Dossier : saint-simon
« La souplesse, la bassesse, l’air admirant, rampant, étaient les uniques voies de lui plaire. » Saint-Simon à propos du Roi
Un assassin à la Cour
Saint-simon Par Cécile Guilbert, Patrick Rambaud, Philippe Sollers, Claude Arnaud, Michel Crépu, Jean-Luc Hennig…
grand entretien régis jauffret « On n’écrit pas impunément »
enquête Dans les coulisses de la Comédie-Française visite privée Marie Darrieussecq à Pompéi
M 02049 - 515 - F: 6,00 E
DOM 6,50 € - BEL 6,50 € - CH 12,00 FS - CAN 8,30 $ CAN - ALL 6,90 € - ITL 6,60 € - ESP 6,60 € - GB 5 £ - AUT 6.70 € - GR 6,60 € - PORT CONT 6,60 € - MAR 60 DH - LUX 6,60 € - TUN 7,3 TND - TOM /S 850 CFP - TOM/A 1350 CFP - MAY 6,50 €
Le Magazine Littéraire - N° 515 - janvier 2012 - 6 €
www.magazine-litteraire.com - Janvier 2012
Éditorial
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Le grand effacement
Édité par Sophia Publications 74, avenue du Maine, 75014 Paris. Tél. : 01 44 10 10 10 Fax : 01 44 10 13 94 Courriel : courrier@magazine-litteraire.com Internet : www.magazine-litteraire.com Service abonnements Le Magazine Littéraire, Service abonnements 17 rue des Boulangers, 78926 Yvelines Cedex 9 Tél. - France : 01 55 56 71 25 Tél. - Étranger : 00 33 1 55 56 71 25 Courriel : abo.maglitteraire@groupe-gli.com Tarifs France 2011 : 1 an, 12 numéros, 62,50 €. Achat de revues et d’écrins : 02 38 33 42 87 U. E. et autres pays, nous contacter.
Par Joseph Macé-Scaron
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ls disaient qu’ils voulaient bâtir une nouvelle gardiens ne s’amusent pas conception du monde. Ils ne voulaient que à les gaver de leurs propres ployer la réalité pour qu’elle épouse leur excréments. Voyage au « idée ». Ils disaient que l’ancien peuple bout de l’horreur. khmer devait prendre sa revanche après Après l’entrée des troupes avoir été écrasé sous le joug de l’oppression. Ils vietnamiennes dans Phnom voulaient exterminer le peuple « impur » qui ne Penh, Alain Badiou pontifie pouvait pas adhérer inconditionnellement aux ver dans Le Monde. Sa tribune tus du Kampuchéa démocratique. Une éradication est intitulée : « Kampuchéa sans fin. Dans les camps de la mort, une des tor vaincra ! » Il écrit notam tures favoritesconsistait à vider les pri ment : « […] la simple sonniers de leur sang jusqu’à la der volonté de compter sur ses Ce sont des actions nière goutte après leur avoir planté des propres forces et de n’être que des humains ont cathéters dans les bras. vassalisé par personne perpétrées contre Ils disaient tant de choses. Ce qu’ils ont éclaire bien des aspects, y d’autres humains, fait restera comme un des plus grands compris en ce qui concerne sans humanité. Afin crimes de masse du xxe siècle. Il faut lire la mise à l’ordre du jour de d’effacer tout ce qui L’Élimination (1) non comme un devoir la terreur […]. » L’idéologie rappelle l’humanité. dont se réclamait l’Angkar mais comme la nécessité absolue de mettre des mots sur l’innommable. Les n’a jamais été examinée lors Khmers rouges ont détourné la langue, dynamité le des procès de Duch et des autres dirigeants khmers sens des mots pour y glisser la terreur primitive. Oui, rouges. À peine a-t-on présenté cette catastrophe le livre salubre de Rithy Panh et Christophe Bataille comme une spécificité cambodgienne. Imagine-t-on est bien de la même famille que Si c’est un homme un seul instant que personne ne se soit interrogé au de Primo Levi, Au fond des ténèbres de Gitta Sereny procès de Nuremberg sur la spécificité de l’idéologie ou Une saison de machettes de Jean Hatzfeld… national-socialiste ? Au Cambodge comme en Alle onsieur Rithy, les Khmers rouges, c’est l’éli magne, la folie des hommes n’est pas apparue sou mination. L’homme n’a droit à rien. » Celui dainement pour disparaître sans laisser de trace. qui parle est Kaing Guek Eav, dit Duch, mpossible de ne pas voir les liens entre les bar baries. Le pays n’était pas malade. Ce n’était pas chef tortionnaire du centre S21, qui tortura et envoya une nation coupée du corps des autres nations. à la mort des milliers de Cambodgiens. Pour le bour reau lettré, Rithy Panh et les siens étaient des poux : À la lecture de L’Élimination, l’universalité du crime le cinéaste a perdu toute sa famille sous le règne des khmer rouge nous saute à la gorge. Ce sont des khmers rouges. Pourtant, on ne trouve aucun ressen actions que des humains ont perpétrées contre timent, aucune agressivité dans la démarche de d’autres humains, sans humanité. Afin d’effacer tout l’auteur qui a filmé l’assassin. Si cette démarche est ce qui rappelle l’humanité. celle d’un résistant, d’un combattant de la mémoire, Le dialogue prend un tour extravagant quand il n’en reste pas moins à l’écoute de l’autre, prêt à l’auteur interroge le bourreau : « Pourquoi Dieu ne tout entendre. Ce dialogue monstrueux, écho du film vous a-t-il pas ouvert les yeux quand vous accomplis Duch, le maître des forges de l’enfer (voir page 24), siez votre tâche horrible ? », et que le bourreau est aussi le récit d’un aller-retour vers l’enfer, de la vie répond : « Laissez Dieu de côté et ne vous moquez quotidienne dans une entreprise systématique de pas de la religion. » Il prend également un tour obs déshumanisation. Les scènes se succèdent dans un cène quand Duch réclame sa relaxe : « Je m’ap rythme insoutenable. Duch qui rit à gorge déployée, plique. Je ne transgresse pas la discipline. » qui minaude, se tortille, esquive, feint la colère, l’in j.macescaron@yahoo.fr dignation ou l’abattement. Les prisonniers affamés, (1) L’Élimination, Rithy Panh, avec Christophe Bataille, obligés de manger la nourriture des porcs quand les éd. Grasset, 334 p., 19 €. Hannah/Opale
Directeur de la rédaction Joseph Macé-Scaron (13 85) j.macescaron@yahoo.fr Rédacteur en chef Laurent Nunez (10 70) lnunez@magazine-litteraire.com Rédacteur en chef adjoint Hervé Aubron (13 87) haubron@magazine-litteraire.com Chef de rubrique « La vie des lettres » Alexis Brocas (13 93) Conception couverture A noir Conception maquette Blandine Perrois Directrice artistique Blandine Perrois (13 89) blandine@magazine-litteraire.com Responsable photo Michel Bénichou (13 90) mbenichou@magazine-litteraire.com SR/éditrice web Enrica Sartori (13 95) enrica@magazine-litteraire.com Correctrice Valérie Cabridens (13 88) vcabridens@magazine-litteraire.com Fabrication Christophe Perrusson (13 78) Directrice administrative et financière Dounia Ammor (13 73) Directrice commerciale et marketing Virginie Marliac (54 49)
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Sommaire
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Dossier : Saint-Simon
Cahier critique : Camille de Toledo
Sur www.magazine-litteraire.com
Chaque mois, des critiques inédites exclusivement accessibles en ligne.
Libraires, mais pas seulement
Librairie-bar à vin, librairie-café en terrasse, librairiegalerie d’art… Quand les libraires réinventent leur métier en le conjuguant avec d’autres activités.
Retrouvailles avec la comtesse de Ségur
Rares sont ceux qui n’ont pas cédé, enfants, aux charmes des Malheurs de Sophie ou d’Un bon petit diable. Plus rares sont ceux qui l’avouent sans honte…
olivier roller/fedephoto - bridgeman - Tina merandon pour le magazine littéraire
Le cercle critique
university of exeter
Ce numéro comporte 5 encarts : 1 encart abonnement sur les exemplaires kiosque, 1 encart abonnement Quo Vadis, 1 encart Edigroup sur les exemplaires kiosque en Suisse et Belgique, 1 encart L’Express, 1 encart UNHCR sur une sélection d’abonnés.
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Suivez le lapin blanc ! Trois expositions célèbrent les 150 ans de l’invention d’Alice par Lewis Carroll.
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L’actualité 3 L’éditorial de Joseph Macé-Scaron 6 Contributeurs 8 Exposition Le trésor de la Comédie-Française 14 La vie des lettres Édition, festivals,
spectacles… Les rendez-vous du mois
Le cahier critique Fiction 28 Camille de Toledo, L’Inquiétude
d’être au monde 29 Cécile Ladjali, Aral 30 Philippe Sollers, L’Éclaircie 31 Arno Bertina, Je suis une aventure 32 Philippe Besson, Une bonne raison de se tuer 34 Belinda Cannone, La Chair du temps 34 Nicolas Fargues, La Ligne de courtoisie 35 Sylvie Germain, Rendez-vous nomades 36 William Styron, À tombeau ouvert 37 David Lodge, Un homme de tempérament 38 Cormac McCarthy, La Trilogie des confins 39 Chan Koonchung, Les Années fastes Poésie 40 Yves Bonnefoy, L’Heure présente Non-fiction 42 Pierre Bourdieu, Sur l’État 44 Louis Aragon, Lettres à André Breton 45 Martin Heidegger, Phénoménologie de la vie religieuse 47 Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy, retours sur Maurice Blanchot 48 Alberto Manguel, Nouvel éloge de la folie 50 F.-G. Maugarlone, Sources certaines 51 Christophe Looten, Dans la tête de Richard Wagner 52 Ryszard Kapu´sci´nski, D’une guerre l’autre. Angola, 1975 En couverture : portrait de Saint-Simon par Viger. © Bridgeman. En vignette : Première promotion de l’ordre de saint Louis (détail), par François Marot (1710). © Bridgeman. © ADAGP-Paris pour les œuvres de ses membres reproduites à l’intérieur de ce numéro.
Abonnez-vous page 55
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n° 515 Janvier 2012
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Grand entretien : Régis Jauffret
Le dossier 56 Saint-Simon
dossier coordonné par Cécile Guilbert
58 Lire dans les pensées,
par Stéphane Zagdanski
60 Chronologie 61 « De loin, le plus grand écrivain français »,
entretien avec Philippe Sollers
64 Un œil d’aigle et « le sang aux ongles »,
par Claude Arnaud
67 Versailles ou l’enfer sur terre,
par François Raviez
70 Le voyeurisme, « délicieux tourment »,
par Jean-Luc Hennig
72 Les règles du savoir-mourir,
par Vincent Roy
74 À la recherche des corps perdus,
par Michel Crépu
76 Suites enragées, par Philippe Bordas 80 L’art de la disgrâce,
par Jean-Philippe Rossignol
82 « Chaque phrase est un monde en soi »,
entretien avec Jean-Michel Delacomptée
84 Qu’un pair de France, c’est le ciel,
par Pierre Lafargue
86 De Versailles à l’Élysée, par Patrick Rambaud 87 Extrait inédit de la Cinquième chronique
du règne de Nicolas Ier, de Patrick Rambaud
Le magazine des écrivains 88 Admiration W. G. Sebald,
par Thierry Hesse
90 Grand entretien avec Régis Jauffret :
« On ne vit pas impunément, on n’écrit pas impunément » 96 Visite privée Pompéi au musée Maillol, par Marie Darrieussecq 98 Le dernier mot, par Alain Rey
Prochain numéro en vente le 26 janvier
Dossier : Les écrivains et l’Occupation
Découverte
Costumes, décors, peintures, bustes, archives... Durant les travaux de sa salle principale, la Comédie-Française dévoile le patrimoine que cachent ses coulisses. Par Florence Filippi
Christophe Raynaud de lage
À voir
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i mul et singulis : rien ne résume mieux la Comédie-Française que la devise de sa « La Comédietroupe créée en 1680 : être avec les autres Française s’expose », jusqu’au 15 janvier 2012, et rester soi-même. Cette devise caracté Petit Palais, Paris 8e. rise le théâtre jusque dans sa face cachée, www.petitpalais.paris.fr/ puisque les trésors dissimulés aux yeux des specta À lire teurs sont eux aussi singuliers, uniques, et composent cependant un patrimoine commun, partagé par l’en La Grande Histoire de la Comédie-Française, semble de la troupe, comme en témoigne une expo Hélène Tierchant, sition qui s’achève à la mi-janvier au Petit Palais (1). À Gérard Watelet, la faveur des travaux de restauration qui occupent éd. Télémaque, 380 p., 78 €. actuellement la salle Richelieu, le théâtre présente ainsi au public une partie de son patrimoine artis tique, délogé provisoirement de son écrin d’origine. Statue de Voltaire On peut ainsi découvrir, mêlés aux pièces de cos par Houdon (1781), tume et aux accessoires, les tableaux, gravures habituellement et sculptures disposés habituellement dans exposée au foyer les coulisses du théâtre, ou dans la biblio de la Comédiethèque-musée de la Comédie-Française. Française. Conservée précieusement par la troupe, cette collection d’œuvres d’art retrace plus de trois cents ans d’histoire de la Société des comé diens-français. Outre les sculptures et les tableaux que l’on croise habituellement dans les parties publiques du théâtre, on découvre aussi des chefs-d’œuvre plus inaccessibles à ceux qui n’ont jamais eu le privilège d’être introduits dans les coulisses du théâtre. La scénographie de l’exposition reconstitue jusque dans ses détails l’ambiance des couloirs de la Comédie et s’agence selon un ordre de dé voilement précis. Le vi siteur rencontre d’abord les masques portés par les sociétaires pour la mise en scène, en 2006, des Fables de La Fontaine par Bob Wilson (2),
patrick Lorette/Comédie-Française
Le trésor de la troupe
et ce n’est qu’à l’issue de l’exposition que l’on dé couvre le vrai visage des interprètes à travers la galerie de portraits photographiques des sociétaires, conçue par Christophe Raynaud de Lage en 2010. Les comé diens posent avec un accessoire choisi parmi les joyaux de la Comédie-Française, s’en appropriant ainsi l’his toire, et devenant eux-mêmes des pièces de musée.
Portraits d’acteurs « Le Théâtre-Français, écrivait Alexandre Dumas fils, n’est pas un théâtre comme les autres. Quand on y apporte un manuscrit, il y a les bustes qui vous re gardent (3). » Les trésors artistiques de la Comédie- Française commencent à s’accumuler au xviiie siècle, quand la troupe se dote d’un bâtiment digne de sa réputation (l’actuel théâtre de l’Odéon, construit en 1782). Elle décide alors d’asseoir sa renommée sur une collection digne d’un véritable musée, capable de conserver la mémoire des succès éphémères de la scène et de préserver la performance fugace des interprètes. Les visiteurs du Petit Palais peuvent ainsi découvrir près de 170 œuvres et 80 maquettes de décors, témoins des évolutions dramaturgiques et esthétiques qui ont marqué l’histoire du théâtre. Même les œuvres plus connues du public sont éclai rées sous un nouveau jour, et en particulier la célèbre statue de Voltaire par Houdon (1781), dont le sourire ironique dominait jusqu’alors les spectateurs pendant leurs déambulations dans le foyer. Si les bustes de dramaturges, tels ceux de Piron (1775), Pierre Corneille (1777) ou Rotrou (1783) sculptés par Caffieri, sont exposés dès le xviiie siècle dans les par ties publiques de la Comédie, les portraits d’acteurs ont longtemps été réservés au domaine privé, témoi gnant du caractère secondaire de la représentation des interprètes aux yeux du public. Nombre de por traits de comédiens, jusqu’au xixe siècle, restent dans
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la coulisse, et seuls les membres de la troupe et de l’administration peuvent admirer leurs illustres prédécesseurs. Le portrait de Michel Baron (1653-1729) par François de Troy constitue une exception, puisqu’il fut exposé dès le xviiie siècle dans la partie publique du théâtre. Ce privilège s’explique peut-être par la longévité de cet interprète, ancien membre de la troupe de Molière. La légende raconte que le public réclamait encore Baron dans les rôles de jeune premier, quand le vieil homme avait déjà peine à se mouvoir et avait besoin des services de deux valets pour s’agenouiller devant ses jeunes partenaires. Longtemps donc, la primeur des représentations picturales et sculpturales fut réservée aux auteurs, témoignant de la reconnaissance encore relative de la profession d’acteur. Ainsi, le portrait de Lekain (1729-1778) dans son costume d’Orosmane, peint par Lenoir, est l’une des premières représentations d’acteur léguée à la Comédie en 1788, et montrant un sociétaire dans l’incarnation de son personnage. À partir du xixe siècle, le métier de comédien devient une discipline artistique à part entière, et les inter prètes sont célébrés comme des icônes populaires : le mot « vedette » commence alors à entrer en usage. Les représentations d’acteurs font l’objet de cultes fétichistes de la part des collectionneurs, et des amateurs de gravures, statuettes et miniatures à leur ef figie. Le portrait de comédien est constitué en genre pictural, et les représentations de sociétaires, dans leur rôle ou dans le civil, foisonnent, permettant la
« Le Théâtre-Français n’est pas un théâtre comme les autres. Quand on y apporte un manuscrit, il y a les bustes qui vous regardent. » Alexandre Dumas fils
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p romotion parallèle de la troupe en marge des représentations. L’exposition dévoile quelques objets fétiches ayant appartenu aux interprètes, comme les bijoux de Rachel ou ceux de Sarah Bernhardt, et en particulier la b roche conçue par René Lalique en 1896, mélange d’or, d’émail et d’émeraude, représentant les m asques de la Tragédie et de la Comédie. Cependant, certains t résors restent partiellement inaccessibles et intouchables au cœur de l’exposition, notamment les maquettes de décor superposées en un gigantesque mur qui dissimule une partie d’entre elles aux visiteurs, reproduisant les rangées des ateliers de Sarcelles où ces maquettes sont entreposées. Si la collection exposée par la Comédie-Française recouvre une dimension muséale, elle ne fait pas oublier pour autant son sujet : le spectacle vivant. Les œuvres dévoilées au public sont habituellement rangées au milieu du fatras de la troupe, où les tableaux et statues surgissent entre les costumes et les portants. La Société des comédiens-français est avant tout un musée vivant qui, derrière le faste visible et les splendeurs architecturales de son bâtiment, abrite des couloirs secrets et des sous-sols labyrinthiques. C’est là que se trouvent notamment l’atelier des électriciens, la réserve des coiffeurs, les entrepôts des
Claude Angelini/comédie-française
Les Sociétaires en 1894, peints par Louis Béroud.
Le fauteuil dans lequel Molière aurait été pris d’un malaise fatal sur scène, en 1673. (1) Voir aussi le catalogue,
La Comédie-Française s’expose au Petit Palais, éd. Paris-Musées, 2011. (2) Spectacle dont une très belle captation, réalisée par Don Kent, est publiée en DVD aux éditions Montparnasse. (3) Cité par Jules Claretie dans Le Musée de la Comédie-Française, 1680-1905, Émile Dacier, éd. Librairie de l’art ancien et moderne, 1905, p. viii.
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university of exeter
courtesy galerie yvon lambert
La vie des lettres
exposition Suivez le lapin blanc ! Alice, l’héroïne de Lewis Carroll, a 150 ans cette année. Trois expositions retracent ses multiples vies, dans tous les arts. « Images d’Alice », jusqu’au 11 mars, bibliothèque
Les Champs libres, Rennes (35).
« Alice au royaume des cartes à jouer », jusqu’au 11 mars, Musée français de la carte à jouer, Issy-les-Moulineaux (92).
« Alice in Wonderland Through the Visual Arts », jusqu’au 29 janvier à la Tate Liverpool (Royaume-Uni), puis du 25 février au 3 juin 2012 au musée d’Art moderne et contemporain de Trento e Rovereto (Italie), et du 20 juin au 30 sept à la Hamburger Kunsthalle de Hambourg (Allemagne).
Alice au pays des merveilles, par Thomas Perino, 2008.
C
ent cinquante ans : on n’a jamais vu une petite fille atteindre un tel âge sans grandir. C’est bien assez pour qu’Alice, ayant conduit une douzaine de générations au pays des merveilles, ait bouleversé en profondeur la littérature pour enfants, la littérature tout court, le monde de l’illustration et, par rebond, les arts plastiques – accompagnant la peinture, le cinéma, l’installation dans leurs développements successifs. Elle est même l’un des premiers personnages à avoir déployé son existence, du vivant de l’auteur, hors de la littérature : née des contes, des jeux de cartes et de la correspondance échangée entre Lewis Carroll et ses ami(e)s enfants, la petite fille se déclina très rapidement en pochettes à timbres, boîtes à biscuits ou jeux des sept familles. Trois expositions – deux en France, une troisième successivement présentée en divers lieux d’Europe – explorent cet univers tentaculaire et le destin singulier de ce personnage. Par bonheur, et peut-être par impossible, on aura donc évité la commémoration solennelle de ce qui est thomas perino
À voir
devenu un monument de la littérature mondiale. Anticipant de plus de six mois la date de naissance historique du personnage (le 4 juillet 1862), les expositions qui se tiennent à Liverpool, à Rennes et à Issy-les-Moulineaux ressemblent joyeusement à des fêtes de non-anniversaire. Chacune s’est penchée sur un aspect précis de l’œuvre et de ses effets : illustrations (Rennes), arts plastiques (Liverpool), jeux (Issy-les-Moulineaux). On pourrait regretter qu’une nouvelle fois le texte soit laissé en retrait… Mais les commissaires ont le mérite d’attirer l’attention sur l’immense impact, dans l’imaginaire, d’une histoire unique à beaucoup d’égards. En seulement deux livres (Les Aventures d’Alice au pays des merveilles et De l’autre côté du miroir et ce qu’Alice y trouva), Lewis Carroll a simultanément libéré la littérature enfantine de l’obligation d’éduquer et d’instruire, introduit dans la narration des personnages faits d’ambiguïtés linguistiques et de problèmes logiques, reflété l’espace-temps spécifique aux rêves, porté l’art du non-sens à son apogée et ouvert, en anglais, la possibilité d’innovation verbale dans laquelle James Joyce et bien d’autres après lui allaient s’engouffrer. Et cette révolution générale, si ambitieuse et si complexe à appréhender, s’est appuyée dès l’origine sur les images – celles que Lewis Carroll dessina lui-même dans son manuscrit, puis celles que John Tenniel créa sous son étroite direction. Il faut donc renoncer à l’idée qu’il y aurait d’abord un texte littéraire et seulement ensuite des images pour l’illustrer. Certes, les illustrations ne font pas d’Alice un cas à part – presque tous les ouvrages de l’époque sont illustrés, a fortiori lorsqu’ils se destinent aux enfants. Mais les aventures d’Alice
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national portrait gallery/londres
bien des artistes (Emmet Gowin, Kiki Smith ou Pat Andrea, dont vingt-quatre toiles sont exposées à Issy-les-Moulineaux) illustreront l’histoire de la petite fille. Mais, au-delà d’un simple récit, l’influence de Carroll se perçoit dans les variations contemporaines sur le temps (Joseph Kosuth et Torsten Lauschmann) ou sur les miroirs (Duane Michals, AA Bronson, Douglas Gordon) – quitte à dispa raître, comme le chat du Cheshire, en une simple référence (Pierre Huyghe, A Smile Without a Cat). Ainsi, Lewis Carroll n’apparaît plus simplement comme un écrivain, et Alice comme son personnage : leur duo incarne un vaste questionnement sur la construction de l’identité – comment savoir qui je suis, et pour combien de temps ? Plus modeste et moins inventive, l’exposition de la bibliothèque de Rennes complète cette approche philosophique par plusieurs histoires. La première est d’ordre bibliophilique, car, de la toute première édition de 1865 aux publications les plus récentes, les deux récits ont contribué à étendre le domaine de l’édition. Adaptées au théâtre (1876), les aventures d’Alice se simplifièrent pour les tout-petits De gauche à droite. Sans titre 5 (rêve), Anna (The Nursery Alice, 1889), sortirent en livre de Gaskell, 1996. Alice au pays des merveilles, image poche dès 1903, puis inaugurèrent l’exploitation de de lanterne magique, 1920-1925. Alice Pleasance produits dérivés. Au même moment commençait Liddell, par Lewis Carroll, été 1858. une seconde histoire, filmographique : les premières placent ou déplacent la littérature à la croisée du adaptations, signées Cecil Hepworth et Percy Stow visuel et de l’auditif, du sensoriel et du logique, en 1903, puis W. W. Young en 1915, témoignent de comme de l’angoisse et de l’humour. Laissant l’es- la fascination pour les effets spéciaux qu’impose le prit humain fasciné, le récit brise nos catégories récit. Les suivantes, qui mélangent souvent les deux comme un casse-noisettes. Pourquoi ? Comment ? livres, prendront chaque fois la couleur du temps – un humour froid chez Norman La meilleure réponse émane de « Les deux Alice McLeod en 1933, un élan d’esl’exposition anglaise, admirable ne sont pas des livres poir chez Lou Bunin (1949), la par la qualité des œuvres prépour les enfants ; nostalgie de l’enfance chez sentées, l’ampleur du propos et ce sont les deux Disney (1951), et ainsi de suite. l’intelligence des moyens déseuls livres qui nous Quant aux illustrateurs français ployés. En commençant par les présentés à Rennes et à Issy, peintures des préraphaélites font, nous, devenir chacun sera séduit ou prendra que fréquentait Charles Lut des enfants. » ses distances selon qu’il y re widge Dodgson, alias Lewis CarVirginia Woolf connaîtra ou pas « son » Alice. À roll, l’exposition aborde à juste titre l’écrivain par l’image : ses photographies la fin, il faudra bien admettre que la littérature et la – mises en scène d’enfants, portraits de famille, pay- logique ont quelque chose à voir avec les jeux de sages – témoignent d’une tension vers l’Idéal qui cartes, de croquet, de plateau, inventés par Carroll est le recto d’une fantaisie échevelée. Le relais sera et exposés, jusqu’en mars, au Musée français de la pris par les surréalistes et, après Max Ernst et Dalí, carte à jouer. Maxime Rovere
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Paris (6e) Jusqu’au 19 mars
Qui encadrera Delacroix ? En 1863 mourait Eugène Delacroix. L’année suivante, Fantin-Latour achevait son célèbre Hommage à Delacroix , réunissant critiques (Baudelaire, Champfleury…) et peintres (Manet, Whistler), autour d’un autoportrait du disparu. Le musée Delacroix a décidé de retracer la création de cette toile. Intitulée « FantinLatour, Manet, Baudelaire : l’Hommage à Delacroix », elle relate comment furent choisis ceux qui entoureraient le peintre sur le tableau de Latour, qui fut exclu de la compagnie. S’y ajoutent des portraits croisés des artistes élus et des œuvres témoignant de l’influence de Delacroix. www.musee-delacroix.fr/ Angoulême Du 26 au 29 janvier
Strindberg strips Le Festival d’Angoulême abritera, jusqu’au 29 janvier, une surprenante exposition relatant l’influence de l’œuvre d’August Strindberg sur les auteurs de bande dessinée suédois, tels Anneli Furmak (Peindre sur le rivage, éd. Actes Sud/l’AN2) ou Kolbeinn Karlsson (The Troll King, éd. Fantagraphics). Titre de l’exposition – qui sera reprise par l’Institut suédois de Paris à partir du 7 février : « La vie n’est pas pour les amateurs ». www.bdangouleme.com/ Paris (10e) usqu’au 14 janvier J
L’œil d’un éditeur
Alice au pays des merveilles par Rébecca Dautremer, 2010.
gauthier-languereau/hachette livre
the stapleton collection/bridgeman/giraudon
Lewis Carroll, le 28 mars 1863.
expositions
La galerie Les Douches accueille une exposition consacrée aux éditions Only Photography, spécialisées dans la photo d’art. Parmi les artistes exposés, le Japonais Yutaka Takanashi, photographe de l’urbanité nippone, Frauke Eigen, allemande fascinée par l’architecture japonaise, l’Américain Ray K. Metzker, qui se concentre sur les automobiles… ww. lesdoucheslagalerie. com/
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Critique Fiction
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Europe, années zéro L’Inquiétude d’être au monde, Camille de Toledo, éd. Verdier, 64 p., 6,30 €.
Par Victor Pouchet
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oyez comme plus rien ne demeure » : l’inquiétude, le tremblement se sont emparés du corps des choses et des hommes. Depuis plusieurs années et quelques livres à la frontière de l’essai et du roman, Camille de Toledo décrit le monde pris dans l’oscillation entre la folie meurtrière du xxe siècle et la fureur fictionnelle du xxie siècle. Le Hêtre et le Bouleau. Essai sur Extrait la tristesse européenne était une « tentative d’adieu au xxe siècle » quelques années et qui entend ais déjà, quelqu’un dont je ne cesse réunir une communauté d’au et à son tas de hontes et de hande réciter la phrase écrivait : teurs et de traducteurs par-delà tises, qui faisait de nous des Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie. les langues et les nations. spectres effrayés par l’idée de Premier acte de notre inquiétude. Le livre commence par une retomber indéfiniment dans les Modernité d’une sensation nouvelle du vertige image : le visage d’Anna Matrous ensanglantés de ce siècle. qui entrait ainsi, par une phrase, gnani dans Mamma Roma de L’Inquiétude d’être au monde sur la scène du monde Pasolini. La mère observe son réagit au risque inverse de voir et qui ne fut suivie de rien. enfant sur un manège, et ne le l’Europe du xxie siècle combler Qui a construit l’école de cette phrase ? voit pas disparaître. Pensant les trous, consoler les peuples École de l’effroi, du vertige ? qu’il lui a été volé, elle crie son avec « une sédimentation de Qui nous a préparés à vivre avec cette inquiétude ? fictions/ et la prison que nous nom, affolée : « Ettore ! Ettore ! » Les écoles, les institutions, construisons/ pierre après Camille de Toledo figure une intoutes ont choisi la voix pleine, meurtrière du progrès. pierre, dans l’espoir/ de nous quiétude première, celle de la libérer du vertige ». disparition, l’angoisse de voir les L’Inquiétude d’être au monde, Camille de Toledo Comme les précédents livres de enfants fuir le manège agité du Toledo, celui-ci déborde les monde. L’inquiétude inverse est genres connus : il est écrit sous forme de vers, évoque Camille de Toledo celle de ces enfants embarqués sur le manège, orpheAnders Behring Breivik, le tremblement de terre japo- poursuit à sa manière lins d’une histoire en miettes, dont ils ne peuvent hénais, cite Aimé Césaire et Pascal. Bien plus qu’un essai les réflexions de riter. Dans Vies pøtentielles (2011), Camille de Toledo ou un simple poème, ce pourrait être un discours, Paul Valéry sur donne à lire toute une lignée de ce qu’il nomme les puisque le livre a la légèreté – soixante pages en grande la « crise de l’esprit ». « orphelins » du siècle présent : un garçon s’invente un partie versifiées – mais aussi la force de la parole promonde de personnages pour survivre ; un homme noncée. Après l’avoir lu une première fois au Banquet parle à des murs d’écrans ; une femme se forge une du livre de Lagrasse, en août 2011, Camille de Toledo généalogie de déportés juifs… Tous, à leur manière, disent aussi cet « impossible apaisement/ dont nous le publie aujourd’hui dans un espoir ouvertement poliportons le souvenir ». tique et poétique, celui « de voir les mots agir sur et Camille de Toledo construit ce nouveau texte comme dévier l’esprit contemporain de l’Europe ». Il faudrait une généalogie de l’inquiétude, un chant en vers qui lire ce livre à haute voix et le faire lire pour comprendre que cette ambition n’est peut-être pas si folle. Et savoir avance par à-coups, reprises et reformulations. Les couaussi que, cette utopie européenne, Camille de Toledo pures des vers semblent marquer matériellement les césures de l’histoire, inquiétant le rythme de la phrase la poursuit par ailleurs avec l’initiative très concrète de et des images : cette langue sans repos avance par la la Société européenne des auteurs, qu’il a créée il y a
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olivier roller/fedephoto
mise en concordance d’éclats, d’images-fusées, pour re prendre un terme baudelairien. L’écrivain fait remonter ce récit poétique de l’incertitude du progrès à la Grande Guerre, celle qui a « physiquement tranché », qui a donné naissance à des enfants « à la fois libres et am putés », « gosses d’un savoir fou », « enfants de la dé- mesure ». À sa façon, il poursuit les réflexions de Paul Valéry sur la « crise de l’esprit », quand, en 1919, le poète lançait ce cri si puissant face au désordre mental de l’Europe : « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. » Camille de Toledo montre combien le tourniquet du réel et du cauchemar n’a pas fini depuis son cycle mortifère. Dernier cauchemar en date : le massacre d’Utøya, île devenue champ de bataille sous les balles « d’un gamin qui se prend pour le diable », qui joue sa partition de « pop-fascism », c’est-à-dire « une synthèse inédite des fictions américaines/ et des démons européens./ Ou encore : l’histoire monstrueuse de l’Europe/ déportée, puis transformée, puis réimportée à la façon/ du énième tableau d’un jeu de guerre/ hollywoodien ». Le texte de Camille de Toledo est un « Nous autres, civilisations, savons maintenant que nous sommes fictionnelles », construites sur un réseau vertigineux de récits, de simulations, à partir de mémoires en lambeaux, de familles éclatées, et de fantasmes d’identité. L’auteur affronte en effet la réaction politique et philosophique de l’Europe face à ce vertige inquiet. Cette réponse a tenu selon lui dans quelques mots consolateurs, offerts par ceux qu’il appelle les « promettants » : les mots « nations, identités, assurance, médicaments », c’est « l’orgueil fêlé et réarmé dans le cauchemar/ d’une pureté culturelle, entretenue, défendue,/ soutenue par la démagogie quotidienne et la paranoïa ». Inutile de dire que Toledo ne nous donne pas de solution pour nous désinquiéter. S’il y avait une voie à suivre, ce serait d’apprendre à vivre dans ce vertige, vertige des identités, des langues, des fictions, accepter de vivre sans universel, puisque « dans l’entre des langues, there is kein Universel ». Camille de Toledo se revendique du « parti de l’entredes-mots » et retrouve cette idée fixe autour de laquelle tourne toute sa pensée littéraire, celle d’une « école du vertige », qui enseigne à vivre dans un univers de strates de fictions, une pédagogie qui prépare les enfants « au nulle-part où ils sont appelés à vivre :/ Nowhere de las lenguas ». « Notre besoin de consolation est impossible à rassasier », écrivait Stig Dagerman. Toledo poursuit : « Il n’y a pas de remède à notre inquiétude. Ne cherchons pas dans le monde la parole, le mot, la figure de consolation. Essayons de nous tenir, dans l’inquiétude, sans nous soumettre. » Quand le messie super-héros frappe à sa porte pour vendre la libération de l’inquiétude, le poète lui offre à boire, dans l’espoir de le saouler une fois pour toutes.
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Ricochets sur une mer morte Aral, Cécile Ladjali, éd. Actes Sud, 256 p., 18,90 €. Par Aliette Armel
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u fil de ses romans, Cécile Ladjali s’impose par l’originalité de son univers. Ses personnages créent et affrontent des situations hors norme, à l’ample résonance métaphorique. Dans Aral, elle ne s’inspire plus de la catastrophe intime ayant détruit l’existence de créateurs marquants de l’histoire culturelle – le peintre Rothko dans La Chapelle Ajax (2005), Paul Celan et Ingeborg Bachmann dans Ordalie (2009). Son roman prend pour cadre la catastrophe écologique qui détruit les régions entourant la mer d’Aral et la menace que font peser sur la population des souches pathogènes transportées par l’eau des villes, aux abords d’une usine d’armes bactériologiques hâtivement démantelée. Face au vide extérieur, aux « trous noirs de la mémoire », à la violence de la dévastation et à la désertification, la surdité est le refuge d’un narrateur au bord de la folie. Elle « finit par lui imposer une autre forme d’écoute », celle du plus profond de lui-même. Paradoxalement, cette « perception des choses se traduit musicalement » et lui ouvre la voie de la création, de performances artistiques où il se produit seul avec son violoncelle, et d’un opéra fondé sur une légende célébrant le pouvoir du sacrifice. « C’est la peur qui tue toujours », affirme Alexeï. Sa Cécile Ladjali surdité lui permet d’envisager de sauver le monde en le rendant insensible à « la voix du Serpent » : avec Cécile Ladjali, la Bible et les grands mythes ne sont jamais loin. L’écrivaine excelle à tisser les liens obscurs entre amour et création, création et folie, folie et destruction, entre solitude et disparition du sens. Décrits avec lucidité, uniquement du point de vue masculin, les personnages féminins deviennent des figures archétypales : Zéna, l’amante et la muse de toujours, est l’épouse qu’aucun abandon ne peut exclure de l’existence d’Alexeï et de son désir de fusion dans l’unité primordiale ; la mère perd sa légitimité biologique et, par son acceptation de la vérité des origines, permet à Alexeï de donner à Nulufar, la jeune prostituée, un étrange statut de fille. Les multiples détours de l’histoire explorent les territoires au milieu desquels une personnalité humaine se structure ou se déstructure : la famille, les relations amoureuses et professionnelles, l’environnement social, politique, géographique, naturel et culturel. Cécile Ladjali n’élude aucune de ces composantes en insistant sur les fractures et leur pouvoir de mort. C’est la réparation, le retour de la mer aspirée hors du paysage, qui ouvre la porte à la rédemption. Les dissonances, qui, en musique, sont « les plus fidèles traductions du monde plein de chausse-trapes et de mensonges », surgissent aussi à l’intérieur du texte de Cécile Ladjali sous forme de méta phores intrigantes, de bifurcations déroutantes dans le cours de l’histoire. Elles complexifient l’adhésion du lecteur au récit du narrateur, dont les émotions s’expriment principalement à travers l’invention d’une huitième note de la gamme : sa vibration échappe à ceux qui n’ont pas renoncé aux sensations et aux désirs.
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ACTES SUD
Dossier
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Un inextinguible volcan
Saint-Simon Fort petit au physique, M. le duc de Saint- meurtrier, il n’inventa rien mais ressuscita Simon (1675-1755) fut l’âme la plus haute qui tout. Nul plus fidèle au souvenir de Louis XIII, fût jamais et, grand seigneur imité de beau- mais aussi à Rancé, au duc de Bourgogne, au coup, son style égalé de personne. Né Louis Régent, à Mme de Saint-Simon. Avec cela, de Rouvroy d’une rinçure de vieillard qui jamais tant d’indépendance, de dédain des devait tout au roi précédent, il rêva la mo- postes, des charges, des pensions, de mépris narchie idéale mais vit Louis XIV et tout d’un de l’argent. C’était un homme qui ne disait règne tourner à la décrépitude, au pêle-mêle pas tout ce qu’il pensait mais jamais ce qu’il des signes, au chaos. Pour l’extérieur, des ne pensait pas, et que la charité ne tenait pas yeux noirs, vifs, perçants, auxiliaires voraces renfermé dans une bouteille. Car il avait eu le d’une curiosité insatiable, bien que le regard dessein, et ce dès l’âge de 20 ans, dans le plus honnête, franc, trempé souvent d’ironie mais intime secret de son arrière-cabinet qu’il plus encore d’acier. Avec cela, un corps nomma plaisamment sa « boutique », d’écrire maigre, menu, prodigieusement nerveux, sur tout ce qu’il aurait entendu, vu, observé, qui ne laissait pas mais bien à couvert, Il avait eu le dessein, d’étonner ses amis et à la condition de et ce dès l’âge de 20 ans, qui l’avaient souvent demeurer sagement d’écrire sur tout ce qu’il vu se jucher d’un posthume. Entreaurait entendu, vu, observé, bond sur un meuble prendre et réussir fut mais bien à couvert, pour mieux sub pour lui la même juguer son auditoire et à la condition de demeurer chose, hallucinante. lors de disputes sur De là ce monument sagement posthume. les rangs et le roi, qui inégalable et inégalé ne l’aimait point et qu’il admirait peu. Ayant qui, dans une prose de cannibale hérissée de toujours été en sous-main de tout dans ce piques, vibrante de palpite, ruisselle de joyaux rien qu’est le monde, nul ne sut la carte de la taillés baroques dont les éclats électriques cour avec plus de passion, de précision, fusent, ricochent, foudroient en secousses et d’assiduité à la sonder et à la percer ; nul donc diableries. De là aussi, sous l’alibi de la vertu plus en garde et en manœuvres contre et la plus pure, de la vérité la plus intransipour les ambitions, les vices, les intrigues, les geante, de la légitimité la plus absolue, cabales. Personne en même temps plus enfu- quoique partiale et colorée d’affectivité rié par la corruption, la gabegie, les men subreptice, la plus formidable entreprise de songes, les turpitudes innombrables qui de démystification de l’espèce humaine réduite ce temps le sont de tous ; et en même temps à puces écrasées sous talon rouge. De là cet personne plus prompt à s’en enflammer, tout écho de gloire dorée par-delà les siècles que d’une pièce et sans arrière-pensées, toujours Chateaubriand, Proust, Céline répercutent fonçant droit au fait et bille en tête. Ne se sans l’égaler. De là enfin que, si ce nain n’était piquant pas de belles-lettres, son nom fut son que son buste, le nom gravé sur son socle est renom, sa bonne foi sa foi, ses Mémoires la celui d’un colosse, et son œuvre, solitude Mémoire. Et ne visant qu’à viser juste, fronta- continentale, toute-puissance océanique, la lement, au corps à corps presque toujours plus grandement française. C. G.
Louis de Rouvroy, duc de Saint-Simon, peinture de Perrine Viger du Vigneau, 1887, d’après un portrait de Hyacinthe Rigaud (1659-1743), musée du château de Versailles.
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Dossier coordonné par Cécile Guilbert
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