunesse, par Annelie Jarl Ireman L’humour à froid, par Gérard Meudal Écrivains voyageurs, par Annie Bourguignon Entretien avec Per Olov Enquist Nouveautés, par Bruno Sagna
Le magazine des écrivains .' Inédit Salles gothiques, d’August Strindberg .+ Archétype L’enfant dehors,
par Maylis de Kerangal .- Admiration Bergson, par Frédéric Worms &%% Grand entretien avec Ian McEwan &%+ Le dernier mot, par Alain Rey
EgdX]V^c cjb gd Zc kZciZ aZ '- bVgh
Dossier : Milan Kundera
Enquête
8
Le grain de la voix Livres audio, fictions radiophoniques, cours et conférences téléchargeables… De plus en plus répandus, ces divers supports proposent d’expérimenter autrement la littérature. Par Alexis Brocas, illustration Hélène Perdereau pour Le Magazine Littéraire
I
l se peut que la littérature soit l’affaire des solitaires et des taciturnes. « In angulo cum libro » (« dans un coin avec un livre »), lit-on chez Umberto Eco (dans Le Nom de la rose) comme chez Pascal Quignard (dans Les Ombres errantes). Mais cette ancienne devise n’est plus très vraie, à l’heure d’Internet et du livre audio. L’ère moderne des lettres n’est plus celle du silence. Tentons un panorama des multiples façons d’écouter la littérature, qui induisent autant de perceptions différentes des textes. « Déesse, chante-nous la colère d’Achille » : les premiers mots de la littérature occidentale ont été dits et entendus bien avant d’être écrits et lus. En évoquant d’emblée le chant, ils rappellent que la littérature fut d’abord sonore. De gestes en cantilènes, elle le demeura, alors même que, dans le sillage de l’écriture, apparaissait cette pratique qui émerveilla saint Augustin quand il vit Ambroise de Milan s’y adonner : celle de la lecture muette, qui se généraliserait quand l’alphabétisation aurait multiplié les lecteurs, l’imprimerie les livres, que le roman serait devenu le genre roi… Ensuite ? La modernité aurait-elle fait entrer la littérature – poésie et théâtre exceptés – dans une ère de silence absolu ? Vu de loin, cela paraît vrai ; de plus près, il n’en est rien : un peu partout, des signes témoignent que la littérature s’entend toujours, et que le livre n’est plus le seul moyen de l’aborder.
Sites, ondes et MP3 La voici sur scène : portées par le succès des spectacles de Fabrice Luchini, les lectures publiques sont devenues les figures imposées de toute manifestation littéraire, et certaines, comme Le Marathon des mots, s’y dédient presque entièrement. La voici sur Internet, où fleurissent des sites comme Litteratureaudio.com, qui propose gratuitement des lectures faites par ce qu’on appelle des « donneurs de voix ». Sur le site du Collège de France, on peut retrouver des conférences en téléchargement libre et écouter sur son lecteur MP3 – dans le bus, dans le métro ! – les analyses passionnantes de Michel Zink, par exemple, sur « les récits médiévaux de l’abaissement ». Ajoutons que la littérature résonne toujours sur les ondes : les fictions radiophoniques, ces pièces de théâtre sonores qui vissaient les Français des années 1950 à leurs postes, se sont largement modernisées. Elles occupent toujours sept heures d’antenne hebdomadaires sur France Culture, comme le rappelle Blandine Masson, responsable de
ce département, par ailleurs premier employeur de comédiens en France. Signe des temps, Olivier Poivre d’Arvor, nouveau directeur de la station, en annonce encore davantage : cet été, plus de trente romanciers seront conviés à lire des extraits de leurs prochains ouvrages – qui paraîtront à la rentrée littéraire. Ces lectures radiophoniques ne sont pas l’apéritif avant le repas : elles sont un autre repas, qu’on savoure différemment. Il en va de même pour le livre audio – lecture enregistrée d’un roman par un comédien ou, plus rarement, par l’auteur –, qui connaît un développement illustrant à lui seul le regain de la littérature sonore. Selon Aurélie Kieffer, jeune fondatrice du prix Lire dans le noir, il semble libéré du préjugé qui le destinait d’abord aux malvoyants. Même s’il ne représente encore que 1 % du marché de l’édition, « il permet de faire vivre une vingtaine d’éditeurs », comme l’indique Patrick Frémeaux, directeur de Frémeaux & Associés. Du reste, les éditions sonores ont appris à se faire connaître des traditionnelles maisons d’édition – quand elles n’ont pas été créées par celles-ci –, et l’offre de livres audio suit de plus en plus près l’actualité des parutions papier. Jusqu’à s’y confondre : le prochain roman du Suédois Johan Theorin (Le Sang des pierres) paraît simultanément en livre et en CD. Autre symptôme de cette évolution, les auteurs, tels Régis Jauffret (Microfictions), Alain Mabanckou (Demain j’aurai vingt ans) ou Jean Echenoz (Courir), se font de plus La fameuse écriture blanche de en plus souvent leurs Camus ? Écoutez la lecture qu’il fait propres interprètes. En outre, la lecture, autrede L’Étranger, écoutez le souffle fois perçue par les coméet les ors de cette poésie en prose ! diens comme un exercice aride et austère, désormais les séduit : aux précurseurs – Denis Podalydès, Charles Berling, André Dussollier, Jacques Bonnaffé – s’ajoutent de nouveaux noms souvent prestigieux – Sara Giraudeau, narratrice de Bonjour tristesse, ou encore l’actrice culte Christine Boisson, qui vient d’enregistrer Le Cœur régulier d’Olivier Adam. Ce regain de la littérature sonore doit être loué pour une raison évidente : en sollicitant l’ouïe plutôt que la vue, celle-ci déplace notre appréhension du texte et ainsi nous apprend toujours autre chose, même
| |
Le Magazine Littéraire *%+ Mars 2011
9
s’agissant d’une œuvre que nous pensions connaître parfaitement. Vous voyez encore le style du Camus de L’Étranger comme un exemple d’écriture blanche ? Écoutez la lecture qu’en fait son auteur (aux éditions Frémeaux & Associés), et la blancheur que vous prêtiez au style se teindra des ors de la poésie en prose. « Par ses inflexions, Camus nous indique comment comprendre son œuvre », explique Patrick Frémeaux. Certes, mais la voix de l’auteur n’est pas le seul
| |
Mars 2011 *%+ Le Magazine Littéraire
révélateur. Si la lecture est réussie, un petit miracle se produit : celui de faire surgir des éléments du texte que seul votre inconscient avait jusqu’alors perçus. Jeudi 9 décembre 2010. Une foule se presse entre les rayons boisés de la librairie germanopratine L’Écume des pages pour écouter Bernadette Lafont et Michael Lonsdale. La lecture est essentiellement consacrée à Proust, et un peu à Barbey d’Aurevilly ; pourtant le public s’esclaffe comme devant Molière, s’amusant
La vie des lettres
12
la même période, un agent lui fait parvenir le premier roman de Jay McInerney. « Dès les cent premières pages, ce fut le coup de foudre. » De même pour Richard Ford, présenté par Carver, ou, quelques années plus tard, pour Jonathan Franzen et Jonathan Safran Foer. « J’ai toujours placé mes goûts littéraires aux commandes de toute décision. Car c’est tout ce que j’ai. »
OLIVIER DION/ÉD. DE L’OLIVIER
Effrayante proposition En 1990, après un passage à la direction de Payot, Olivier Cohen reçoit une proposition « saugrenue et effrayante » de Claude Cherki, directeur du Seuil : fonder les éditions de L’Olivier. « Mes premières réticences furent vite balayées. J’étais passionné par des auteurs américains qu’il me semblait urgent de faire connaître. » Hélas ! à l’époque, le monde avait d’autres urgences : la guerre du Golfe. À l’heure où les Français désertaient restaurants et magasins, était-il judicieux d’annoncer la naissance d’une nouvelle maison d’édition Olivier Cohen, « polyglotte littéraire » et directeur des éditions de L’Olivier. publiant des œuvres américaines élitistes, parmi lesquelles un roman de Richard Ford et un essai de Cynthia Ozick ? « Malgré de beaux succès comme Trente ans et des poussières de McInerney, en 1993, et de nombreux prix littéraires, les premières années furent désastreuses. » En 2004, Olivier Cohen prit la direction éditoriale du Seuil, absorbé par La Martinière. « Et il fallut attendre 2005, pourÀ l’occasion de l’anniversaire des éditions suit-il, et ma démission de ce poste, pour que de L’Olivier, Olivier Cohen revient sur L’Olivier, auquel je me consacrais désormais ses débuts et sur ses auteurs fétiches. à temps plein, retrouve son autonomie et commence à se stabiliser. » Depuis, l’éditeur irecteur des célèbres éditions qui ne devait être qu’un et son équipe ne cessent « J’ai acheté les droits qui portent son prénom, Oli- « travail d’appoint » aux d’explorer de nouvelles de tous les livres vier Cohen a une expression éditions du Sagittaire. terres, traduisant notampour définir son métier et la Les débuts d’Olivier d’un inconnu. Un certain ment les œuvres de passion qui s’y confond : Cohen dans l’édition : grands écrivains israéRaymond Carver… » liens longtemps mécon« polyglotte littéraire ». D’ailleurs, ses bureaux, « J’ouvrais la porte aux au cœur du Quartier latin – et à bonne dis- visiteurs, je répondais au téléphone, je corri- nus en France tels Aharon Appelfeld et Sayed tance du Seuil, la maison mère –, semblent geais les épreuves d’auteurs excentriques Kashua, ou des Russes tels Vladimir Sorokine bien une sorte de loft new-yorkais, situé à la comme Bukowski… Et il fallait se rendre à et Alexandre Ikonnikov. En outre, il a su croisée imaginaire du boulevard Montpar- l’évidence, cela me plaisait ! » Puis Claude Du- rejoindre le premier cercle des éditeurs de nasse et de la Cinquième Avenue de Manhat- rand lui propose la direction de la collection littérature française, en publiant de nomtan. Le dépaysement gagne aussi celui qui « Mazarine » chez Fayard. Une initiation à breux auteurs tels Olivier Adam et Florence écoutera cet éditeur historique évoquer ses l’édition dans les règles de l’art. Qui lui per- Aubenas, mais aussi Marie Desplechin, Agnès périples littéraires. Olivier Cohen, homme met une rencontre décisive, à New York. Desarthe et Véronique Ovaldé. « De fortes aux origines multiples – des grands-parents L’anecdote est connue – elle pourrait ap- personnalités littéraires qui ont un point venus de Czernowitz, en Roumanie, une mère partenir aux « Belles Histoires de l’édition commun : n’appartenir à aucune chapelle. » viennoise, un père algérien, des oncles et contemporaine » –, on ne se lasse pas de l’en- Avec de telles troupes, Olivier Cohen ne tantes anglais –, n’a eu pour guide qu’un seul tendre : « C’était un jour de violente tempête. craint pas la révolution numérique. Et ne amour : celui, éperdu, de la lecture. J’étais entré dans une librairie de Manhattan souscrit nullement aux discours pessimistes En 1969, Olivier Cohen, jeune normalien pour m’abriter. Une heure plus tard, je relevai annonçant la fin de la littérature : pour lui, à anarchiste, féru de rock et de contre-culture la tête et me rendis compte que le soleil était l’instar de l’arbre qui orne ses couvertures, américaine, refuse d’exercer le moindre mé- réapparu et que j’avais dévoré un recueil de elle continuera de déployer ses branches tier qui l’éloignerait des livres : « Je pensais nouvelles jusqu’à la dernière ligne. À Paris, avec sérénité et élégance, tout en conserdonc que le mieux serait de ne pas travailler. » j’ai dû annoncer, fébrile, à mon directeur que vant, espère-t-il, « ce pouvoir mystérieux d’inTrès vite pourtant, deux éditeurs, Gérard j’avais acheté les droits de tous les livres d’un venter un lieu imaginaire où l’on se sente Guégan et Raphaël Sorin, lui proposent ce inconnu. » Un certain Raymond Carver… À partout chez soi ». Lauren Malka
éditionVingt ans
et toutes ses feuilles
D
| |
Le Magazine Littéraire *%+ Mars 2011
13
Laboratoire Delaume Un narrateur féru d’anglicismes et sa « miss Hélium » « atterrabrissent » au sommet d’un séquoia géant planté de champignons hallucinogènes. Non, vous n’êtes pas chez Carroll relu par Maurice G. Dantec, mais dans Séquoiadrome, d’Émilie Notéris, livre rhizomique publié par la collection « Extraction », créée par Chloé Delaume aux éditions Joca Seria. Le projet : produire des formes et des dispositifs singuliers. Prochain ouvrage prévu : un « opéra parlé ».
Livre des jours Les éditions Cécile Defaut lancent « Le Livre, la Vie » à partir d’un défi formulé dans Roland Barthes par Roland Barthes : « prendre un livre classique et tout y rapporter de la vie pendant un an ». Philippe Forest a donc noté, trois cent soixante-cinq jours durant, ses remarques sur l’Ulysse de Joyce, de même Philippe Vilain avec L’Été 80, de Duras. Prévus pour mai prochain, ces textes devraient être suivis d’un alléchant « Éric Pessan sur H. G. Wells » et d’un intrigant « Catherine Robbe-Grillet sur Robbe-Grillet ».
Poste restante La ligne de la collection « Les Affranchis », aux éditions NiL, tient en une injonction : « Écrivez la lettre que vous n’avez jamais écrite ». Nicolas d’Estienne d’Orves s’adresse donc à un ami disparu, Annie Ernaux à sa sœur morte avant sa naissance, et Bruno Tessarech interpelle la faculté de Vincennes. À venir, les lettres de Linda Lê et de Lydie Salvayre.
travaux en cours
édition
« La littérature n’est plus ancrée dans un lieu »
Le fonds Barthes transféré à la BnF
«
A
nnoncer la disparition de l’idée de littérature, ce n’est surtout pas annoncer la fin du livre et de la lecture. Je suis fondamentalement optimiste. » Professeur à l’université Paris-X, William Marx, dont les thèses ont été associées à tort aux sombres prophéties de Richard Millet, poursuit sa réflexion sur l’évolution de l’idée de littérature. Dans L’Adieu à la littérature (éd. de Minuit, 2005), il montrait que cette idée, telle que nous la concevons aujourd’hui, était née récemment, et pouvait donc mourir. Dans Vie du lettré (éd. de Minuit, 2009), il réaffirmait l’importance des hommes de lettres, dont l’éthique et l’expérience apparaissent indispensables. À présent, il travaille sur un nouvel essai, qu’il devrait achever cet été. « J’ai voulu élargir mon champ d’approche, et trouver un point de comparaison permettant de mieux comprendre la littérature d’aujourd’hui et l’idée que nous en avons. J’ai pris l’exemple le plus lointain : la tragédie grecque, et je m’en sers pour créer un contraste. Ainsi, il me semble que les tragédies William Marx. grecques ont un rapport étroit au contexte – en simplifiant à l’extrême, on peut dire qu’elles sont créées en l’honneur du héros d’un lieu. Cette dimension locale ne nous apparaît pas parce que ces lieux ont disparu. Or considérer ces pièces sans prendre conscience des contextes dans lesquels elles s’enracinent revient à regarder la Victoire de Samothrace sans s’apercevoir qu’elle n’a plus de bras. « À l’inverse, aujourd’hui, nous estimons qu’un énoncé est littéraire quand nous pouvons l’extraire de son contexte. L’idée de littérature se définit donc par la délocalisation. Cette conception rejoint celle de Hegel, qui, dans ses Leçons sur l’esthétique, voit dans la littérature l’art le plus proche de l’âme. Aussi, la littérature moderne s’est restreinte sur un territoire, celui de l’esprit. Je suis donc attentivement la façon dont certains écrivains, comme Michel Houellebecq ou Jean Echenoz, tentent de reconnecter littérature et réel. « Les différences concernent aussi le rôle assigné à la littérature. Dans l’Antiquité, elle était censée avoir une influence physiologique, par la catharsis. Ce rôle, sur lequel, bien sûr, je reviendrai davantage dans mon essai, a presque disparu de la littérature actuelle, hors des œuvres de rares auteurs (Artaud, Valéry, Guyotat). En revanche, on le retrouve dans la psychanalyse. » HÉLÈNE BAMBERGER/ÉD. DE MINUIT
nouvelles collections
Alexis Brocas
| |
Mars 2011 *%+ Le Magazine Littéraire
Demi-frère et ayant droit de Roland Barthes, Michel Salzedo a retiré les archives de l’écrivain de l’Imec (Institut Mémoires de l’édition contemporaine), où il les avait déposées en 1996, pour en faire don à la BnF. Ce fonds rassemble de nombreux manuscrits de travail, esquisses, documents imprimés, correspondances, articles, textes relatifs aux cours et aux séminaires donnés par Barthes et devrait bientôt se compléter d’une série de dessins dont dispose encore la famille.
L’amie de Saint-John Perse Figure des lettres américaines, la critique Katherine Biddle (1890-1977) fut aussi l’ange gardien de Saint-John Perse, auquel elle prodigua argent, conseils et relations. Les éditions Gallimard publient, dans « Les Cahiers de La NRF », ses écrits intimes, témoignage de trente ans d’amitié. Rappelons que deux textes inédits du poète avaient été découverts, en 2007, dans les archives de Katherine Biddle.
Bernanos enquête Saviez-vous que Georges Bernanos avait écrit deux romans policiers? Le premier, Un crime, introuvable, sera republié le 3 mars aux éditions Phébus. Dans le petit village de Mégère, le nouveau curé entend des coups de feu : c’est une octogénaire qu’on assassine. Le deuxième, Un mauvais rêve, n’est plus disponible qu’en occasion. Une future proie pour Phébus?
|
Critique Fiction
24
Le vert et le noir Solaire, Ian McEwan, traduit de l’anglais par France Camus-Pichon, éd. Gallimard, « Du monde entier », 392 p., 21,50 €. Par Bernard Quiriny
P
résenter Solaire comme un roman sur le réchauffement climatique et les énergies propres n’est sûrement pas la meilleure façon de le mettre en valeur, tant ces sujets semblent peu à même de donner lieu à une intrigue intéressante. Du reste, ce ne serait pas exact : il est certes question de fonte des glaces, de fin du pétrole et d’énergies vertes, mais tout cela sert avant tout de décor pour les tribulations de Michael Beard, le personnage principal. Certains critiques britanniques ont également rangé Solaire dans la lit lab (« littérature de laboratoire »), un dérivé du campus novel à base de héros en blouse blanche, de découvertes et de vocabulaire scientifique plus ou moins digéré – comme Intuition d’Allegra Goodman ou Alice est montée sur la table de Jonathan Lethem. De fait, il y a dans Solaire nombre d’incursions dans la physique, avec une débauche de jargon (il est question de théorie quantique des champs, d’équation de Dirac, de condensation de Bose-Einstein) et des développements très professionnels aux yeux du profane. On sait que Ian McEwan ne lésine jamais sur la documentation, qu’il s’agisse des maladies du système nerveux dans Samedi ou du syndrome de Clérambault dans Délire d’amour ; une douzaine de climatologues et de physiciens quantiques consultés sont d’ailleurs remerciés à la fin. Reste que Solaire n’est pas un roman « scientifique » proprement dit, mais plutôt un roman comique sur fond scientifique : d’abord, parce que son vrai sujet n’est pas la science ni le monde qui nous entoure mais la vie dissolue du héros, dont les dérèglements intimes font écho à ceux de la planète ; ensuite, parce que le prestigieux Michael Beard ne mérite plus vraiment son titre de savant, lui qui depuis des années s’est endormi sur les lauriers de son prix Nobel et qui passe sa vie à répéter les mêmes conférences aux quatre coins du monde en rentabilisant sa gloire passée. Beard est sans doute un héros typiquement macewanien, cousin de Joe Rose (Délire d’amour) et de Henry Perowne (Samedi), à la fois antipathique et attachant, bourré de défauts et curieusement séduisant. Dieu sait pourtant qu’il n’a plus grand-chose pour lui : depuis l’invention de la « colligation BeardEinstein », la théorie qui lui a valu son prix, Beard s’est transformé en quinquagénaire chauve et bedonnant, misanthrope, égoïste, coureur de jupons et affligé de petites maladies (boutons de fièvre, couperose, blépharite) à cause d’un mariage en déliquescence – il s’est marié cinq fois, a trompé toutes ses femmes et voit la dernière, Patrice, le tromper en retour avec un maçon brutal. Au début du roman, Beard est nommé directeur d’un nouveau centre de recherches financé par le gouvernement Blair pour damer le pion au
Laboratoire des énergies renouvelables du Colorado. À vrai dire, Beard n’éprouve aucune passion pour le développement durable : vaguement climatosceptique, il ne parvient guère à s’intéresser à l’avenir de la planète et fait le service minimum en laissant tout le travail à son adjoint. Parmi les six chercheurs qui travaillent au centre, l’un parvient quand même à capter son attention : Tom Aldous, un jeune Écossais persuadé que l’énergie éolienne est un non-sens et que la vraie solution est dans le photovoltaïque, en reproduisant le mécanisme de la photosynthèse. Génial et dévoué, Tom rédige un mémoire complet que Beard n’hésitera pas à s’approprier quand, revenant d’une expédition au pôle Nord, il le trouve à moitié nu dans son salon, avouant avec gêne qu’il a passé la nuit avec sa femme, et le tue accidentellement. Accident que Beard maquille en crime pour faire porter le chapeau au maçon, éliminant d’un coup ses deux rivaux… Ici commence la deuxième partie, après une ellipse de cinq ans. Michael Beard s’est hypocritement converti au catastrophisme climatique, a monté une société et tente de se positionner sur le marché des énergies vertes en utilisant les calculs de Tom pour Ian McEwan. construire des panneaux solaires imitant la photosynthèse. Pour lui, Extrait le réchauffement de la planète est désormais une bénédiction, une chance unique de gagner de l’are Gulf Stream allait s’arrêter, les Européens mourraient de froid gent en brevetant les technologies dans leur lit, l’Amazonie devienadéquates. De ce cynisme écolodrait un désert, certains contigique sans scrupule, Ian McEwan nents seraient la proie des flamfait le ressort d’un roman qui est mes, d’autres noyés sous les eaux, sans doute l’un de ses plus drôles. et dès 2085 la banquise disparaîL’humour n’a jamais été absent de trait l’été et les ours blancs avec son univers, mais il y a dans Solaire elle. Beard avait déjà entendu ces des moments de comédie pure qui prédictions et n’en croyait pas un en font un vrai roman humoristimot. Même dans le cas contraire, que : Beard persuadé que son il ne se serait pas inquiété. Un pénis a gelé après qu’il a uriné homme de son âge, sans enfant, dans la neige par - 30 °C ; Beard et sur le point de divorcer pour la échappant à un ours blanc sur la cinquième fois pouvait se perbanquise ; Beard et le vestiaire mettre une pointe de nihilisme. anarchique du bateau polaire ; ou Beard victime d’une cabale fémiSolaire, niste – épisode tiré de l’affaire Ian McEwan Summers (un économiste de Harvard contraint à quitter la présidence de l’université en 2006 après des propos controversés sur les femmes), que l’auteur transforme en satire jubilatoire du politiquement correct, des emballements médiatiques et des délires du postmodernisme universitaire. Une autre scène comique, la parabole du paquet de chips, permet à Ian McEwan de régler ses comptes avec les accusations de plagiat dont il a fait l’objet. Lors d’une lecture publique de cet
L
| |
Le Magazine Littéraire *%+ Mars 2011
25
Fantasmagorie du rebut Les Hommes sirènes, Fabienne Juhel, éd. du Rouergue, 304 p., 19 €. Par Noémie Sudre
EAMONN MCCABE/CAMERAPRESS/GAMMA
«
extrait au Festival de Hay, en 2008, on lui avait en effet reproché d’avoir emprunté une anecdote à Douglas Adams ; en réponse, il insère dans Solaire un personnage de chargé de cours, prétentieux et ridicule, qui accuse Beard d’avoir volé une histoire réellement vécue par lui quelques heures plus tôt… Si on retrouve dans Solaire nombre de thèmes récurrents de l’œuvre macewanienne (l’opposition entre vision scientifique et vision littéraire, l’égoïsme individuel face à l’intérêt général, la variété des options morales possibles dans notre monde désenchanté), on est surtout frappé par la virtuosité dont fait preuve le romancier, jusqu’au climax des dernières pages. Chaque épisode humoristique pourrait presque être isolé du reste comme une nouvelle, mais tous sont imbriqués dans une progression savamment agencée, sans jamais donner l’impression de gratuité. Vie intime et vie publique de Michael Beard se combinent à la perfection dans une toile dont les fils se rejoignent irrésistiblement dans les dernières pages, comme un piège refermé sur le héros, victime de ses turpitudes, rattrapé par son destin. L’art impeccable, virtuose et précis, de Ian McEwan éclate alors en plein – on n’ose pas dire comme un soleil – et laisse au lecteur la même impression de perfection qu’a dû ressentir Beard en écoutant cette étude de Fernando Sor jouée à la guitare par l’un de ses compagnons du pôle Nord, avant qu’il rentre à Londres pour y tuer Tom malgré lui et déclencher sans le savoir le cycle tragicomique de ses ennuis. (Lire aussi notre grand entretien avec Ian McEwan, p. 100-104.)
| |
Mars 2011 *%+ Le Magazine Littéraire
D
éfense de déposer des ordures » : c’est ce simple panneau qui pousse à la fuite « l’homme » du quatrième roman de Fabienne Juhel. Ce simple panneau, et la lettre de l’hôpital qui lui apprend qu’un « caillou » s’est logé dans son cœur. Dès lors, Les Hommes sirènes pourraient être l’histoire banale d’un type malade qui décide du jour au lendemain de plaquer femme et enfant et de marcher sans se retourner vers les lieux de son enfance. Mais, chez la romancière, dont l’œuvre, commencée en 2005 avec La Verticale de la lune, est placée sous le signe d’un onirisme inquiétant, la fuite en avant prend la forme du retraitement des déchets d’une vie. Quand « l’homme » n’était que « l’enfant », dans les chapitres rétrospectifs du roman, le lecteur se laisse transporter dans un monde rythmé de comptines et d’inventions poétiques. D’origine indienne, l’enfant fut adopté par Ève et Eli Eckert, un couple étrange et gémellaire, rescapé des camps de la mort, que les prénoms bibliques semblent tirer vers le Ciel ; jusqu’à ce que ces « ogres alpha échappés d’un pays de neige » deviennent aussi menaçants que les deux dogues qui gardent leur propriété. Ce qui pourrait être enchanteur se souille, au fil du récit, d’une noirceur empreinte d’âpres échos primitifs. Le voyage que le héros entame, bien des années plus tard, guidé par une pierre aventurine jetée comme un dé, est alors moins initiation qu’exorcisme. Recyclage, au sens littéral, des « bêtes qui fourragent dans sa mémoire ». L’écriture de Fabienne Juhel semble adopter une démarche ondulante, à mi-chemin entre l’association d’idées et le cadavre exquis. Est-ce pour cela que certains mots donnent l’impression de se tenir là telles des enluminures éloignant la phrase de son degré zéro ? L’auteur fait assurément partie de ces jeunes romanciers qui choisissent une langue et construisent un univers – à la limite de l’excès de zèle parfois. Mais le lecteur comprend vite la distance avec laquelle l’écrivaine regarde son propre texte. Nulle prétention à choisir, comme elle le dit, « l’emplacement » de chaque mot ; nul hasard si chaque partie commence par le rappel de la définition et de l’étymologie de son propre titre – « Le départ », « Sur la route » et « Le terme » –, et encore moins si « L’Étranger » du Spleen de Paris se fait épigraphe. Tout s’explique au bout du compte : comme le poème de Baudelaire, Les Hommes sirènes sont affaire de démystification, de mise à mal du lyrisme, car, au-delà de la facilité poétique, Fabienne Juhel badigeonne la magie de ses livres d’une belle couche de fange. Histoire de rappeler à l’homme qui voudrait être sirène sa condition plus modeste de bois flotté ou de « tête de clou parmi la bigarrure des immondices ».
DossierÀ
52
Les étoiles du Nord
Le Salon du livre met à l’honneur le Danemark, la Finlande, l’Islande, la Norvège et la Suède.
N En partenariat avec le CNL
Le Centre national du livre et Le Magazine Littéraire publient un livret de vingtquatre pages présentant les quarante auteurs nordiques invités et l’agenda des rencontres. Ce livret sera distribué gratuitement à l’entrée du Salon du livre, du 18 au 21 mars, porte de Versailles, Paris 15e.
Nous vivons ns actu actuellement un âge d’or, plus intéressantt que q tout t ce qu’on a pu voir au cours de ces cinquante cinq dernières années. » Tel est le con constat du maître suédois Per Olov Enquist, dans dan l’entretien l’en qu’il a accordé au Magazine Littéra Li Littéraire (p. 88-89) sur l’exceptionnelle ionnelle vit vitalité des lettres nordiques. En célébrant ébrant cet cette an année non pas un pays mais cet espace pace septent septentrional se comprenant le Danemark, laa Finl Finlande Finlande, l’Islande, la Norvège et la Suède Salon ddu livre de Paris nous invite Suède, le Sal en effet à mettre en perspective ce qui n’est rien de moins qu’un miracle littéraire. À voir ce que ces pays représentent dans le champ littéraire et dans l’imaginaire du lecteur d’aujourd’hui, leur présence et leur influence dans les genres ô combien populaires que sont la littérature de jeunesse et le roman policier, ou encore le succès sans précédent d’une Sofi Oksanen (Purge), d’un Jostein Gaarder (Le Monde de Sophie) ou d’un Stieg Larsson (Millénium), comment ne pas s’interroger sur l’existence, sinon d’une identité, du moins de familles d’écritures et d’idées dans les cinq pays de l’actuel Conseil nordique ? Régis Boyer le remarque à juste titre : s’il est un invariant sous la diversité des lettres nordiques – outre les langues apparentées et un millénaire d’histoire partagée –, c’est bien l’art de raconter. Une pratique sans doute héritée des sagas islandaises – plus proches du roman réaliste moderne que de la chronique médiévale – dont on perçoit l’influence jusque dans les « racontars » de Jørn Riel ou les polars de Henning Mankell. Mais, si les pays nordiques se plaisent à souligner non sans émotion ce patrimoine commun, ils
n’en constituent pas moins un espace littéraire aussi diversifié que mouvant, imprégné de multiples cultures et toujours ouvert sur l’ailleurs. Il suffit pour s’en convaincre de parcourir les textes qu’ont écrits pour nous la Finlandaise Monika Fagerholm, le Suédois Jonas Hassen Khemiri ou l’Islandaise Steinunn Sigurðardóttur. Loin de viser à l’exhaustivité, notre panorama interroge d’abord les frontières historiques, géographiques et linguistiques des littératures du Septentrion. Il fallait cet effort de contextualisation pour mettre en lumière leur richesse, leur modernité, et leur incomparable destinée dans la culture contemporaine – au point que le « polar nordique » est devenu un modèle, voire un archétype pour les romanciers du monde entier. Il fallait aussi cette mise en perspective pour échapper aux éternels poncifs que sont les brumes du Nord, le climat glacial ou la noirceur bergmanienne – que faire dans ces cas-là du burlesque d’un Arto Paasilinna ou, plus récemment, d’un Erling Jepsen ? Il fallait surtout retracer ces lignes de force pour comprendre la persistance de fantômes ou de figures tutélaires tels que Karen Blixen, Halldór Laxness ou Henrik Ibsen, mais aussi Maj Sjöwall et Per Wahlöö pour le roman policier, ou encore August Strindberg – dont se réclame volontiers Per Olov Enquist et dont nous publions un texte inédit (p. 92-94). De cette exploration au cœur des lettres nordiques, on aimerait retenir ce mélange d’insatiable curiosité et de pieuse fidélité qui anime tant l’écrivain que son lecteur, et qui pourrait servir de programme à tous les visiteurs du Salon du livre de Paris.
Un bloc de glace centenaire prélevé en Islande, au bord du lac Jökulsárlón, au sud-est de l’île.
EMILIO SUETONE/HÉMISPHÈRES
«
Dossier cordonné par Augustin Trapenard
| |
Le Magazine Littéraire *%+ Mars 2011
53
| |
Mars 2011 *%+ Le Magazine LittĂŠraire