Queneau

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enquête y a-t-il encore une pensée française ?

www.magazine-litteraire.com - Septembre 2012

rentrée littéraire Notre sélection Patrick Deville L Linda Lê L Enrique Vila-Matas Cécile Guilbert L Aurélien Bellanger L Jonathan Dee Richard Powers L Amin Maalouf L Toni Morrison…

Queneau d o s s i e r 4 0 pag e s

Les mathématiques dans son œuvre L Ses réflexions sur le langage L Ses romans autobiographiques L Zazie passe enfin le bac L

INÉDIT

« La Légende des poules écrasées » M 02049 - 523 - F: 6,00 E


Éditorial

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Édité par Sophia Publications 74, avenue du Maine, 75014 Paris. Tél. : 01 44 10 10 10 Fax : 01 44 10 13 94 Courriel : courrier@magazine-litteraire.com Internet : www.magazine-litteraire.com Service abonnements

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Par ici la sotie… Par Joseph Macé-Scaron

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si je n’avais pas lu les Exerarler de rentrée est une sotie. La nier cices de style, je n’aurais est une sottise. La littérature ne sort pas osé présenter La Canpas en août. Les romans de vacances tatrice chauve ni rien ne sont pas les vacances du roman. d’autre à une compagnie Mais, dès le mois d’août, des légions théâtrale. » d’ouvrages attendent de monter au front. Voilà pourquoi Le Magazine Littéraire vous propose une on extrême dextérité sélection dans ce numéro et dans ceux à venir. Une ne doit pas nous sélection indépendante des modes et des jeux de duper. Rien n’est grapouvoir. Une sélection qui s’adresse à tous. Vous tuit ici. Oui, Queneau est trouverez ainsi dans ce numéro Linda un auteur populaire, mais Certains ont beau Lê, Aurélien Bellanger, Richard qui porte l’exigence littéréduire Queneau Powers, Cécile Guilbert, Jean-Marc raire à son point d’incanà une sorte de Facteur Parisis, Toni Morrison, Christophe descence. Où est la contraCheval de la littérature diction ? Quand il place Donner, Enrique Vila-Matas, François ou résumer son œuvre dans Exercices de style l’acCusset, Sébastien Lapaque… et beaucoup d’autres qui ont « la littérature à cent sur la forme et non sur à quelques cartes l’estomac ». Bonne lecture ! le fond. Quand il transpostales sépia, rien forme un fait insignifiant et oèmes et essais, films et chann’y fait : on ne peut répété de quatre-vingt-dixsons, philosophie et folie, litl’assigner à résidence. neuf manières différentes térature et mathématique : Queneau a épousé tous les genres et revisité tous en quatre-vingt-dix-neuf textes autonomes et es­ les thèmes, mêlant érudition et transgression, hu- piègles qui finissent par constituer un roman tant mour et tendresse. Queneau, c’est beaucoup plus l’auteur joue sur les personnages, leurs sentiments, que Queneau, comme le montre notre dossier. Cer- la situation. Quand son ludisme permet de mettre en tains ont beau le réduire à une sorte de Facteur Che- valeur l’aspect interactif du texte, il libère la littéraval de la littérature ou résumer son œuvre à ­quelques ture et libère aussi le lecteur. On songe à sa parfaite cartes postales sépia du Paris d’après guerre, Zazie maîtrise de la langue, mais aussi des idées, de l’ironie, dans le rétro, rien n’y fait. On n’assigne pas à rési- de la religion, dont il fait preuve. Même en reprenant dence l’homme qui se précipitait aux cours de Ko- quatre-vingt-dix-neuf fois Exercices de style, on jève sur Hegel et se délectait à la lecture des Pieds n’épuise pas le plaisir éprouvé à sa lecture. Sans nickelés. Son esprit en permanence courait la rue, doute, parce que Queneau s’est aussi amusé en écribattait la campagne et fendait les flots, pour re­ vant ces haïkus stylistiques. Et c’est peut-être là que prendre le titre de trois de ses ouvrages. Question réside une des clés de cette œuvre si puissante et de style, question essentielle : ce que comprirent plus insaisissable que la truite de Levinas : dans l’idée notamment Georges Perec, Italo Calvino, Umberto que l’empathie est une herméneutique. Eco ou Ionesco, qui a d’ailleurs confié : « Je crois que j.macescaron@yahoo.fr capman/sipa

Le Magazine Littéraire, Service abonnements 17 route des boulangers 78926 Yvelines cedex 9 Tél. - France : 01 55 56 71 25 Tél. - Étranger : 00 33 1 55 56 71 25 Courriel : abo.maglitteraire@groupe-gli.com Tarifs France 2011 : 1 an, 12 numéros, 62,50 €. Achat de revues et d’écrins : 02 38 33 42 87 U. E. et autres pays, nous contacter.

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Sommaire

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En complément du dossier

Le bestiaire de Raymond Queneau, par Astrid Bouygues.

En images : François Mauriac

Photos et vidéos de l’auteur de Thérèse Desqueyroux, à l’heure où paraît sa Correspondance intime (lire extraits choisis p. 100-103).

Ce numéro comporte 5 encarts : 1 encart abonnement sur les exemplaires kiosque, 1 encart abonnement Quo Vadis, 1 encart Edigroup sur exemplaires kiosque de Suisse et Belgique, 1 encart Causette et 1 encart Faton sur une sélection d’abonnés.

Bruno Charoy/PaSCo – Coll. PriVéE – oliViEr rollEr/FEdEPhoto

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Retrouvez notre sélection parmi les nouveautés, avec des critiques inédites exclusivement accessibles en ligne.

PanCho Pour LE MAGAZINE LITTÉRAIRE

Dossier : Raymond Queneau, mode d’emploi

Perspectives 8 La France

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pense-t-elle encore ?

par Patrice Bollon

10 Entretien avec Jean-Claude Milner 12 Le moment de saisir nos propres

particularismes, par P. Bollon 13 Un regain métaphysique, par David Rabouin 14 Totems et tabous universitaires, par P. Bollon 16 Bibliographie L’actualité 18 La vie des lettres Édition, festivals,

spectacles… Les rendez-vous du mois 28 Le feuilleton de Charles Dantzig Le cahier critique 30 Aurélien Bellanger, 33 35 36 38

La Théorie de l’information Amin Maalouf, Les Désorientés Patrick Deville, Peste & choléra Cécile Guilbert, Réanimation Christophe Donner, À quoi jouent les hommes Jérôme Ferrari, Le Sermon sur la chute de Rome Linda Lê, Lame de fond Richard Powers, Gains Enrique Vila-Matas, Air de Dylan Howard Jacobson, Kalooki Nights Liu Xiaobo, Vivre dans la vérité Alessandro Piperno, Inséparables Jonathan Dee, La Fabrique des illusions Toni Morrison, Home

En couverture : portrait de Raymond Queneau par Mario Prassinos, dessin au crayon feutre pour la couverture de l’édition allemande d’Une histoire modèle de Raymond Queneau, éditions Verlag für neue Literatur, 1970. © Succession Mario Prassinos, ADAGP, Paris 2012. Vignettes de couverture, de gauche à droite : Matsas/Opale – Roller/Fedephoto Cannarsa/Opale – Bonnet/Grasset – Thibault Stipal – M. Bourgois/Plon - Witi de Tera/Opale – Bonnet/Grasset – M. Bourgois/éd. Bourgois © ADAGP-Paris 2012 pour les œuvres de ses membres reproduites à l’intérieur de ce numéro.

Abonnez-vous page 99

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Grand entretien avec Marc Fumaroli

Le dossier 54 Raymond

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Le feuilleton de Charles Dantzig

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3 L’éditorial de Joseph Macé-Scaron 6 Contributeurs

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Septembre 2012

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Cahier critique : Linda Lê, l’une des auteurs de la rentrée

Spécial rentrée

n° 523

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Queneau

dossier coordonné par Philippe Rolland À la croisée de Proust, Joyce et Céline, par Philippe Rolland « Que nul n’entre ici s’il n’est géomètre », par Hela Ouardi Un cabinet d’excentricités, par Marc Décimo et Tanka G. Tremblay Poète en poste restante, par Claude Debon L’encyclopédiste, par Rachel J. Galvin Art de l’embobineur, par Jean-Yves Pouilloux Un ouvroir de philosophie potentielle, par Anne Marie Jaton René Guénon, un ésotériste pour maître spirituel, par Xavier Accart Le Dimanche de la vie, ou Hegel enfariné, par Jacques Adam Je pense, donc j’en ris, par Jean-Pierre Martin L’insaisissable Zazie, par Jean-Pierre Longre Queneau et le cinéma, par Adèle Toulwa Raymond dans le rétro, par Marie-Claude Cherqui Le Havre de Queneau, par Philippe Normand Connaissez-vous Paris ? par Daniel Delbreil Queneau lu d’ailleurs, par Daniela Tononi Les archives Queneau exposées Inédit La Légende des poules écrasées, de Raymond Queneau

Le magazine des écrivains 94 Grand entretien avec Marc Fumaroli 1 00 Extraits inédits Correspondance intime

1898-1970, de François Mauriac

1 04 Le premier mot Zazie dans le métro,

par Laurent Nunez

106 Le dernier mot, par Alain Rey

Prochain numéro en vente le 27 septembre

Dossier : Ce que la littérature sait de la folie


Perspectives

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La France pense-t-elle Les derniers feux de la French theory s’étant depuis longtemps éteints, l’Hexagone n’apparaît plus comme un foyer théorique de premier plan. La crise du modèle français est indubitable ; il n’en demeure pas moins que des penseurs sont toujours actifs sous nos latitudes. Reste à diffuser et à prolonger leurs hypothèses.

philosophes ont toujours été des stars. Ceux qui nous critiquent sont des jaloux ! »), des informations périmées sur le « succès des cafés philo », quasi tous fermés depuis dix ans, et enfin l’interprétation du phénomène, en termes de « demande de sens », de « mieux-disant spirituel », comme on disait naguère sur TF1, et de « développement personnel ». Par Patrice Bollon, illustrations Sylvie Serprix pour Le Magazine Littéraire On se gausserait de tous ces clichés s’ils ne renforçaient pas une définition communément admise, largement diffusée mais erronée, de l’acarmi les grands mar- pendant les périodes creuses de tivité philosophique. Comme si la ronniers apparus dans vacances), il faut faire une place à philosophie avait pour fonction de la presse française ceux qui traitent dudit « retour de la nous rassurer, alors que, si elle a une depuis une quinzaine philosophie ». Tous sont construits mission, c’est au contraire de nous d’années (dans le jar- de façon identique : quelques inquiéter, de déranger nos habitudes gon de la profession, c’est ainsi ­chiffres de vente mirifiques (« à faire de pensée, afin de nous apporter qu’on désigne ces articles interchan- pâlir d’envie les écrivains de best-­ quelques degrés de liberté supplégeables sur les mêmes sujets que sellers ») d’essais médiatiques, deux mentaires. C’est le problème que l’on voit fleurir au même moment ou trois déclarations triomphales de soulèvent ceux qui rabattent l’œuvre dans les journaux, de préférence leurs auteurs (du genre : « Les grands de Nietzsche sur un argumentaire de

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encore ? révolte « athée » en oubliant le soupçon émancipateur qu’il a jeté sur notre table des valeurs, ou encore ceux qui donnent pour but à ­l’éthique de nous faire accepter le monde sans nous fournir les moyens conceptuels de le changer. Contrairement à ce que voudraient faire accroire certains universitaires, cette critique ne vaut d’ailleurs pas que pour la pensée médiatique. Ladite « philosophie morale », qui a ses facultés, fait-elle la plupart du temps autre chose ? Qu’est donc ce « minimalisme ­éthique » dont on a tant parlé dans les maga­zines, sinon un pur duplicata du libéralisme ambiant ? Ce ne sont donc pas les médias – sur ce point, du moins – qui sont à accuser, mais ce qu’on leur donne à « mouliner ». Et, de ce point de vue, il y a aujourd’hui un réel problème. Pour filer la métaphore, les marronniers cachent bien une forêt, mais qui se

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défolie à vue d’œil ! À l’étranger, si on ignore tout des « percées philoso­ phiques » opérées par Bernard-Henri Lévy, Luc Ferry, André Comte-­ Sponville et consorts, le sentiment dominant est en effet que, à ­quelques rares noms près – ceux d’Alain Badiou, de Bruno Latour, de Jacques Rancière, d’Étienne Balibar et de quelques philosophes français qui y enseignent –, notre pensée ne dit plus rien, qu’elle connaît une période de « basses eaux », de « repli » : qu’elle n’existe plus. Ce que confirme Sylvère Lotringer. Installé à New York depuis quarante ans, ce Français fut dans les années 1970-1980, avec sa revue Sémiotext(e),

En quête d’un « moment philosophique »

ans La Philosophie en France au xxe siècle (1), ­Frédéric Worms organise l’histoire de la discipline autour de grands « moments », soit de « séquences historiques déterminées, appuyées sur un enjeu philosophique non moins déterminé ». Comme si toutes les œuvres d’un même temps dans ce champ s’interprétaient comme autant de « réponses », directes ou indirectes, en pour ou en contre, à une question fondamentale, qui n’apparaît pas forcément comme telle chez leurs auteurs, voire peut n’être jamais formulée par l’un d’entre eux. Bien que Worms n’y fasse pas référence, on retrouve ici l’idée, avancée par ­Popper dans les sciences, d’une « configuration probléma­ tique » (problem situation), orientant les recherches à ­chaque époque (2). La pensée française du xxe siècle se serait ainsi centrée autour des enjeux de l’« esprit » au cours du « moment 1900 », dominé par Bergson, puis de l’« existence » au sortir de la guerre (Sartre, Merleau-Ponty, Camus, etc.) et de la « structure » dans les années 1960 (Lévi-Strauss, Barthes, Lacan, etc.). Il y aurait des œuvrespassages qui opéreraient les retournements entre ces moments, et certains penseurs en chevaucheraient plusieurs. Ce mode de lecture semble parfois un peu trop évident : ce n’est ainsi pas une grande découverte que de noter le caractère central du thème de l’existence dans les années 1950. Par définition, il minore aussi une partie de la spécificité des œuvres, et quid des « inactuelles », peut-être les plus novatrices ? Plusieurs possibilités existent ensuite de faire entrer chaque moment dans une structure de question et de la nommer – et pourquoi l’une plutôt que l’autre ? Enfin, cette analyse semble surtout efficace rétroactivement : on peut ainsi douter de la pertinence de la notion de « vivant », qui, selon Frédéric Worms, architecturerait notre moment présent. Comme toutes les méthodes de réflexion sur l’esprit du temps, celle-ci vaut avant tout comme une hypothèse et pour la nécessité de réfléchir sur ce que nous vivons qu’elle exprime. P. B. (1) La Philosophie en France au xxe siècle,

Frédéric Worms, éd. Folio, 2009.

(2) Cf. La Connaissance objective, Karl R. Popper, traduit

de l’anglais par Catherine Bastyns, éd. Complexe, 1978.

Manquons-nous de recul pour percevoir nos propres lignes de force ? Avant que les Américains ne s’en piquent, la French theory n’existait pas.

un des passeurs de la French theory. « On voit certes encore arriver de France, dit-il, des œuvres, comme celle de Bruno Latour, de plus en plus présente, de François Jullien, à qui on commence à s’intéresser, mais, de façon globale, il leur ­manque à toutes cette actualité et cette force que possédait la génération précédente. » Comme si, poursuit-il, faisant écho au jugement du linguiste Jean-Claude Milner (lire p. 10), « il n’y avait plus de “contexte intellectuel” en France ». Il va même


La vie des lettres

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édition Fleurons du poche

à l’occasion des 40 ans de Folio, des 50 ans de 10/18 et de Pocket, retour sur l’histoire du format poche, qui suscita bien des réticences à ses débuts, avant de s’imposer comme un espace de (re)découverte.

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magine­t­on une librairie contempo­ raine sans poches ? D’un format réduit (10 à 12 cm en largeur, 18 à 20 cm en hauteur), d’un prix modique, le livre de poche se retrouve dans toutes nos bibliothèques. Mais se souvient­on que cette invention, quoique qualifiée par Giono de « plus puissant instrument de culture de la civilisation moderne (1) », suscita de rudes cri­ tiques dans les cercles intellectuels ? Avec quelle méfiance les libraires l’accueillirent ?

Tel un « produit de détersif »… Le plus célèbre adversaire fut Julien Gracq : par fidélité à son éditeur José Corti, et parce que, selon lui, le poche n’instaurait pas un rapport de désir et de distance avec l’œuvre, il refusa le passage de ses livres en ce format. Et il y eut bien d’autres récalcitrants. George Orwell, pour qui le poche annonçait la mort du livre. Maurice Blanchot, qui écrivait en 1971 : « Le livre de poche a donc cette parti­ cularité de dissimuler et d’imposer un sys­ tème ; il y a une idéologie de cette littérature, de là son intérêt. Ce livre proclame : 1) le peuple a désormais accès à la culture ; 2) c’est la totalité de la culture qui est mise à la por­ tée de tous. […] Il n’y a rien à dire contre la technique. Mais ce qui frappe dans son emploi, c’est à nouveau l’idéologie qu’il

recouvre et qui fournit au livre de poche sa de poche des éditions Plon lancée en signification de base, sa moralité : la technique mai 1962 par Paul Chantrel et coanimée par règle tous les problèmes, le problème de la Michel­Claude Jalard puis confiée en 1968 à culture et de sa diffusion (2). » Le coup le plus Christian Bourgois et à Dominique de Roux) sévère avait été porté par l’étude du philoso­ ouvre le passage en poche aux essais, aux phe Hubert Damisch en 1964 (3) : « L’édition livres historiques, aux grands textes philoso­ de poche accomplit en effet la transformation phiques, politiques et scientifiques. Premier du livre, de l’œuvre imprimée en produit, pro­ titre : le Discours de la méthode suivi des duit si bien conçu et présenté qu’il puisse être Méditations de Descartes sous une couver­ proposé au consommateur ture plastifiée, avec un por­ « Avec le poche, dans les mêmes conditions trait de l’auteur, un gra­ l’œuvre d’un auteur et suivant les mêmes phisme sobre. L’originalité méthodes qu’un quel­ de la collection est de pro­ s’inscrit dans une conque produit de déter­ poser une bibliothèque durée. » Emmanuelle sif. » à cette charge s’ajoute universelle au format Heurtebize (10/18) poche, du Manifeste du le reproche de publier les parti communiste de Marx textes classiques, avec des aux Gommes d’Alain Robbe­ présentations critiques, Grillet. parfois dans des versions C’est un bouleversement. tronquées ou partielles, Maurice Bourdel, le prési­ sans que le lecteur en soit dent de Plon, est incrédule toujours averti. quand Paul Chantrel lui Un débat s’engagea entre annonce que les pages des partisans et détracteurs. La livres de 10/18 seront cou­ revue de Jean­Paul Sartre pées. Bernard Pingaud résu­ Les Temps modernes consa­ mera la rupture entre le bro­ cra en 1965 deux numéros ché traditionnel et le poche coordonnés par Bernard supposé révolutionnaire : Pingaud sur ce « produit « Des traditions sacro­sain­ nouveau, envahissant, tes (le coût élevé du livre, ambigu ». Alors que les une présentation austère, milieux intellectuels avaient une approche difficile qui été indifférents dans les années 1950 aux titres du « Livre de poche » le mettaient à l’abri des regards indiscrets) – qui se « contentait de rééditer des romans sont violées : voici l’œuvre tout d’un coup qui avaient déjà fait leurs preuves en édition jetée sur la place publique. Est­ce un bien ? courante » –, parce que ceux­ci n’avaient Est­ce un mal (4) ? » De telles questions peu­ aucune prétention intellectuelle, l’apparition vent faire sourire aujourd’hui. Elles s’expli­ des collections « Idées » (fondée par François quent par le contexte : en 1962, Sven Nielsen, Erval chez Gallimard) et « 10/18 » (collection directeur des Presses de la Cité, lance « Pres­

Qui fut le pionnier du petit format ? L’invention du poche est traditionnellement attribuée aux Anglais. Pour preuve, le Penguin Book lancé à Londres en 1935 par Alan Lane. La légende veut que l’éditeur, de retour d’une visite à Agatha Christie dans le Devon, ait été déçu de ne pouvoir acheter, à la gare d’Exeter,

que des magazines et les traditionnelles rééditions de classiques victoriens. Ainsi lui serait venue l’idée de publier, à un prix abordable, les meilleurs livres de fictions contemporaines. Mais une collection hebdomadaire de romans populaires à 60 centimes,

publiée au début du siècle par les éditions Tallandier, portait déjà le titre de « Livre de poche ». L’expression est devenue une marque déposée par une filiale d’Hachette, qui publia en 1953 Kœnigsmark de Pierre Benoit, le premier titre de la collection.

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ses Pocket », qui, avant d’accueillir le théâtre de ­Marcel Pagnol, les romans de Cécil Saint­Laurent, de Jean Lartéguy et d’Henri Troyat, se centrait sur une production anglo-saxonne de romans d’aventures, d’amour et d’histoire. Et si les couvertures du Livre de poche avaient été jugées criardes, que dire de celles de Presses Pocket ? Elles s’inspirent des méthodes américaines. Sur la couverture illustrée, une phrase représentative de l’ouvrage a valeur d’accroche. Taxé de produit purement commercial à ses débuts, le poche a finalement gagné une image valorisante et la considération des auteurs. Certains classiques lui doivent leur succès : ainsi, L’écume des jours de Boris Vian, parue chez 10/18 en 1963, cumula 110 000 ventes en 1976 alors que l’édition traditionnelle l’avait occultée. De même, le poche donne une chance à l’avant-garde littéraire. Chez l’éditeur d’origine (Gallimard, 1946), Le Bavard de Louis-René des Forêts n’avait connu qu’un tirage confidentiel ; repris en 1963 en 10/18, il sera vendu à 13 000 exemplaires en l’espace de deux ans (5).

Une étape vitale Le passage en poche est devenu une étape vitale pour une œuvre. Michel Tournier en témoigne : « Pour être lu, il faut être publié en poche. Tout ce que j’ai publié est en poche. Ceci à cause de son prix abordable et surtout de ses tirages (6). » Louis Chevaillier, responsable éditorial du secteur littérature contemporaine en Folio (créé en 1972), explique un tel changement par un phénomène de génération et de disponibilité des ouvrages : « Les auteurs d’aujourd’hui ont commencé à lire en poche. Ils y sont attachés car ils sentent qu’à terme leur cata­logue sera d’abord disponible à ce format. » Pour Laurent Boudin, directeur éditorial de ­Pocket (7), qui « est par excellence un éditeur généraliste », le poche représente une « deuxième vie pour le livre, c’est une nouvelle histoire qui commence ». Depuis cinq ans, Pocket a lancé un renouvellement intégral de ses couvertures et de son graphisme. Le poche est désormais imprimé sur un meilleur papier, des photographies ou des illustrations peuvent être reproduites à l’intérieur. Ce jour-là, le livre de photographies de Willy Ronis commentées par l’auteur, et L’Africain de Jean-Marie Gustave Le Clézio qui contient une quinzaine de photos sont parus en Folio dans une édition soignée. Pour les cinquante ans de Pocket, trois romans de René Barjavel sont aujourd’hui réédités avec de nouvelles couvertures dessinées par Joann

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Sfar, grand lecteur de Barjavel. « Avec le poche, l’œuvre d’un auteur s’inscrit dans une durée ; c’est une très bonne nouvelle pour lui », estime Emmanuelle Heurtebize, directrice éditoriale de 10/18, qui ­cherche aussi à donner « une seconde chance à des livres qui n’ont pas été repérés en grand format ». Le roman pakistanais de Kamila Shamsie Quand blanchit le monde , sorti en 2010 chez BuchetChastel, a ainsi été tiré à 10 000 exemplaires en 10/18 au mois de mai de cette année. Raillé à ses débuts par le « petit monde du livre » comme un agent de la culture sur tourniquets, le poche a constamment évolué, a amélioré sa présentation et a gagné une place déterminante au sein du monde des livres. Olivier Cariguel

À lire Naissance du poche en France : Kœnigsmark, édité au Livre de poche (1953) et Les Ponts de Toko-Ri, aux débuts de Presses Pocket (1962). Couvertures dessinées par Joann Sfar, grand lecteur de Barjavel, pour leur réédition chez Pocket.

« La révolution du poche », Olivier Bessard-Banquy,

dans L’édition française depuis 1945, Pascal Fouché (dir.), p. 168-199, éd. du Cercle de la librairie, 1998, 982 p. (ép.)

Quand le livre devient poche. Une sémiologie du livre au format de poche, Yvonne Johannot,

éd. Presses universitaires de Grenoble, 1978, 192 p. (ép.).

« Poche, livre au format de », Philippe Schuwer, dans Dictionnaire encyclopédique du livre, tome III, p. 281-283, Pascal Fouché, Daniel Péchoin, Philippe Schuwer (dir.), éd. du Cercle de la librairie, 2011, 1 104 p.

Mag_Lit_1-4_Mise en page 1 25/07/12 17:03 Page1 (1) Lettre de Jean Giono à Henri Filipacchi, écrite en 1958, reproduite dans L’Aventure du Livre de poche. L’Enfant de Gutenberg et du xxe siècle (Guillemette de Sairigné, éd. Librairie générale française, 1983), publié pour les trente ans du Livre de poche, fondé par Henri Filipacchi. (2) L’Amitié, Maurice Blanchot, éd. Gallimard, 1971, p. 81. (3) « La culture de poche », Hubert Damisch, Mercure de France, n° 1213, nov. 1964. (4) « Les livres de “poche” », Bernard Pingaud, Les Temps modernes, n° 227, avril 1965. (5) « De la réédition à l’édition », MichelClaude Jalard, Les Temps modernes, n° 227, avril 1965. (6) Je m’avance masqué, Michel Tournier, entretiens avec M. Martin-Roland, éd. Écriture, 2011. (7) Presses Pocket est rebaptisé Pocket en septembre 1993.

d’après

Luigi Pirandello

adaptation et mise en scène

Stéphane Braunschweig du 5 septembre au 7 octobre 2012

www.colline.fr - 01 44 62 52 52


Critique

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L’hypertexte du web La Théorie de l’information, Aurélien Bellanger, éd. Gallimard, 488 p., 22,50 €. Par Bernard Quiriny

E

n 1999, France Telecom lançait l’ADSL dans l’Hexagone, enterrant les vieux modems 56 ko : c’était il y a douze ans, mais on a l’impression de parler du Moyen Âge. Quant à l’introduction du Minitel en 1982, avec sa coque monobloc et sa touche « Connexion/fin », elle nous ramène à la préhistoire. Il y a pourtant une continuité entre les débuts héroïques de la télématique à la française et le triomphe des opérateurs qui relient désormais deux ménages

Benoît stiPal Pour le magazine littéraire

Aurélien Bellanger, à Paris, le 2 juillet 2012. À travers le parcours d’un personnage inspiré par le patron de Free, il livre un roman total sur l’histoire d’Internet.

sur trois au réseau. Certains personnages ont d’ailleurs participé à toute l’épopée, depuis les premiers serveurs jusqu’au démantèlement des monopoles et au triomphe de Google : c’est le cas de Pascal Ertanger, héros de ce roman spectaculaire qui s’inspire en partie de la vie de Xavier Niel, le charismatique patron de Free, douzième fortune de France et chevalier de la libéralisation du marché. Comme Niel, Pascal découvre l’informatique au début des années 1980, devenant l’un de ces « adolescents à la peau très blanche, peu sociaux et suréquipés » qu’on appellera bientôt des « geeks ». Comme Niel, il fait fortune grâce au Minitel rose et aux peep-shows, puis révolutionne l’Internet français avec ses offres à bas coût. Comme Niel, il fait un passage en prison pour des accusations de proxénétisme finalement abandonnées. Ce n’est qu’à la fin du roman qu’il s’éloigne de son modèle : il vire mystique, tente de décoder le message divin dans les nombres et finance des projets délirants sur la mémoire de l’eau et l’ADN… Pour son premier roman, on ne peut pas dire qu’Aurélien Bellanger manque d’ambition. Ce qu’il raconte, ce n’est rien moins que la genèse de notre société hyper-

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Extrait

Souvent décrit comme un océan primordial sur le

point de donner naissance à la vie, Internet avait pourtant fini par décevoir. [...] Les robots d’indexation de Google exploraient un désert, et les tests de Turing, installés un peu partout pour traquer la présence d’intelligences artificielles malveillantes, ne repéraient que des algorithmes peu évolués [...]. Il apparut cependant bien vite que des entités conscientes existaient bien au sein du réseau. La Théorie de l’information, Aurélien Bellanger

connectée, depuis le fameux ­rapport Nora-Minc de 1978 jusqu’aux manœuvres industrielles des années 2000, en abordant tous les aspects du problème : techniques (le fonctionnement des réseaux est décrit avec un luxe de détails), scientifiques (longs passages sur la thermodynamique), commerciaux, politiques (le rôle de l’État, avec ses polytechniciens et ses technocrates), et même philoso­ phiques, avec des développements copieux sur le postmodernisme, la philosophie des sciences et les théories singularistes. Cette ampleur de vue époustouflante n’a qu’un revers : elle noie l’intrigue sous le documentaire, le livre hésitant parfois entre le roman et l’essai sociologique. Ainsi Pascal disparaît-il pendant des chapitres entiers, effacé derrière les considérations-fleuves sur « l’échec des grands modernismes », la naissance du protocole http ou l’histoire des réseaux mondiaux depuis Jules Verne ; les personnages s’en trouvent un peu désincarnés, réduits à la fonction de prétextes. Mais c’est un reproche bien anecdotique au regard des qualités immenses de ce texte captivant qui rappelle tantôt le ­Houellebecq des Particules élémentaires, tantôt le lyrisme scientifique d’un Richard Powers (comme celui-ci, Bellanger ne résiste pas à la poésie des trous noirs, des puits nodaux ou de la théorie des ­graphes – lire aussi p. 42), et qui tire parfois vers la science-fiction (William Gibson est souvent cité). On aimerait dire que La Théorie de l’information est le grand roman geek français qu’on attendait depuis longtemps, mais ce serait réducteur : ce pavé est aussi une histoire des trente dernières années, un thriller économique, un roman scientifique, une réflexion sur les classes moyennes (où Pascal est né et à qui il vend ses produits) et une synthèse philosophique où Deleuze, Leibniz et Baudrillard côtoient Jean-Marie Messier, Thierry Breton et Sergueï Brin, le cofondateur de Google. (Parmi les références de Bellanger, signalons aussi Paul-Loup Sulitzer, auteur de l’exergue du premier cha­ pitre, sans qu’on sache s’il s’agit d’ironie ou pas – peut-être une invitation à réévaluer les westerns financiers qui ont fait sa fortune dans les années 1980.) Une chose est sûre en tout cas : au sein d’une littérature française souvent critiquée pour son manque d’ambition et son incapacité à parler du monde, Aurélien Bellanger démontre avec brio que le roman reste le genre roi pour connaître le réel et le commenter. Et, ironiquement, il le fait par une méditation sur la déréalisation du monde et la réplication progressive de l’humanité dans le virtuel, qui s’achèvera lorsque nous serons tous pulvérisés sous forme de protocoles en langage binaire. Hypothèse que Bellanger teste à travers l’ultime projet de Pascal (coder les humains sur les segments vierges de l’ADN des abeilles) et qui lui fait conclure, mi-fasciné, mi-sarcastique : « L’humanité survivrait ainsi, dans les recombinaisons ailées de ses derniers messages, et pourrait renaître à tout moment. La théorie de l’information serait une machine à voyager dans le temps. »

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Duchamp, contrechamp Orchidée fixe, Serge Bramly, éd. JC Lattès, 288 p., 18 €. Par Évelyne Bloch-Dano

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omment parler d’un artiste dont l’essentiel tient dans la négation du langage pictural sans gloser ? Faire saisir la complexité d’une œuvre sans en épouser l’hermétisme ? Marcel Duchamp, en ouvrant la porte à l’art contemporain, l’a aussi refermée sur le mystère de sa personnalité. Avec une grande habileté, Serge Bramly utilise ces difficultés comme ressorts d’un roman où se mêlent histoire de l’art et histoire d’amour, biographie et autobiographie, réalité et fiction. Orchidée fixe – on reconnaîtra l’un des jeux de mots de Duchamp – évoque la diagonale du peintre alors qu’en 1942 il fait escale à Casablanca sur la route de l’exil aux États-Unis. La narratrice de ce séjour est une jeune femme dont l’arrièregrand-père aurait recueilli le peintre. Elle habite Tel-Aviv, avec sa mère et son grand-père, un vieil avocat autrefois témoin de l’aventure. Ajoutez à cela un universitaire français spécialiste de Duchamp vivant dans le Colorado, et faites s’entrechoquer les lieux et les temps comme des boules de billard. Ou, mieux, faites-les avancer à la manière des pièces de l’échiquier qui accompagne partout le peintre. Peut-on maîtriser le hasard ? Faut-il au contraire le laisser combiner librement les rencontres et les coïncidences ? Au pittoresque Cercle de l’Éden se retrouvent tous les jours d’anciens commerçants ou notables juifs, interdits de profession. La présence incongrue de Duchamp, le « francaoui », devient peu à peu familière. Ce peintre dont les joueurs de l’Éden n’ont jamais entendu parler fera la fortune des descendants du patron. Après avoir tâtonné pendant vingt ans autour de Duchamp, Serge Bramly le place au cœur d’une enquête sur ses dernières œuvres. Est-ce « l’inframince » qui agence les noms des personnages, leurs dates de naissance et les impondérables frôlements des faits entre eux ? Duchamp ne deviendra pas moins énigmatique à la lecture de ce roman – comment le serait-il sans trahison ? –, mais il aura pris chair en entrant un jour à l’Éden.

LES MOMENTS LITTÉRAIRES La revue de l’écrit intime

Dossier Philippe FOREST

Entretien et textes inédits de Michaël Ferrier, David Collin, Philippe Forest --Philippe Lejeune Jean Donostia Pierre Chamaraux Anne Coudreuse

N°28 – 136 p. 12 € par correspondance

LES MOMENTS LITTERAIRES

BP 30175 92186 ANTONY CEDEX http://pagesperso-orange.fr/lml.info/


Dossier

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Zazie passe le bac

Queneau,

mode d’emploi

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Dossier coordonné par Philippe Rolland

À voir

Archives Raymond Queneau, au musée des Lettres et Manuscrits.

Le Magazine Littéraire a choisi dans le riche fonds Queneau du musée (lire p. 90) des documents qui seront exposés jusqu’à fin octobre. Musée des Lettres et Manuscrits, 222, bd Saint-Germain, Paris 7e. Rens. : www.museedeslettres.fr/ Tous les manuscrits (et de nombreuses autres images) illustrant ce dossier proviennent de ce fonds.

À lire aussi sur notre site

Le bestiaire de Raymond Queneau, par Astrid Bouygues, www.magazine-litteraire. com/

Raymond Queneau photographié par Robert Doisneau rue de Reuilly à Paris, en 1956.

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Le Magazine Littéraire 523 Septembre 2012

robert Doisneau/rapho

Raymond Queneau est un auteur populaire, dans le métro vient d’être mis au programme et il faut s’en réjouir : tout le monde sait qui du bac L pour l’année 2012-2013, et au musée est Zazie, fredonne « Si tu t’imagines », rit en des Lettres et Manuscrits à Paris une exposilisant Exercices de style. Mais ce succès n’a- tion consacrée à l’écrivain (organisée en colt-il pas été source de malentendus ? Notons laboration avec Le Magazine Littéraire) est d’abord qu’il survient tardivement : au len len- l’occasion de découvrir de très précieux dodemain de la Seconde Guerre mondiale, alors cuments. Il n’en reste pas moins nécessaire que Queneau a déjà publié maints romans, de rappeler que, derrière « Doukipudonkpoèmes et essais. Ensuite, il a eu tendance à tan » et « Fillette fillette », derrière aussi la sage donner de l’œuvre une image réductrice, apparence du notable des lettres parisiennes, à faire de Queneau un aimable rigolo-populo, membre du jury Goncourt et éditeur chez Gallimard, à la fois effacé et influent, se et donc un écrivain mineur. Certes – et personne ne s’en plaindra – ses cachent des textes et une personnalité dont livres sont drôles et évoquent avec empathie la richesse donne le vertige : Queneau audice qu’il est convenu d’appeler les « petites teur assidu des cours de Kojève sur Hegel, gens », mais ils sont Queneau grand aventu« Y a pas que la rigolade, loin de n’être que cela. rier des langages et des y a aussi l’art. » Faire dire à l’oncle formes, Queneau méGabriel dans Zazie lancolique, Queneau Zazie dans le métro dans le métro : « Y a lecteur éclectique et inpas que la rigolade, y a aussi l’art », c’était satiable (des Pieds nickelés à Joyce en passant reprendre l’invitation rabelaisienne à rompre par Flaubert, Guénon ou Fantômas), Quel’os pour sucer la substantifique moelle neau républicain et taoïste (il faut lire à ce d’une œuvre ambitieuse, exigeante, com- sujet son étonnant et méconnu Traité des verplexe, admirée par les plus grands écrivains tus démocratiques), Queneau un temps surdu xxe siècle, des auteurs aussi divers que réaliste, Queneau mathématicien émérite… Blanchot, Barthes, Vialatte, Duras, Calvino, On n’en finirait pas avec lui. Perros, Perec, Robbe-Grillet, et bien Lire vraiment Queneau, c’est tenir compte de ses multiples facettes pour le considérer d’autres. Cependant il serait faux d’affirmer que Que- comme l’un des écrivains les plus audacieux neau n’a toujours pas la place qu’il mérite. Le du xxe siècle, le prendre au sérieux, sans temps où il était considéré comme « se- jamais oublier son rire que Patrick Modiano, condaire » semble bien révolu. Ses poèmes en quelques traits, saisit si bien dans Un pediet ses romans ont fait leur entrée dans la col- gree : « Le rire de Queneau. Moitié geyser, lection de La Pléiade, et l’on ne compte plus moitié crécelle. Mais je ne suis pas doué pour les essais, thèses, colloques, revues, sites les métaphores. C’était tout simplement le Internet, etc., qui lui sont consacrés. Zazie rire de Queneau. » P. R.


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