Dossier : duras
casanova ou la liberté au temps des lumières
dossier
duras L
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La romancière de l’amour absolu
Son entrée dans La Pléiade, son retour au théâtre Deux textes inédits dont « Mothers »
Exclusif des extraits de « légende d’une vie », une pièce inconnue de stefan zweig
enquête L’écriture à l’épreuve de la folie entretien avec annie ernaux « La fiction n’a pas sa place dans ce que je fais »
M 02049 - 513 - F: 6,00 E
DOM 6,50 € - BEL 6,50 € - CH 12,00 FS - CAN 8,30 $ CAN - ALL 6,90 € - ITL 6,60 € - ESP 6,60 € - GB 5 £ - AUT 6.70 € - GR 6,60 € - PORT CONT 6,60 € - MAR 60 DH - LUX 6,60 € - TUN 7,3 TND - TOM /S 850 CFP - TOM/A 1350 CFP - MAY 6,50 €
Le Magazine Littéraire - N° 513 - novembre 2011 - 6 €
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Éditorial
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Les tours d’écrou Par Joseph Macé-Scaron
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pouvait noter que l’écrivain est d’abord une voix, forcément commençait à « expliquer » une voix. Nous l’avons tous encore sa misogynie par le souveen mémoire. Reconnaissable entre nir de sa « gouvernante mille, comme celle de Colette. anglaise sortie des pages Nostalgie d’une époque où les du Tour d’écrou », sans que grands qui nous accompagnaient avaient une voix. l’on sache s’il parlait ainsi Dans ce cas, un monologue intérieur tapi au fond de la narratrice ou du fand’une gorge rentrée dans un pauvre corps. Avec le tôme, son double inversé, temps, voix rayée comme les vieux microsillons. venu reprendre son bien. Il Avec le succès, voix raillée par ceux-là mêmes qui la est vrai que le critique, regrettèrent après l’avoir tant brocardée. comme le lecteur, se tient Duras lex sed lex. Comme elle le dit « Cet art où tout devant l’œuvre de James à dans C’est tout : « Quand on dit Duras, est [...] plis, replis, peu près comme Le Voyaça fait un double poids. » sinuosité, réserve, geur au-dessus de la mer Une voix apaisée pour nous rappeler art qui ne déchiffre de nuages de Caspar David que la souffrance d’exister a épousé la pas mais est le chiffre Friedrich. douleur d’aimer. Impossible de démêde l’indéchiffrable. » Le Tour d’écrou ouvre le ler qui de la femme ou de l’écrivain a Blanchot, sur Henry James quatrième volume des nouplongé en premier dans le tourbillon velles complètes de Henry de la vie pour nous dire la nécessité et l’impossibilité de cette quête de l’amour absolu ou James publiées dans « La Pléiade (2) » sous la direcde l’absolu de l’amour. tion d’Évelyne Labbé. Nous pouvons enfin, grâce à Retour nécessaire sur l’auteur d’Un barrage contre un travail de bénédictin, accéder à la totalité de ces le Pacifique, qui a repoussé plus loin, encore plus cent douze nouvelles. On ne sait pas ce qu’il faut loin, toujours plus loin, l’épure ciselée d’un style qui saluer ici en premier : la présentation, l’appareil cricampe entre ravage et ravissement. Écrire, transfor- tique ou la traduction… Tout a vocation à servir mer sa mémoire, ses désirs, ses angoisses en phrases. d’écrin à la prose jamesienne. Un ravissement, Écrire comme trahison de soi (« À mesure que j’écris, puisque,comme l’a souligné Maurice Blanchot, tout j’existe moins »), s’abîmer dans le livre et être, au fur ici est « mouvement, effort de découverte et d’inveset à mesure qu’elle chemine sur cette route parallèle, tigation, plis, replis, sinuosité, réserve, art qui ne Donnadieu, Duras, puis M. D., et sentir, à la fin, « déli- déchiffre pas mais est le chiffre de l’indéchiffrable », panorama vertigineux de la société du spectral de cieusement l’éviction souhaitée de sa personne ». ourquoi Duras ? Répondant un jour à un de ce terrible xixe siècle, saisi dans sa monstruosité ces nombreux entretiens filmés où elle se juste avant qu’il ne bascule dans la boue des trancaricaturait pour mieux disparaître à l’image, chées. Le Tour d’écrou est la traduction de The Turn elle dit : « Quand on me demande, pourquoi voulez- of the Screw, qui, littéralement, signifie « le tour de vous changer le cinéma ? Je réponds : “Imaginez que vis » (le tour de vice serait dans ce cas plus judidans cinquante ans le cinéma n’ait pas encore cieux), mais aussi la pression et la tension permachangé.” » Cette phrase peut être appliquée exacte- nentes exercées sur un esprit. Cette pression du xixe ment à la littérature. On n’écrit plus tout à fait de la siècle, nous la ressentons encore… même manière av. M. D. et ap. M. D. La raison en est j.macescaron@yahoo.fr simple : la romancière fore au plus profond ; chaque (1) Le Théâtre de l’Athénée proposait en octobre, à Paris, livre a été un tour d’écrou. un opéra de Benjamin Britten tiré de cette nouvelle. Le Tour d’écrou est le titre d’une longue nouvelle (2) Nouvelles complètes, Henry James, Évelyne Labbé (éd.), de Henry James, qui a suscité – et suscite encore – éd. Gallimard, « Bibliothèque de La Pléiade», t. I, 1568 p., t. II, 1632 p., 67,50 €, t. III, 1552 p., 62 €, t. IV, les interprétations les plus brillantes, les plus folles, 67,50 €, 1808 p., 63 €. Cette édition présente dans de nouvelles les plus baroques (1). Dernièrement encore, en reli- traductions l’ensemble des nouvelles rédigées entre 1864 sant un recueil d’essais de William Burroughs, on et 1910 dans l’ordre chronologique de leur publication. Hannah/Opale
Édité par Sophia Publications 74, avenue du Maine, 75014 Paris. Tél. : 01 44 10 10 10 Fax : 01 44 10 13 94 Courriel : courrier@magazine-litteraire.com Internet : www.magazine-litteraire.com
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Sommaire
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À l’heure de la crise européenne, peut-être est-il temps de rappeler d’autres dettes – intellectuelles et artistiques –, de la plus haute Antiquité à nos jours.
En complément du dossier
L’intégralité de l’entretien que Marguerite Duras accorda en 1990 à Aliette Armel, dans Le Magazine Littéraire.
par Jacob Rogozinski 12 La vie des lettres Édition, festivals, spectacles… Les rendez-vous du mois 20 Le feuilleton de Charles Dantzig bassignac/fedephoto – ozkok/sipa – jérôme bonnet
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Enquête : ce que la littérature doit à la Grèce
cnac/mnam dist. rmn/adam rzepka
Ce numéro comporte 5 encarts : 1 encart abonnement sur les exemplaires kiosque, 1 encart Edigroup sur exemplaires kiosque de Suisse et Belgique, 1 encart Universalis et 1 encart Philosophie Magazine sur une sélection d’abonnés, 1 encart Unipresse sur les abonnés Export.
8 Enquête Peut-on être écrivain et fou ? Retour sur une question fondatrice, à l’occasion de rencontres sur Antonin Artaud.
Le cahier critique Fiction 22 J.-M. G. Le Clézio, Histoire du pied
et autres fantaisies
24 Alain Fleischer, Sous la dictée des choses 26 Carole Martinez,
Du domaine des Murmures 27 Jean-Paul Dubois, Le Cas Sneijder 28 Enrique Vila-Matas, Chet Baker pense à son art 30 Adam Levin, Les Instructions 31 Alessandro Piperno, Persécution 32 William T. Vollmann, Le Grand Partout 33 Laura Kasischke, Les Revenants Poésie 34 Zbigniew Herbert, Corde de lumière Non-fiction 36 Gisèle Freund, La Photographie en France au xixe siècle 38 Mireille Calle-Gruber, Claude Simon 39 David Le Breton, Éclats de voix 40 Giorgio Agamben, De la très haute pauvreté 41 Karl Polanyi, La Subsistance de l’homme, 42 Jacques Rancière, Aisthèsis 45 Alexandre de Vitry, L’Invention de Philippe Muray 46 Ingeborg Bachmann et Paul Celan, Le Temps du cœur. Correspondance En couverture : Marguerite Duras en 1932 (coll. Jean Mascolo/ Corbis). Détail de la première page du manuscrit de Théodora, texte de Duras resté inachevé (fonds Marguerite Duras, Imec Images). © ADAGP-Paris pour les œuvres de ses membres reproduites à l'intérieur de ce numéro.
Abonnez-vous page 93
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Dossier : Marguerite Duras
L’actualité 3 L’éditorial de Joseph Macé-Scaron 6 Contributeurs 8 Enquête L’écriture à l’épreuve de la folie,
Chaque mois, des critiques inédites exclusivement accessibles en ligne.
Novembre 2011
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Cahier critique : J.-M. G. Le Clézio
Le cercle critique
n° 513
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Grand entretien : Annie Ernaux
Le dossier 48 Marguerite 50 51 57 60 62 64 66 69 70 72 74 75 78 80 82 84
Duras
d ossier coordonné par Laurent Nunez Hors limites, par Aliette Armel Chronologie, d’après Jean Vallier Édits de Duras, par Hélène Cixous Lol de Clèves, par Laurence Plazenet Anne-Marie Stretter, sainte de l’abîme, par Christiane Blot-Labarrère Les liens du sang, par Jean Vallier Deux textes inédits de Duras sur sa mère et la mort de son père On avance sans savoir et soudain on danse, par Philippe Besson Abolir le sentiment, par Bernard Alazet Un « écrit non écrit », l’ombre de l’inconscient, par Florence de Chalonge En finir avec Duras ? par Philippe Vilain « Le plus difficile, c’est de se laisser faire », entretien avec Duras, par Aliette Armel (1990) Un amant inconstant, par Julien Piat Le Bleu et le Noir, par Gilles Philippe Dans ses films, une spectatrice de génie, par Marcos Uzal Auteur de théâtres, par Christophe Bident
Le magazine des écrivains 86 Admiration Giacomo Casanova,
par Lydia Flem
88 Grand entretien avec Annie Ernaux :
« Il s’agit toujours de cela, de ce qui se passe entre naître et mourir », propos recueillis par Évelyne Bloch-Dano 94 Inédit Légende d’une vie, une pièce de Stefan Zweig 98 Le dernier mot, par Alain Rey
Prochain numéro en vente le 24 novembre
Dossier : Jean-Jacques Rousseau
Enquête
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L’écriture à l’épreuve de la folie
Qu’est-ce qu’un écrivain s’il est fou ? L’œuvre, dans ce cas, n’est-elle qu’un symptôme ou un ultime rempart face à la démence ? Retour sur des questions fort anciennes, alors que se tiennent à Marseille des rencontres consacrées à Antonin Artaud. Par Jacob Rogozinski
À suivre
Rencontres « Les routes d’Artaud », A rchives et Bibliothèque
départementales Gaston-Defferre, 18-20 rue Mirès, Marseille 3e , le vendredi 4 novembre de 14 h 30 à 18 heures et le samedi 5 de 9 h 30 à 17 heures. Avec Denis Guénoun, Valère Novarina, Serge Malausséna, Serge Margel, Renaud de Portzamparc, Jacob Rogozinski, Olivier Saccomano, Sijia Guo, Wael Ali. Entrée libre, dans la limite des places disponibles. Rens. : 04 13 31 82 00 et www.culture-13.fr/
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es poètes sont des fous, et il est impossible d’être un vrai poète sans faire l’épreuve de la folie. Platon est sans doute le premier à l’avoir affirmé, lorsqu’il célèbre dans l’Ion et le Phèdre la folie poétique, cette possession extatique inspirée par les Muses : car « le poète est chose ailée, légère, sacrée, et il est incapable de créer avant d’être inspiré, transporté hors de lui, et de perdre l’usage de sa raison ». La folie du poète est donc indissociable d’un certain rapport au sacré, au divin. Mais cet éloge est plus ambigu qu’il ne paraît, puisque Platon veut en fait nous montrer que la poésie ne se fonde pas sur un savoir, sur la connaissance d’une vérité rationnelle, et qu’elle ne saurait donc rivaliser avec la philosophie. Si le poète, mais aussi l’amant sont atteints d’une « folie divine », en revanche il ne saurait y avoir de folie philosophique. Ainsi, Platon sacralise la poésie, mais pour mieux la disqualifier, et l’on sait qu’il entendait
À lire
Œuvres, Antonin Artaud,
éd. Gallimard, « Quarto », 1 786 p., 35 €.
Histoire de la folie à l’âge classique, Michel Foucault, éd. Gallimard, « Tel », 688 p., 16 €.
Nouvelles de Pétersbourg, Nicolas Gogol, éd. Folio, 306 p., 4,10 €. Œuvres, Friedrich Hölderlin,
éd. Gallimard, « Bibliothèque de La Pléiade », 1 296 p., 49,50 €.
Le Horla et autres contes d’angoisse, Guy de Maupassant, éd. Garnier-
Michel Foucault, l’inquiétude de l’histoire, Mathieu Potte-Bonneville,
Un artiste de la faim, À la colonie pénitentiaire et autres récits, Franz Kafka, éd. Folio, 250 p., 8,90 €. Aurélia, Gérard de Nerval,
Artaud, « l’aliéné authentique », Évelyne Grossman, éd.
Flammarion, 254 p., 2,30 €.
éd. Garnier-Flammarion, 388 p., 6,60 €.
Les Filles du feu. Les Chimères, Gérard de Nerval, éd. Garnier-
Hymnes, élégies et autres poèmes, Friedrich Hölderlin,
Flammarion, 442 p., 6,60 €.
Apparition et autres contes d’angoisse, Guy de Maupassant,
éd. Garnier-Flammarion, 418 p., 8,30 €.
éd. Garnier-Flammarion, 404 p. (ép.).
éd. Garnier-Flammarion, 224 p., 4,80 €.
Ion, Platon,
éd. Garnier-Flammarion, 188 p., 5,80 €.
Phèdre, Platon,
Foucault et la folie, Frédéric Gros, éd. PUF, 136 p., 12 €.
éd. PUF, 312 p., 14 €.
Farrago/Léo Scheer, 170 p., 15 €.
Nerval, le « rêveur en prose », Jean-Nicolas Illouz, éd. PUF, 238 p., 11,50 €.
Nietzsche et le cercle vicieux, Pierre Klossowski,
éd. Mercure de France, 368 p., 22,50 €.
Guérir la vie. La Passion d’Antonin Artaud, Jacob Rogozinski, éd. du Cerf, 210 p., 28 €.
La Manière folle. Essai sur la manie littéraire et artistique, Gérard Dessons, éd. Manucius, 272 p., 22 €.
chasser les poètes de la Cité juste. On peut y repérer un geste de défense (contre sa propre folie, une folie capable de contaminer la Raison ?) qui présuppose une démarcation tranchée entre la rationalité du Logos et la folie du Poème. Cet antique partage traversera les siècles, et il va resurgir dans les Temps modernes, sous une forme un peu différente. L’affirmation d’un lien essentiel entre la folie et la poésie – ou, plus généralement, la littérature – s’est maintenue, mais l’on voit désormais s’opposer ceux qui sacralisent l’écrivain en vertu de sa folie et ceux qui le condamnent parce qu’il est un « aliéné », un « malade mental ». Le partage entre raison et déraison se fonde toujours sur un savoir, mais ce n’est plus celui du philosophe-roi : c’est le savoir de la psychiatrie moderne, de ces médecins qui ont fait interner Nerval, Maupassant, Artaud et tant d’autres, et ont disqualifié leur écriture comme une production patho logique. « Langage biscornu, néologismes et manié rismes, incohérence, stéréotypes et allitérations vaines » : autant de symptômes qu’un psychiatre allemand repérait dans les derniers poèmes de Hölderlin, ce qui l’amenait à diagnostiquer « une forme cata tonique d’idiotie ». Alors que la psychiatrie ne voit dans la folie des poètes qu’un délire, c’est-à-dire une illusion pathologique, elle a été au contraire glorifiée comme la révélation d’une vérité cachée. C’est ainsi qu’est né au xixe siècle le mythe romantique du « poète fou », gardien d’un mystérieux savoir. Quand elle évoque l’effondrement de Hölderlin, Bettina von Arnim – ellemême écrivaine et égérie de Goethe – affirme qu’« une puissance divine l’a inondé de ses flots, et cette puissance, c’est le langage qui a noyé ses sens sous son afflux » – « Oui ! il faut qu’il ait vraiment baisé la langue. C’est ainsi : qui hante de trop près les dieux, ils le con damnent à la misère ». Ce n’est pas un hasard si ce thème se retrouve à la même époque chez un poète interné, Gérard de Nerval, qui tente désespérément de convaincre ses amis et ses lecteurs qu’il n’est pas un « aliéné » au sens clinique du terme, mais un Initié, un Voyant, persécuté par ces « médecins et [ces] commissaires qui veillent à ce que l’on n’étende pas le champ de la poésie » : « Avoue ! avoue ! me criait-on,
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collection centre pompidou, dist. rmn/philippe migeat
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comme on faisait jadis aux sorciers et aux hérétiques, et, pour en finir, j’ai convenu de me laisser classer dans une affection définie par les docteurs », qui se donnent ainsi « le droit d’escamoter ou réduire au silence tous les prophètes et voyants ». Et c’est la même colère, exacerbée par neuf années d’internement et d’électro chocs, qui sous-tendra les invectives d’Artaud contre la « haute crapulerie psychiatrique » qui fait du méde cin « une sorte d’ennemi-né et inné de tout génie ».
« Ligne d’effondrement » De Platon aux romantiques, puis aux surréalistes et à l’antipsychiatrie contemporaine, une même concep tion perdure, une même sacralisation de la folie, qui la considère comme la source majeure de l’inspiration poétique. On la retrouve dans L’Anti-Œdipe de Deleuze et Guattari, lorsqu’ils soutiennent que l’œuvre d’Ar taud serait « l’accomplissement de la littérature, pré cisément parce qu’il est schizophrène ». Il est donc question non de chercher à guérir de la folie, mais de devenir encore plus fou, de s’engager toujours plus loin dans la « grande ligne de fuite » schizophrénique : « Allons encore plus loin, nous n’avons pas encore trouvé notre corps sans organes, pas assez défait notre moi. » On peut cependant se demander si cette célé bration de la folie créatrice ne fait pas violence à l’ex périence effective de Hölderlin, de Nietzsche ou d’Artaud, si elle ne se méprend pas sur sa signification essentielle. Loin d’être une source d’inspiration, la folie du poète ou du penseur est d’abord, dans notre modernité, l’expérience d’une limite, d’une butée où son trajet s’interrompt, où sa parole s’étrangle. Il y fait
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l’épreuve de ce que Foucault désigne, dans les der nières pages de son Histoire de la folie, comme « l’absence d’œuvre ». Ce que dévoile l’expérience mo derne de la folie, c’est qu’elle est « absolue rupture de l’œuvre », qu’elle « en dessine le bord extérieur, la ligne d’effondrement ». Et pourtant, ajoute-t-il aussitôt, cette limite ultime est aussi, paradoxalement, la condition de l’œuvre, la possibilité énigmatique de son surgisse ment : « L’œuvre d’Artaud éprouve dans la folie sa pro pre absence, mais cette épreuve, [… ] tous ces mots jetés contre une absence fondamentale de langage « Avoue ! avoue ! me criait-on, [… ], voilà l’œuvre ellecomme on faisait jadis aux sorciers même : l’escar p ement et aux hérétiques, et, pour en finir, sur le gouffre de l’ab j’ai convenu de me laisser sence d’œuvre. » Ainsi, ce classer dans une affection définie menace de réduire par les docteurs. » Gérard de Nerval qui l’écrivain au silence serait en même temps la plus secrète ressource de son écriture. Comment rendre compte de ce paradoxe ? Comment se fait-il que l’époque où la folie se révèle comme absence d’œuvre soit aussi celle des premiers écrits de la folie, de ces Vient de paraître œuvres inouïes qui, de l’Aurélia de Nerval aux Lettres Cahiers d’Ivry de Rodez, auront tenté d’écrire le délire, d’explorer de (février 1947-mars 1948), l’intérieur l’abîme du non-sens ? De telles tentatives Antonin Artaud, étaient impensables aux siècles précédents, lorsque le texte établi, préfacé et annoté partage entre raison et folie s’imposait encore avec par Évelyne Grossman, éd. Gallimard, une évidence incontestable. « Mais quoi, déclarait t. I, 1166 p., t. II, 1180 p., Descartes, ceux-là sont des fous, et je ne serais pas 34,50 € chacun jusqu’au moins extravagant moi-même si je me réglais sur leur 29 février 2012, 38 € ensuite. exemple. » Je pense, donc je ne puis être fou. Dans
La Projection du véritable corps, Antonin Artaud, 18 novembre 1946, Paris, Musée national d’art moderne/Centre Georges-Pompidou.
La vie des lettres
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venezia fondazione querini stamplia
La Festa del Giovedi Grasso in Piazzetta, Gabriele Bella (1730-1799).
Paris Du 15 novembre au 19 février 2012
exposition Casanova s’effeuille
La BnF expose le manuscrit récemment acquis d’ Histoire de ma vie. Son destin rocambolesque vaut celui de son auteur, qui fut bien plus qu’un séducteur en série.
73
ans, 1,87 mètre, 67 000 kilomètres parcourus, 3 700 pages, dix tomes conservés dans onze boîtes acquises par la Bibliothèque nationale de France pour 7 millions d’euros : voilà les mensurations folles de Giacomo Casanova, déjà célèbre pour ses 122 conquêtes féminines qui firent de lui l’archétype du liber tin (lire p. 86-87) . Sa bonne for tune s’étendait aussi à ses ou vrages, comme en témoigne le destin du manuscrit d’Histoire de ma vie. À sa mort en 1798, Casa nova lègue le manuscrit à son neveu. Les enfants de ce dernier le cèdent en 1821 à l’éditeur Brockhaus de Leipzig, qui en pu blie des versions aseptisées. Les descendants de l’éditeur pren dront soin des précieux feuillets, les sauvant des bombardements en 1942. La seule édition fiable d’Histoire de ma vie restait à ce jour celle qu’a publiée Broc khaus-Plon entre 1960 et 1962 (rééditée chez « Bouquins »). En 2007, l’ambassadeur d’Allemagne
« La véritable encyclopédie du xviiie siècle. » Blaise Cendrars
contacte Bruno Racine, le prési dent de la BnF : il faudra trois ans et l’intervention d’un mécène pour conclure « la plus grande ac quisition patrimoniale » de l’ins titution. L’heure est venue de ren contrer, dans le texte, un grand écrivain du Siècle des lumières. « Je commence par déclarer à mon lecteur que, dans tout ce que j’ai fait de bon ou de mauvais dans toute ma vie, je suis sûr d’avoir mérité ou démérité, et que par conséquent je dois me croire libre. » L’exergue du ma nuscrit tient lieu d’épigraphe à l’exposition « Casanova, la pas sion de la liberté ». Hasard du calendrier ou signe du destin, Casanova prend la plume en 1789. Bibliothécaire à Dux, isolé et en proie à la mélancolie, il choisit d’écrire en français. Le visiteur de l’exposition découvre
des pages débordant d’une écri ture serrée, très lisible, dont la ligne s’élance vers le ciel. « La gra phologie caractéristique des gens optimistes », selon Corinne Le Bitouzé et Marie-Laure Pré vost, commissaires de l’exposi tion. Certains feuillets montrent la démarche d’écriture de Casa nova listant des noms comme il distribuerait des rôles. Puis, preuve qu’un vrai projet éditorial se forme, les signes typographi ques envahissent la page (« Dieu » souligné de deux traits vifs). L’exposition nous embarque sur la gondole du Vénitien avec le texte comme fil rouge, garant de la muséographie de Massimo Quendolo et Léa Saito, qui ont minutieusement reconstitué l’atmosphère du xviiie siècle tra versé par Casanova. Les dix salles suivent les tomes du manuscrit : la jeunesse vénitienne, les voca tions ecclésiastique ou militaire, Venise la sensuelle, Paris la bohème, le goût du jeu, les voyages et la fête des sens. Tableaux, costumes, étoffes,
d écors inspirés du théâtreet du carnaval, objets d’époque dits « de vertu », extraits de films… La scénographie va d’aventure en aventure sans oublier les cases prison, évasion, prospérité, ruine, tentative de suicide, espionnage, escroquerie… Pour Blaise Cen drars, « les Mémoires de Casa nova sont la véritable encyclopédie du xviiie siècle ». Et un Bottin mondain avant l’heure, puisque l’on y découvre une galerie de portraits, des papes aux rois en passant par Farinelli, Mozart, Gol doni et Voltaire. Outre le séducteur qui, tel son avatar de papier, don Juan, a légué son nom au vocabulaire courant, l’auteur apparaît à la fois en figure du patrimoine littéraire français et en personnage roma nesque, cousin, aïeul ou descen dant du comte de Monte-Cristo, de Cartouche, de Barry Lyn don… L’énumération sied à Casanova l’inépuisable. Les com missaires de l’exposition sou lignent la force de vie de ce poète sensuel, fidèle à une économie de la dépense dans tous les domaines, très loin de la pulsion morbide que lui prêtait le film de Fellini. Noémie Sudre À voir
« Casanova, la passion de la liberté », d u 15 novembre au
19 février 2012, Bibliothèque nationale de France, site François-Mitterrand.
Casanova, une histoire de ma vie, u n documentaire d’Antoine
de Baecque et de Hopi Lebel, diffusé sur France 5 le 24 novembre à 21 h 40.
À lire
Casanova, la passion de la liberté, Chantal Thomas et Marie-Laure Prévost (dir.),
éd. BnF/Le Seuil, 244 p., 49 €.
Le Bel Âge. Fragments d’Histoire de ma vie, Giacomo Casanova, éd. Gallimard, 338 p., 17,90 €. Une sélection judicieuse en attendant la parution intégrale d’Histoire de ma vie dans La Pléiade courant 2012.
Casanova. L’Écrivain en ses fictions, Jean-Christophe Igalens,
éd. Classiques Garnier, 474 p., 58 €.
Casanova, Maxime Rovere,
éd. Folio Biographies, 298 p., 7,30 €.
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livres audio
édition
Suspense à l’intérieur du suspense : comment Didier Weill allait-il incarner Dima, financier mafieux postsoviétique et « traître à notre goût » selon Le Carré ? À la façon dont Bonnaffé joue le Japonais Hara Kei dans sa lecture de Soie de Baricco (« Écoutez lire », 2005) : en simulant l’accent et en adoptant un timbre sourd, définitif, grave. La voix d’un puissant aux abois. Pour le reste, l’interprétation, sèche, tendue par l’urgence et incorporant une note de fatalité, sert idéalement le pessimisme romanesque de Le Carré. A. B.
Signalons, aux éditions Droz, la parution d’une reproduction exacte du manuscrit de Madame Bovary en 520 pages, incluant (de la main de Flaubert) les exigences de la censure, à la suite de la parution initiale du roman dans La Revue de Paris. Rappelons que le manuscrit intégral de Madame Bovary est aussi accessible sur le très ingénieux site Bovary.fr/, qui permet de naviguer de la transcription au manuscrit en un mouvement de souris.
Un traître à notre goût, John Le Carré, lu par Didier Weill, éd. Audiolib, 12 h 49, 23 €.
Lady acide Adorable lady Susan : « Elle ne se borne pas à la sorte d’effronterie tranquille qui suffit à la plupart, mais aspire au plaisir plus délicat de plonger toute une famille dans la détresse. » Après avoir ensorcelé M. Manwaring, lady Susan s’amuse de Reginald de Courcy, petit frère chéri de sa belle-sœur honnie, tout en ourdissant les noces de sa propre fille : « Je n’ai pu en conscience contraindre Frederica à un mariage auquel son cœur refusait de se soumettre. Je me propose seulement de l’incliner à ce choix en rendant sa vie parfaitement insupportable. » C’est à 19 ans que Jane Austen écrivit ce roman épistolaire. En compagnie de six autres acteurs, Chloé Lambert, dont le timbre, en habillant de distinction amusée la réelle absence de compassion de lady Susan, exprime entièrement le personnage. A. B. Lady Susan, Jane Austen, lu par Chloé Lambert et 6 comédiens, éd. Gallimard, « Écoutez lire », 3 h 15, 15,90 €.
Le manuscrit de Madame Bovary Portrait
matsas/opale
Traître au carré
Pierre-Guillaume de Roux
Du Rocher
au grand bain
E
n ces temps de concentration capitaliste, il est rassurant d’assister à la floraison de maisons d’édition indépen dantes. C’est le cas de celle de Pierre-Guillaume de Roux, créée en avril, qui porte son nom. Bercé de littérature dès son enfance par son père – l’éditeur et écrivain Dominique de Roux –, il accueillit à sa descente d’avion Ezra Pound, dont la photo orne aujourd’hui les murs de son bureau tapissé de figures tutélaires. Parmi elles, Vladimir Dimitrijevi´c, fondateur des éditions de L’Âge d’Homme, récemment disparu, assura le rôle d’un second père sur les sentiers de la profession. « On ne peut plus aujourd’hui assurer un vrai travail de découverte d’auteurs au sein des grands groupes. Le métier d’éditeur exige du temps pour imposer un écrivain avec plusieurs livres », dit-il. En vingt-six ans de carrière, Pierre-Guillaume de Roux a su tracer son propre sillon : après un apprentissage chez Christian Bourgois, il est entré à la Table ronde en 1984. Il y a révélé le premier roman de Linda Lê, Un si tendre vampire, et Pèlerin parmi les ombres de l’écrivain triestin Boris Pahor. Passé ensuite chez Critérion, Julliard, Bartillat, il a cofondé les éditions des Syrtes avant de rejoindre les éditions du Rocher. L’homme est cultivé, sérieux, lettré et volontiers taquin. Sa maison couvre un champ littéraire large : fiction, essais, biogra phies et des romans italiens et d’Europe centrale, des littératures peu connues qu’il défriche et souhaite faire découvrir au public français. L’identité visuelle sobre de ses livres est marquée par le coup de pinceau qui zèbre les couvertures à fond blanc. C’est avec culot qu’il ouvrit son catalogue par le premier roman d’une jeune inconnue, Csillag, de Clara Royer, salué par la critique. Un risque peut-être compensé par la publication de l’essai de Richard Millet, Fatigue du sens. Éditer, peser, équilibrer, cela fait partie du jeu. Cet automne, il sort en plein centenaire de la naissance de Cioran un volume de contributions réunies par Yun Sun Limet et Pierre-Emma nuel Dauzat, riche de correspondances et de témoignages inédits, ainsi qu’un roman énigmatique, Dans un autre temps, de Philippe Caubet. L’année 2012 s’annonce sous l’égide de « la parution excep tionnelle en français des Escaliers du Strudhof de Heimito von Doderer, l’auteur des Démons, traduits par Raymond Voyat, l’un des rares à posséder les particularismes du dialecte viennois ». Les Stratégies du détachement ne constituent pas seulement le titre d’un roman d’Ariel Denis, publié par PGDR, mais résument surtout la ligne de conduite de cet éditeur. Olivier Cariguel www.pgderoux.fr/ Vient de paraître aux éditions Pierre-Guillaume de Roux
Cioran et ses contemporains, Yun Sun Limet et Pierre-Emmanuel Dauzat (dir.), 300 p., 20 €. Dans un autre temps, Philippe Caubet, 272 p., 18,50 €.
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Novembre 2011 513 Le Magazine Littéraire
Soixante-quinze ans de Grevisse Référence et compagnon indéfectible de tous les esprits épris de correction grammaticale, Le Bon Usage, aussi appelé du nom de son auteur, Grevisse, fête ses 75 ans avec une quinzième édition, qui vient de paraître aux éditions De Boeck-Duculot. Décliné en version classique (89 €) et en version de luxe (175 €), le Grevisse possède désormais une déclinaison Internet, dotée de tous les outils de recherche idoines. Celle-ci peut s’acquérir seule (36 €) ou avec la version papier (99 €).
Polars en Mouvements Le numéro d’automne de la revue Mouvements (éd. La Découverte) s’intéresse au polar en tant que source pour le cinéma et le petit écran. La vogue des séries policières télévisées doit beaucoup à la littérature noire et y a recruté nombre d’auteurs. Pour étudier le phénomène, Mouvements mobilise de grandes figures du polar français et de jeunes écrivains.
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Critique Fiction
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Le Clézio à pas contés Histoire du pied et autres fantaisies, J.-M. G. Le Clézio, éd. Gallimard, 352 p., 17,90 €.
D
Par Joseph Macé-Scaron
Exposition
J.-M.G. Le Clézio, sur la pointe des pieds, Cannes, 2007.
« Les musées sont des mondes ». U ne exposition conçue par J.-M. G. Le Clézio à l’invitation du Louvre : à la façon d’un cabinet de curiosités, elle mêlera des œuvres et objets issus de quatre territoires chers à l’auteur : l’Afrique, le Mexique, Vanuatu et Haïti. Le Clézio donnera une conférence inaugurale le 3 novembre. Entre le 7 et le 28 novembre, quatre autres écrivains – la Mauricienne Ananda Devi, le Mexicain Homero Arijdis, le Congolais Alain Mabanckou et le Haïtien Dany Laferrière – évoqueront l’œuvre du Prix Nobel 2009. Également au programme : un cycle de films présenté par Le Clézio (les 5 et 6 novembre), une lecture de son texte Personne, une représentation théâtrale de son récit Pawana. Du 3 novembre au 6 février 2012, musée du Louvre.
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Le Magazine Littéraire 513 Novembre 2011
alex majoli/magnum photos
ans l’apologue à Histoire du pied et autres fantaisies, qu’il transforme en leçon de survie, Le Clézio reprend la distinction établie par Schopenhauer entre trois sortes d’écrivains : ceux qui n’ont rien à dire, ceux qui réfléchissent à ce qu’ils ont à dire (non sans avoir eu recours parfois à des rabatteurs), et ceux qui se lancent à l’aventure en prenant le risque de revenir bredouilles. La sympathie de l’auteur de Désert va, bien évidemment, à cette dernière catégorie, et il est vrai que l’on a vu notre grand écrivain revenir parfois avec un vieux lapin dans sa gibecière, comme dans Ritournelle de la faim. « Misère de la littérature », écrivait Schopenhauer. Littérature de la misère, ont répété certains admirateurs de Le Clézio, réduisant son œuvre à l’étouffée : un manifeste cosmopolite en faveur des sansvoix. Ce manifeste a pu détourner des lecteurs du lauréat du prix Nobel. Tant pis. Ces derniers passeront à côté de ce recueil de nouvelles où Le Clézio nous inflige une magistrale leçon pour l’avoir ainsi caricaturé, nous rappelant qu’il est l’un des derniers écrivains capables d’accéder aux mythes tout en nous ramenant vers notre âme d’enfant. Voici Ujine aux gros orteils, aux doigts de pieds boudinés, qui marche avec les talons comme un canard. Son histoire donne son titre au recueil de nouvelles. Elle va apprendre à vivre « sur les pointes ». Sur les pointes, elle va aimer, être possédée, désaimer et lutter pour ne pas être dépossédée de son enfant. Ujine, dont tous les muscles sont tendus et qui parvient à être souple comme une liane. Tendue vers cet absolu qu’est l’amour, mais souple quand le vent mauvais de la trahison souffle. Quelle est la meilleure façon de marcher ? Se dresser sur des constructions branlantes au risque de glisser sur les pavés mouillés, au risque de se rompre les ligaments quand un des talons est pris au piège de grilles ou de terrasses en caillebotis ? Ou, simplement, être à plat, prendre le sol pour époux : « Après le sommeil (l’amour, le rêve). “Bonjour !” L’étonnement du premier contact. » L’amant d’Ujine est délicat, ses pieds sont longs et minces, il s’excuse de tout, respecte les interdits, impose des règles à leur relation comme un gentleman. C’est un jeu, pense-t-elle. Non, c’est un leurre. Cette distance polie est de l’indifférence, ces lois qu’il impose sont celles d’un goujat indolent. Et
s’il n’extériorise jamais ses sentiments, s’il se met rarement en colère, c’est tout simplement parce qu’il est lové sur lui-même comme le serpent. Chacune de ces dix nouvelles comporte un mécanisme parfait où le lecteur va se retrouver désorienté, obligé de reprendre le sentier jusqu’à ce moment précis où le récit bascule. Et souvent les masques tombent non pas pour laisser place aux visages, mais à d’autres masques « de cartons bouillis ou de vieux cuir, avec deux fentes par où bouge le regard ». Démasqué dans « Barsa, ou barsaq », Omar, le philosophe qui s’est rebaptisé Simon Frantz Fanon, hommage à l’auteur des Damnés de la terre , qui rêve et fume sur son rocher et encourage les jeunes à quitter Gorée. C’est un minable rabatteur qui envoie les candidats au départ vers l’enfer. Démasqué dans « L’arbre Yama », le père d’Esmée, diamantaire libanais, dont le véritable « trésor » est constitué de photos de corps africains saccagés ou mutilés à l’issue des guerres tribales. Démasqué aussi l’époux de l’écrivaine Letitia Elisabeth Landon, responsable de son empoisonnement. Dans « L.E.L., derniers jours », Le Clézio ressuscite la mémoire de cette poétesse bri tannique qui connut une grande renommée littéraire de son vivant ; mais il raconte surtout le naufrage de la goélette anglaise sur les côtes ghanéennes. L’incompréhension totale entre deux mondes, deux approches radicalement opposées de la liberté. Il y a dans ce livre du bruit et de la fureur, mais c’est le bruit et la fureur des contes. Il serait vain de chercher une ligne de démarcation entre le réel et l’imaginaire. L’araignée au fond de son trou boueux s’enivre, tout comme nous, d’improbables galaxies. Et si nous nous laissons guider par le chasseur Le Clézio, c’est parce que son style glisse sur le récit comme une périssoire. Il trouve naturellement le mot qu’il cherche, le mot qu’il ouvre comme une coquille, « comme un fortune cookie qu’on craque pour lire le message qui s’adresse à tous et à personne ». Éloge de la fluidité qui court de page en page et que l’on pourrait résumer par cette description : « L’eau de pluie cascade le long de l’intérieur du tronc et emplit les creux de l’écorce. La pluie bondit de branche en branche, de feuille en feuille, et de la terre monte une odeur puissante et douce qui se relie à l’enfance. »
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Journal d’un séducteur
présente
Don Juan de la Manche, Robert Menasse, traduit de l’allemand
(Autriche) par Barbara Fontaine, éd. Verdier, « Der Doppelgänger », 216 p., 18 €.
Par Benoît Legemble
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Novembre 2011 513 Le Magazine Littéraire
© ph J Sassier Gallimard
S
ous la plume de l’Autrichien Robert Menasse – à qui on doit déjà le remarquable Chassés de l’enfer –, l’initiation aux plaisirs a l’apparence d’un millefeuille philosophique à l’architecture complexe. Voici le récit à la première personne d’un homme en thérapie, affairé à percer le secret d’un intérêt compulsif pour la gent féminine. Une dépendance qui s’est insidieusement installée dans sa vie. Le lecteur suivra les déboires du flamboyant séducteur insatisfait. Il assistera à de dérisoires anecdotes dévoilant l’essence tragique d’un anathème – l’intrication souterraine du ravissement au prix de vives souffrances. Pour cela, Robert Menasse crée un territoire mental. Il façonne un décor où notre sémillant peine-à-jouir a du mal à trouver son épicentre, tandis que la tentation nihiliste est réduite à une entreprise de justification illégitime et polymorphe. Le reste n’est qu’histoire de « malentendu » – terme dont la résurgence lacanienne servira de fil conducteur aux digressions logico-discursives de Nathan. Car l’apathique charmeur manifeste l’équilibre précaire séparant le désir d’un désespoir infini. Au-delà, il se mue en une incarnation farcesque de l’angoisse de pénétration – figure tragi-comique d’une anatomie de la mélancolie inédite. Laquelle est abordée à travers l’errance chorale de toute une génération, grotesque et attachante, de soixante-huitards sur le retour. Une galerie qui traduit in fine la déréliction et la révocation du modèle idyllique : « Il n’y avait plus de machine à promettre le bonheur aussi efficace que la publicité. La promesse de pratiquer l’abstinence consumériste ne nous a pas vengés, en son temps, du fait que nous n’apparaissions pas dans la publicité ; elle n’a fait qu’office de baldaquin moral posé sur la bourse austère de nos études. » Il en ira du faux ascétisme ici brocardé pour ses visées politiques comme du spectre d’un affranchissement dicté par l’urgence des grandes causes. C’est que l’époque de l’émancipation féminine est aussi celle où « un homme et une femme couchaient pour ne pas avoir de plaisir. Pour échouer, je veux dire pour s’interdire le plaisir […]. Nous n’avons pas brisé le tabou, nous nous sommes juste redéfinis comme des prestataires de services. Car notre amour devait aussi servir. » Les années d’apprentissage de Nathan pourraient être celles d’un homme qui change de partenaires, comme il en va d’une prison l’autre, d’un être condamné à l’aporie du discours amoureux. Il en résulte le portrait d’un picaresque antihéros du désir, figuré sous les traits d’un misanthrope sans défense. On pense aux personnages de Woody Allen, à l’antipathique et drolatique premier rôle de Whatever Works. Mais c’est pourtant chez Cervantès qu’il faudra lorgner pour accéder au sens profond de ce récit. De mensonges en trompe-l’œil, il dévoile l’importance de l’affabulation, comme d’une condition sine qua non à l’invention du désir. Un champ des possibles qui s’imposerait comme le triomphe d’une subjectivité délirante, mais aussi une expérience intérieure – en une ultime dilapidation de l’héritage.
roman
Mario Vargas Llosa
Le rêve du Celte
Après La fête au Bouc et Le Paradis - un peu plus loin, Mario Vargas Llosa exhume à nouveau une fascinante figure historique : celle de Roger Casement (1864-1916). Personnage controversé, auteur d’un célèbre rapport sur l’Afrique qui porte son nom, cet aventurier et révolutionnaire irlandais découvre au fil de ses voyages l’injustice sociale mais aussi les méfaits du colonialisme jusque dans son propre pays. Au rêve d’un monde sans colonies viendra ainsi s’ajouter celui d’une Irlande indépendante, tous les deux marquant la trajectoire de cet homme intègre et passionné.
Prix Nobel de Littérature 2010
Dossier
Saisie en 1955 par Robert Doisneau à la terrasse du Petit Saint-Benoît, sa « cantine » au pied de chez elle, à Saint-Germaindes-Prés.
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Marguerite
Duras L’incomparable pythie du xxe siècle fait son entrée dans « La Bibliothèque de La Pléiade », qui publie les deux premiers tomes de ses Œuvres complètes et en annonce deux autres.
C Robert Doisneau/Rapho/Gamma
Dossier coordonné par Laurent Nunez
C’était plus qu’une écrivaine : elle incarnait chaque jour plus solitaire, et qui surtout la l’écriture. Borges : c’était l’érudition. Balzac : faisait devenir « personne » ; et longtemps elle c’était la volonté. Hugo : c’était l’aisance et la rechercha la bienveillance de Blanchot, de manie de tout dire. Mais il y avait chez Mar- Bataille. Sait-on qu’elle rêvait d’un entretien guerite Duras cette fureur poétique, pour avec Michel Foucault, qui n’eut jamais lieu ? parler comme les Anciens, cette foi en l’écri- Mais voici donc les deux premiers volumes ture – et peu importe où elle menait – qu’on de sa Pléiade, qui courent jusqu’à India Song. n’avait encore jamais vue chez personne, et Voici, en quelque quatre mille pages, la vie et qui lui permettait d’avouer, confiante, trem- l’œuvre de Duras – jusqu’en 1973. Au lecteur blante : « La solitude, ça veut dire aussi : Ou d’entrer dans cette forêt d’histoires, dans la la mort, ou le livre » (Écrire). Peut-être crainte et le plaisir ; à lui d’être submergé par tenait-elle cette exigence de Queneau, qui ce désir d’absolu que Duras injectait partout, avait lu son premier livre, dans les veines d’une qui l’avait encouragée, lui femme qui fait le tour du « Écris, et ne fais donnant cet ordre si monde à la recherche de rien d’autre » : simple et impossible : son amant (Le Marin de l’ordre que lui donna « Écris, et ne fais rien Gibraltar), ou dans le cri Raymond Queneau d’autre. » Voilà ce qu’elle d’un homme désespéré et auquel elle se tint. essaya de faire, M. D., (Le Vice-consul). À lui, écrire, et c’est tout. aussi, de sourire parfois, Même vivre, pour elle, c’était encore lire un de rire avec elle, et parfois d’elle. Ainsi était de ses livres, parce qu’elle vivait dans un Duras, et son théâtre le prouve suffisamment. univers durassien – et c’est ce que prouva Il suffit d’aller au Vieux-Colombier, où l’on son fameux article, terrible et polémique, sur joue actuellement La Pluie d’été, pour voir le l’affaire Villemin. public rire sans gêne, et même parfois applauSon entrée dans la collection de « La Pléiade », dir, en pleine scène, pour un mot, pour une nul doute qu’elle s’en serait réjouie ; car, si situation irrésistible. La vieille dame était vraiDuras paraissait sûre de son talent, elle crai- ment infréquentable. Nous voulons la frégnait ce lieu d’où elle écrivait, qui la rendait quenter – forcément, Duras. L. N.
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Novembre 2011 513 Le Magazine Littéraire