Exclusif John le Carré se confie sur sa vie d’espion
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Cent ans de Recherche L Ce que révèlent les brouillons L Les extraits des prochains livres qui s’inspirent de son œuvre L
Rentrée littéraire Les meilleurs romans français
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Septembre 2013
Enquête Les écrivains ont-ils encore du style ? Grand entretien Richard Ford vous invite au Canada
Éditorial
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Parlez-moi de Moix
Par Joseph Macé-Scaron
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e ne connais pas Yann Moix. À peine nos regards se sont-ils une fois croisés alors qu’il était accroché à un bar, les muscles crispés, agrippé au comptoir comme un rescapé du Titanic. J’ai le vague souvenir que dans ses yeux pataugeaient à la fois une grande lassitude et un profond mépris pour l’humaine nature. Mais mon attention était détournée, sans doute, par tous les grelots, la bimbeloterie et les colifichets sainte-beuviens que les critiques, les écrivains, ses ennemis et – pis – ses amis lui ont accrochés au basque depuis bientôt dix ans. Je n’ai jamais rien lu de cet écrivain auparavant. Je ne peux pas donc dire si, dans Naissance (1), il reprend, recycle, revisite des parties de ses ouvrages (j’emploie le mot à dessein : il le déteste) passés. Et pour tout dire, je m’en moque. Je ne vois pas au nom de quelle autorité les lecteurs devraient passer un examen qui les rendrait aptes ou non au service littéraire. e me moque aussi des bons mots qui vont accompagner la publication d’un livre de 1 150 pages, et qui vont tous tourner autour du poids et de la somme ou de l’ego d’un auteur qui nomme son roman Naissance (en parlant de la sienne) et qui part en croisade contre les assi gnations à résidence passées, présentes et à venir, redonnant son sens plein et entier à l’expression « nouveau-né ». Je me moque aussi de savoir s’il est célinien, gidien, s’il pratique la fiction ou l’auto friction, s’il a la virtuosité de Jack-Alain Léger et le goût de l’adjectif de Pierre Combescot. Je me moque enfin de participer au débat : « Moix est-il l’antiHouellebecq ? » Je relève juste que la sociologie est, aujourd’hui, mieux notée que la littérature. arler simplement du plaisir de la lecture. « J’allais naître. Pour moi, l’enjeu était de taille. Si c’était à refaire, je naîtrais beaucoup moins – on naît toujours trop. “Il surnaît !”, s’était indigné mon père à ma sortie des viscères maternels. » Et ce Bérurier de père qui abrite l’âme de Folcoche n’en a pas fini. Cet accouchement n’est pas seulement le plus long de l’histoire littéraire, il est aussi le plus drôle, le plus déjanté, et celui qui comme un calendrier de l’avent (avant Moix ?) permet d’ouvrir non pas une trentaine mais une dizaine de fenêtres, puisqu’il est question entre deux poussées de la légèreté des concerts de jazz, lors d’un festival d’été, des assistants de lanceurs de couteaux boliviens, des déjeuners bourgeois où l’on découpe le saucisson en lamelles fines avant que les invités n’arrivent, de
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l’attraction universelle envers les rousses à forte poitrine, de l’utilisation envahissante du verbe « faillir », ou des charmes de la Corée du Nord… Moix déteste les écrivains qui se « tiennent » à leur sujet. Il le dit, il le crie. Enfant, il devait crayonner en dehors des contours des personnages : « Je n’adore que ce qui est en crue, se barre, dénote, détruit l’ensemble, gâche, emporte. Le hors sujet, voilà mon sujet de prédilection. En littérature comme dans la vie. » Lorsque l’enfant paraît, il est laid comme un gigot trop cuit. « “Vous savez monsieur Moix, tenta le médecin, les gens comme lui étaient vénérés en Inde. En Égypte, ils étaient admis dans les sépultures sacrées. – Pas dans le Loiret ! s’étouffa mon père. Pas dans le Loiret ! Ici dans le 45, l’homme et l’animal ne se confondent point !” » Mais ses Thénardier de parents ne sont pas au bout de leur surprise. L’enfant naît sans prépuce. Ce qui va multiplier les scènes les plus démentes entre un abbé, un rabbin et un imposteur. Tant de personnages se penchent au-dessus du petit Yann. Ceux du passé (les morts, Péguy, Gide ou Brian Jones…), les bienveillants comme son mentor, Marc Astolphe, improbable dandy, et la foule des anonymes, des bistrots, des gares, des rues, des tranchées de la Première Guerre mondiale. Il y a dans ce roman une scène hallucinée où les morts pleuvent sur terre. agit-il d’un « roman total » ? Assurément non, puisqu’il se limite aux premières années de l’enfant prodige. Assurément oui, dans son ambition d’embrasser tous les genres, dans ses fulgurances poétiques, dans ses mille et une trouvailles descriptives : « il devint rouge comme en banlieue de Leeds la brique misérable des maisonnées de supporters » ; « un croquis lâché dans la nature » ; « son col anglais, enrubanné d’un nœud d’ascot, est pris dans l’amidon comme une felouque dans les glaces de la baie de Baffin »… Une chose est sûre : je n’ai pas envie de connaître Yann Moix. Parce qu’un tel livre est nécessairement plus grand que son auteur. Parlez-moi de lui, il n’y a que cela qui m’intéresse, mais, d’abord, lisez-le ! j.macescaron@yahoo.fr
capman/sipa
Édité par Sophia Publications 74, avenue du Maine, 75014 Paris. Tél. : 01 44 10 10 10 Fax : 01 44 10 13 94 Courriel : courrier@magazine-litteraire.com Internet : www.magazine-litteraire.com
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(1) Naissance, Yann Moix, éd. Grasset, 1 150 p., 26 €.
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La guerre de 1914-1918
Sommaire
n° 535
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En complément de notre cahier critique, d’autres comptes rendus exclusivement en ligne.
Rencontre avec Carlos Liscano
Un long entretien avec l’auteur uruguayen, l’un des grands maîtres de la littérature sud-américaine.
L’illustration – Stéphane lavoué/pasco & co – AKG – Richard dumas pour le magazine littéraire géraldine Kosiak pour le magazine littéraire
1 encart abonnement sur les exemplaires kiosque, 1 encart Edigroup sur les exemplaires kiosque en Suisse et Belgique, 1 encart Catalogue Rue des étudiants et 1 encart Faton sur une sélection d’abonnés.
Perspectives 8 Faut-il encore
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du style ?
p ar Jérôme-Alexandre Nielsberg 10 Par-delà le bien et le mal écrit, par Gilles Philippe 12 Entretien avec Pierre Bergounioux 14 Le cas Houellebecq, par Bruno Viard L’actualité 16 La vie des lettres Édition, festivals,
spectacles… Les rendez-vous du mois 26 Le feuilleton de Charles Dantzig Le cahier critique 28 Jean Hatzfeld, Robert Mitchum ne revient pas 29 Lyonel Trouillot, Parabole du failli 30 Boris Razon, Palladium Philippe Rahmy, Béton armé 31 Chantal Thomas, L’Échange des princesses 32 Brigitte Giraud, Avoir un corps Céline Minard, Faillir être flingué 33 Karine Tuil, L’Invention de nos vies 34 Alain Julien Rudefoucauld,
Une si lente obscurité Philippe Vasset, La Conjuration Sorj Chalandon, Le Quatrième Mur Marie Darrieussecq, Il faut beaucoup aimer les hommes Valentine Goby, Kinderzimmer Pierre Jourde, La Première Pierre Véronique Ovaldé, La Grâce des brigands Émilie de Turckheim, Une sainte Jean Rolin, Ormuz Dany Laferrière, Journal d’un écrivain en pyjama Léonor de Récondo, Pietra viva
En couverture : illustration de Stéphane Rozencwajg pour le musée des Lettres et Manuscrits. © ADAGP-Paris 2013 pour les œuvres de ses membres reproduites à l’intérieur de ce numéro.
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Entretien : Richard Ford
Le dossier 46 Proust,
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Perspectives Faut-il encore du style ?
Dossier : Proust, cent ans de Recherche
3 L’éditorial de Joseph Macé-Scaron 6 Contributeurs
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Cahier critique : Jean Hatzfeld
Rentrée littéraire
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cent ans de Recherche
d ossier coordonné par Alexandre Gefen et Matthieu Vernet Et Marcel devint Proust, par Antoine Compagnon Déjà-vu et futur antérieur, par Marielle Macé Ne jamais en finir, par Christophe Pradeau Comment je me suis couché de bonne heure, par Nathalie Mauriac Dyer « Que d’hypothèses possibles ! », par Maya Lavault Proust créole, par Tiphaine Samoyault Conjugué en tout temps et tout lieu, par Florian Pennanech « Un immense micmac », par Adam Watt La philosophie est une fiction, par Vincent Ferré Heureux de se soustraire, par Anne Simon L’oncle des Marx ? par Elisabeth Ladenson Mobilisé malgré lui, par Hiroya Sakamoto Survivre avec lui, par Matthieu Vernet Le temps réverbéré, par Dominique Rabaté Avant-premières : Proust 1913, de Laurent Nunez Chambres de Proust, d’Olivier Wickers Proust contre Cocteau, de Claude Arnaud Proust est une fiction, de François Bon La Lampe de Proust, de Serge Sanchez Dictionnaire amoureux de Marcel Proust, de Jean-Paul et Raphaël Enthoven
Le magazine des écrivains 88 Grand entretien avec Richard Ford 94 Visite privée Pierre Loti au Japon, par Éric Faye 96 Inédit L’Espion qui venait du froid,
cinquante ans après, par John Le Carré
98 Le dernier mot, par Alain Rey
Prochain numéro en vente le 26 septembre
Dossier : Jean Cocteau
Perspectives
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Faut-il encore du style ? Plusieurs essais récents interrogent l’actualité du style – notion infiniment discutable, difficilement définissable, confusément désuète, et néanmoins toujours stratégique. Par Jérôme-Alexandre Nielsberg, illustrations Géraldine Kosiak
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l poursuit les mots répétés jusqu’à trente ou quarante lignes de distance […], se donne un mal infini pour éviter les consonances fâcheuses, les redoublements de syllabe […]. Surtout, il proscrit les rimes, les retours de fin de phrase apportant le même son […]. » C’est ainsi que Zola (1) décrivait Gustave Flaubert à sa table de travail, en 1875. L’auteur de Madame Bovary, de L’Éducation sentimentale, reconnu de son vivant comme un maître du « bien écrire », devenu depuis une référence irremplaçable dans l’enseignement de nos lettres, cet auteur-là n’avait qu’un seul credo : « Il n’y a pas en l ittérature de bonnes intentions : le style est tout (2). » Combien de romanciers aujourd’hui, à l’heure du triomphe des écritures blanches ou plates, de Wikipédia et des récits publiés sur Tweeter, partagent-ils encore cet « idéal du style » ? Pierre Michon, grand prix du roman de l’Académie française 2009, n’est-il pas un brin délirant en affirmant que « qui conque se destine à l’écriture pense et écrit très vite en Flaubert (3) » ? Du xixe au xxie siècle, la littérature française est en effet passée par bien des révolutions : absurde, futurisme, surréalisme, dadaïsme, objectivisme, beat generation, Tel quel, Nouveau Roman, voire autofiction… Alors, peut-on rapprocher un Guillaume Dustan, et sa langue « minimaliste, hyperréaliste », de Flaubert, par exemple ? L’univer sitaire Thomas Clerc n’hésite pas
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à l’affirmer. « En 1857, écrit-il, Flaubert écrivait Madame Bovary. Selon Zola, “le code de l’art nouveau se trouvait écrit”. À travers une forme inédite, il annonçait la sensibilité du xxe siècle. À sa façon, Dustan se place à son tour dans la lignée de ces écrivains visionnaires. Son Nicolas Pages [prix de Flore 1999] revitalise les lettres modernes pour dresser les contours de l’être moderne. Celui du xxie siècle (4). » Sur le fond, peut-être ; l’histoire nous le dira. Mais, sur la forme, il n’y a pas photo. Rien à voir entre Guillaume et Gustave. Prenons un autre exemple parmi nos contemporains, plus populaire sans doute, celui de Christine Angot, son procès pour Les Petits ayant été comparé à celui de l’écrivain de Croisset pour sa Bovary. Voici ce qu’en dit le réactionnaire mais grand amoureux de la langue française, Philippe Muray : « Christine Angot […] ne dit pas “Madame Bovary, c’est moi”, géniale déclaration qui consiste à introduire, malgré l’apparence, une différence entre Bovary et Flaubert, et qui est une définition du roman ; elle dit “Moi, c’est moi et le reste aussi”. Tout ce qui passe à sa portée tombe dans son domaine public. D’où le res sassement, l’étouffement, la tauto logie (5). » Et, sur la forme, un style opposé dans sa facture à celui de Flaubert, ne respectant aucun des critères qui, depuis lui, ont constitué le bien écrire. C’est cependant cette littérature-là, celle de Christine Angot, qui, de nos jours, fait florès. En grossissant le trait, on pourrait dire que le public semble plébisciter des romans qui prétendent ne pas s’embarrasser d’être écrits, dont la grammaire est simplifiée, proche du parler le plus populaire, et la conjugaison volontairement pauvre. Dans le meilleur des cas, la sacro-sainte trilogie rédac tionnelle des journaux : un sujet, un verbe, un complément. Tout se passe comme ce qu’annonçait Gabriel Matzneff en 1977, et dont il ne démord pas : entre « le brouhaha du journalisme mort-né » et le « le tohubohu de la secte sorbonnique », « la littérature est quasi réduite au
Viennent de paraître Le Style comme expérience, Pierre Bergounioux, éd. de L’Olivier, 200 p., 10 €. Dans une conception morale et politique, le dernier essai de Pierre Bergounioux assimile le style à un fait de civili sation, propre à la société de classe : la question qu’il pose aurait à voir, plus qu’avec la rhétorique, avec la répartition des ressources économiques et symboliques. De L’Odyssée à la tragédie française en passant par les drames de Sha kespeare, la littérature exprimerait un point de vue domi nant et désincarné, séparant, jusqu’à Faulkner, les narra teurs qui tiennent la plume des personnages qui vivent l’événement. (Lire p. 12-13.)
Le Rêve du style parfait, Gilles Philippe, éd. PUF, 216 p., 24 €. tyle et perfection sont-ils compatibles ou indissociables ? S Gilles Philippe analyse la notion de style en s’appuyant sur la dualité qu’elle génère : le style, comme manifestation quasi divine du génie littéraire, et les styles, qui reflètent autant de singularités qu’il y a de « bonnes » perceptions du monde. Le style parfait est-il celui qui brave les règles avec brio ou celui qui s’y soumet sans incident ? (Lire p. 10-11.) Les Tiroirs de Michel Houellebecq, Bruno Viard, éd. PUF, 160 p., 15 €. « Le même est le contraire de l’autre. » Michel Houellebecq a bouleversé les codes de la tradition stylistique française avec son style souvent cru et son penchant marqué pour l’oxymore et le paradoxe. Cet essai en trois parties propose de revenir sur l’apparente incohérence de l’écriture houel lebecquienne, en encadrant une analyse philosophique par deux études plus littéraires : stylistique et analogique. Entre cynisme et mysticisme, l’écrivain demeure un enfant à la recherche de lui-même. (Lire p. 14.) (1) Dans la revue
rouennaise Le Pierre Corneille. (2) Flaubert écrivant à Louise Collet. (3) « Pierre Michon : le coup de génie de Flaubert », propos recueillis par PierreMarc de Biasi, Le Magazine Littéraire, n° 458, novembre 2006. (4) Maurice Sachs le désœuvré, Thomas Clerc, éd. Allia, 2005. (5) Moderne contre moderne, Philippe Muray, éd. Les Belles Lettres, 2005. (6) Les Passions schismatiques, Gabriel Matzneff, éd. Stock 1977. (7) Entretien avec l’auteur.
Dans L’Étranger, Camus invente un « style de l’absence », et même une « absence idéale de style ».
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silence (6) ». La langue des romans s’est considérablement appauvrie depuis les années 1960. Et Gabriel Matzneff de persister en 2013 : « Les écrivains français dont le travail d’écriture, le style sont remarquables se comptent maintenant sur les doigts d’une main (7). » Vue de l’esprit ? Qu’est-ce au juste, ce « style » auquel se réfère, parmi d’autres, l’auteur des Passions schismatiques, salué dès ses débuts par Montherlant, Cioran, Mauriac et Aragon et revendiqué maintenant comme un maître par de jeunes écrivains ?
« Le style, c’est l’homme » La définition la plus classique nous vient des xviie et xviiie siècles, et le plus clairement sans doute du discours prononcé à l’Académie française par M. de Buffon, le jour de sa réception, le 25 août 1753 : « Le style n’est que l’ordre et le mouvement qu’on met dans ses pensées. Si on
les enchaîne étroitement, si on les serre, le style devient ferme, nerveux et concis ; si on les laisse se succéder lentement et ne se joindre qu’à la faveur des mots, quelque élégants qu’ils soient, le style sera diffus, lâche et traînant. […] Rien n’est plus opposé au beau naturel que la peine qu’on se donne pour exprimer des choses ordinaires ou communes d’une manière singulière ou pompeuse ; rien ne dégrade plus l’écrivain. Loin de l’admirer, on le plaint d’avoir passé tant de temps à faire de nouvelles combinaisons de syllabes, pour ne dire que ce que tout le monde dit. […] Pour bien écrire, il faut donc posséder pleinement son sujet, il faut y réfléchir assez pour voir clairement l’ordre de ses pensées, et en former une suite, une chaîne continue, dont chaque point représente une idée ; et, lorsqu’on aura pris la plume, il faudra la conduire successivement sur ce premier trait, sans lui permettre de s’en écarter, sans l’appuyer trop inégalement, sans lui donner d’autre mouvement que celui qui sera déterminé par l’espace qu’elle doit parcourir. C’est en cela que consiste la sévérité du style ; c’est aussi ce qui en fera l’unité et ce qui en réglera la rapidité, et cela seul aussi suffira pour le rendre précis et simple, égal et clair, vif et suivi. À cette première règle, dictée par le génie, si l’on joint de la délicatesse et du goût, du scrupule sur le choix des expressions, de l’attention à ne nommer les choses que par les termesles plus généraux, le style aura de la noblesse. Si l’on y joint encore de la défiance pour son premier mouvement, du mépris pour tout ce qui n’est que brillant et une répugnance constante pour l’équivoque et la plaisanterie, le style aura de la gravité, il aura même de la majesté. Enfin, si l’on écrit comme l’on pense, si l’on est convaincu de ce que l’on veut persuader, cette bonne foi avec soi-même, qui fait la bienséance pour les autres et la vérité du style, lui fera produire tout son effet, pourvu que cette persuasionintérieure ne se marque pas par un enthousiasme trop fort, et qu’il ait partout plus de candeur que de confiance, plus de raison que de chaleur. » Bien entendu, aucun des écrivains ou des éditeurs que nous avons
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Avancée de l’armée britannique dans la Somme durant la guerre de 1914-1918.
commémoration Les tranchées rouvertes À la veille du centenaire de la Grande Guerre, de multiples publications et rééditions sont déjà en librairie.
Hannah ASSOULINE/Opale
Par Philippe Lefait
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ivement la guerre qu’on se tue ! » C ynique et bon mot d’une recrue dans Cassepipe, roman inachevé de Louis-Ferdinand Destouches, dit Céline (1894-1961) et l’une de ses histoires de guerre. L’engagé volontaire de 1912 formé dans un régiment de cuirassiers devient avec la mobilisation générale du 2 août 1914, à 20 ans, un « puceau de l’horreur ». Le dernier combattant de la Grande Guerre est mort en 2008. Elle a englouti près de cinq cents écrivains parmi le million trois cent mille « morts pour la France » recensés par le ministère de la Défense. La civilisation s’y est follement égorgée. Malgré l’Europe, malgré le confinement difficile des nationalismes, après des milliers de livres d’histoire pour essayer de comprendre, largement autant de Paroles de poilus pour éprouver la détresse ou le courage des hommes et des femmes, des millions de mots, de thèses, de monuments, de mémoriaux, de colloques, de films, nous y sommes toujours. L’inconscient individuel ou collectif, en noir et blanc ou en couleurs, n’épuisera jamais sa temporalité. Le centenaire – manie des célébrations ! – est un marqueur comme un autre. Jean Échenoz a eu beau dire il y a un an quand paraissait chez Minuit 14, roman bref dans lequel
quatre destins sont taillés par les shrapnels : « Tout cela ayant été décrit mille fois, peut-être n’est-il pas la peine de s’attarder encore sur cet opéra sordide et puant. » Réserve faite qu’il y va toujours d’un récit inépuisable, bleu horizon, national, et d’un poncif : le moment du basculement dans la modernité.
Verve hallucinée ou récit pointilleux En cette rentrée, à La Table ronde et chez Gallimard, deux monuments au moins sont à revisiter : Maurice Genevoix (1890-1980) et Blaise Cendrars (1887-1961). Deux transcendances littéraires, deux façons d’aborder le terrain et le témoignage. La tuerie permet à l’un de fonder la dialectique singulière qui lie son œuvre à la mort de masse voulue par les politiques et à l’autre de trouver une main gauche pour continuer coûte que coûte à écrire. Blaise Cendrars, de son nom suisse Frédéric Louis Sauser. La guerre, il connaît. Il l’a croisée quand une fugue le conduit dans la Russie de 1904-1905. L’époque la fait batailler contre le Japon. Le 28 septembre 1915, alors qu’il est combattant volontaire de la légion étrangère, son bras est fracassé par la mitraille en Champagne. Le lendemain, il est amputé de la main droite et son œuvre bascule. Il abandonne la poésie à proprement parler pour se mettre « à écrire comme un inspiré, de la main gauche, d’une traite et sans une rature, et sans avoir à chercher les mots ».
À paraître
La Ferveur du souvenir, Maurice Genevoix, éd. La Table ronde, « La Petite Vermillon », 250 p., 22 €, en vente le 3 oct.
Correspondance, 28 août 1914-25 avril 1915, Maurice Genevoix-Paul Dupuy,
éd. La Table ronde, « La Petite Vermillon », 350 p., 24 €, en vente le 3 oct. Écrire la guerre, é d. Le Magazine Littéraire, 176 p., 9,90 €, en vente le 2 oct.
Artistes et écrivains face à la Grande Guerre. Chronique des années 1914-1918, Stéphane Guégan, éd. Beaux-Arts Magazine, 39,50 €. Verdun. 21 février 1916. Paul Jankowski, traduit de l’anglais (États-Unis) par Patrick Hersant, éd. Gallimard, « Les Journées qui ont fait la France », 26 €, en vente le 3 oct.
À lire
Œuvres autobiographiques complètes, Blaise Cendrars, Claude Leroy (dir.), éd. Gallimard,
« Bibliothèque de La Pléiade », 2 vol., 1 088 p. et 1 184 p., 52,50 € chacun.
Au revoir là-haut, Pierre Lemaître, éd. Albin Michel, 576 p., 22,50 €. Écrivains dans la Grande Guerre. De Guillaume Apollinaire à Stefan Zweig, France Marie Frémeaux, éd. L’Express, 376 p., 20 €.
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édition
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Actes Sud, entre autres à l’ouest
Mais leur bout de la nuit est différent : là où Gene voix refuse « toute velléité d’arrangement ou d’affa bulation, de mise en scène préméditée en vue de quelque effet que ce fût », Cendrars touille le rêve et la vie, distord sa perception, floute ce qu’il voit. Il ment vrai. Dans La Main coupée, les combats n’ont pas de date, et le membre amputé est « un lys rouge, un bras humain tout ruisselant de sang, un bras droit sectionné au-dessus du coude droit et dont la main encore vivante fouissait le sol des doigts comme pour y prendre racine et de la fiente ». La répétition du qualificatif « droit » pose le traumatisme, mais l’écrit manchot fantasme. Cen drars raconte comme l’Allemand Otto Dix (18911969), parti mitrailleur et revenu pacifiste, peint : « On voit des grappes de cadavres, ignobles comme les paquets des chiffonniers ; des trous d’obus, remplis jusqu’au bord comme des poubelles ; des terrines pleines de choses sans nom : du jus, de la viande, des vêtements et de la fiente. » Il faut à l’inverse lire Maurice Genevoix comme on regarde une photo. « Je me demandais, en regardant cette foule harassée, ces reins ployés, ces fronts inclinés, lesquels de ces enfants habillés en soldats portaient déjà ce soir leur cadavre sur leur dos. » Le « survivant », comme il se désignait, a été parfaitement fidèle toute sa vie d’écrivain à ces hommes des tranchées qui lui « ressemblent […] entre deux infinis de silence et de nuit » et que massacre l’industrie de « la farce démente au trémoussement hideux ». La Ferveur du souvenir réunittous les textes (discours, préfaces, articles) de l’écrivain qui rendent hommage à ses cama rades et prouve une fidélité à la mémoire des sans-grade éviscérés par les obus. Son œuvre, traumatisme organisé et sublimé en récit poin tilleux, fait foi nationale, et le transfert de ses cendres au Panthéon est d’ailleurs évoqué à l’oc casion de ses cent ans. Ses livres (Sous Verdun, Nuits de guerre, Au seuil des guitounes, La Boue, Les Éparges) publiés entre 1914 et 1923 et réunis
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en 1950 dans le volume Ceux de 14 disent à l’os la boucherie. Arrivé au front avec « ses solides godillots » comme sous-lieutenant au 106e régi ment d’infanterie, il va y passer près de deux cents jours de façon ininterrompue jusqu’aux blessures d’avril 1915 qui font de lui un « inva lide » et un réformé. Il y est un « traducteur scru puleux dans le détail » de ce bal tragique. Ce qu’il fait notamment dans les lettres, publiées aujourd’hui, qu’il envoie comme d’autres élèves mobilisés à Paul Dupuy, secrétaire général de l’École normale supérieure. Celui-ci transmet à Hachette ce récit griffonné « vaille que vaille », au jour le jour, sur des carnets. Sous Verdun, en par tie censuré, sort dès 1916. La chronique littéraire retient qu’il rate le Goncourt, attribué cette année-là à Henri Barbusse pour Le Feu. Plus tard, Genevoix l’académicien, retiré en pays de Loire, devient en 1967 le président fondateur du Mémo rial de Verdun. Constance et fidélité au « brusque et sanglant remous ».
Gueules cassées devenues parias « Ah ! non, les civils. Vos gueules ! », a décidé Roland Dorgelès, cette autre figure obligée des combats de l’autre siècle. Pierre Lemaître, jusqu’ici auteur de polars, dans Au revoir là-haut, dit à quel point les démobilisés et les gueules cassées de 1914-1918 sont devenus des parias dans une France prompte à tourner la page, après cette « tuerie prosaïque et barbare qui a provoqué mille morts par jour pendant cinquante mois ». Ce roman explore les thèmes récurrents de la littéra ture de guerre : l’abîmé des corps, l’amitié, l’expé rience unique et partagée, le deuil. Collectivement il est impossible, et la commémoration a du bon. Et France Marie Frémaux, dans son essai opportu nément remis en vente Écrivains dans la Grande Guerre. De Guillaume Apollinaire à Stefan Zweig, de citer Paul Fiolle : « Poilu ! Que de bêtises l’on écrit en ton nom. »
Les éditions Actes Sud s’apprêtent à lancer de nouvelles collections : « Les Inépuisables », en grand format de luxe, comprendront les meilleurs livres de son fonds ; « L’Ouest le vrai », dirigé par Bertrand Tavernier, sera dédié à la littérature de western, quasi inconnue chez nous ; « Exofictions », enfin, sera dédiée aux littératures d’imaginaires.
Seconde jeunesse Est-ce un signe d’épuisement ou une saine curiosité ? Outre la reparution, aux éditions de L’Olivier, de deux ouvrages de James Salter (lire p. 18), la rentrée verra réédités, en grand format, plusieurs ouvrages anciens. Ainsi, les éditions du Seuil publient une nouvelle traduction de La Coupe d’or, de Henry James, par Jean Pavans. Autre retour marquant, celui, aux éditions Métailié, des Contes d’amour, de folie et de mort de l’Uruguayen Horacio Quiroga (1878-1937). Enfin, les éditions CalmannLévy font paraître Carol, roman saphique que l’Américaine Patricia Highsmith publia en 1952, cachée derrière le pseudonyme de Claire Morgan.
recherche
Cent comparaisons Plus de 1 500 chercheurs, personnalités et doctorants ont participé, du 18 au 24 juillet, au 20e Congrès de littérature comparée, organisé par l’Association internationale de littérature comparée, sur le thème « Le comparatisme comme approche critique ». Plusieurs spécialistes d’autres disciplines se sont exprimés, dont le neurobiologiste JeanPierre Changeux (« Une théorie biologique de l’expérience esthétique »), l’ancien président de la Cour européenne des droits de l’homme Jean-Paul Costa (« La méthode comparatiste en droit »)… Autres sujets abordés : littératures nationales et globalisation, comparaison des théories littéraires…
Critique
Jean Hatzfeld replonge dans la guerre de l’ex-Yougoslavie, au début des années 1990.
Le cœur des snipers Robert Mitchum ne revient pas, Jean Hatzfeld, éd. Gallimard, 234 p., 17 €. Par Bernard Fauconnier
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ean Hatzfeld est l’auteur, entre autres livres remarquables, de l’inoubliable Une saison de machettes, récit terrifiant sur le génocide rwandais, perpétré dans l’indifférence, pour ne pas dire avec la complicité silencieuse de l’Occident, et de La Stratégie des antilopes, prix Médi cis 2007. À la fois grand reporter et ancien journaliste sportif, il raconte dans ses œuvres la part obscure qui explose en orgie de crimes dans les soubresauts de
Stéphane lavoué/pasco & co
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l’histoire, et aussi cette recherche de dépassement et de sublimation de soi que seul permet le sport de haut niveau. Avec Robert Mitchum ne revient pas, il choisit le roman pour retrouver ses thèmes de pré dilection et évoquer un autre conflit, la guerre en Bosnie au début des années 1990. Ceux qui s’atten draient, d’après le titre, à lire une évocation nostal gique du cinéma hollywoodien de la grande époque en seraient pour leurs frais : Robert Mitchum, c’est le chien de Marija, l’héroïne du roman. Il va, il vient, témoin jappant et joyeux d’une guerre absurde, fidèle comme le chien d’Ulysse, contrepoint insouciant à la folie des hommes.
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Extrait
On se démenait près de la femme. Elle reposait sur le
dos, tenait la main d’une femme agenouillée à côté d’elle ; son autre main caressait le bitume du bout de ses doigts crispés, en un va-et-vient mécanique, comme s’ils avaient besoin de sentir la rugosité du sol. Personne ne songeait à tirer sa jupe relevée sur ses jambes. On voyait une tache rouge s’étendre sur son chemisier à l’endroit du ventre. Robert Mitchum ne revient pas, Jean Hatzfeld
Une nécrologie haïtienne Parabole du failli, Lyonel Trouillot, éd. Actes Sud, 192 p., 20 €. Par Hubert Prolongeau
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any Laferrière étant exilé au Canada, Lyonel Trouillot est sans doute aujourd’hui le plus important des écrivains de la riche pépinière haïtienne vivant sur l’île (1). Cela n’aurait Souvenons-nous, aujourd’hui que la Croatie vient d’entrer dans l’Europe. C’était il y a vingt ans, presque une éternité. On entendait, sans d’intérêt qu’anecdotique s’il n’était aussi celui qui semble le mieux toujours bien saisir les tenants et aboutissants de ce conflit, des infor- rendre compte des contradictions et des ambiguïtés du pays, étamations épouvantables. L’armée serbe massacrait les populations, blissant avec lui les mêmes rapports lucides et passionnés qu’un assiégeait Sarajevo, le général Mladi´c organisait un génocide, le sinistre Naipaul, par exemple, entretient avec Trinidad. Dans ce roman, qui Arkan, flanqué de ses sbires, semait la mort. Chez nous, quelques s’est longtemps appelé « La Détestation », c’est à la suite d’un jeune détenteurs de vérités définitives occupaient les ondes et prenaient comédien qui vient de tomber du douzième étage que nous hardiment parti pour un camp ou pour l’autre dans cette tragédie entraîne l’auteur. Suicide ? Accident ? Pour la première fois, Pedro indémêlable de l’après-titisme : certains militants pour la paix allaient avait accepté de partir en tournée à l’étranger, et c’est au moment manifester à Sarajevo, comme le rappelle Jean Hatzfeld avec une dis- où il allait sans doute connaître le succès qu’il s’est défenestré. Son crète ironie dans l’épisode central de son roman, ou bien posaient histoire nous est racontée, comme en un jeu de miroir, par un de héroïquement derrière des sacs de sable. Et dans des immeubles ses amis, pigiste dans le journal local. Chargé de rédiger l’article dévastés, criblés de balles, pilonnés par les tirs de roquettes, des sni- nécrologique sur le défunt, le journaliste s’en acquittera avec regret et, comme pour se racheter, racontera pers embusqués faisaient des cartons sur des passants anonymes. de son côté la « vraie » histoire de C’est l’histoire de deux d’entre eux que raconte Robert Mitchum ne Pedro en s’adressant directement à lui. revient pas. Vahidin et Marija sont amants. Ils vivent à Ilidˇza, dans la Mais qu’est-ce qui est vrai, qu’est-ce banlieue de Sarajevo, tous deux bosniaques, tous deux athlètes de qui peut être vrai chez un être qui fuit l’équipe de tir yougoslave. En ce printemps de 1992, ils s’entraînent sans cesse, qui échappe aux étiquettes en vue des Jeux olympiques de Barcelone. Vahidin est musulman, et au jugement ? Son ami ausculte les Marija est serbe, ce qui, dans la période de paix fragile précédant le rapports qu’il avait avec Pedro, ainsi déclenchement de la guerre civile, n’a jamais été un obstacle à leur que ceux que ce dernier entretenait amour. Mais, tandis que la violence s’installe et que commence le avec un autre personnage, l’Estropié, siège de Sarajevo, ils sont séparés, puis enrôlés, chacun dans leur puis avec sa mère, ses maîtresses et camp, pour exercer leurs talents de tireurs d’élite, minutieusement son envie de réussir et il cerne l’idendécrits par Hatzfeld, avec un luxe de détails techniques glaçants, tité vacillante d’un être qui a trop voulu comme si dans l’universelle banalité du mal, les circonstances aidant, devenir tout le monde pour en arriver la différence était faible entre le tir sportif et l’assassinat. Quant à encore à être lui-même. leur participation aux Jeux olympiques, elle est compromise car leur Derrière Pedro, c’est bien sûr Haïti qui pays ensanglanté risque d’être exclu de la compétition. est mis en perspective. Il l’est par la Ce pourrait être une réécriture de Roméo et Juliette, version guerre À lire aussi polémique, genre dont Lyonel Trouillot des Balkans, mais les héros séparés sont ici dans l’indécidable et La Belle Amour est devenu maître en son royaume, et l’ambiguïté, à l’image de ce conflit fratricide, continuant même à humaine, vivre et à faire l’amour, chacun de son côté, car telle est aussi la vérité Lyonel Trouillot, éd. Actes Sud, par les coups de griffes assénés aux 176 p., 6,70 €. ONG, aux étrangers présents sur place, des corps. Robert Mitchum ne revient pas retrace sobrement, même « Babel », à l’inefficacité du gouvernement et à dans les scènes les plus cruelles, les péripéties de cette guerre presque oubliée, épicée d’ironie tragique au moment où une can- l’ombre toujours présente mais discrètement évoquée du séisme tatrice américaine, Caroll Del Rio, diva célèbre dans le monde entier, de 2010. Il l’est surtout par le malaise que fait naître l’auteur : les vient à Sarajevo pour « protester contre la guerre », accompagnée déambulations souvent sans but de ses trois héros, ce sentiment de quelques « people ». Cible idéale pour provoquer un terrible choc d’enfermement à l’air libre qu’ils éprouvent, sont aussi ceux d’un dans l’opinion internationale, elle est mise en joue et grièvement pays tout entier, condamné par les autres au surplace. Demeure la blessée. Qui l’a visée ? Vahidin ou Marija ? C’est le nœud du roman, poésie, qui sauve le trio comme il sauve beaucoup d’Haïtiens, dont mais cette chronique d’une guerre innommable va bien au-delà de la capacité à en produire même dans les circonstances les plus difcette péripétie, dans le récit des destins parallèles de Marija et ficiles reste très spectaculaire. Un miroir tendu aux pays dits « en Vahidin,elle fascinée par la nature, lui poursuivant son chemin de développement », avec une plume dont la lucidité et la maîtrise sportif. Quand tout s’achève dans le pays en ruine, les regards du impressionnent. monde se détournent et la vie reprend. Il est des tragédies où les (1) La moitié de l’île plutôt, le territoire étant partagé héros survivent. Sans hausser le ton, Jean Hatzfeld nous suggère avec la République dominicaine, dont la richesse littéraire n’a, hélas ! rien à voir avec celle de sa voisine. qu’elles ne sont pas les moins poignantes.
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Dossier
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Proust, cent ans de Recherche
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Dossier coordonné par Alexandre Gefen et Matthieu Vernet
Le 14 novembre, nous célébrons le centenaire de la publication de Du côté de chez Swann, paru en 1913 à compte d’auteur chez Grasset. Cette année magique vit naître également Le Grand Meaulnes d’Alain-Fournier, Alcools d’Apollinaire, La Prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France de Cendrars, A. O. Barnabooth de Larbaud, Ève et L’Argent de Péguy, Stèles de Segalen. Ce fut encore l’année du Sacre du printemps de Stravinski aux Ballets russes, de la fondation par Copeau du Théâtre du Vieux-Colombier, ou de Roue de bicyclette de Duchamp. 1913 Édition est bien une année matrice, riche de sa diverde référence sité et à l’origine de l’entrée de l’art et de la À la recherche littérature française dans la modernité. du temps perdu, Proust, au tout premier chef, se trouve au Marcel Proust, cœur de ce mouvement, car il contribue à Jean-Yves Tadié (dir.), éd. Gallimard, refondre et à repenser le roman moderne et « Bibliothèque de La à redéfinir les codes de ce genre. Pléiade », 4 tomes, de 59 € Depuis les grandes heures du structuralisme à 65 €. Les articles et de la Nouvelle Critique, qui interrogeait les de ce dossier renvoient à dispositifs narratifs de La Recherche et en cette édition, en indiquant entre parenthèses le tome analysait la machine romanesque, les études en chiffres romains, proustiennes ont su montrer la richesse, la suivi du numéro de page. complexité et la nouveauté d’une œuvre qui paraît intarissable tant le proEn cette année jet de son créateur et la masse considérable de ses brouillons anniversaire, de donnent au lecteur et au chermultiples publications cheur du grain à moudre : des rendent grâce à sciences cognitives s’interrol’inépuisable Marcel. geant sur la mémoire proustienne à la sociologie, des études culturelles En ligne s’intéressant au Proust queer aux phénomé« Proust en 1913 » nologues, des historiens aux rêveurs, des Les cours qu’Antoine politiciens aux poètes, chacun a inventé son Compagnon a donnés Proust, rendant le lecteur sensible autant aux à ce propos au Collège de savoirs du roman qu’aux incertitudes du France (janvier-avril 2013) sens, aux révélations qu’aux secrets. sont disponibles en podcast : www.college-deC’est toute cette diversité que l’année littéfrance.fr/site/antoineraire proustienne nous offre, avec un vivifiant compagnon/ désordre : voulez-vous savoir comment Proust
nous permet de penser ? Lisez Pierre Macherey (Proust. Entre littérature et philosophie, éd. Amsterdam) ou Luc Fraisse (L’Éclectisme philosophique de Marcel Proust, éd. PUPS). Voulez-vous un Proust postmoderne ? Prenez celui de François Bon, Proust fiction (éd. du Seuil), dont ce numéro livre quelques pages ? Voulez-vous continuer du côté des écrivains ? Vous avez le numéro spécial de La NRF, que lui consacrent Philippe Forest et Stéphane Audeguy, D’après Proust, où George Steiner croise Régis Jauffret, Matthieu Larnaudie ou encore Pierre Bergounioux. Voulez-vous être du côté des érudits, en pèlerinage aux ori gines du roman (Proust à Illiers-Combray. L’Éclosion du monde, Christophe Pradeau, éd. Belin), dans le lit où commence Du côté de chez Swann (Chambres de Proust, Olivier Wickers, éd. Flammarion, en extrait dans ce numéro), ou préférez-vous un Proust hors champ (Proust et les Bulgares, Christian Gury, éd. Non Lieu) ? Voici au choix un Proust au travail (Genesis, « Proust 1913 », PUPS), biographié (Michel Erman, éd. La Table ronde), entouré de ses amis (Le Cercle de Marcel Proust, Jean-Yves Tadié (dir.), éd. Champion), en couple avec Cocteau (Proust contre Cocteau, Claude Arnaud, éd. Grasset, essai dont nous reproduisons quelques pages). Vous faut-il un Proust au centre de notre modernité ? 2013 vous a donné la réédition de l’essai d’Antoine Compagnon (éd. du Seuil). Ou au contraire un Proust subjectivé par les listes de Jean-Paul et Raphaël Enthoven (Dictionnaire amoureux de Proust, éd. Plon), de Michel Erman (Les 100 Mots de Proust, éd. PUF), ou de Jacques Géraud (Proustissimots, éd. Champ Vallon) ? À l’occasion de ce centenaire, nous faisons le choix de montrer un Proust différent, en prise avec notre temps. Il s’agit en effet de souligner tout ce que la lecture de La Re cherche peut apporter à notre contemporain.
Portrait de Marcel Proust adolescent par Paul Nadar (1887).
À paraître
Du côté de chez Swann. Combray. Fac-similé et transcription, Marcel Proust, Charles Méla (éd.), éd. Gallimard, 189 €, en vente le 17 octobre.
Lettres à sa voisine, Marcel Proust, préface de Jean-Yves Tadié, éd. Gallimard,
en vente le 17 octobre. Jusqu’alors inédites, vingt-six lettres envoyées par l’écrivain à une certaine Mme Williams, qui vivait comme lui au 102, boulevard Haussmann.
à lire
La Prisonnière, Marcel Proust,
éd. Classiques Garnier, 986 p., 49 €. Le dernier volume d’une nouvelle édition critique, en cours, de La Recherche, due à Luc Fraisse.
Marcel Proust,
éd. Le Magazine Littéraire, « Nouveaux regards », 176 p., 9,90 €.
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Ministère de la culture-médiathèque du patrimoine/dist. rmn-Grand Palais
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S’il y a dans ce roman bien des inventions techniques (du téléphone à l’avion) qui rendent son univers familier, Proust continue également à nous paraître étrangement actuel par les questions et les enjeux qu’il soulève et qui sont encore ceux de notre époque, tant et si bien qu’un siècle après, guerres mondiales et révolution numérique passées, son œuvre paraît encore nécessaire et
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t oujours aussi fraîche, alors que la libre consultation des soixante-quinze cahiers de brouillons de La Recherche – disponibles sur le site Gallica de la Bibliothèque nationale de France et desquels Brepols propose de fi dèles transcriptions (signalons la parution récente du Cahier 53) – permet au lecteur curieux d’approcher une écriture sans cesse remise sur le métier et rappelle combien une
œuvre, si monumentale fût-elle, peut être instable et aléatoire. Aussi Proust n’a-t-il jamais été aussi près de son lecteur, jamais aussi ouvert : nous le regardons écrire et travailler, enfermé dans sa chambre ; homme d’un autre siècle, il parle de nous ; auteur d’une somme qui aurait pu clore l’histoire littéraire, il continue à nous faire écrire. A. G. et M. V.
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Dossier Marcel Proust
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Et Marcel devint Proust Après maints échecs, l’écrivain voit enfin, avec Du côté de chez Swann, son talent reconnu et peut désormais y croire lui-même. Cette embellie presque violente dans sa rapidité influera sur le reste de La Recherche. Par Antoine Compagnon
(1) Correspondance,
Marcel Proust, texte établi par Philip Kolb, t. XII, éd. Plon, 1984, p. 78. (2) Ibid., p. 147. (3) Ibid., p. 258-259. (4) Ibid., p. 38.
La correction des épreuves, un seuil décisif Proust se montre discret sur toutes ces rebuffades dans sa correspondance, par exemple avec Mme Straus, au courant de ses tractations chez Fasquelle, ou avec Antoine Bibesco, son intermédiaire avec La NRF, ou encore en demandant à Louis de Robert de taire le refus d’Ollendorff à Maurice Rostand : « Peut-être vaudrait-il mieux que vous ne lui disiez pas l’échec auprès d’Humblot », le directeur de cette maison (1). Ces dé convenues l’éprouvent. La litanie des ennuis, chagrins, fatigues, maux de santé est
L’année 1913 a mal commencé – Du côté de chez Swann est partout refusé. Elle se finit sur sa parution inespérée, mais aussi sur l’attristant départ de l’adoré secrétaire Alfred Agostinelli. Coïncidence terrible, tragique, entre la réussite et le malheur.
reproduite dans chacune des lettres, les quelles forment un roman moins de la maladie, comme celui de son ami Louis de Robert, que de la défaite et de l’impuissance. Or l’année devait se terminer par la mise en vente réussie du premier volume d’À la recherche du temps perdu, la parution des premiers comptes rendus, favorables dans l’ensemble, et un accueil somme toute heureux, comme une revanche après de nombreuses déceptions, et même si le livre était publié à compte d’auteur. Mais l’année s’acheva aussi avec le départ d’Alfred Agostinelli, son ancien chauffeur de Cabourg devenu son secrétaire, le 1er décembre, prélude à la mort du jeune homme, en mai 1914, laquelle serait immédiatement suivie d’une inflexion capitale de l’œuvre. Ce renouvellement fut certes insépa rable de ces péripéties dramatiques (il n’y a pas trace de Prisonnière ni de Fugitive dans les brouillons avant elles), mais comment penser qu’il ne fut pas lié aussi à la publication du premier volume et, de manière contradictoire, au triomphe de l’écrivain ? Comment imaginer que la parution tant retardée de l’œuvre n’eût pas, à elle seule, conduit à une révision de la suite du roman ? La coïncidence fut donc terrible, tragique, entre la réussite et le malheur, qui tous deux transformèrent l’œuvre à venir. La reconnaissance de la réussite du roman – c’est mon hypothèse – eut lieu au cours de l’année 1913, lorsque Proust découvrit
Croquis de Proust dans un brouillon de Du côté de chez Swann. Couverture de l’édition originale de Du côté de chez Swann (présentée par erreur comme une deuxième édition).
collection vau/Kharbine tapabor
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uand Proust comprit-il qu’il avait écrit un grand livre ? quand prit-il conscience de l’importance et de l’originalité de son roman, et qu’il était lui-même un grand écrivain ? En 1908, se remettant au travail après avoir eu l’idée de la mémoire involontaire, il se demandait avec angoisse : « Faut-il en faire un roman, une étude philosophique, suis-je romancier ? » À quel moment sut-il qu’il était bel et bien un romancier ? En novembre 1913, lorsque Du côté de chez Swann paraît, son assurance est impressionnante. Répondant aux interviews ou concevant, avec ses amis, une stratégie pour conquérir la presse, il donne le sentiment de sa souveraineté. Or l’année avait fort mal commencé, par une série de déboires : Fasquelle et les éditions de La NRF venaient de refuser son roman vers Noël 1912 ; Ollendorff ferait de même en février, tandis que Le Figaro et La NRF ne donnaient pas suite à ses envois d’extraits de son œuvre. Le sentiment de l’échec, l’absence de reconnaissance s’imposaient alors.
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Richard Ford
Nous ne nous pensons pas comme des artistes chez nous
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Avec Canada, l’écrivain américain signe un formidable roman d’initiation et de résilience, à la fois sans illusion et apaisé. Propos recueillis par Manuel Carcassonne, photos Richard Dumas pour Le Magazine Littéraire
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i le destin, ses retournements, ses fluctuations sont au cœur de toute vie américaine en littéra ture, alors Richard Ford est l’écri vain par excellence de la vie amé ricaine. Flambeur mélancolique, lecteur de R. W. Emerson, né en 1944 à Jackson dans le Mississippi, ce fils d’un représentant de com merce irlandais (qui meurt dans ses bras, le laissant seul avec sa mère – « si bien que, même ensemble, nous demeurons seuls », À lire dit-il d’Edna Ford) sculpte de livre en livre Canada, une vision du destin de ses personnages, tous Richard Ford, appariés, tous différents, seuls dans la foule, traduit de l’anglais (Étatsreliés aux autres par une mystérieuse Unis) par Josée Kamoun, empathie.Je me souviens de Richard Ford il éd. de L’Olivier, p., 22,50 €. y a vingt ans, émacié et souriant, marchant 478 dans La Nouvelle-Orléans, solitaire mais entouré de fantômes, puis dans les rues de Jackson, en visite à la grande dame du Sud, Eudora Welty, si frêle, si petite à côté de lui. Machine à remonter le temps, temps inversé du Sud, les voitures passent dans un silence ouaté, la curiosité est palpable envers les étrangers, et l’écrivain semble chez lui, tout en étant déjà un exilé, un homme neuf, construit, au centre d’un destin maîtrisé. Frank Bascombe, le narrateur d’Un week-end dans le Michigan, d’Indépendance (prix Pulitzer 1995) et de L’État des lieux , n’est pas un agent immobilier pour rien : il arpente à une faible allure la carte et le territoire, spectateur malgré lui des bulles immobilières, des coups du sort, de la solitude qui imprègne, comme l’eau une éponge, ces
marionnettes de la classe moyenne. Richard Ford montre l’infiniment petit, nous, nos consciences, nos erreurs, nos péchés, dans l’infi niment grand, le paysage, le ciel, la beauté éphémère des nuages, la rédemption, le chagrin, le pardon, et l’un bouscule l’autre. Mais Canada, son dernier livre, porte plus loin à la fois l’intros pection d’un gamin, Dell, dont les parents commettent un hold-up suicidaire, et la chronique historique d’un destin. « Je me suis demandé en cet instant-là si nous, je veux dire Berner [sa sœur] et moi, étions des figurines figées, manipulées par une force supérieure. J’ai décidé que non. » Dell va renaître au Canada, dans le Saskat chewan des années 1960, une forme de baptême laïc, sans nostalgie, sans regrets, sachant seulement qu’au fond de lui il y a l’héritage de l’erreur des autres et qu’à ce déterminisme il a dit non. Vaste, émouvant comme un western métaphysique, lumineux et sombreà la fois, épique ailleurs, le Canada de Richard Ford est mieux qu’un beau livre : une manière de voir le monde. Nous nous connaissons depuis longtemps. Vous avez toujours eu l’air d’un éternel jeune homme, et Canada est le livre de la maturité, écrit en récit rétrospectif par un homme qui regarde son passé. Quel est votre rapport avec l’âge ?
Richard Ford. J’ai 69 ans et je l’ignore. Quelle importance, non ? Ma
femme Kristina et moi, nous avons un déterminisme génétique : nous allons vivre vieux. Mais je crois que c’est elle la mieux placée pour vivre longtemps. J’ai vu mon père, âgé de 55 ans, mourir dans mes bras. Je travaille tous les jours, je fais du squash, j’ai une exis tence très calme, concentrée, entre le Maine et New York, où nous avons un appartement. Je ne bois que du pouilly-fuissé, pas de mau vais vin, une hygiène presque parfaite, et la même femme depuis longtemps, et pas d’enfants. Je ne pouvais écrire Canada que du
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Richard Ford, à Paris, le 25 juin 2013.
point de vue d’un narrateur âgé, un homme accompli, et cela m’a pris des années, depuis 1999, pour en finir avec ce livre qui demande un rapport particulier au temps. C’est un roman sur la perte de l’innocence, sur la perte tout court, des parents, d’un pays, d’une partie de la mémoire. Un roman qui dure le temps d’une saison et en même temps qui parle d’un temps immobilisé.
Le temps s’est arrêté pour le narrateur, Dell. Avant que ses parents ne deviennent fous et qu’ils disparaissent, le jeune héros a eu une éducation, un socle primitif qui dure, et qui continue d’exister pour lui. J’ai tout inventé, mais je me suis souvenu de cette période dramatique de l’adolescence où tout était bloqué, lent, et le lecteur
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comprend vite de quoi il s’agit : du passage crucial de la frontière. Du franchissement d’une frontière métaphorique entre deux âges, d’une frontière physique entre deux pays, les États-Unis et le Canada. Certains voulaient que je mette le mot « frontière » dans le titre. Bah ! Quelle facilité !
Vous vous êtes appuyé sur votre connaissance réelle du Canada des grands espaces, ici le Saskatchewan ? Une fois parvenu à la fin de sa vie de professeur, Dell dit : « Le passage progressif d’un mode de vie inopérant à un autre, fonctionnel celui-là, il s’agit parfois aussi d’une frontière qui, franchie, ne se repasse pas. » La frontière comme lieu de réinvention de soi, comme nouvelle chance ?