10 grandes voix de la littérature étrangère

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M 02049 - 522 - F: 6,00 E

extrait exclusif le nouveau roman de chuck palahniuk

www.magazine-litteraire.com - Août 2012

DOM 6,60 € - BEL 6,50 € - CH 12,00 FS - CAN 8,30 $ CAN - ALL 7,50 € - ITL 6,60 € - ESP 6,60 € - GB 5 £ - AUT 6.70 € - GR 6,60 € - PORT CONT 6,60 € - MAR 60 DH - LUX 6,60 € - TUN 7,3 TND - TOM /S 900 CFP - TOM/A 1400 CFP - MAY 6,50 €

Joyce Carol Oates

Antonio Tabucchi

Russell Banks

Jorge Semprún

grandes voix 10 de la littérature

trang re

Peter Handke

Milena Agus

Mario Vargas Llosa

Haruki Murakami

Édouard Limonov

John Maxwell Coetzee


Sommaire

5

6

16

26

34

44

52

66

74

84

92

Milena Agus

Haruki Murakami

dE haut En BaS, dE gauChE à droitE : daniEla zEdda/éd. liana lEVi - Ed. kaShi pour lE magazinE littérairE/CorBiS - philippE matSaS/opalE - oliViEr rollEr/fEdEphoto - SiChoV/Sipa iVán giménEz/tuSQuEtS EditorES - patriCk gaillardin/piCturEtank - oliViEr rollEr/fEdEphoto - mathiEu zazzo pour lE magazinE littérairE/paSCo - gérard rondEau/agEnCE Vu

n° 522

Russell Banks

Joyce Carol Oates

John Maxwell Coetzee

Jorge Semprún

Peter Handke

Août 2012

Édouard Limonov

Antonio Tabucchi

Mario Vargas Llosa

3 L’éditorial de Joseph Macé-Scaron Italie 6 Milena Agus

Autriche 34 Peter Handke

Espagne 74 Jorge Semprún

36 Curieuses banderoles sur la tour d’ivoire,

9 10

38 Écrire pas à pas,

78 Une pensée incarnée, par Marion Rousset 80 Semprún et le cinéma,

12

Entretien avec Milena Agus, par Marianne Faurobert Le non-anniversaire, inédit de l’écrivain Le sacre d’une Sardaigne subliminale, par Fabio Gambaro Endurer le « meilleur monde possible », par Valentine Goby Bien cachée, par Liana Levi

14 États-Unis 16 Russell Banks

Présentation, par Kéthévane Davrichewy

19 Le Kid, dernier déshérité en date, par Alexis Brocas

20 Une blessure toujours creusée, par Pierre Furlan

23 Un spectateur et un acteur attentif, par Aliette Armel 25 Entretien avec Russell Banks, par Aliette Armel

Afrique du Sud 26 John Maxwell Coetzee 28 30 32 33

Présentation, par Hubert Prolongeau Le scepticisme pour seule cause, par Jean-Paul Engélibert Entre les hommes et les bêtes, la ségrégation originelle, par Catherine Coquio Une si admirable honte, par Gilbert Gatore Un ami hospitalier, par Catherine Lauga du Plessis

Prochain numéro en vente le 30 août

Dossier : Raymond Queneau Abonnez-vous page 83

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Août 2012 522 Le Magazine Littéraire

Présentation, par Marie Darrieussecq par Lionel Richard

par Lambert Barthélémy 40 Le théâtre des opérations, par Heinke Wagner 42 Évident comme jamais, par Georges-Arthur Goldschmidt

Présentation, par Jean-Louis Panné

par Jaime Céspedes

82 Chatoyer face au « siècle chien-loup », par Françoise Nicoladzé

Italie 84 Antonio Tabucchi

Russie 44 Édouard Limonov

Entretien avec Édouard Limonov, par Juliette Poizat 46 Limonov en live, par Morgan Sportès 48 À boulets rouges, par Galia Ackerman 50 Auteur de son destin, par Zakhar Prilepine

Entretien avec Antonio Tabucchi, par Alexis Liebaert 87 Et Pereira s’éveilla, par Clara Dupont-Monod 88 Retranscrire une claudication, par Bernard Comment 90 Langue de l’autre, langue de soi, par Maurice Olender

Japon 52 Haruki Murakami

Pérou 92 Mario Vargas Llosa

Présentation, par Clémence Boulouque

54 Subtilement alambiqué, par Hélène Morita 56 Une histoire extrême-orientale, par Corinne Atlan

58 La chenille et la tortue,

par Christine Montalbetti

60 Du papier à musique en filigrane, par Toshio Takemoto

Inédit 62 Chuck Palahniuk

L’ouverture de Snuff, son dernier roman

États-Unis 66 Joyce Carol Oates

J’ai réussi à rester en vie, par Josyane Savigneau 70 Reprendre le mal à zéro, par Diane de Margerie 72 Entretien avec J. C. Oates, par Bernard Quiriny 73 Comme un torrent, par Claude Seban

Entretien avec Vargas Llosa, par Alexis Brocas 95 Le roi des mondes, par Stéphane Michaud 96 L’obsession des manies, par Albert Bensoussan 98 Sur le fil d’un acrobate, par Albert Bensoussan

Ce numéro a été coordonné par Hervé Aubron, Xavier Houssin et Thomas Stélandre, avec Alexis Brocas. Ont également collaboré à ce numéro : Juliette Einhorn, Jeanne El Ayeb, Catherine Minot et Noémie Sudre. Photos de couverture, de haut en bas, de gauche à droite : Montan/Writer Pictures/Leemage – Édouard Caupeil/Pasco – Sassier/Gallimard – AGF/Leemage – Olivier Roller/ Fedephoto – Daniela Zedda/éd. Liana Levi –Sassier/Gallimard – Jared Leeds/Aurora Photos – Stringer/EPA/MAXPPP – Philippe Matsas/Opale. © ADAGP-Paris 2012 pour les œuvres de ses membres reproduites à l’intérieur de ce numéro. Ce numéro comporte 4 encarts : 1 encart abonnement sur les exemplaires kiosque, 1 encart abonnement Quo Vadis, 1 encart Edigroup sur exemplaires kiosque de Suisse et Belgique, 1 encart Le Monde des religions sur une sélection d’abonnés.


Italie

6

Milena Agus

La sorcière bien-aimée

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7

Triomphalement révélée il y a cinq ans avec son premier roman, la Sarde a le don du conte aigre-doux et sensuel : « Sans magie, la vie a un goût d’épouvante. » son île, à ses habitants, mais elle sait en faire oublier les frontières grâce à une narration débridée, jouant de la proximité et des para­ doxes. Cinq textes d’elle sont parus en fran­ çais, et le prochain, Sottosopra – Sens dessus dessous – est prévu pour le printemps 2013.

Milena Agus sur la « plage des Poètes », dans sa ville de Cagliari en Sardaigne.

I

daniela zedda/éd. liana levi

Peut-on dire aujourd’hui que vous êtes une écrivaine à succès ?

Propos recueillis par Marianne Faurobert*

Il y a cinq ans, personne ne la connaissait. En Italie, il existait bien des lecteurs attentifs qui avaient repéré ses premiers romans. Mais il semblait que l’auteur ne dépasserait guère le succès d’estime. Il a fallu que le deuxième de ses romans, Mal de pierres, soit traduit en France en 2007 pour que vienne le succès. Un engouement contagieux s’est alors diffusé. Et continue. Car on est loin ici de la tocade de saison ou du livre qui ­touche, au bon endroit, au bon moment. Milena Agus possède un uni­ vers qui tient aux contours de la Sardaigne,

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Milena Agus. Je n’aime pas vraiment le mot écrivain. Il me semble lourd à porter, empli de sérieux, d’obligations, chargé de trop de responsabilités. Si j’acceptais le mot, je me sentirais obligée de « faire l’écrivain ». Au fond, je ne veux pas qu’on me remarque. Lorsque j’étais à l’école, j’étais une excellente élève, mais j’en avais honte, et je refusais d’être la première de la classe. Je connaissais les ­bonnes réponses, mais je ne voulais pas me distinguer des autres fillettes, alors je faisais exprès de me tromper. Pour moi, écrire a tou­ jours été une sorte d’école buissonnière… Quand je n’écris pas, je vis ma vie, tout sim­ plement. J’enseigne, je m’occupe de ma mai­ son, je fais tout un tas de choses quotidiennes et normales. Des choses pas toujours agré­ ables d’ailleurs. Écrire, au contraire, n’est que du plaisir, jamais un devoir. Le succès de Mal de pierres a fait que j’ai été riche six mois dans ma vie. J’ai vendu énormément de livres en France, en Allemagne, en Italie. Les droits ont été achetés dans le monde entier. Mais, en mars 2008, ma mère a fait une grave hémor­ ragie cérébrale, et j’ai dû prendre soin d’elle. Elle a besoin de deux aides, jour et nuit, de thérapies et de médicaments très coûteux qui ne sont pas remboursés. À partir de ce moment-là, sur le plan financier, tout est rede­ venu comme avant. Je n’ai pas le souvenir que ces mois de richesse aient été spécialement heureux. Le retour à la normalité s’est fait sans regrets. Mon seul regret concerne ma mère. Elle n’est vraiment plus ce qu’elle était.

Les lecteurs français vous ont découverte en 2007 avec Mal de pierres. Mais ce n’est pas votre premier roman.

Mon premier roman, Quand le requin dort, est sorti en Italie en 2005. Il a été publié en France il y a deux ans. Le texte est né de récits que j’avais écrits précédemment. J’ai fait se rencontrer et se répondre plusieurs person­ nages de ces nouvelles. Ceux que je considé­ rais comme les plus beaux, les plus

À lire

La Comtesse de Ricotta, Milena Agus, traduit de

l’italien par Françoise Brun, éd. Liana Levi, 118 p., 13,50 €. (Lire page 15.) * Après avoir travaillé dans l’édition (François Bourin, Julliard). et à la télévision (pour les émissions « Droits d’auteurs » et « Le bateau livre »), Marianne Faurobert est à présent lectrice pour plusieurs maisons d’édition et traductrice de l’italien.


États-Unis

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Ainsi les parias de l’Amé Russell Banks

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Issu d’une famille modeste et minée par un père violent, Russell Banks se voue aux âmes exclues ou déçues par le modèle américain, dans leur misère comme dans leur grandeur.

C

Par Kéthévane Davrichewy*

Russell Banks chez lui, à sar atoga spr ings (état de new Yor k), en 2005.

parlent rique | |

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ed. kashi Pour le magazine littéraire/corbis

Chez Russell Banks, la neige nous enveloppe et nous glace même en été, les destins se brisent, les êtres se déchirent, la violence, la désillusion, le mensonge et l’injustice nous happent et nous oppressent. La littérature ne peut changer le monde mais l’écrivain en est le témoin opiniâtre et nous pouvons être changés par les livres. Ceux de Russell Banks agitent des sentiments paradoxaux, bouleversent les notions du bien et du mal, interrogent l’humanité en chacun de nous, la possibilité de rédemption.

Un écart à entretenir Avant même le désir d’être écrivain, avant l’université, les rencontres initiatrices, Russell Banks s’est servi des mots. Raconter des histoires fut sa première résistance, pour supporter les coups d’un père alcoolique, la pauvreté et la brutalité du milieu familial. La parole pour « rendre cohérent ce qui n’a pas de sens », la parole comme « une puissance hallucinatoire, un chemin qui vous ramène à la réalité, le contraire d’une fuite, pour maîtriser et canaliser, témoigner, construire un monde parallèle (1) ». Ce qu’il a été, Russell Banks ne veut pas le perdre de vue, et c’est au cœur de l’enfance qu’il faut chercher les fondations de son œuvre, ce qui en fait la profonde humanité. « Mon expérience essentielle a été de comprendre le sentiment d’être piégé dans un travail, de vouloir s’en enfuir, changer de vie et de ne pas en avoir les moyens. Mon premier souvenir conscient d’étrangeté, d’écart par rapport au monde – et non de garçon rejeté, rebut de la société –, remonte à mes 16 ans. J’ai compris que cet écart était un trait de ma personnalité et quelque chose qu’il me fallait entretenir et soigner plutôt que rejeter, ce n’était pas un sentiment lié à l’écriture mais à une découverte de soi. »

* Écrivain, journaliste et scénariste d’origine géorgienne, Kéthévane Davrichewy a dernièrement publié les romans La Mer Noire (2010) et Les Séparées (2012) chez Sabine Wespieser.

À lire de Russell Banks

Lointain souvenir de la peau, traduit

de l’anglais (États-Unis) par Pierre Furlan, éd. Actes Sud, 444 p., 24,20 €. (Lire aussi p. 19.)

En présence de Russell Banks

Festival America,

du 20 au 23 septembre à Vincennes (94). Banks fait partie des 75 auteurs américains invités à l’occasion des dix ans du festival. Rens. : www.festivalamerica.org/

(1) Dans un entretien

accordé à la revue Transfuge , en septembre 2005.


Afrique du Sud

26

Contrairement aux autres écrivains sud-africains, Coetzee a évité le registre de la dénonciation frontale. Il opte toujours pour un regard oblique, rétif à tout dogmatisme, et un laconisme désarmant, dans la lignée de Kafka.

John Maxwell Coetzee

Ni blanc, ni noir

L À lire de J. M. Coetzee

De la lecture à l’écriture, traduit de

l’anglais par Jean-François Sené, éd. du Seuil, 320 p., 22,30 €.

L’Été de la vie,

traduit de l’anglais par Catherine Lauga du Plessis, rééd. Points, 308 p., 7,60 €.

Par Hubert Prolongeau*

Les grands auteurs sud­africains des années 1980 ne se définissaient guère que par rap­ port à l’apartheid et à sa dénonciation : sub­ tile chez Nadine Gordimer, lyrique chez André Brink, plus métaphorique chez Doris Lessing, elle était la matrice de tous leurs écrits. John Maxwell Coetzee est entré un peu plus tard en littérature et a été le pre­ mier à se dégager de cette gangue. Les livres de ses débuts (Au cœur de ce pays, En attendant les barbares, Michael K, sa vie, son temps) sont des allégories qui dépassent largement le contexte sud­africain pour mettre en scène l’éternelle et complexe relation entre le maître et l’esclave. La honte, l’humiliation et la violence, la cruauté des rapports humains font le lit de romans très noirs, souvent étouffants et qui visent plus la quête d’une morale que l’engage­ ment militant. Son seul livre à aborder ouvertement l’apartheid, Disgrâce, préfère s’attacher à l’Afrique du Sud d’après et offre une vision extrêmement iconoclaste des traces qu’il a laissées, scindant en deux un pays où les Noirs brûlent de revanche et où les Blancs sont rongés de culpabilité. Coetzee est un auteur discret. Qu’il ait reçu les plus grandes distinctions littéraires possi­ ble (deux Booker Prize, le Nobel…) ne lui a pas fait renoncer aux charmes d’un silence médiatique qu’il ne brise que rarement. Ce

ne serait qu’anecdotique si ce laconisme n’était à la mesure de son œuvre, construite sur une économie, voire une austérité qui enferment dans une rigueur toute bresso­ nienne l’ardeur et la passion qui pourtant la traversent. Dix romans, les trois volumes d’une autobiographie, un recueil de nou­ velles et deux recueils d’essais affirment le même goût de l’épure, la même quête de l’essentiel, la même précision dans l’utilisa­ tion du langage et de ses multiples sens. Refusant de devenir le porte­parole de quelque cause que ce soit, l’homme ne se trouve que dans ses livres et dans ce qu’il veut bien y laisser transparaître d’une enfance afrikaner et protestante, d’une jeunesse pas­ sée à Londres puis aux États­Unis, d’une ten­ tative d’échapper à l’étouffement par l’exil et la découverte de la littérature qui l’accom­ pagne : Faulkner, Nabokov, Pound auront été ses maîtres. Dans son dernier livre paru chez nous, De la lecture à l’écriture, il réaffirme en une suite de portraits cruels et lucides ce qu’il doit aux grands écrivains, rend un exi­ geant hommage aux auteurs qu’il a aimés et dont, pour lui, les écrits ne sauraient se déta­ cher de ce qu’ils ont été et ont vécu. Disgrâce (lire aussi p. 31), salué dans le monde entier, a peut­être marqué une rup­ ture dans l’œuvre de Coetzee. Il s’est tourné depuis vers une interrogation plus large sur

J. M. Coetzee en 2010.

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philippe matsas/opale

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le rôle de l’écrivain, s’inventant presque un double en la personne d’Elizabeth Costello, auteur australienne dont le succès est maintenant derrière elle, militante de la cause animale, et présente dans Elizabeth Costello comme dans L’Homme ralenti. Vivant désor-

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mais en Australie, où il enseigne à l’université d’Adelaïde, Coetzee continue d’y écrire une œuvre dont la lucidité et le sentiment grandissant de l’absurdité du monde le ­portent de plus en plus du côté de Beckett ou de Kafka.

* Journaliste et écrivain, Hubert Prolongeau a notamment publié Les papillons n’ont pas de mémoire (Belfond, 2007), Américain, Américain (Flammarion, 2008), sur la vie d’Elia Kazan, et, dernièrement, Le Cauchemar de d’Alembert (éd. du Masque).


Autriche

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Depuis quelque temps, l’écrivain semblait se taire, après les multiples polémiques suscitées par ses prises de position sur l’ex-Yougoslavie. Une rafale de parutions en français a, ces derniers mois, démenti ce silence apparent et restauré l’étrangeté souveraine de sa langue.

Peter Handke

Parfaite énigme

A À lire de Peter Handke

La Nuit Morave, traduit de l’allemand

par Olivier Le Lay, éd. Gallimard, 400 p., 23 € (lire aussi p. 39).

À paraître

Une année dite au sortir de la nuit, traduit de l’allemand par Anne Weber, éd. Le Bruit du temps, 224 p., 18 €. En vente le 22 octobre.

Par Marie Darrieussecq *

Avez-vous déjà essayé de raconter un livre de Peter Handke ? Si on prend par exemple La Femme gauchère , on peut y lire un récit féministe des années 1970. Ou un récit ­clinique sur la dépression. Ou un état des lieux sur la vie dans les lotissements autrichiens. Ou un scénario de film, à tourner littéralement, sur une femme gauchère, trop gauche pour s’adapter à ce qu’on attend d’elle. Tout ça à la fois, et autre chose encore, cette autre chose que le mot style dit peutêtre, mais que j’aime à penser comme l’étrangeté de Handke. Cette étrangeté éclot en un rythme qui ­évoque parfois Duras, fait de répétition : « Encore la nuit. Seulement maintenant la nuit, la nuit profonde, profonde comme il n’y en eut jamais qu’une » (Kali, une histoire d’avant-hiver). Avec une approche comme extérieure des personnages, le constat étonné de leur comportement : « “Kali” est le seul mot qu’on lui entend en dernier, il se tourne en cercle vers la montagne de sel, répétant le mot, comme avec tendresse, interrogeant, ou se souvenant ? » Ne parlant pas allemand, je ne saurais dire quelle est la part du traducteur. Mais cette étrangeté persiste quand Handke écrit pour la première fois en français, dans ce dialogue d’été que sont Les Beaux Jours d’Aranjuez  : « La femme. – Maintenant ça me revient : tout à coup l’ombre de la feuille sur la planche de la cabane se remplissait d’une couleur. L’homme. – De quelle couleur ? L a femme. – D’une couleur inconnue. Sans nom. Une couleur foncée. » Comme tout écrivain, Handke creuse dans la langue une langue étrangère. Il y va avec les

mains, je l’imagine les ongles pleins de terre, entouré d’arbres, hiver, été. Il dit l’affront fait à « l’âme du hérisson, l’âme du merle, l’âme du ver de terre, l’âme du hibou » (Kali). La nature est première : « Du lointain émerge, couverte de forêts, la montagne au pied de laquelle les maisons se rassemblent » (Histoire d’enfant). L’humain est un élément du paysage parmi d’autres : ce renversement un peu chinois bouscule notre Occident. Du coup, habiter est une activité à part entière, comme aimer, marcher, ou respirer. Ville ou forêt, rue ou sentier, autoroute ou voie navigable : l’écriture se fait selon ces différentes vitesses. Et aussi selon l’alternance entre l’incertitude, longue, et la certitude, brutale. Le passage incessant de l’une à l’autre est une des formes du désir, dans les voix des récits de Handke. Le manque, l’attente, et des épiphanies soudaines, au fil du temps. L’ambivalence se résout par stases, par pauses géographiques : un lieu est reconnu, puis un arrachement, de douceur en violence, de lenteur en accélération. Handke est de ces écrivains dont les titres seuls racontent un « voyage au pays sonore », « par les villages », un « poème à la durée ». Évidemment, c’est une écriture musicale. Mais c’est aussi une croissance dans l’espace. Aranjuez, du dernier dialogue , est un jardin où poussent les mots, entre faim et soif inassouvies : « et chaque A et chaque O devient éternité ». L’énigme demeure, qui ne demande à être ni élucidée ni même nommée. Elle est écrite, constatée : rien ne se raconte mais le mystère est sous nos yeux, ouvert comme une corolle, fermé comme les « pétales des liserons ».

En haut : Peter Handke chez lui à Chaville, en 2007. En bas : la main de Handke (à gauche) tenant celle de l’ancien résistant italien Sergio Cocetta, « il Cid », à Udine, en 2007. (La main de l’auteur porte les traces d’une inflammation, pour avoir trop écrit.)

* Depuis Truismes, qui la révèle en 1996, Marie Darrieussecq a publié plus d’une douzaine de livres chez P.O.L. Dans Clèves, son dernier roman, elle décrivait, de l’enfance à l’adolescence, l’initiation d’une jeune fille à la sexualité.

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PHOTOS : Danilo de marco

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Russie

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Édouard Limonov

Aventureux à l’ex

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Emmanuel Carrère avait raison : l’écrivain Édouard Limonov est un personnage de roman. Entre Moscou, New York et Paris, il a été punk, valet de chambre, journaliste... Délaissant la fiction, le casse-cou russe est désormais une figure politique qui joue avec le feu des extrémismes.

A

Propos recueillis par Juliette Poizat

trême

Avant le Limonov d’Emmanuel Carrère, nous n’entendions pas beaucoup parler en France du « voyou russe », auteur du Journal d’un raté (éd. Albin Michel, 1982) et du Discours d’une grande gueule coiffée d’une casquette de prolo (éd. Le Dilettante, 1991). Édouard Limonov a pourtant beaucoup séjourné à Paris entre 1980 et 1994, et il comptait alors parmi les journalistes et écrivains en vue. Il était proche de l’équipe de L’Idiot international, journal pamphlétaire dirigé par JeanEdern Hallier, qui rassemblait, entre autres, Patrick Besson, Marc-Édouard Nabe, Morgan Sportès, Michel Houellebecq et Philippe Sollers. Depuis quelque temps, les œuvres de Limonov font l’objet de plusieurs rééditions. Bartillat vient de publier un recueil de ses chroniques parues dans L’Idiot, sous le titre L’Excité dans le monde des fous tranquilles. À cette occasion, nous avons posé quelques questions à l’écrivain. Parlez-nous de votre activité de journaliste. Comment envisagez-vous l’écriture de vos articles par rapport à celle de vos livres ?

Édouard limonov. J’ai débuté dans le journa-

À lire

L’Excité dans le monde des fous tranquilles. Chroniques 1989-1994, Édouard Limonov,

éd. Bartillat, 272 p., 20 €.

Limonov, Emmanuel Carrère,

sichov/siPa

éd. P.O.L, 488 p., 20,30 €.

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Édouard Limonov en mars 2008 : « Dans mon pays, j’ai la réputation d’avoir un don. » L’Autre Russie, sa formation politique, est à la confluence de l’extrême gauche et de l’extrême droite.

lisme en 1974, à Vienne et à Rome. J’ai écrit pour des titres français, américains, néerlandais et même serbes. En Russie, j’ai participé de 1990 à 1993 aux grands journaux russes Izvestia et Sovietskaya Rossia. Puis, entre 1994 et 2000, je suis devenu éditeur et rédacteur en chef de mon propre journal, Limonka. À partir de 1996, j’ai contribué à Exile, où j’écrivais en anglais sur un ton humoristique. Et aujourd’hui j’écris pour le GQ russe et le site Grani.ru. Je pense, en effet, que l’écriture d’un article est très différente du travail de l’écrivain. La première différence, pour moi, c’est que l’auteur peut tout se permettre, même d’être idiot, tandis que le journaliste doit toujours être prudent dans ses propos. La réputation du journaliste est bien plus menacée au quotidien que celle de l’écrivain. Pourtant, vous n’hésitez pas dans vos chroniques de L’Idiot à faire preuve d’une certaine ironie, par exemple lorsque vous parlez de l’URSS.

L’ironie est un moyen de se défendre


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