Les romancières américaines

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centenaire ce que la littérature doit à Paul Ricœur

www.magazine-litteraire.com - Juin 2013

DOM 6,60 € - BEL 6,50 € - CH 12,00 FS - CAN 8,30 $ CAN - ALL 7,50 € - ITL 6,60 € - ESP 6,60 € - GB 5 £ - AUT 6.70 € - GR 6,60 € - PORT CONT 6,60 € - MAR 60 DH - LUX 6,60 € - TUN 7,3 TND - TOM /S 900 CFP - TOM/A 1400 CFP - MAY 6,50 €

dossier

les romancières américaines

Toni Morrison L Joyce Carol Oates L Anaïs Nin Gertrude Stein L Edith Wharton L Flannery O’Connor Joan Didion L Eudora Welty L Carson McCullers… grand entretien Paul Auster « L’esprit de sérieux me fait suffoquer »

CAHIER CRITIQUE Aharon Appelfeld, Martin Amis, Lorette Nobécourt...


Éditorial

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Service abonnements Le Magazine Littéraire, Service abonnements 17 route des boulangers 78926 Yvelines cedex 9 Tél. - France : 01 55 56 71 25 Tél. - Étranger : 00 33 1 55 56 71 25 Courriel : abo.maglitteraire@groupe-gli.com Tarifs France 2011 : 1 an, 12 numéros, 62,50 €. Achat de revues et d’écrins : 02 38 33 42 87 U. E. et autres pays, nous contacter. Rédaction Pour joindre directement par téléphone votre correspondant, composez le 01 44 10, suivi des quatre chiffres placés après son nom. Directeur de la rédaction Joseph Macé-Scaron (13 85) j.macescaron@yahoo.fr Rédacteur en chef Laurent Nunez (10 70) lnunez@magazine-litteraire.com Rédacteur en chef adjoint Hervé Aubron (13 87) haubron@magazine-litteraire.com Chef de rubrique « La vie des lettres » Alexis Brocas (13 93) abrocas@magazine-litteraire.com Directrice artistique  Blandine Scart Perrois (13 89) blandine@magazine-litteraire.com Responsable photo  Michel Bénichou (13 90) mbenichou@magazine-litteraire.com Rédactrice  Enrica Sartori (13 95) enrica@magazine-litteraire.com Correctrice Valérie Cabridens (13 88) vcabridens@magazine-litteraire.com Fabrication Christophe Perrusson (13 78) Directrice administrative et financière Dounia Ammor (13 73) Directrice commerciale et marketing  Virginie Marliac (54 49) Marketing direct Gestion : Isabelle Parez (13 60) iparez@magazine-litteraire.com Promotion : Anne Alloueteau (54 50) Vente et promotion Directrice : Évelyne Miont (13 80) diffusion@magazine-litteraire.com Ventes messageries VIP Diffusion Presse Contact : Frédéric Vinot (N° Vert : 08 00 51 49 74) Diffusion librairies : Difpop : 01 40 24 21 31 Publicité Directrice commerciale Publicité et Développement Caroline Nourry (13 96) Publicité littéraire  Marie Amiel - directrice de clientèle (12 11) mamiel@sophiapublications.fr Publicité culturelle Françoise Hullot - directrice de clientèle (secteur culturel) (12 13) fhullot@sophiapublications.fr Responsable communication Elodie Dantard (54 55) Service comptabilité Sylvie Poirier (12 89) spoirier@sophiapublications.fr Impression Imprimerie G. Canale, via Liguria 24, 10 071 Borgaro (To), Italie. Commission paritaire n° 0415 K 79505. ISSN‑ : 0024-9807 Les manuscrits non insérés ne sont pas rendus. Copyright © Magazine Littéraire Le Magazine Littéraire est publié par Sophia Publications, Société anonyme au capital de 7 615 531 euros. Président-directeur général et directeur de la publication Philippe Clerget Dépôt légal : à parution

Littérature blanche Par Joseph Macé-Scaron

U

– dressée au milieu du ne revue passée en revue. Quand il roman comme une stèle – s’agit de la prestigieuse Nouvelle une liste de noms de Revue française, on comprend com­quelque 9 000 Juifs déporbien l’exercice est plus aventureux tés d’Italie, assassinés en qu’académique. En publiant les Italie et dans les pays qu’elle actes des colloques du centenaire de La NRF (1), Gala occupés. « Un instant suflimard nous livre un étourdissant panorama littéraire fit pour déverrouiller le qui part de l’esprit normalien du début du xxe siècle secret de la vie, or la seule pour épouser toutes les grandes querelles de et unique clé de tous les ­l’époque : la place de la tradition et des avant-­gardes, secrets, c’est l’Histoire, le rôle du catholicisme, la vie intellec« [...] la seule cette éternelle répétition et tuelle de l’entre-deux-guerres. Comment et unique clé de tous ce beau nom de l’horreur », refuser une promenade en compagnie les secrets, c’est cette réflexion de Borges de Proust, Gide, Caillois, Blanchot et tant l’Histoire, cette est placée en exergue de d’autres ? Passionnant. De même, l’inSonnenschein. fluence de La NRF à l’étranger (la éternelle répétition Grande-Bretagne, l’Italie, l’Allemagne) et i vous vous demanet ce beau nom de dez encore pourses relations avec les autres revues l’horreur. » Borges quoi des livres en comme Tel quel. Il faut citer les dernières lignes du texte de Philippe Forest qui clôt l’ouvrage ces temps de numérique (ce que je me refuse de lorsqu’il évoque les deux « vies parallèles » de ces croire, mais sait-on jamais), courez vite acheter les revues finissant par suggérer une spirale : « […] la lettres que Silvia Baron Supervielle envoie à sa mère figure s’enroulant seulement autour d’un point sem- disparue, tentant de prolonger par ce geste littéraire blable dont tout ce qu’il est possible de dire est qu’il sa vita breva. Missives au-delà du Styx, rédigées à est le lieu de la seule passion fixe qui compte finale- partir de quelques photos sauvées de l’oubli. ­Lorsque l’on tient ce livre, il est tout simplement ment pour un écrivain, la littérature. » omment rendre compte d’un passé qui ne impossible de l’imaginer sur un autre support tant passe pas ? C’est là encore que la littérature l’objet comme le projet communient dans une entre en jeu. Toute parfumée d’autrefois, même grâce fragile. Parfois le visage de cette grande Trieste est une ville qui excite l’imaginaire. Parce absente se confond avec celui de l’Argentine, parqu’elle paraît posée sur une faille, parce qu’elle est fois, au contraire, l’exil permet de mieux faire resurle mausolée où repose Maximilien, empereur des gir les traits de la disparue : il arrive que seule l’abfusillés, parce que ce décor d’opérette, vivant sence porte présence (il faudra un jour comprendre aujourd’hui dans l’innocence, est proche d’une pourquoi le pays de Borges – qui était de parents autre petite ville, Gorizia, qui comptait autrefois une uruguayens – est si proche de la saudade). Tout est importante communauté juive, dont émanèrent de ici délicatesse – de style, d’émotion, d’images, de grands intellectuels et de « grands patriotes ita- ton : « La poésie, à ton image, n’est peut-être que liens ». Elle fut décimée de 1943 à 1944. Dans Son- l’essai de traduire l’espace d’un autre monde. Entre nenschein (2), Da˘sa Drndi´c nous conte l’histoire de une langue et une autre inaccessibles. » C’est exacHaya Tedeschi, jeune femme d’origine juive qui tom- tement le sentiment qu’a le lecteur avec ces lettres ; bera amoureuse d’un officier allemand faisant partie un pont jeté entre deux langues, celle du cœur et du projet nazi Lebensborn. Après la guerre, Haya celle des souvenirs. j.macescaron@yahoo.fr veut retrouver son fils et collecte toutes les informa(1) La Nouvelle Revue française. Les Colloques tions possibles, c’est-à-dire, au fond, tous les micro- du centenaire, collectif, éd. Gallimard, « Les Cahiers récits de ces vies brisées confrontant l’Histoire aux de La NRF », 566 p., 26 €. histoires singulières. Le roman de Da˘sa Drndi´c est, (2) Sonnenschein, Da˘sa Drndi´c, roman documentaire du croate par Gojko Luki´c, éd. Gallimard, en fait, une cartographie du mal. Pour la dresser, traduit « Du monde entier », 514 p., 25 €. l’écrivaine s’appuie sur la fiction mais aussi des pho- (3) Lettres à des photographies, Silvia Baron Supervielle, tos figurant dans le roman, des témoignages et éd. Gallimard, 134 p., 17 €. capman/sipa

Édité par Sophia Publications 74, avenue du Maine, 75014 Paris. Tél. : 01 44 10 10 10 Fax : 01 44 10 13 94 Courriel : courrier@magazine-litteraire.com Internet : www.magazine-litteraire.com

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Sommaire

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En complément de notre dossier

Sur www.magazine-litteraire.com

La romancière et nouvelliste Jayne Anne Phillips, par Marc Amfreville.

Théâtre

Retour sur la pièce Dénommé Gospodin, de Philipp Löhle, mise en scène par Benoît Lambert, au théâtre de la Colline.

Exposition

« Signac, les couleurs de l’eau » au musée des Impressionnistes de Giverny, puis à Montpellier.

Le cercle critique Chaque mois, des critiques inédites exclusivement accessibles en ligne.

martin bureau/afp – Bill Orcutt/heirs of Josephine N. hopper/whitney museum of american art – Jérôme Bonnet pour le magazine littéraire

Perspectives : le centenaire de Paul Ricœur

Ce numéro comporte 3 encarts : 1 encart abonnement sur les exemplaires kiosque, 1 encart Edigroup sur les exemplaires kiosque en Suisse et Belgique, 1 encart Causette sur une sélection d’abonnés.

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Dossier : Les romancières américaines

Grand entretien : Paul Auster

Le dossier 48 Les romancières

Perspectives 8 Paul Ricœur

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pages réalisées par Alexandre Gefen

10 Entretien avec François Dosse 11 L’acte de lecture, par Catherine Goldenstein 12 Débat Sommes-nous des récits ? L’actualité 14 La vie des lettres Édition, festivals,

spectacles… Les rendez-vous du mois 28 Le feuilleton de Charles Dantzig

54 56 58 64 66

Le cahier critique 32 Aharon Appelfeld, Les Eaux tumultueuses 33 François Dominique,

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Le feuilleton de Charles Dantzig : Le Petit Prince.

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3 L’éditorial de Joseph Macé-Scaron 6 Contributeurs

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n° 532

À présent. Louis-René des Forêts Emmanuel Moses, Ce jour-là Annie Saumont, Un si beau parterre de pétunias Tonino Benacquista, Nos gloires secrètes Lorette Nobécourt, La Clôture des merveilles Jean-Philippe Del Amo, Pornographia Frankétienne, Mûr à crever Mark Greene, Le Ciel antérieur A. M. Homes, La Fin d’Alice Tom Wolfe, Bloody Miami Andrzej Stasiuk, Pourquoi je suis devenu écrivain Erri De Luca, Les poissons ne ferment pas les yeux Martin Amis, Lionel Asbo, l’état de l’Angleterre John Irving, À moi seul bien des personnages Poésie irlandaise contemporaine, anthologie de Martine Chardoux et Jacques Darras

En couverture : Chop Suey, huile sur toile de Edward Hopper, 1929, collection de Barney A. Ebsworth (Coll. privée/Dagli Orti). En vignette : Paul Auster (Éric Garault/Pasco). © ADAGP-Paris 2013 pour les œuvres de ses membres reproduites à l’intérieur de ce numéro.

Abonnez-vous page 89

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américaines

d ossier coordonné par Josyane Savigneau Edith Wharton et Gertrude Stein, francophiles dos à dos, par Jean Pavans Anaïs Nin, double vie et vie redoublée, par Christine Rousseau Eudora Welty, la vigie du Mississippi, par Christine Jordis Eudora Welty et Kaye Gibbons, filles du Sud, par Jean-François Fogel Carson McCullers, le souffle au cœur, par Josyane Savigneau Flannery O’Connor : au milieu d’une ferme, une cour des miracles, par Geneviève Brisac Alison Lurie, les précieux ridicules, par René de Ceccatty Toni Morrison l’affranchie, par Raphaëlle Rérolle Louise Erdrich, de sang indien par Valérie Cadet Joan Didion, une lucidité chronique, par Thomas Stélandre Joyce Carol Oates, writer in the dark, par Diane de Margerie Susan Minot, les chatoiements du renoncement, par Daniel Arsand Trente classiques, par Clémentine Baron et Marie Fouquet

Le magazine des écrivains 84 Grand entretien avec Paul Auster 90 Admiration Fantômas, vu par Apollinaire,

Blaise Cendrars, Robert Desnos, Raymond Queneau, Jean Cocteau, Julio Cortázar... 94 Visite privée Ron Mueck, par Stéphane Audeguy 98 Le dernier mot, par Alain Rey

Prochain numéro en vente le 27 juin

Dossier : La trahison


Perspectives

martin bureau/afp

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Paul Ricœur à la Fondation Singer-Polignac, à Paris, le 11 juin 2003.

Paul Ricœur, ou les livres intérieurs Né il y a cent ans, disparu en 2005, le philosophe a fait de la littérature un instrument pour agir sur le monde : selon lui, nos identités et nos existences sont un tissu de récits. Par Alexandre Gefen

L

e philosophe Paul Ricœur, qui aurait cent ans cette année, possède une place toute particulière dans notre histoire et nos goûts littéraires : si Foucault nous a aidés à comprendre ce que c’était qu’un écrivain, si Jacques Derrida a produit l’écriture d’une pensée et Deleuze la philosophie d’un roman (dans Proust et les signes, 1964), Ricœur est peut-être celui qui nous a permis de penser

nos vies par la littérature. « La littérature s’avère être un vaste laboratoire pour des expériences de pensée » qui permettent « des variations imaginatives sans nombre (1) » nous aidant à construire de manière créative nos vies, écrit le philosophe : assurément, de La Métaphore vive (1975) à La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli (2000), ses écrits ont conduit à faire de la littérature non seulement un patrimoine culturel ou un divertissement, mais un instrument

(1) Soi-même comme

un autre, Paul Ricœur, éd. du Seuil, 1990, p. 188.

puissant pour agir sur le monde, faire face à notre histoire individuelle et nationale, réfléchir nos identités et contribuer à notre vie morale, toutes aspirations profondes qui ont rencontré celles de la littérature française contemporaine. Paul Ricœur a fait entrer en philosophie de nombreux concepts issus de la critique littéraire, de la sémiologie ou de l’analyse structurale, et nous a permis, avec la « nouvelle histoire », de lire l’œuvre historique comme

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une forme de récit, en essayant de voir dans l’action humaine une forme de texte. Mais, aussi et surtout, d’avoir fondé en raison – à travers quelques idées déterminantes comme celles d’« identité narrative » ou d’« ipséité » – ce que nous savions intuitivement de la puissance productrice de sens de la poésie, de la légitimité du témoignage, et des pouvoirs de la mise en intrigue de la fiction sur nos vies. On en trouvera preuve dans le fait que la philosophie de l’auteur de Soi-même comme un autre se trouve revendiquée par nos littératures contemporaines faisant, depuis les années 1980, « retour au récit » : autant, notons-le, par les écrivains enjoignant la littérature contemporaine à quitter l’impasse formaliste et à revenir dans la sphère de l’expérience que par les critiques littéraires poststructuralistes qui font de la littérature une charnière centrale entre la théorie de l’action et la théorie éthique et proposent de penser les effets psychologiques et sociaux de la littérature. D’où une œuvre qui, en relisant Aristote comme Gérard Genette, est à la fois une formidable revalorisation de notre travail de linguistes, d’historiens, de stylisticiens, d’enseignants, mais aussi, tout simplement, de nos émotions lyriques, de nos cours de littérature dans le secondaire, ou de notre initiation au monde par la lecture de romans.

Transdisciplinaire Cette influence théorique se manifeste par d’innombrables translations disciplinaires et emprunts de vocabulaire à une pensée philosophique pourtant exigeante et largement issue d’interrogations théologiques qui auraient pu en rendre la réappropriation difficile : ainsi, l’analyse de la productivité des métaphores a nourri l’écriture de réflexion et le travail de nos essayistes ; les concepts propres à Temps et récit, notamment celui de mimêsis, ont servi à nos théories modernes de la lecture active pour décrire l’opération mentale de réappropriation du texte ; la réflexion de Ricœur sur l’ipséité,

L’actualité du centenaire Les colloques et publications sur l’œuvre de Ricœur se succèdent à un rythme soutenu sur les cinq continents.

En France, quelques parutions récentes

Paul Ricœur, Jean Grondin, éd. PUF, « Que sais-je ? », 128 p. Paul Ricœur : penser la mémoire, François Dosse et Catherine Goldenstein (dir.), éd. du Seuil, 304 p. Souffrance et douleur. Autour de Paul Ricœur, Claire Marin et Nathalie Zaccaï-Reyners (dir.), éd. PUF, 102 p. Ricœur et ses contemporains, Johann Michel, éd. PUF, 180 p. L’Héritage littéraire de Paul Ricœur, colloque en ligne sur Fabula.org/

Écrits et conférences III. Anthropologie, Paul Ricœur,

éd. du Seuil, à paraître à l’automne.

Quelques colloques à venir

Marseille : 6-7 juin ; Strasbourg : 10-11 octobre ; Rennes : 3 décembre. Paris : 18-20, 22-23 novembre, deux colloques internationaux

organisés autour du fonds Ricœur. Le jeudi 21, placé sous le haut patronage du président de la République, s’adressera à un vaste public. Charles Taylor prononcera la conférence de clôture.

Quelques rendez-vous

Inauguration de la place Paul-Ricœur ( face à l’université Diderot,

Paris 13e) le mercredi 20 novembre à 11 h 30.

Sur France Culture, « Une vie, une œuvre » par Matthieu Garrigou-Lagrange : www.franceculture.fr/emission-une-vie-une-oeuvre-

paul-ricoeur-1913-2005-2013-03-02 (2) Voir « Du modèle

du récit à l’énonciation de soi », « La biographie à l’épreuve de l’identité narrative », Bastien Engelbach, dans L’Héritage littéraire de Paul Ricœur, en ligne sur Fabula.org/ (3) Temps et récit III, Paul Ricœur, ­ éd. du Seuil, 1985, p. 229. (4) Voir Soi-même comme un autre, op. cit., p. 161 et suiv. (5) Voir Temps et récit III, op. cit., p. 228. (6) Voir sur ce sujet l’article de François Dosse, « La biographie à l’épreuve de l’identité narrative », dans L’Héritage littéraire de Paul Ricœur, op. cit.

La pensée de Ricœur semble inventée pour comprendre les contemporaines autofictions et biofictions.

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comme construction de soi, ou son travail sur l’idée de reconnaissance ont été utiles pour comprendre, dans le champ de l’analyse du discours autant que dans celui de l’éthique ou du droit, ce que signifient une déclaration ou une affirmation aussi ­simple que « Me voici (2) ! ». Plus ou moins directement, dans le champ de la littérature, la philosophie de Paul Ricœur a conduit – ou a du moins accompagné – de considérables effets de revalorisation ou de redécouverte : avec lui, les récits mémoriels et la littérature de témoignage sont redevenus les dispositifs moraux opérationnels de « lieutenance (3) » qu’ils avaient voulu être et non de simples monuments, de stériles lieux de mémoire. L’herméneutique de Paul Ricœur a dynamisé les études de traductologie, mais elle est aussi disponible pour l’analyse de la science-fiction qui peut se nourrir du vocabulaire élaboré avec le philosophe américain Derek Parfit (4). Plus clairement encore, c’est sans doute autant Paul Ricœur que Philippe Lejeune qui a permis de sortir le genre autobiographique de sa marginalité dans le champ des études

l­ittéraires, pour devenir, au contraire, sa forme matricielle, la forme simple de tout récit – les innombrables variations du récit biographique contemporain prenant alors sens comme autant d’explorations de notre rapport phénoménologique et existentiel au temps, rendant au genre biographique toute sa centralité en littérature et en histoire.

« L’énigme de la passéité » Ces derniers cas, ceux des biofictions et autofictions, sont d’ailleurs particulièrement intéressants tant la pensée littéraire ricœurienne, née de la lecture de Proust, semble inventée pour comprendre ces genres si contemporains, dont les reformulations sont très exactement parallèles à l’attention si originale du philosophe. Comment ne pas noter en effet que Le Livre brisé de Serge Doubrovksy paraît à quelques mois d’intervalle de Soi-même comme un autre, dans une étonnante ren­contre entre la théorie du « cogito brisé » et l’exemple même d’un récit confronté à l’impossibilité de saisie de soi par une dialectique traditionnelle ? Chez Doubrovsky, pour éviter tout bouclage de la conscience sur ellemême, le livre se « brise » pour s’ouvrir à l’altérité dans un désir continu et ressassant d’« attestation » presque corporelle et de production d’une continuité possible : le projet autobiographique est bien cette interrogation sur la permanence dans le temps du sujet à travers la complexité et la malléabilité de la conscience décrite par Soi-même comme un autre, sur ce que Temps et récit nomme « l’énigme de la passéité (5) ». En renonçant aux iden­ tifications figées du pacte tradi­ tionnel de l’autobiographie, à la quête du même, Le Livre brisé se donne à un projet de connaissance de soi plus complexe et plus subtil, dont l’écriture est la vraie et la seule promesse. Les innombrables récits appartenant au genre contemporain et parallèle de la fiction biographique (6) té­ moignent d’une même logique, en rendant les essais de Paul Ricœur non moins pertinents que ceux de Deleuze pour comprendre toute une génération littéraire productrice de vies imaginaires, textes qui, lus avec Ricœur, ne sont plus des raretés


La vie des lettres

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édition L’Iliade, toujours recommencée Une nouvelle traduction de l’épopée, signée Jean-Louis Backès, permet de (re)découvrir la colère d’Achille dans une langue simple qui restitue « le mouvement plutôt que la mécanique » de la métrique homérique. Elle éclaire du même coup les versions antérieures.

S

imone Weil appela L’Iliade, dans un texte mémorable de 1940, « le poème de la force ». Cette force n’est pas seulement celle de la lutte, elle est aussi celle d’un verbe poétique, d’une énergie narrative qui alimentent depuis près de trois mille ans l’imaginaire de l’Occident. S’agissant d’une œuvre aussi essentielle, la responsabilité du traducteur est immense. Chaque époque, dans chaque langue, cherche son Homère. Qui donnera, à la langue française d’aujourd’hui, son Iliade ? En ce début de xxie siècle, Jean-Louis Backès, venant après Philippe Brunet (dont L’Iliade, parue au Seuil en 2010, est reprise en Points), s’impose comme un prétendant fort sérieux. Les traductions d’Homère seraient-elles vouées à s’opposer deux à deux ? Au temps de la querelle des anciens et des modernes, les adversaires furent l’illustre Mme Dacier (qui défendit l’idée d’une grandeur insurpassable d’Homère) et Houdar de La Motte (représentant des modernes, qui prétendit « corriger » l’aède antique). Puis vint le règne de Bitaubé, moqué par Hugo, dont les formules néoclassiques imposèrent jusqu’au milieu du xixe siècle un Homère « lisse » et

rassurant, avant que Leconte de Lisle trouve ce même instrument poétique dont joue la formule révolutionnaire d’une langue qui admirablement Jean-Louis Backès : et son fit sentir, malgré ses préciosités, l’étrangeté Iliade, on en fait le pari, figurera désormais et la violence de L’Iliade (1866) puis de juste à côté du chef-d’œuvre de Jaccottet. L’Odyssée (1868). Au xxe siècle, c’est à Paul La tentative de Philippe Brunet, de très haut Mazon que revient le mérite d’avoir donné niveau elle aussi, reposait sur la mise au point aux lecteurs une Iliade d’un « hexamètre » à la (aujourd’hui en poche aux française. Le rêve en vient Un régal d’érudition Belles Lettres) qui convede loin : plusieurs poètes et d’esprit, nait aussi bien à l’honnête du xvie siècle cherchèrent agrémenté de notes homme qu’à l’étudiant déjà dans notre langue un légères et précises. mètre qui ferait revivre l’ildésireux de lire, en s’aidant lustre mètre antique. Mais de la traduction, le texte le rythme du français veut original. L’Odyssée de Vic- À lire tor Bérard, en revanche, que l’accent porte sur la fin Iliade, Homère, avec sa prose rythmée en traduction nouvelle de Jean-Louis Backès, des mots, et le seul fait de alexandrins blancs, a beau- éd. Folio classique, 704 p., 8,10 €. demander au lecteur de le coup vieilli (sans parler de marquer sur la première ses choix philologiques contestables). Si une syllabe de chaque vers représente un effort traduction moderne de L’Odyssée s’est impo- bien artificiel. Jean-Louis Backès, pour sa sée, c’est bien celle de Philippe Jaccottet, part, ne se force pas à ruser avec le rythme parue en 1955, aujourd’hui reprise en poche naturel de la langue ; il se fonde sur lui pour à La Découverte. Sa supériorité tient à l’usage restituer, dit-il, « le mouvement plutôt que la du vers libre (privilégié par Jaccottet lui- mécanique » des vers grecs. Il s’attache à un même dans les poèmes de sa maturité) dont aspect essentiel de la diction homérique : si la souplesse permet des jeux rythmiques, des Homère procède toujours par blocs entiers rejets, des échos riches de toutes les possibi- de vers pour donner la parole à ses personlités sonores de la langue française. Or c’est nages (jamais un discours ne commence ni

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édition

erich lessing/akg-images

Houellebecq décortiqué

Légende avec début en gras et suite en maigre.

dr

Les Noces de Thétis et de Pélée, peinture sur bois de Bartolomeo Di Giovanni (1490).

Jean-Louis Backès.

ne finit au milieu d’un vers), il multiplie, à l’intérieur de ces séquences, les rejets les plus variés. Le vers libre permet justement de les restituer. Il autorise aussi les répétitions que la plupart des traducteurs d’autrefois gommaient comme malsonnantes. Enfin, cette Iliade parle un langage simple qui est le nôtre, là où Philippe Brunet reprenait à Leconte de Lisle certaines suggestions éminemment « sourcières ». Les « sourciers », comme les a nommés Jean-René Ladmiral, sont les traducteurs qui, par attachement (excessif ?) à la langue source, peuvent aller jusqu’à conserver certains mots de celle-ci : Leconte de Lisle et Brunet parlent de « la Kêr », là où Backès, résolument « cibliste », traduit plus simplement « la mort ». Et, certes, la Kêr n’est pas n’importe quelle mort – c’est la mort violente des batailles –, mais le contexte suffit pour qu’on le comprenne. Il en va de même des fameuses épithètes homériques ; le traducteur peut en rendre l’étrangeté propre (Philippe Brunet, chant viii, v. 485-486 : « Dans l’Océan tombaient le soleil et sa claire lumière/ amenant la noire nuit sur les champs donne-l’orge ») ou privilégier une compréhension plus immédiate, mais avec un rythme tout aussi travaillé, comme

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J­ ean-Louis Backès : « La vive lumière du soleil tomba dans l’Océan,/ Traînant la nuit noire sur la terre qui donne le blé. » Le même conserve toutefois les raccourcis nécessaires quand les épithètes servent à caractériser d’un trait fulgurant les grands acteurs du récit : « Héra Blanches-Mains », « Zeus ­Foudre-Amère », « Apollon Flèche-Lointaine ». Mais Poséidon doit-il être appelé « l’Ébranleur de la terre » (Brunet) ou « le Maître du séisme » (Backès) ? Chaque lecteur choisira. Enfin, pour la transcription des noms propres, les deux traducteurs suivent une voie moyenne éloignée du rigorisme de Leconte de Lisle, qui écrivait, non sans raison, « Hektôr » et « Akhilleus ». Achille, si la transcription était rigoureuse, devrait en français s’appeler Achillée, mais le temps a fait son œuvre, la langue s’est approprié les noms ; Jean-Louis Backès réserve donc aux noms les moins connus une transcription proche du grec, en conservant aux grands héros leurs noms traditionnels. Il faut lire plusieurs fois L’Iliade dans une vie, c’est certain : mais tout nouveau traducteur d’une grande œuvre classique devrait penser que, parmi ses lecteurs, il y en aura pour qui ce sera une découverte. Jean-Louis Backès, avec sa longue expérience de professeur (un professeur qui est aussi romancier et poète), y a sûrement pensé, on le sent, comme déjà en traduisant Hésiode dans la même collection. Sa traduction répond à un projet authentiquement poétique, et elle est agrémentée de notes légères et précises, régal d’érudition et d’esprit. Le siècle qui commence a-t-il trouvé son Iliade ? L’avenir le dira. Jean-Yves Masson

Paradoxal, Michel Houellebecq ? Certes, son écriture mêle un cynisme ricanant à un certain romantisme. Certes, il se passionne pour les socialistes français d’autrefois (Fourier, Comte) mais se réclame du conservatisme. Certes, il se dit sensible à l’esthétique et aux vertus sociales de la religion, mais se déclare athée… Dans Les Tiroirs de Michel Houellebecq (éd. PUF), l’universitaire Bruno Viard analyse les contradictions apparentes de l’œuvre houellebecquienne et frotte l’écrivain aux auteurs qu’il révère (Baudelaire, Dostoïevski) ou ignore (Hugo). L’ouvrage chemine adroitement entre les antinomies et antilogies houellebecquiennes et ne laisse qu’un regret : que le rapport aux textes de Lovecraft (auquel Houellebecq consacra son premier ouvrage) soit évacué en un chapitre.

Cases de Cortázar Les éditions CMDE feront paraître, en septembre prochain, un roman graphique inédit signé Julio Cortázar. En 1978, ce dernier, associé au dessinateur Alberto Cedrón, évoquait dans ce livre, La Racine de l’ombú, l’histoire de l’Argentine de 1930 à 1970 à travers celle de sa propre famille. L’ouvrage, publié en Argentine en 2004 seulement et de façon confidentielle, verra le jour en France grâce à l’obstination de Mathias de Breyne, son traducteur.

García Lorca in extremis En juillet 1936, le journaliste Antonio Otero Seco rencontra Federico García Lorca, juste avant que le poète soit fusillé à Grenade. Ce qui était donc la dernière interview de Lorca parut en 1937 dans Mundo Gráfico. Condamné à mort pour son soutien républicain, le journaliste dut fuir l’Espagne franquiste. Ce dernier entretien paraît dans un ouvrage où se mêlent d’autres textes du journaliste ayant trait au poète (Écrits sur García Lorca, éd. La Part commune, 224 p., 16 €).


Critique

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Appelfeld allégoriste Les Eaux tumultueuses, Aharon Appelfeld, traduit de l’hébreu par Valérie Zenatti, éd. de l’Olivier, 188 p., 19 €.

Par Aliette Armel

A

haron Appelfeld est l’auteur qui, après Kafka, porte au plus haut une écriture affirmant ses références juives, assumant l’étrangeté du monde en croisant les fils du réel et de l’imaginaire, forgée dans une langue arrachée au silence et tendant vers l’épure. Arrivé en Israël à l’âge de 14 ans après plusieurs années d’errance dans le ghetto, les camps, mais aussi la forêt, parlant l’allemand et le yiddish, un peu le ruthène et le roumain, mais pas l’hébreu, Appelfeld est désormais célébré dans le monde entier comme l’un des plus grands écrivains de langue hébraïque contemporains, l’un des derniers à avoir survécu à l’Holocauste. Ses textes arrivent en Occident dans le désordre propre aux découvertes tardives d’auteurs ayant déjà beaucoup écrit. Pierre Belfond avait publié, dès 1985, Le Temps des prodiges, puis, en 1986, Badenheim 1939. Mais il a fallu attendre la traduction par Valérie Zenatti et la publication, en 2004, par les éditions de l’Olivier d’Histoire d’une vie, livre composé de fragments autobiographiques, pour que l’auteur reçoive le prix Médicis étranger et soit connu du public français. Publiées en Israël en 1988, Les Eaux tumultueuses, qui paraissent aujourd’hui en France, appartiennent à la veine la plus métaphorique de l’œuvre d’Appelfeld, celle que Extrait creusait déjà Badenheim 1939, titre inspiré par le nom d’une station thermale fictive où se retroua lumière du matin traversait­ vaient des estivants juifs assimilés, la salle en longueur, éclairant soudain menacés par la « délocalil’abandon dont elle était l’objet. sation » vers la Pologne. Les Eaux À l’évidence, l’endroit était livré à tumultueuses se déroulent dans lui-même depuis des années. une pension située au bord de la Une synagogue abandonnée. rivière Pruth, aux confins de Une synagogue où plus personne ne prie. Pourquoi est-elle abanl’Ukraine et de la Roumanie. Le vildonnée ? s’étonna-t-elle. Chacun lage imaginaire de Fracht est peua besoin de prier, n’est-ce pas ? plé essentiellement de Ruthènes, Les mots roulaient dans son cerqui sont, pour les touristes juifs, la veau et lui donnèrent le vertige. figure même de l’autre, dans leur Un verre de cognac ! Le tremblelangue comme dans leur religion ment parcourut tout son corps. et leur comportement, mais aussi Elle se dirigea vers la taverne. ceux qui jugent et représentent une menace parce qu’ils se sentent Les Eaux tumultueuses, menacés : « Qu’ils partent en PalesAharon Appelfeld tine, qu’ils aillent dans leur pays et ne répandent pas la peste ici ! », réclament certains paysans ruthènes ne supportant pas Aharon Appelfeld que l’une d’entre eux, Maria, serve ces « débauchés » s’est imposé en France qui ont l’habitude de se retrouver dans la pension Zalt- avec Histoire d’une vie, zer pour jouer leur héritage, boire au-delà de toute prix Médicis étranger raison et faire des rencontres amoureuses. en 2004.

L

Maria n’hésite pas à admonester Rita, le personnage principal qui fait partie de ces hôtes de la pension dépendants du jeu et de l’alcool : « Il faut que tu pries ! », lui enjoint-elle. Pour les domestiques chrétiens, Maria, mais aussi Vassil, le barman, le salut des nouveaux Juifs « perdus et malheureux » réside soit dans la conversion, soit dans le retour vers leurs ra­cines et leurs traditions : « Les Juifs ne jouent pas aux cartes et ne boivent pas, affirme Maria. La boisson brouille l’image de Dieu en l’homme. Les Juifs sont nobles

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philippe grollier/pasco

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parmi les nobles et cette noblesse les oblige. » Dans une ambiance de catastrophe, pressentie puis réelle – l’absence inexplicable des autres estivants, une mort accidentelle –, les conversations, aux résonances souvent très tchekhoviennes, tournent autour d’une identité juive indéfinissable, d’un salut inatteignable et de la présence éventuelle de Dieu en chaque homme. La peur menace de tout envahir et de paralyser ceux qui s’obstinent à survivre, mais elle aussi n’est peut-être qu’un leurre : « J’ai beaucoup de mal à surmonter la peur », avoue Rita à son fils Yohann. « La peur n’est qu’une ombre, lui répond-il avec l’agressivité qui caractérise leurs relations. Si on abat l’arbre, il n’y a plus d’ombre. […] Une nuit je me suis dit : la peur est inutile, il faut l’ignorer. Depuis, elle ne m’embête plus. » La désagrégation du monde où ils ont jusqu’ici vécu conduit à d’étranges inversions des rapports entre les classes sociales et les générations : les domestiques se transforment en maîtres de sagesse, le fils de 17 ans en donneur de leçons lucide dont la mère, Rita, redoute le jugement. Zaltzer, le propriétaire de la pension qui jusqu’ici contribuait à dépouiller ses hôtes, bâtit dans sa cour un mausolée pour le premier de leurs morts, Benno Starck, qui s’est noyé en tentant de traverser la rivière. Il n’atteindra jamais la terre qui représentait pour lui l’espoir : « La Palestine changerait [leur] vie de fond en comble. Là-bas on ne buvait pas et on ne jouait pas mais on travaillait dur, du matin au soir. » Cette fascination de Benno pour la Palestine est par­ tagée par Rita, hantée par des rêves prémonitoires. Appenfeld décrit avec tendresse la fragilité de cette femme victime de ses addictions et de ses angoisses, de la lucidité froide de son fils et de la disparition des hommes qu’elle cherche à aimer. Il lui prête cette capacité à la contemplation qui a nourri la vie intérieure de l’écrivain dans le silence de ses années de fuite, pendant la guerre. Rita trouve, elle aussi, la force de s’arracher au connu, d’aller une nouvelle fois vers la gare, vers ces trains très présents dans l’œuvre d’Appenfeld comme dans le destin des Juifs d’Europe orientale. Elle ne s’embarque pas pour un retour vers la ville d’où elle vient. Elle est celle qui, avec détermination, tente l’accomplissement du destin qu’elle espère pour les Juifs, et qu’elle formule dès les premières pages, « avec des mots qui ne lui appartenaient pas : “Nous, les Juifs, méritons beaucoup d’estime […]. Nous ouvrons des mondes nouveaux, des mondes cachés, nous montrons ce qu’est la liberté.” » Malgré l’incertitude qui marque ses premières étapes vers la Palestine, l’image lugubre d’une synagogue abandonnée, les menaces antisémites dans les bars où elle se perd, l’humiliation sexuelle et l’épuisement de chaque partie de son corps, elle persiste à croire dans l’avenir. Plongé dans une atmosphère d’un réalisme apparent et d’une étrangeté constante, ce roman accumule les signes de la montée de la haine et de la destruction inéluctable, mais il laisse aussi une porte ouverte sur l’espoir, celui qui a permis la survie d’Appenfeld et de tous ceux qui n’ont pas sombré dans le renoncement : « La mort ne signait pas une fin, il était possible encore de s’asseoir pour jouir de la lumière, de l’eau, et des bons repas servis par Maria. »

Juin 2013 532 Le Magazine Littéraire

Les silences du Bavard À présent. Louis-René des Forêts, François Dominique, éd. Mercure de France, 146 p., 13,50 €

Par Vincent Landel

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omment parler de Louis-René des Forêts ? Comment rattacher les épisodes d’une vie recluse aux arcanes d’une œuvre tout aussi secrète ? François Dominique, qui fut son ami, se méfie des « effets de légende » des biographes, avec leur « sale comédie de poses avantageuses » à l’origine du cliché du « grand écrivain silencieux ». Il montre que des Forêts a « plutôt souffert d’être contraint par la vie au silence ». Pourquoi ce douloureux retrait ? C’est la question frôlée dans À présent, épître posthume, andante aux confins du mutique auteur du Bavard. Lecteur subtil, confident délicat, François Dominique ne saurait heurter le souvenir du romancier, décédé en 2000. Il cherche avec lui, en le voussoyant, la recette alchimique d’une « voyance » qui lui a ouvert, avec Blanchot, Leiris, Rilke (qu’il a traduit), et sous les mânes adjurés de Pierre Klossowski et de Jean Starobinski, les portes de la poésie. À partir de 1990, chaque dernier vendredi du mois, les deux complices dînent dans une brasserie. Un chablis cuvée Montée de Tonnerre gronde sous leur palais, embaumant la nuit d’une œuvre si âpre qu’on hésite encore, tant son opacité lui paraît constitutive, à lui offrir une exégèse pertinente. Aucun des deux hommes ne se risque à évoquer « l’impossible deuil qui a dévasté la vie » de l’auteur d’Ostinato, celui de sa fille, « un malheur que ni la littérature ni la confidence amicale ne peuvent apaiser ». Alors ils s’entre­ tiennent avec une aisance surprenante en regard de leur différence d’âge, de l’amitié et du sommeil, de la cruauté des trahisons dans les jeunes amitiés, de la fidélité. Les Lieder de Schumann bercent une pensée musicale « qui ne radie pas la mort mais se faufile dans une faille du temps, une sorte de suspens qui pourrait être le cœur secret de la littérature ». Serpentine, l’ambivalence de l’écriture se faufile dans leur échange feutré : parole inapte à at­teindre la complexité de l’être, mais dont le versant fertile est « l’inépuisable murmure, l’infini ressassement où puise la langue vivante et toute littérature authentique ». « Quelle voix d’enfant se fait entendre ­lorsque l’écriture nous élève ? demande François Dominique. Celle de la voix de l’in-fans, celui qui ne parle pas encore ? – Oui… et non… – Cela vient-il de l’enfant joueur, avant l’âge de raison ? – Oui, non… François. – Est-ce plutôt le préadolescent, avec sa voix qui mue ? – Oui et non. – Cela veut dire quoi, oui et non ? – Ça veut dire les trois à la fois. » La ronde autour de l’indicible débouche sur l’écriture conçue comme une fin en soi, une « recherche de la chance » dont parlait Georges Bataille, l’exercice même du « devenir-enfant » de Zarathoustra. Louis-René des Forêts était la chrysalide éperdue de l’enfant que nous étions. Elle ne s’ouvrit jamais que pour une poignée de fidèles. Lui-même s’en alla avec des airs de clown triste, « bouffon sur son tréteau de songes et de mensonges, affublé de triste chair et de parole faussaire ».


Dossier

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D’Edith Wharton à

Les romancières

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Susan Minot

américaines

S

Dossier coordonné par Josyane Savigneau

Bill Orcutt/heirs of Josephine N. hopper/whitney museum of american art

Matin en Caroline du Sud (1955), Edward Hopper.

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Juin 2013 532 Le Magazine Littéraire

Spontanément, quand on entend le mot « romancières » on a envie d’ajouter « bri­ tanniques ». Car elles ont un art tout parti­ culier de la narration et une méchanceté sa­lutaire. Mais, dès qu’on s’intéresse aux Américaines, on constate que de ce côté-là de l’Atlantique – même si certaines, et non des moindres, ont choisi l’Europe – elles sont nombreuses, diverses et passionnantes. Bien sûr, personne n’a oublié les grands romans populaires qui ont fait le tour du monde, comme La Case de l’oncle Tom, d’Harriet Beecher Stowe (1852), ou Autant en emporte le vent, de Margaret Mitchell (1937). Toutefois, d’autres femmes, pourtant entrées dans la prestigieuse « Library of Ame­ rica » (une sorte de « Pléiade » réservée aux auteurs américains), comme Eudora Welty (1909-2001) ou Carson McCullers (19171967), sont encore trop négligées.

Des étoiles nées au xixe siècle Il ne s’agissait nullement ici de dresser un palmarès. Les treize femmes choisies ne sont pas censées être « les meilleures », reléguant les autres aux seconds rôles. Ce sont, par le bonheur du texte, des rencontres, des affi­ nités, des passions nées d’une première lec­ ture qui donne envie de connaître une œuvre dans sa totalité. C’est, avec elles, une traver­ sée du xxe siècle, bien que les deux plus âgées, Edith Wharton (1862-1937) et Ger­ trude Stein (1874-1946), soient nées au xixe siècle. La plus jeune, Susan Minot (1956), fait partie de la génération née au milieu du siècle dernier. Évidemment, on aurait pu aussi mettre en lumière de plus jeunes talents – notamment l’Américano-Japonaise Julie Otsuka (1962), voire des auteurs de ­premiers romans prometteurs.

À lire sur notre site

Jayne Anne Phillips, par Marc Amfreville. À lire aussi en août Le Magazine Littéraire, n° spécial « 10 grandes voix de la littérature étrangère »,

en kiosque le 25 juillet. Dans ce numéro figureront notamment deux romancières nordaméricaines non abordées dans ce dossier : Alice Munro et Laura Kasischke.


magazine des écrivains Le

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Paul Auster

J’étais devenu trop sérieux, jusqu’à en suffoquer

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Entre autobiographie, récit et poésie, l’écrivain américain se réinvente en tissant les sensations qui ont pu traverser son corps, tout au long de son existence. Un exercice libérateur. Propos recueillis par Philippe Rahmy, photos Jérôme Bonnet pour Le Magazine Littéraire

L

e plus français des écrivains américains est descendu dans un hôtel de Saint-Germain-des-Prés où se ­rendent aussi certains de ses personnages. La fiction et la réalité se chevauchent d’emblée. Il est 10 heures du matin. Il pleut. Le grand salon est plongé dans la pénombre. Le regard qui vous accueille est un mélange de curiosité et de rêverie. La voix est grave, posée, régulièrement bousculée par un éclat de rire. Le dernier roman de Paul Auster, Sunset Park, ra­contait l’histoire d’un homme poursuivi par la culpabilité, hanté par la disparition, qui finissait par se libérer de ses démons. On a également l’impression de quelqu’un qui vient de remporter une guerre en écoutant Auster parler de Chronique d’hiver, un texte venu dans une sorte d’état de grâce, dit-il, et qui lui a ouvert de nouveaux champs narratifs. L’intrigue est abandonnée au profit d’un récit libre et rigoureux. « De quoi se rappelle le corps ? », pourrait être la question générique de ce livre. Pour y répondre, Auster choisit d’explorer sa mémoire sensitive. Il n’y parvient qu’au prix d’un engagement total, cellulaire, d’un travail qui implique un embrasement charnel du souvenir. Auster tient à ce mot de travail. Il tient à la notion d’effort. Plus que jamais, l’écriture est l’occasion de faire don de soi au lecteur. On apprendra, en fin d’entretien, qu’il vient de terminer un autre livre qui complètera Chronique d’hiver par une investigation parallèle portant sur les rouages de l’esprit. Paul Auster est au seuil de nous ouvrir en grand ses archives. Mais aujourd’hui il est venu dresser la liste de ses déplacements, de ses accidents, de ses plaisirs, de ses amours, de ses lieux de résidence. Les listes succèdent aux listes, et plus elles font le compte des événements et des années, plus on touche du doigt l’immensité de la tâche de l’écrivain : faire barrage à l’oubli, ou plutôt l’accueillir dans l’écriture pour révéler la vulnérabilité des choses et des êtres.

Cette Chronique d’hiver n’est pas votre premier texte autobiographique… Paul Auster. J’ai

écrit trois livres qu’il est possible de regrouper sous le nom d’autobiographies. L’Invention de la solitude combine deux livres brefs, l’un écrit à la première personne et l’autre à la troisième. Le Diable par la queue traite d’argent, ou plutôt du manque d’argent. Le Carnet rouge rassemble des histoires vraies, collectées À lire autour de moi entre 1979 et 2000. J’ai Chronique d’hiver, ensuite marqué une pause. Mais mon désir Paul Auster, d’écrire de la fiction s’est toujours accompaéd. Actes Sud, gné d’élans autobiographiques. J’ajoute, 192 p., 22,50 €. cela peut sembler curieux, que je ne m’intéresse que très peu à ma propre personne. Quel rapport entretenez-vous avec l’écriture de soi ?

Je ne raconte pas mon histoire sous une forme traditionnelle. J’observe ma vie sous différents angles, je varie les points de vue pour saisir l’être humain dans son ensemble. Je ne raconte pas seulement mon histoire. Je me glisse dans la peau de n’importe qui, de tout un chacun. Chronique d’hiver vise avant tout un partage avec le lecteur. Je l’ai porté en moi durant de nombreuses années. Il est né du désir lancinant d’approcher les choses d’un point de vue physique. J’ai laissé l’histoire de côté. J’ai écrit le livre du corps. S’il y a une chose que les êtres humains partagent, c’est d’avoir un corps. Le corps apparaît dans ce livre comme un objet sensible ricochant à travers l’existence.

Voilà pourquoi je ne conçois pas d’écrire mes Mémoires. Ce livre est composé de fragments autobiographiques, car il m’était impossible

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Paul Auster à l’hôtel d’Aubusson, à Paris, en janvier 2013.

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