La Littérature Japonaise

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dossier

la littérature

japonaise

enquête Les meilleurs mangas rencontre exclusive Murakami commente « 1Q84 »

visite privée Chloé delaume explore la villa médicis

mishima, ÔÉ, kawabata, sôseki, tanizaki, kawakami, ogawa …

lettres inédites Les confidences de Jean Vilar exercices d’admiration Stendhal par Christophe Honoré et Daniel Mendelsohn

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Éditorial

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Stupeur et tremblements Par Joseph Macé-Scaron

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Blanc. » Apparemment n continent littéraire. L’expres­ cette éminence germano­ sion est usée. Si on la tend, on peut pratine quitte rarement la voir la trame éditoriale au travers ; rive gauche car, pour ma mais qu’importe puisqu’elle résume part, je ne me suis jamais le vertige qui saisit le lecteur s’il se trouvé dans la situation risque à embrasser la littérature japonaise. Nous décrite. Glissons. Stupeur aurions dû titrer ce dossier, qui sera au cœur du Salon autour de Millet alors que du livre de Paris (du 16 au 19 mars), « Les littératures ce dernier tient régulière­ japonaises » – tant il est vrai que nous avons tous ment les mêmes propos « notre » écrivain japonais avec lequel nous entre­ devant tous les micros qui tenons une apparente familiarité. Parfois lui sont généreusement ce dernier change suivant nos goûts, Richard Millet tendus. Tremblements notre parcours (Mishima, Kawabata, se déboutonne : Ogawa…). Mais, plutôt que de fermer « Pour moi, la station alors qu’il décrit du haut de son clocher mental, depuis cet éventail d’un coup sec, il faut ouvrir Châtelet-Les Halles, quelques années, les ce choix et révéler à l’œil du lecteur ce c’est le cauchemar mêmes obsessions. Oh, un qui s’y dessine : une civilisation. absolu, surtout étonnement courtois, de ncontinent littéraire. L’écrivain quand je suis circonstance, « civilisé », n’est pas assigné à la sobriété, mais le seul Blanc. » dirait-on ailleurs. doit-il pour autant s’aventurer dans Qu’il y ait des écrivains qui des registres où il vulgarise son œuvre, sa démarche, sa pensée ? Pas sûr. On comprend bien pensent sous eux n’est pas un phénomène nouveau. l’intérêt de l’économie médiatique à le pousser à la Ce qui l’est davantage est que cette prise de position bêtise, satiété du spectacle oblige ; mais le lecteur, s’ancre dans une vision décliniste et taxidermiste de qu’y gagne-t-il ? Qu’a-t-il pensé quand il a vu l’écri­ notre littérature menacée de rétractation identitaire. vain Richard Millet (1) se déboutonner dernièrement Résumé, et non caricaturé, car l’intéressé se carica­ et expectorer avec amphigouri : « Qu’est-ce que je ture déjà assez lui-même : Notre langue est piétinée, suis ? Un Français de souche – quelle horreur ! Un menacée, il faut la purifier, mais cette purification ne catholique – quelle horreur ! Un hétérosexuel peut faire l’économie d’un nettoyage ethnique. – quelle horreur ! J’ai tout contre moi. » Ce directeur Qu’est-ce qu’un écrivain ? Un regard ? Celui de littéraire de Gallimard, haut mamamouchi des ­lettres Richard Millet s’arrête à la couleur de la peau. Une françaises, grand précieux de l’univers de l’édition, parole qui donne la parole à ceux qui en sont privés ? ne nous était jusqu’à présent pas vraiment apparu Le même Millet : « L’immigré est aujourd’hui une comme une victime, mais bon. Et de reprendre : « Je figure autrement considérable que l’écrivain […] ; suis hanté par la question de l’identité, non seule­ d’où le déclassement de l’écrivain (2). » Je me ment de l’identité mais de l’identité nationale demande quelle serait la réaction d’un Japonais pas­ – quelle horreur, bien sûr. » Une horreur dont nous sant dans les allées du Salon du livre et achetant par avons dû débattre – et en quels termes « choisis » – mégarde un livre de Richard Millet. Qu’en ferait-il durant des mois. Glissons. une fois lu ? Au mieux, un mauvais manga pour ados. tupeur et tremblements. « Je prends quo­ La gloire du pitre. j.macescaron@yahoo.fr tidiennement le RER. Pour moi, la station (1) Dans « Ce soir ou jamais », 7 février 2012. L’extrait Châtelet-Les Halles à six heures du soir, c’est de l’émission est visible sur YouTube et Dailymotion. le cauchemar absolu, surtout quand je suis le seul (2) L’Opprobre, Richard Millet, éd. Gallimard. Hannah/Opale

Édité par Sophia Publications 74, avenue du Maine, 75014 Paris. Tél. : 01 44 10 10 10 Fax : 01 44 10 13 94 Courriel : courrier@magazine-litteraire.com Internet : www.magazine-litteraire.com

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Sommaire

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Manga, complément d’enquête

Entretien avec Christel Hoolans, éditrice chez Kana, l’un des principaux diffuseurs de manga en France.

Interpréter Murakami

Plongée dans le studio où deux comédiens lisent, en vue d’un livre audio, le troisième tome de 1Q84, le best-seller de Haruki Murakami.

ILLUSTRATION PANCHO POUR LE MAGAZINE LITTÉRAIRE

Ce numéro comporte 6 encarts : 1 encart abonnement sur les exemplaires kiosque, 1 encart abonnement Quo Vadis, 1 encart Edigroup sur exemplaires kiosque de Suisse et Belgique, 1 encart F&S (RSD), 1 encart Les Amis du Louvre et 1 encart Studio Ciné Live sur une sélection d’abonnés.

L’actualité 3 L’éditorial de Joseph Macé-Scaron 6 Contributeurs 8 Enquête L’empire du manga,

Rencontre avec Haruki Murakami

Le dossier 54 La littérature

par Jean-Marie Bouissou et Alexis Brocas

58

spectacles… Les rendez-vous du mois

61 62 64

16 La vie des lettres Édition, festivals, 26 Le feuilleton de Charles Dantzig

Le cahier critique Fiction 28 Russell Banks, Lointain souvenir de la peau 29 Antoine Piazza, Le Chiffre des sœurs 30 Stéphanie Polack, Comme un frère 32 François Garde,

Ce qu’il advint du sauvage blanc

33 Olivia Rosenthal,

Ils ne sont pour rien dans mes larmes Roberto Bolaño, trois livres inédits Martin Amis, La Veuve enceinte Tim Parks, Le Calme retrouvé Ludovic Janvier, La Confession d’un bâtard du siècle Poésie 42 Gérard Noiret, Autoportrait au soleil couchant Non-fiction 44 François Jullien, Entrer dans une pensée 46 Roberto Saviano, Le combat continue 47 William Marx, Le Tombeau d’Œdipe 47 Jacques Derrida, deux textes inédits 48 Nathalie Heinich, De la visibilité 49 Jean Clair, Hubris. La Fabrique du monstre dans l’art moderne 50 Thérèse Delpech, L’Homme sans passé. Freud et la tragédie historique 52 W. B. Yeats, Essais et introductions 34 35 36 38

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Feuilleton : le Journal du collectionneur René Gimpel, par Charles Dantzig.

En couverture : Photo Thomas Hoepker/Magnum. © ADAGP-Paris 2012 pour les œuvres de ses membres reproduites à l’intérieur de ce numéro.

Abonnez-vous page 95

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Dossier : La littérature japonaise

PATRICK GAILLARDIN/PICTURETANK - THOMAS HOEPKER/MAGNUM - JEAN-LUC BERTINI (PASCO)

Sur www.magazine-litteraire.com

Chaque mois, des critiques inédites exclusivement accessibles en ligne.

Mars 2012

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Critique : Russell Banks

Le cercle critique

n° 517

Mars 2012 517 Le Magazine Littéraire

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japonaise

dossier coordonné et introduit par Anne Bayard-Sakai et Maxime Rovere Sources et confluences, par Emmanuel Lozerand Bibliographie, par Racha Abazied Un si long après-guerre, par Antonin Bechler Prix littéraires, édition : us et coutumes, par Benjamin Giroux et Corinne Quentin L’archipel des Nobel, par Benjamin Giroux Répliques au séisme, par Cécile Sakai La pensée irradiée, par Jun Fujita Haruki Murakami, par Toshio Takemoto Contre Murakami, par Michel de Boissieu Les années 2000, par Anne Bayard-Sakai Kenzaburô Ôé, entretien avec Philippe Forest Un pays de romancières, par Cécile Sakai Qu’est-ce qu’un livre japonais ? par Anne Bayard-Sakai Du théâtre nô aux robots, par Corinne Atlan La poésie, par Yves-Marie Allioux Entretien avec l’éditeur Philippe Picquier La réception française, par Corinne Quentin Le Bateau-usine, par Évelyne Lesigne-Audoly Le haïku, genre international, par Jean-Yves Masson

Le magazine des écrivains 90 Grand entretien avec Haruki Murakami 96 Stendhal, par Christophe Honoré

et Daniel Mendelsohn

98 Visite privée La Villa Médicis,

par Chloé Delaume

100 Inédit Jean Vilar épistolier 104 Le premier mot Rousseau l’entreprenant,

par Laurent Nunez

106 Le dernier mot, par Alain Rey

Prochain numéro en vente le 29 mars

Dossier : Virginia Woolf


Enquête

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L’empire du manga

Au Japon, la bande dessinée demeure une passion nationale sans équivalent : chaque public y dispose d’un sous-genre spécialisé. D’abord moquée, cette production s’est imposée en Occident : en France, une BD vendue sur trois est un manga. Par Jean-Marie Bouissou

E Cinq classiques du genre

Phénix, l’oiseau de feu, Osamu Tezuka,

éd. Tonkam, 11 vol., 352 p., 9,35 € chacun.

NonNonBâ, Shigeru Mizuki, éd. Cornélius, 420 p., 24,10 €.

Gunnm, Yukito Kishiro,

éd. Glénat, 9 vol., 200 p., 6,90 € chacun.

Pink, Kyôko Okazaki,

n une dizaine d’années, le manga a conquis 37 % du marché français de la bande dessinée. Il s’en vend aujourd’hui quelque 12 millions d’exemplaires par an, et plus de trois nouveaux volumes sont publiés ­chaque jour. Ce succès a été préparé par celui des séries télévisées japo­ naises, qui comptaient pour 68 % des titres diffusés par le célèbre « Club Dorothée » (1987-1997). Les Goldorak, Candy et autres Dragon Ball ont d’abord été accueillis fraîche­ ment. On les taxait de laideur, de vul­ garité, d’absurdité, de violence. Les amoureux du Japon traditionnel y voyaient une abomination qui défi­ gurait le beau pays des jardins zen. Le Monde diplomatique de dé­ cembre 1996, analysant « Ce que nous disent les mangas », soupçonna même un complot destiné à décéré­ brer notre jeunesse.

Force de frappe Aujourd’hui, le manga est rentré en La Rose de Versailles, grâce. Loin d’étouffer notre bande Riyoko Ikeda, éd. Kana, dessinée nationale, il a dynamisé tout le marché. Entre 3 vol., env. 350 p. 2003 et 2008, le nombre de nouveaux titres publiés et 10,20 € chacun. est passé de 1 100 à 3 600 par an, et celui des éditeurs de 140 à 254. Le manga Tout comme les contes, figure désormais sur les rayons de toutes les le manga montre à ses lecteurs bibliothèques de France. « la gravité de leur situation », Les médias du meilleur pour citer Bruno Bettelheim. aloi le saluent à l’occa­ sion, et le très classique musée Guimet lui a fait l’hon­ À lire aussi neur d’une exposition (1). Dico Manga. Le fait d’être un produit industriel confère à la bande Le Dictionnaire dessinée japonaise une énorme force de frappe com­ encyclopédique de merciale. À son apogée, en 1995, son tirage total la bande dessinée japonaise, Nicolas Finet, (magazines inclus) dépassait 1,9 milliard d’exem­ Stéphane Ferrand, plaires par an, soit près de 16 par habitant, contre Michel Seegman (dir.), 1,5 exemplaire en France. Conséquence : un magazine éd. Fleurus, 624 p. 14,95 €. de manga peut coûter presque sept fois moins cher éd. Casterman, 224 p., 17 €.

qu’un hebdomadaire de bande des­ sinée franco-belge (2). Condition pre­ mière pour une consommation de masse. N’est-ce pas aux dépens de la qualité ? Les amateurs de notre neu­ vième art jugent souvent sévèrement le graphisme du manga : visages standard, fonds som­ maires, expressions outrées, mise en cases déconcer­ tante… Nous avons l’image de dessinateurs travaillant à des cadences infernales (20 ou 30 planches par semaine) sous la conduite de superviseurs qui veillent à ce qu’ils se conforment aux préconisations des ­marketeurs. En réalité, ce mode de production concerne surtout les séries pour adolescents (shônen et shôjo manga), surreprésentées sur le marché fran­ çais. La qualité et la diversité graphiques du manga ne le cèdent en rien à celles de la bande dessinée. Entre les somptueux encrages de Hisashi Sakaguchi (Ikkyû), inspirés du dessin à l’encre sumi-e, les noirs drama­tiques de Hiroshi Hirata, que Yukio Mishima idolâtrait (Satsuma, l’honneur des samouraïs), le trait rude et terriblement efficace de Yoshihiro Tat­ sumi (L’Enfer), la ligne claire épurée à l’extrême de Qta Minami (Jeux d’enfant) ou d’Ebine Yamaji (Love

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8 MANGA S INDISPENSABLES

1

Par Alexis Brocas

Autoportrait d’un maître

Une vie dans les marges, Yoshihiro Tatsumi, éd. Cornélius, 2 vol., 452 p. et 430 p., 33 € chacun.

Autobiographie dessinée d’un des plus grands auteurs de mangas, Une vie dans les marges est une sorte de prodige en deux volumes. Qu’il parvienne à conter, à travers et en même temps que l’histoire de son personnage, celle du Japon et celle de son art, passe encore. Mais il réussit à rendre passionnant un sujet aussi spécialisé que l’histoire du manga et à restituer les innovations des maîtres comme les apprentis les percevaient : de petites révolutions stimulant toute la communauté. La peinture du monde éditorial – et notamment celui des revues éphémères qui portèrent le manga – restitue avec humour le quotidien de Tatsumi et des dessinateurs de son clan : celui d’artisans, tenus à un rythme de production effréné, qui rêvent de faire du manga d’art. Au terme des deux tomes, une phrase comme « Tu veux que je dessine des komagas au sein du Gekiga Kôbô? » vous apparaîtra d’une clarté lumineuse. Notons que la vie de Yoshihiro Tatsumi a fait l’objet d’un film, en salle depuis le 1er février.

2

Machines sentimentales

Pluto, Naoki Urasawa et Osamu Tezuka,

éd. Kana, 8 vol., 200 p., 7,45 € chacun.

my Life), les hachures aux mille nuances de Yû Takita (Chauds, chauds, les petits pains !), le hiératisme de Jirô Taniguchi (Quartier lointain), le kistch baroque en couleurs de Junko Mizuno (Cinderalla) et le travail à l’aquarelle de Yoshikazu Yasuhiko (Jeanne), l’amateur le plus exigeant trouvera dix fois de quoi s’émerveiller. Les auteurs pour adolescents, eux, s’attachent en priorité à exprimer les sentiments par le dessin plutôt que par le texte et à faire sentir le mouvement de manière quasi physique. Au Japon, où l’interaction sociale joue beaucoup sur les émotions montrées (mais non verbalisées) avec plus ou moins de retenue, le shônen et le shôjo manga les surjouent pour les donner à voir, comme les acteurs du kabuki. Les fonds ne sont pas des décors, mais reflètent l’état d’esprit des personnages. Les cases ont moins pour fonction d’ordonner le temps du récit que de faire ressentir, par leurs formes et leur disposition, le mouvement et les émotions. Déroutante pour les adultes novices, cette priorité absolue donnée à l’expressivité graphique permet aux adolescents, plus accoutumés aux images en mouvement qu’à l’écrit, d’« appréhender » d’instinct le manga, par-delà les différences culturelles.

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Planche extraite d’Une vie dans les marges, de Yoshihiro Tatsumi, éd. Cornélius, 2010.

(1) « Samouraïs, moines

et ninjas. Quand le manga revisite l’histoire », musée Guimet, Paris, 1er juillet-9 août 2010. (2) The Margaret, mensuel pour filles des éditions Shûeisha, novembre 2010 (930 pages pour l’équivalent de 6 €, soit 0,64 centime par page) vs Spirou (52 pages pour 2,30 €, soit 4,4 centimes par page).

Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques? se demandait l’écrivain Philip K. Dick dans une célèbre nouvelle promise à une bruyante postérité cinématographique. Naoki Urasawa lui répond par cette splendide réécriture d’Astro Boy – œuvre du père de tous les mangakas, Osamu Tezuka –, qui croise plusieurs histoires connexes se déroulant dans un monde futuriste marqué par une ultime guerre mondiale. Un policier robot rêve d’aimer comme aiment les hommes – or les sentiments qu’il nourrit pour son épouse robot sont-ils si loin de cela? Devenu le serviteur d’un compositeur célèbre rongé par ses traumas d’enfant, un ancien robot militaire, lui-même hanté par son passé sanglant, espère trouver la paix (de l’âme?) en apprenant à jouer du piano. Et un étrange assassin élimine les grands robots combattants qui, après avoir mis fin à la guerre, tentent de se réformer dans la vie civile. Autant de personnages synthétiques bouleversants, qui nous incitent à réévaluer fortement l’idée que nous nous faisons de notre humanité.


La vie des lettres

RMN-musée d’orsay/gérard blot

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Paris (7e) Du 13 mars au 1er juillet

exposition Degas à bras-le-corps

Hanté par la question du réalisme, le peintre fit du nu son genre de prédilection. Les corps qu’il y invente dialoguent avec les imaginaires de Huysmans, Maupassant ou Zola.

«Q

RMN-musée d’orsay/hervé Lewandowski

uand j’étais au collège, notre professeur nous expliquait la ­différence entre le tact et la po­ litesse. Un monsieur en visite pousse par erreur la porte d’une salle de bains et découvre une dame absolument nue. Il recule aussitôt, referme la porte en disant : “Oh, pardon, madame !”, ça, c’est la politesse. Le même monsieur, poussant la même porte, découvrant la même dame ­absolument nue et lui disant : “Oh, pardon, monsieur !”, ça, c’est le tact. » Cette leçon de

Degas à côté d’une œuvre d’A. Bartholomé.

bonnes manières, délivrée avec la voix ­exquise faciles des « pompiers ». Dans les deux camps, de Delphine Seyrig, alias Fabienne ­Tabard le nu est la grande affaire, ce qui n’est évidemdans le film de François Truffaut Baisers volés, ment pas une nouveauté dans l’histoire de Edgar Degas ne l’entendit sans doute jamais. l’art, mais les temps seront cette fois décisifs Ou plutôt, si : en bon bourgeois du xixe siècle, pour les baigneuses et les Vénus. Pour dire la il la savait sur le bout des doigts, mais il passa beauté d’une cantatrice qu’il boit des yeux, Rose Caron, Degas comsa vie à la transgresser, pose certes des sonnets lui, « l’homme à part » qui « Avec un dos, nous lui-même (« Ces bras ne cessa d’explorer « le voulons que se révèle ­nobles et longs lenteclair-obscur social », selon un tempérament, en fureur/Lenteles mots de Werner Hofun âge, un état social. » ment ment en humaine et mann, dont l’indispen­ cruelle tendresse »), qui sable monographie ressort aux éditions Hazan à l’occasion de la circulent sous quelques manteaux, dont celui grande exposition du musée d’Orsay « Degas de Mallarmé, qui juge alors qu’écrire est pour et le nu ». Connu pour ses petits rats de le peintre « un art nouveau dont il se tire, ma l’Opéra, étoiles de tulle côté scène, jeunes foi, très joliment ». Mais le véritable point de filles en fleur côté coulisses, pour ses soirées rencontre entre l’artiste touche-à-tout (il praau cabaret ou encore ses jockeys défilant tique aussi la sculpture et la photographie) avant la course, Degas est resté comme l’un et les écrivains qu’il admire – et qui souvent des plus grands peintres de la société du le lui rendent bien – est ailleurs. Joris-Karl xixe siècle. Vrai-faux impressionniste, il parta- Huysmans publie Marthe, histoire d’une geait avec certains de ses contemporains, de fille (1876), Edmond de Goncourt La Fille Courbet à Zola ou Maupassant, le désir de Élisa (1877), Maupassant La Maison Tellier concilier un certain « réalisme » avec une (1881), et Degas, lui, compose au trait et au forme nouvelle de beauté, tournant résolu- pastel son roman où l’on croise les mêmes ment le dos à l’académisme et aux séductions protagonistes, des messieurs en haut-de-

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À voir

« Degas et le nu », musée d’Orsay, Paris 7e, du 13 mars au 1er juillet.

À paraître chez Hazan

Degas et le nu, X. Rey, G. Shackelford, 336 p., 39,95 €.

Degas, Werner Hofmann,

« Grandes Monographies », 320 p., 49 €.

arts », 224 p., 18 €. Ci-contre : Le Tub, 1886 (Orsay, legs du comte Isaac de Camondo). Page de gauche : Scène de guerre au Moyen Âge, 1 8631865 (Paris, Orsay).

coll. particulière, chicago

rmn/musée d’orsay/gérard Blot

musée d’orsay, dist. Rmn/patrice schmidt

Comment regarder Degas, Jacques Bonnet, « Guide des

forme aux jeunes femmes pauvres, belles de jour monnayant leurs charmes sous les ­ordres d’une patronne autoritaire. Degas aime la beauté des femmes, mais les corps qu’il peint n’ont rien d’idéal : ils sont aussi divers que les sentiments ou les heures de la journée. Que trois odalisques des villes ­attendent le client et voici autant de grandes poupées disposées en rang sur des sofas ­fatigués ; ­qu’elles prennent un peu de repos, se coiffent ou ­sortent du bain, et voici qu’apparaît la sensualité, et parfois même le plaisir. Rien n’est

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Mars 2012 517 Le Magazine Littéraire

Jeune fille spartiate, vers 1861 (Paris, Orsay). Femme nue se peignant, vers 1877-1880 (Chicago, coll. particulière).

stable avec Degas, et la chair qu’il peint peut passer en un clin d’œil de la gaieté à la tristesse, de la grâce à la trivialité : on dirait même que c’est cet instant précis qu’il guette et attend pour ouvrir la porte d’un coup. Qu’il semble difficile de sortir d’une baignoire ou de se relever d’un tub et qu’on est loin des harems et des bains turcs alors tant prisés par les orientalistes… Degas utilise souvent une technique de gravure très particulière, le monotype, qui consiste à dessiner, parfois même avec les doigts, sur une plaque enduite d’une

encre qu’il faut en partie essuyer : une cuisine qui donne à ses ­images la force de l’instantané et fait d’une partie importante de ses nus une véritable œuvre au noir qui resta très longtemps secrète car elle fut jugée immorale et digne de l’enfer de la Bibliothèque nationale. C’est que, si Degas suit l’injonction du critique d’art Duranty – « Avec un dos, nous voulons que se révèle un tempérament, un âge, un état social » –, il semble en même temps s’en moquer, brouillant dans ses nus toutes les catégories, du naturalisme au symbolisme en passant par un certain classicisme. « La nudité de ses modèles est en fin de compte la sienne », concluent George T. M. Shackelford et Xavier Rey dans le catalogue de l’exposition, invitant à se demander si, au fond, telle n’était pas la définition du tact selon Degas. Vincent Huguet


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Critique Fiction

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Ainsi parlait le paria Lointain souvenir de la peau, Russell Banks, traduit de l’anglais (États-Unis) par Pierre Furlan, éd. Actes Sud, 448 p., 23 €.

Par Alexis Brocas

PATRICK GAILLARDIN/PICTURETANK

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es mineurs de naguère emportaient, au fond des galeries, des canaris : quand l’air se chargeait de gaz, l’oiseau mourait et les humains prenaient alors les mesures de sécurité adéquates – la fuite ou l’injection d’air pur. Pour l’Américain Russell Banks, les délinquants sexuels – particulièrement ceux qui sont étiquetés pédophiles – jouent, à l’égard de nos civilisations modernes, le même rôle d’indicateurs du degré de pollution de l’atmosphère. Parce qu’ils sont unanimement redoutés, méprisés, et ne suscitent aucune compassion, le sort qui leur est fait dit tout de notre degré d’humanité. Ce processus de révélation de l’essence d’une société par ses parias débute avec le roman, quand le personnage principal, le Kid, expose les étonnantes conséquences que les lois réprimant la délinquance sexuelle ont eues sur le paysage de Calusa, Floride. D’un côté, les détenus en liberté conditionnelle sont tenus de résider dans le comté où ils ont été jugés ; de l’autre, il leur est interdit de séjourner à moins de 760 mètres d’un lieu fréquenté par les enfants. À Calusa, un seul endroit répond à ce critère. Il se situe sous un viaduc, où les anciens pervers, ou condamnés comme tels, ont reconstitué une sorte de colonie clocharde. Malgré ses 21 ans, le Kid compte déjà parmi les anciens de cette communauté et, à travers lui, Russell Banks réussit ce qui est peut-être le plus beau portrait d’exclu de son œuvre pourtant prodigue en la matière. Exclu économique, d’abord : comme le héros de Sous le règne de Bone, le Kid provient du quart-monde américain et de ces parcs à caravanes (que Banks romançait aussi dans Trailerpark) où s’agglutinent les pauvres. Exclu des relations humaines ensuite : le Kid n’a jamais eu d’amis, encore moins d’amour, et n’a connu que très peu de plaisirs dans l’existence. L’un d’eux se trouvait sur Internet, se payait avec la carte de crédit de sa mère et a valu au Kid – alors incapable de discerner virtuel et réel – une condamnation injuste, un séjour en prison, un passeport pour la clochardisation et un bracelet électronique – le badge de l’exclusion par excellence. C’est ce personnage qui sera le Socrate de ce roman maïeutique dont les visées dépassent de loin la simple description réaliste et les attaques contre la bonne conscience américaine. L’audace de Russell Banks se tient là : de ce Kid esclave – de ses pulsions, de ses déterminismes sociologiques – l’auteur fait une sorte de maître – en scepticisme et en direction de vie. Certes, Banks avait déjà créé, avec Bone, une figure de sage adolescent conscient qu’il ne sait rien mais

doté d’un solide bon sens. Cependant, Bone pouvait progresser en dialoguant avec quelques compagnons de galère. Le Kid, bien que plus âgé, part d’infiniment plus bas : la seule créature, hors sa mère, à lui avoir témoigné quelque affection est un iguane domestique. Comme ce saurien très doux mais de mauvaise réputation – tel animal, tel maître –, le Kid devra muer pour devenir ce qu’il est. Afin de l’y aider, Russell Banks installe face à lui son antithèse : un professeur de sociologie obèse, au QI démesuré, qui lui donnera la réplique. À coups d’énigmes, de provocations et de bakchichs, le professeur amène le Kid à quitter la coquille des préjugés négatifs que la société nourrit à son encontre et auxquels il a fini par acquiescer. Faut-il voir dans ce couple, apparemment mal assorti, la mise en perspective de deux facettes de l’auteur ? Faut-il lire dans leurs dialogues comme un choc entre deux conceptions du monde que l’écrivain aurait intégrées ? Certes, Russell Banks, issu d’un milieu très modeste, a dû rencontrer nombre d’adolescents semblables au Kid ou à Bone dans sa jeunesse – et cela

Russell Banks se glisse dans la peau du Kid, un jeune SDF injustement accusé de pédophilie.

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explique en partie sa facilité à parler leur langage fruste mais coloré, plein d’incorrections mais éloquent dans ce qu’il dit du locuteur. Certes, il enseigne aujourd’hui à la prestigieuse université de Princeton – de là son professeur s’exprimant comme le parangon d’universitaire qu’il est. Cependant, rapporter ces deux personnages à la biographie de l’auteur revient aussi à nier son intuition, son aptitude à devenir autre. Russell Banks – il le montrait en investissant les personnages divers de Trailerpark – est un spécialiste de l’incarnation, capable de faire parler à peu près tout le monde, mais d’une façon qui n’appartient qu’à lui. De surcroît, la sophistication de ses dispositifs romanesques témoigne d’une construction consciente : lorsqu’il présente le professeur au Kid, l’auteur sait qu’un tel couple peut être, à lui seul, le moteur d’une fiction. Ne serait-ce que par la fluctuation de leurs relations : ici comme dans bien des romans reposant sur un duo de personnalités dissemblables (tel Vendredi ou les Limbes du Pacifique, de Michel Tournier), le processus va s’inverser, celui qui étudie devenant peu à peu sujet d’étude pour son cobaye. C’est en effet le premier prétexte de Lointain souvenir de la peau : le professeur s’est mis en tête de vérifier sur pièces – c’est-à-dire sur le Kid et ses pairs – ses thèses progressistes. Suffit-il de transformer une communauté clocharde en démocratie organisée pour en voir surgir des individus à la dignité restaurée ? Avec une vive ironie, le roman révèle que cela fait surtout surgir la police. L’intervention des forces de l’ordre, comme l’ouragan qui suivra, ne bouleverse pas seulement l’intrigue : elle change l’orientation du roman pour lui donner sa direction dernière. Celle d’une chasse au trésor sans fin, puisque le trésor s’appelle la vérité. La question préoccupe Russell Banks de longue date : dans De beaux lendemains, il coupait Extrait cette vérité en cinq – cinq témoignages partant d’un accident de ne fois qu’on a vu sa vie et l’enbus. Là, il la divise en droit où l’on vit tels qu’ils sont, ils deux, laissant ses personne reprennent jamais plus leur nages avec deux versions, aspect antérieur. Les illusions également cré dibles, meurent difficilement, surtout d’une même mort susquand, comme le Kid, on n’en a pecte. Peut-on atteindre que quelques-unes auxquelles se la vérité à une époque où cramponner ; mais quand elles tout récit parvient transsont mortes on ne peut jamais formé par les autorités, les récupérer. Il est à présent puis par les médias, et conscient de ce que savait Rabbit enfin par un public quand il s’est laissé tomber : cette devenu paranoïaque à vie est la seule qui soit accessible force de croire qu’on lui et elle n’en vaut pas la peine. ment ? Peut-on concevoir Lointain souvenir de la peau, cette vérité comme on Russell Banks imagine les particules quantiques, présentes en deux endroits à la fois ? Oui, répond l’écrivain, mais il faut un roman pour cela. Dans un monde tissé de mensonges intéressés, nous avons plus que besoin des illusions de la fiction : au lieu de masquer le monde, elles déposent sur lui un voile révélateur.

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Quatre vies françaises Le Chiffre des sœurs, Antoine Piazza, éd. du Rouergue, 238 p., 17 €. Par Bernard Quiriny

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l y a un rythme propre aux livres d’Antoine Piazza, une sorte de lenteur méticuleuse, hyper précise, un peu pesante parfois, qui exige une attention soutenue. Ses pages ne se laissent pas survoler ; il faut entrer dans les détails, suivre le flux régulier et monotone des longues phrases sinueuses (constructions typiques en trois temps, balancements soigneux, pulsation paisible), déceler l’humour là où il se cache, en dépit de la gravité apparente du ton. Ceux qui le suivent fidèlement depuis Roman fleuve, son livre inaugural (1999), jusqu’à Un voyage au Japon (récit minutieux et pittoresque d’un périple solitaire en vélo dans l’archipel) en passant par Les Ronces (ses souvenirs d’instituteur de campagne) et l’admirable Route de Tassiga (ses souvenirs de coopérant en Afrique, sur un chantier de BTP en pleine brousse) conviennent que c’est une œuvre parmi les plus intéressantes de notre littérature, et que son style classique compte certainement parmi les plus purs, malgré un abord difficile. Avec Le Chiffre des sœurs, Antoine Piazza continue son travail de mémorialiste, cette fois par le biais de l’histoire familiale. Les « sœurs » du titre, ce sont ses quatre tantes : Annabelle, Angèle, Alice, Armelle. Une notable, une prof de piano, une religieuse et une infirmière. Quatre vies dans la France du XXe siècle, au sein de la petite bourgeoisie de province (à part la pianiste, parisienne), quatre personnalités idiosyncrasiques, quatre manières, au fond, de tracer en kaléidoscope (les longs chapitres sautent entre les lieux et les époques, et sont du coup presque lisibles comme autant de récits autonomes) le portrait d’un pays, d’un siècle, d’une atmosphère domestique, familiale et intellectuelle. À travers les destins entrelacés des tantes, on croise ainsi la guerre et l’Occupation (héroïsme de l’infirmière, qui barre toute seule la route à vingt miliciens), l’épopée de la petite industrie française, la désertification rurale et les vieilles passions politiques (la photo du Maréchal au grenier), le train de vie et les coquetteries de la bourgeoisie (délicieuses scènes de matchs de tennis entre vieillards bien élevés), ses mythes, son savoir-vivre (le trousseau de famille, les linges où l’on brodait le « chiffre », d’où provient le titre), ses mesquineries. Comme toujours dans les livres d’Antoine Piazza, l’uniformité décourageante du ton cache des trésors d’humour et de pittoresque, comme l’épisode des agapes coquines du romancier Pierre Benoît, qui choquèrent tant ses confrères de l’Académie mais qui sont entrées dans la légende du côté de Saint-Céré, où elles ont eu lieu. Comme chaque fois, c’est un livre d’observateur et d’ironiste, un modèle de mesure et de composition, rigoureux, égal, régulier, méthodique (c’est d’ailleurs l’un des adjectifs préférés de l’auteur, et sans doute un élément de son tempérament). Un livre qui passera avec discrétion dans le torrent des parutions de l’hiver, certainement ; mais les amateurs sauront le repérer malgré tout et trouveront que la discrétion sied bien à cette œuvre, comme elle sied à son auteur.


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Spécial Salon du

La littérature

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La littérature japonaise bénéficie en France, particulier avec les auteurs américains, depuis deux ou trois décennies, d’un statut qu’avec leurs voisins asiatiques. Si certains privilégié : grâce au soutien de plusieurs édi- Japonais revendiquent leur inscription dans teurs, les lecteurs français sont devenus fami- ce contexte et organisent des rencontres lliers iers d’auteurs de grande qualité – les uns avec des écrivains chinois, taïwanais, philipttrès rès célèbres, les autres plus confidentiels. pins, coréens, etc., il s’agit alors d’une prise PPourtant, ourtant, l’imaginaire lié au Japon est encore de position politique. ttrop rop souvent marqué par une unité trom- Au-delà des évolutions liées à l’histoire, l’impeuse. Depuis la catastrophe de Fukushima, portation de modèles occidentaux au cours le 11 mars 2011, l’uniformité de cette image du XXe siècle, dans un contexte culturel entièen France a été l’objet de nombreux débats rement nouveau, a transformé en profondeur parmi les spécialistes du Japon : le pays est l’esthétique littéraire du Japon. Bien qu’il ait trop souvent présenté comme une entité été l’un des seuls pays non occidentaux à simple, aux directions univoques. Homo- n’avoir pas été colonisé, il a subi pendant un gène, il ne l’est pas du tout, et sa littérature siècle un processus de colonisation culturelle y est aussi variée que la société. En faisant du par des modèles extrêmement puissants. À Japon son invité d’honneur, le Salon du livre partir de ces éléments importés, les auteurs de Paris offre l’occasion de revenir sur cette japonais ont su réinventer leur propre littéimpression, en découvrant l’ampleur de la rature. Un genre comme le « roman autobiocréativité littéraire japonaise et l’étonnante graphique » est ainsi la déclinaison japonaise diversité de ses productions. du naturalisme occidental, qui a joui d’un Qu’il y ait une sorte de spécificité du monde grand prestige pendant de longues décende la littérature japonaise jusque dans l’après- nies. Dans ce sillage, certains auteurs ont déguerre, cela semble ployé des stratégies évident. Mais cette de conquête du marD’un point de vue culturel, réalité a été l’origine ché occidental. Pour la proximité des écrivains d’une sorte de condicela, ils intègrent ce japonais est plus importante tionnement des lecqu’ils supposent être aujourd’hui avec les teurs occidentaux, l’attente des lecteurs Occidentaux, en particulier qui continuent paroccidentaux. (Cela avec les Américains, qu’avec fois à lire dans la litn’a rien de dévalorileurs voisins asiatiques. térature contemposant.) C’est le cas de raine des choses qui, Mishima, de Kawad’une certaine façon, n’y sont plus. Il y a ici bata et, d’une autre façon, de Haruki Muraen enjeu historique : après une période de kami. Dans la période contemporaine, une transition, qui eut lieu dans les années 1960 partie de la production littéraire japonaise à 1980 environ – période d’expansion écono- s’inscrit dans la communauté plus vaste d’une mique –, le Japon est devenu beaucoup plus Weltliteratur (littérature mondiale) liée à la proche des autres pays industrialisés d’Eu- globalisation culturelle ; Murakami en est sans rope ou d’Amérique qu’on ne pourrait le doute le meilleur exemple. croire. D’un point de vue culturel, la proxi- Le processus de modernisation du Japon mité des écrivains japonais est plus impor- s’est accompagné d’une transformation raditante aujourd’hui avec les Occidentaux, en cale du lectorat. Ainsi, au lendemain de

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Dossier coordonné par Anne Bayard-Sakai et Maxime Rovere

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Sur un quai de la gare de Shinagawa, Ă Tokyo (2007).


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