JUILLET-AOÛT 2016 BEL 8,40 €- ALL 9 € - ITL8,40 € - ESP 8,40 € - GR 8,40 € - PORT CONT 8,40 € - LUX 8,40 € - AUT 8,40 € - GB 5,30 £ - CH 12,30 FS - MAR 70 DHS - TUN 7,80 TND - TOM /S 1000 CFP - TOM/A 1650 CFP - DOM/S 8,40 € - CAN 11 $ CAN
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Sommaire Juillet-août 2016 n° 569-570
l Spécieas h c po
Perec
3 Édito Le cœur palpitant du français Par Pierre Assouline 6 Presto L’actualité en bref
L’esprit du temps
12 Actualité Foot Des mythes à pied d’œuvres Par Bernard Morlino 16 Rencontre Debray, l a vie de Bibi P ar Jean-Claude Perrier 18 Inédit Perec et la belle de Belgrade Par Hervé Le Tellier 22 Figure Jean Ray, le diable belge Par Serge Brussolo 26 Exposition La Beat Generation à Beaubourg Par Juliette Einhorn 30 Cinéma Jane Austen portée à l’écran P ar Hervé Aubron 32 BD Fight Club 2, l’album d’une rechute Par Marie Fouquet 34 Rendez-vous
Portrait
76 Leonardo Padura Le Havanais universel Par Jacinta Cremades
En couverture SOS latin-grec
78 État des lieux par François Taillandier et Laura Buratti 82 Entretien avec Alain Finkielkraut 84 Des cours qui délient les langues Par Pierre Judet de La Combe 86 Romans grecs et latins, la verve retrouvée Entretien avec Romain Brethes et Jean-Philippe Guez
Grand entretien
90 M ilad Doueihi : « L’humaniste d’aujourd’hui est un geek éclairé » Propos recueillis par Pierre Assouline
Critique fiction
36 Kenneth Anger, Retour à Babylone Jacqueline Susann, La Vallée des poupées Hollywood scories Par Pierre-Édouard Peillon 40 Colum McCann, T reize façons de voir Michael Cunningham, Ils vécurent heureux... Deux conteurs à deux temps Par Alexis Brocas 42 Dominique Scali, À la recherche de New Babylon Western québécois Par Alexis Liebaert 46 Edward Carey, Le Château John Ironmonger, Le Génie des coïncidences Deux funambules de l’improbable Par Bernard Quiriny 48 Kamel Daoud, Meursault, contre-enquête L’Étranger en contre-champ Par Pierre Assouline 50 David Bosc, La Claire Fontaine Au bain avec Courbet Par Camille Thomine 52 Ernst Wiechert, L es Enfants Jéromine Et Dieu s’absenta Par Philippe Claudel 4 - Le Magazine littéraire • N° 569-570/Juillet-août 2016
90
Entretien avec Milad Doueihi
ONT AUSSI COLLABORÉ À CE NUMÉRO : Maialen Berasategui, Olivier Cariguel, Philippe Claudel, Jeanne El Ayeb, Arthur Montagnon, Patricia Reznikov, Gérard-Julien Salvy, Serge Sanchez, Albane Thurel, Aliocha Wald Lasowski. EN COUVERTURE Une love doll japonaise (Orient Industry, Tokyo Japan, 2010),
exposée au musée du Quai-Branly dans le cadre de l'exposition « Persona ». © Doll Story
© ADAGP-Paris 2016 pour les œuvres de ses membres reproduites à l’intérieur de ce numéro. CE NUMÉRO COMPORTE 3 ENCARTS : 2 encarts abonnement Le Magazine Littéraire
sur les exemplaires kiosque France + Étranger (hors Suisse et Belgique). 1 encart abonnement Edigroup sur les exemplaires kiosque Suisse et Belgique.
JACQUES GRAF/DIVERGENCE POUR LE MAGAZINE LITTÉRAIRE
18
ILLUSTRATION ANDRÉ SANCHEZ POUR LE MAGAZINE LITTÉRAIRE
Critique non-fiction
54 Antoine Blondin, C inq rééditions en poche Échappé du peloton Par Bernard Morlino 58 Ernst von Salomon, Le Questionnaire Un Allemand hors cadre P ar Alain Dreyfus 62 François Maspero, L’Ombre d’une photographe Gerda Taro, l’alter ego de Capa P ar Alexis Brocas 64 Jean Starobinski, La Beauté du monde Le prince de l’essai P ar Patrice Bollon 66 Luc Foisneau, H obbes. La Vie inquiète Dans les replis du Léviathan Par Patrice Bollon
Le posthumain
Le dossier Le posthumain
Dossier coordonné par Pierre Assouline et Hervé Aubron 96 Introduction Par Alexis Brocas
PRESSENTIMENTS 100 102 106 108
’abîme du golem Par Brigitte Munier L Des choses qui nous parlent Par Denis Vidal Le laboratoire de Frankenstein Par Raphaëlle Régnier Tous créatures de Frankenstein Par Michel Faucheux
IMAGINAIRES
110 S cience-fictions d’une mutation Par Alexis Brocas 113 Les oracles de Philip K. Dick Par Amélie Cooper 114 Le cyclope cinéma Par Hervé Aubron
PROSPECTIVES
118 L e transhumanisme est un nihilisme Par Valentin Retz 120 « Il y a là un totalitarisme soft » Entretien avec Jean-Michel Besnier 124 Qui fait l’ange ? Qui fait la bête ? Par Pascal Chabot 126 Premiers jalons dans les tréfonds du cerveau Par Pierre Pollak 128 Vient de paraître
COLIN ANDERSON/BLEND IMAGES/PHOTONONSTOP
96
«Cette France rurale que Marie-Hélène Lafon peint avec autant d’âpreté, pour beaucoup d’entre nous, c’est celle de nos parents et de nos enfances ni oubliée, ni si lointaine.» Virginie Despentes «Il y a des textes dont la modestie touche au sublime. Histoires appartient à cette bibliothèque-là. » Eric-Emmanuel Schmitt « Les Histoires de Marie-Hélène Lafon sont d’une noire et cruelle beauté. » Bernard Pivot, Le Journal du Dimanche
130 L a chronique Intellectuels en rage Par Maurice Szafran N° 569-570/Juillet-août 2016 • Le Magazine littéraire - 5
L’esprit du temps Inédit
PEREC ET LA BELLE DE BELGRADE
L
«
ecteur, c’est avec un Perec inattendu que tu vas faire connaissance », écrit le préfacier, Claude Burgelin, spécialiste incontesté de Georges Perec. L’Attentat de Sarajevo est aussi un livre oublié, car d’abord refusé par Le Seuil, puis par Maurice Nadeau, enfin égaré, avant d’être retrouvé longtemps après la mort de l’auteur. C’est d’abord le livre d’un jeune homme de 21 ans, « étudiant en histoire qui n’étudie plus », qui ne parvenait plus à écrire. On est en 1957. Certes, Perec a écrit un premier texte, Les Errants (qu’on n’a pas retrouvé), mais tout est en panne. Depuis qu’il a 17 ans, il ne doute pas qu’il sera écrivain, puisqu’il dit déjà qu’il l’est. Le jeune Perec aime Flaubert, Sten dhal. Ce roman, il va le dicter dans l’urgence (le service militaire l’attend) à une amie dactylo, en – supposonsle pour le plaisir de la coïncidence – « cinquante-trois jours », référence imposée à La Chartreuse de Parme écrite en cinquante-deux. Le titre du livre se veut flamboyant : L’Attentat de Sarajevo est un titre de classique.
Membre de l’Oulipo, l’écrivain Hervé Le Tellier vient de publier Moi et François Mitterrand (JC Lattès).
Résumons l’histoire, ou du moins son début. Le narrateur tombe amoureux de Mila, la maîtresse de Branko, un homme dont il est foncièrement jaloux : Branko est « laid », « pas sortable » et « se croit génial ». Il n’a vu qu’une photographie de Mila chez son amant, mais il part à Belgrade la conquérir. Il s’émerveille lui-même d’y parvenir. Au lieu de rester dans le lit de Mila, il repart aussitôt pour Sarajevo, où vivent Branko et sa femme légitime. Il veut convaincre ce dernier de renoncer à Mila, voire, s’il venait à échouer, persuader son épouse de l’assassiner. Ne donnons pas l’issue, en queue de poisson tout de même. Un curieux roman psychologique et cynique
À LIRE
L’Attentat de Sarajevo, GEORGES PEREC, éd. du Seuil,
« La Librairie du xxie siècle », 190 p., 18 €.
18 - Le Magazine littéraire • N° 569-570/Juillet-août 2016
C’est un roman à l’écriture plutôt distante, souvent ironique, où Perec se complaît dans une narquoise auto dérision, voire dans un cynisme effarant, une ironie cruelle qui fait songer à Stendhal. Un roman où Perec comprend que son narrateur veut moins conquérir Mila – en est-il vraiment amoureux, d’ailleurs ? – que tuer cette
figure paternelle qu’est Branko. Un roman psychologique, donc, territoire où Perec ne s’aventurera plus. « Lecture achevée, on se dira peut-être, note Claude Burgelin sans guère d’indulgence, que c’étaient là des chemins qu’il a bien fait de ne plus emprunter. » Avant de souligner plus loin combien le jugement littéraire compte moins ici que la découverte des racines d’une œuvre à venir. Cette trame première du roman d’amour, Perec la double d’une plaidoirie imaginaire de Gravilo Princip prononcée lors du procès « bâclé », « truqué », des conspirateurs de
KEYSTONE-FRANCE - BIANCHETTI/LEEMAGE - MARIO DE BIASI/MP/PORTFOLIO/ LEEMAGE - SERGIO DEL GRANDE/MONDADORI PORTFOLIO/RUE DES ARCHIVES X 2/ ASTRID DI CROLLANZA/ÉD. DU SEUIL
Quatre-vingts ans après la naissance de l’écrivain, paraît son deuxième roman, jusqu’alors inédit : le récit crypté d’un surprenant amour de jeunesse en Yougoslavie. Par Hervé Le Tellier
ILLUSTRATION ANFRÉ SANCHEZ POUR LE MAGAZINE LITTÉRAIRE
l’attentat de Sarajevo, « l’un des plus beaux, des plus nobles qui se soient jamais commis », « l’un des rares moments où l’Histoire a pu rejoindre l’épopée ». Ces phrases sont écrites, rappelons-le, en 1957, pendant les « événements d’Algérie ». Le pérecquien reconnaîtra dans ces chapitres intercalés (irrégulièrement, sans vraie alternance) le mode narratif du futur W ou le Souvenir d’enfance où s’entremêleront l’utopie noire de l’île W et les récits de Perec enfant dans le Vercors. Il y aura chez Perec, mais plus tard, lorsqu’il deviendra membre de
l’Oulipo, une esthétique de la complexité. Il n’est pas encore ici l’« architecte-acrobate virtuose », pour reprendre l’expression de Claude Burgelin. On pénètre plutôt avec L’Attentat de Sarajevo dans un labyrinthe intérieur. Mais c’est aussi et surtout un livre salvateur de jeune adulte, qui transforme le lecteur en spectateur d’un fantasme de revanche. Perec a commencé un an plus tôt une psychanalyse avec Michel de M’Uzan, le « Dem » évoqué dans sa correspondance avec son ami Jacques Lederer, Cher, très cher, admirable et charmant ami. Le livre pourrait bien être aussi,
a raison de suggérer Burgelin, une « lettre à de M’Uzan ». Car le récit premier, celui où s’ourdit le meurtre de Branko, n’est rien d’autre qu’un décalque d’un chapitre intime de la vie du jeune Perec, au point d’être quasi diffamatoire, un chapitre où l’orphelin de père et de mère se confronte à une figure paternelle puissante, incarnée par un philosophe et enseignant en histoire de l’art qu’il fréquente, Z˘arko Vidovi´c (prononcer : Jarko Vidovitch). Perec est tombé amoureux de sa maîtresse, ˘ Milka Canak, et va partir pour la Yougoslavie afin de tenter de la >>> N° 569-570/Juillet-août 2016 • Le Magazine littéraire - 19
En couverture SOS latin-grec
En couverture
SOS
HUMANITÉS
La réforme annoncée du collège, puis celle de l’orthographe, ont rouvert un débat toujours prêt à s’enflammer en France sur la déshérence de la culture classique. Qu’en est-il cette foisci ? Simple rite ronchon ou réel péril ? Par François Taillandier
leur grain de sel dans cette affaire les aient étudiés crayon en main. Certains opposants à cet enjeu de la réforme, cependant, paraissaient crédibles, et la ministre responsable, Najat Vallaud-Belkacem, n’arrangea rien en les qualifiant de « pseudo- intellectuels ». Lesdits pseudo- intellectuels ayant pour nom, entre autres, Marc Fumaroli, Pierre Nora, Alain Finkielkraut, Jean d’Ormesson ou Luc Ferry, on pouvait se demander qui Mme la Ministre jugeait être à sa hauteur. Question à tort politisée
De façon encore moins raisonnée, journaux et réseaux sociaux accrochèrent bientôt à cette antique locomotive le wagon de la langue française, attaquée une fois de plus, pensaient-ils, par la réforme de l’orthographe. Quelques modifications orthographiques mineures, décidées depuis vingt-cinq ans avec l’accord de toutes les instances, étaient dé sormais applicables. On entendit parler de nivellement par le bas parce qu’on renonçait (à juste titre, en fin de compte !) au ph de nénufar et à
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quelques chinoiseries de ce genre-là. Le débat est d’autant plus confus qu’il n’est pas nouveau : dès 1984, Jacqueline de Romilly donnait l’alerte avec un ouvrage qui a pourtant fait date, L’Enseignement en détresse (Julliard). Plus tard naissait, sous son impulsion, l’association Sauvegarde des enseignements littéraires, qui existe toujours. On peut lire sur son site : « L’objet de SEL est de soutenir l’ensemble des enseignements littéraires dans l’éducation des jeunes Français, et plus particulièrement de redonner à l’étude des langues anciennes la place qu’elles avaient su garder dans notre enseignement jusqu’à ce que la multiplication des réformes les mette gravement en péril. » La multipli cation des réformes : tout est dit ! Qui plus est, la question a été politisée – à tort. Pour beaucoup d’yeux de droite, une gauche égalitaire et niveleuse aurait entrepris de tout démolir ; pour bien des regards de gauche, c’est la droite qui mènerait, en défendant les humanités, un combat élitiste, passéiste et conservateur. Le clivage est loin d’être aussi net. Le 22 mars dernier, L’Humanité, journal
Des enseignants manifestent à Paris contre la réforme du collège, le 26 janvier 2016.
Écrivain, François Taillandier est aussi chroniqueur pour L’Humanité. Il a dernièrement publié Solstice chez Stock.
VINCENT BOISOT/RIVA PRESS
L
e latin et le grec sont-ils voués à devenir langues parfaitement mortes en France ? Bien des voix l’annoncent, émues par leur relégation, lors de la prochaine rentrée du secondaire, dans des « EPI » (enseignements pratiques interdisciplinaires), laissés à l’appréciation des établissements qui le veulent ou le peuvent. L’inquiétude est légitime : la collectivité a le droit de savoir ce que l’on enseigne aux collégiens, et les EPI ressemblent assez à des corbillards fleuris. Mais, comme souvent en France, le débat a été obscurci par des prises de position pavloviennes ou grevées d’arrière-pensées. D’abord parce que l’on vit monter au créneau, pour défendre les langues anciennes, des personnalités – journalistes, commentateurs, parents – dont on ne se doutait pas qu’ils consacraient leurs loisirs à lire ou à relire Cicéron dans le texte. Ensuite parce que les dispositifs et les programmes scolaires sont présentés de façon si complexe que l’on peut tout leur faire dire : il n’est pas certain que tous ceux qui ont mis
peu suspect d’élitisme conservateur, publia une tribune signée par six associations d’enseignants, dans laquelle on pouvait lire : « Sauver le latin et le grec, c’est protéger leur enseignement. Si l’on est de gauche, c’est favoriser les chances des plus démunis d’y accéder partout, pleinement, et non au rabais. » Quant à la droite élitiste et folle de la Rome antique, on en aura fait le tour en lisant cette déclaration de 2007 : « Vous avez le droit de faire de la littérature ancienne, mais le contribuable n’a pas forcément à payer vos études […]. Les universités auront davantage d’argent pour créer des filières dans l’informatique, dans les mathématiques, dans les sciences économiques. Le plaisir de la connaissance est formidable, mais l’État doit se préoccuper d’abord de la réussite professionnelle des jeunes. » L’élitiste conservateur de
droite qui s’exprimait ainsi s’appelait Nicolas Sarkozy. Bref, si menace il y a, elle ne vient d’aucun camp politique en particulier. Elle en est peut-être d’autant plus redoutable. « Élitisme stérile »
Si le débat est aussi vif, c’est qu’il échauffe tout autant les consciences que les imaginaires : on touche là à un symbole fondateur dans l’histoire européenne. Sans remonter à Boèce, à Cassiodore, au trivium et au quadrivium des universités médiévales, l’Occident porta très tôt au pinacle la connaissance et la transmission des grands textes de la littérature et de la philosophie gréco-latines, ainsi que des Écritures judéo-chrétiennes, si possible dans le texte. Rémi Brague a tout dit à ce propos dans son essai Europe, la voie romaine (1). Érasme fut au xvie siècle le saint patron de cet
« Vous avez le droit de faire de la littérature ancienne, mais le contribuable n’a pas forcément à payer vos études. » Nicolas Sarkozy, en 2007
Europe, la voie romaine, Rémi Brague (1992), éd. Folio essais, 1999. (1)
« humanisme » (mais le mot ne fut employé que plus tard). La pédagogie des jésuites y insista à son tour. Au xixe siècle, la République reprit le flambeau, en y adjoignant la notion de « classiques » de langue française. Gustave Lanson, auteur d’une Histoire de la littérature française publiée en 1894 et toujours rééditée, fut le champion de la chose. Les duettistes Lagarde & Michard furent ses héritiers. Une idée domine : pour être pleinement homme et citoyen, il faut s’être familiarisé avec les pensées fondatrices et les mythes légués par les siècles les plus lointains. Il allait alors de soi que le notaire, le médecin, le juge ou le général d’armée aient pâli sur les Géorgiques et n’ignorent rien du conflit entre l’amour et le devoir chez Corneille. La connaissance des grands textes semblait aussi la condition d’un épanouissement libre et >>>
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Dossier
Les rivages du posthumain Dossier coordonné par Pierre Assouline et Hervé Aubron, avec Alexis Brocas
trader, si dopé soit-il. Une révolution est en marche, et celle-ci découle non pas d’un discours utopique émis par les philosophes, mais de la technique. Une révolution annoncée partout, mais ignorée du grand public : un écran de termes opaques en cache le propos. Convergence NBIC (1), singularité, posthumanisme, transhumanisme, human enhancement, big data, n’en jetons plus ! Et l’obscurité autour de ces sujets tient non seulement au jargon mais aussi aux multiples divisions qu’ils engendrent. Entre les défenseurs d’une nature humaine vue comme un absolu sur lequel il ne faudrait surtout pas intervenir – au risque de nous perdre – et les posthumanistes de la Silicon Valley, qui perçoivent l’être humain comme un objet technologique obsolète, voire le chaînon (bientôt éteint) entre le primate primordial et le futur enfant des étoiles, il est bien difficile d’y voir clair. Essayons tout de même de poser les termes du débat. Anthropotechnie : aujourd’hui apparaissent des dispositifs qui permettent d’augmenter les capacités de nos corps, sains ou souffrants. Telles les prothèses ressorts >>>
Photomontage de Colin Anderson.
La convergence entre biologie, nanotechnologies, informatique et sciences cognitives.
(1)
96 • PRESSENTIMENTS
110 • IMAGINAIRES
118 • PROSPECTIVES
Les robots ne sont pas les premiers objets à qui l’on prête des traits humains, ainsi que nous l’apprennent les anthropologues – ou le très ancien mythe du golem. Née il y a deux cents ans, la créature de Frankenstein anticipe bien des enjeux contemporains.
De H. G. Wells à Houellebecq, nombreux sont les écrivains à avoir envisagé de nouvelles formes d’humanité. Le cinéma mêle d’emblée la chair et la machine, l’œil-caméra devenant pour Kubrick, dans 2001, l’emblème de l’intelligence artificielle.
« Nihilisme » ou « totalitarisme soft » pour ses adversaires, le transhumanisme estime que notre espèce doit outrepasser ses limites biologiques et s’hybrider avec les machines. Si ce projet attire bien des capitaux, sa faisabilité demeure encore hypothétique.
96 - Le Magazine littéraire • N° 569-570/Juillet-août 2016
COLIN ANDERSON/BLEND IMAGES/PHOTONONSTOP
C
’est le legs de Prométhée : l’homme, sans griffes, sans crocs, sans poils, sans force, reçoit en compensation le feu sacré du savoir qui lui permet de s’augmenter – et, du premier propulseur au dernier ordinateur, nous ne nous en sommes pas privés. C’est le legs de toutes les Genèses : de l’Enkidou de Gilgamesh à l’Adam du Livre, l’homme est une créature façonnable, de la glaise pour les dieux, et plus tard pour les savants de fiction qui s’arrogent leur pouvoir, du docteur Franken stein au rabbin Loew, inventeur du golem. Alors que la planète peine sous le poids des transformations d’origine humaine, il semble que nous soyons sur le point de toucher l’essentiel de ces deux héritages. Sur le point de nous augmenter comme jamais. Sur le point de produire des créatures qui nous vaudront ou nous dépasseront – qu’elles soient matérielles, comme ces drones marins militaires capables de naviguer des mois sans ins tructions, ou immatérielles, comme ces algorithmes qui anticipent les flux boursiers mieux que n’importe quel
Dossier Le posthumain • PRESSENTIMENTS
qui reposent sur l’entrelacement d’organes biologiques à des artefacts mécaniques, sont voués à se développer grâce à une convergence dans diverses disciplines scientifiques – biotechnologies, nanotechnologies, sciences cognitives, informatique. Cette convergence devrait permettre d’interpoler le vivant et le mécanique à des degrés tels que les organes pourront être compris comme des mécaniques, et les mécaniques comme des organismes. Ceux qui appellent cette révolution de leurs vœux et souhaitent que l’homme s’augmente ainsi s’appellent les transhumanistes. Et quand ils pensent que ces technologies mèneront à une modification radicale, définitive et vertueuse de l’espèce, ils deviennent des posthumanistes. Alors que l’homme paraît sur le point de se machiniser – au risque de perdre ce qui fait son charme, disent les défenseurs de sa nature –, les machines acquièrent des capacités humaines. Ce sont encore des robots, mais ces machines commencent à s’écarter de leur étymologie (robot veut dire « esclave » en tchèque). Quand elles nous administrent une pile aux échecs et au jeu de go. Quand elles prennent des décisions toutes seules, mieux et plus vite que nous (les logiciels de gestion des flux). Quand elles produisent des interpolations statistiques d’une sophistication telle que les conclusions sur lesquelles elles débouchent se révèlent impossibles à redémontrer par un cerveau humain. Quand les machines se mettent à communiquer entre elles, à apprendre toutes seules pour améliorer leurs fonctions, à produire des écrits voués à n’être lus que par d’autres machines… Contrairement à l’homme, la machine n’a pas de nature qui la limite ; elle est elle-même potentialité illimitée et, dans sa conquête de capacités, qu’elle est maintenant capable de conduire, elle devrait atteindre la « singularité ». Quand une machine simulera si bien la conscience qu’elle pourra être appelée être humain, au moins pour les purs matérialistes, pour qui l’expérience intérieure et incommunicable de la conscience ne compte pas ; ou, variante, quand une machine atteindra à une forme d’intelligence inédite, qui mettra au rencard les machines neuronales limitées que nous serons alors. On dirait un rêve ou un cauchemar, n’est-ce pas ? C’est que nos machines, en un sens, nous ont déjà dépassés : les prothèses cochléaires, les pace makers, les métadonnées n’ont pas été inventés pour complaire à une pensée transhumaniste, c’est au contraire cette pensée transhumaniste qui tente de donner sens aux changements cruciaux permis par la 98 - Le Magazine littéraire • N° 569-570
La thème de l’immortalité n’est plus le monopole de la sciencefiction : Jonathan Franzen et Don DeLillo, entre autres, s’y attellent.
Berenson, robot
technique. Résultat : une foison de théories souvent contradictoires. Telle chapelle transhumaniste réfute le dualisme cartésien, prône l’impossibilité de séparer l’esprit de l’organe qui le génère, quand telle autre porte ce dualisme au pinacle en imaginant, dans un avenir proche, une pensée téléchargeable. De même, telle se figure le posthumain comme une créature triomphante qui n’en finirait plus de briser les limites et de conquérir l’espace, quand telle autre l’imagine comme la simple cellule biologique opérant dans un réseau plus grand (imaginé sur le principe de la noosphère de Teilhard de Chardin) formé d’une addition infinie de chair et de silicium (si l’on s’en sert encore). Telle nous annonce une littérature écrite par des algorithmes (qui produisent déjà une forme d’art, tapez donc « inceptionnisme » dans votre petit navigateur), quand telle imagine des formes d’art inconnues nées de cerveaux reliés entre eux.
« amateur d’art », conçu par
Le meilleur des mondes
Denis Vidal et
La littérature, et en particulier la science-fiction – dont il est toujours de bon ton de dire qu’elle ne parle, sous couvert de futur, « que du temps de sa rédaction » –, expose les ferments de cette révolution bien avant qu’ils ne paraissent dans les journaux. Littérature générale : dans Les Particules élémentaires, Houellebecq imaginait un post humain hédoniste au corps couvert de muqueuses sensibles réservées, dans le passé, aux parties les plus intimes de l’individu. Dans le récent Purity, Jonathan Franzen montre un magnat informatique persuadé que son esprit ne mourra jamais – puisqu’il pourra le télécharger dans le cloud des données. Et le prochain livre de Don DeLillo parle d’une expérience de cryogénie visant à une forme cousine de l’immortalité. En science-fiction, Aldous Huxley a dépeint un univers transhumaniste – enfants fabriqués par ectogénèse, gens standardisés, maîtrise des humeurs par la chimie – dès 1932 dans Le Meilleur des mondes. Et faut-il s’étonner si le terme « transhumanisme » nous vient de son frère, Julian, biologiste, spécialiste de l’eugénisme ? Plus près de nous, le grand Dan Simmons imagine, dans les quatre tomes d’Hypérion, une confédération humaine stagnante, entièrement administrée par des machines qui sont sur le point d’atteindre à la divinité. Cette confédération s’est opposée à une civilisation Extro, formée de post humains qui ont adapté leurs organismes à la vie dans d’autres environnements. Au centre du roman, le Gritche, créature en laquelle le mécanique et le biologique se mêlent de manière indiscernable. Citons également William Gibson et sa « neuro matrice », qui a pressenti que le rapprochement
Philippe Gaussier et exposé au Quai-Branly dans le cadre de l’exposition « Persona ».
DENIS VIDAL
>>> de l’athlète amputé Oscar Pistorius. Ces dispositifs,