Stefan Zweig

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grand entretien peter Handke « La vraie fiction, c’est une grâce »

bicentenaire Kierkegaard Son apport à la pensée moderne

M 02049 - 531 - F: 6,00 E

DOM 6,60 € - BEL 6,50 € - CH 12,00 FS - CAN 8,30 $ CAN - ALL 7,50 € - ITL 6,60 € - ESP 6,60 € - GB 5 £ - AUT 6.70 € - GR 6,60 € - PORT CONT 6,60 € - MAR 60 DH - LUX 6,60 € - TUN 7,3 TND - TOM /S 900 CFP - TOM/A 1400 CFP - MAY 6,50 €

inédit F. S. fitzgerald : freud, les femmes et moi

www.magazine-litteraire.com - Mai 2013

d o ss i e r

Zweig Stefan

L’écrivain et ses mondes


Éditorial

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Service abonnements Le Magazine Littéraire, Service abonnements 17 route des boulangers 78926 Yvelines cedex 9 Tél. - France : 01 55 56 71 25 Tél. - Étranger : 00 33 1 55 56 71 25 Courriel : abo.maglitteraire@groupe-gli.com Tarifs France 2011 : 1 an, 12 numéros, 62,50 €. Achat de revues et d’écrins : 02 38 33 42 87 U. E. et autres pays, nous contacter. Rédaction Pour joindre directement par téléphone votre correspondant, composez le 01 44 10, suivi des quatre chiffres placés après son nom. Directeur de la rédaction Joseph Macé-Scaron (13 85) j.macescaron@yahoo.fr Rédacteur en chef Laurent Nunez (10 70) lnunez@magazine-litteraire.com Rédacteur en chef adjoint Hervé Aubron (13 87) haubron@magazine-litteraire.com Chef de rubrique « La vie des lettres » Alexis Brocas (13 93) abrocas@magazine-litteraire.com Directrice artistique  Blandine Scart Perrois (13 89) blandine@magazine-litteraire.com Responsable photo  Michel Bénichou (13 90) mbenichou@magazine-litteraire.com Rédactrice  Enrica Sartori (13 95) enrica@magazine-litteraire.com Correctrice Valérie Cabridens (13 88) vcabridens@magazine-litteraire.com Fabrication Christophe Perrusson (13 78) Directrice administrative et financière Dounia Ammor (13 73) Directrice commerciale et marketing  Virginie Marliac (54 49) Marketing direct Gestion : Isabelle Parez (13 60) iparez@magazine-litteraire.com Promotion : Anne Alloueteau (54 50) Vente et promotion Directrice : Évelyne Miont (13 80) diffusion@magazine-litteraire.com Ventes messageries VIP Diffusion Presse Contact : Frédéric Vinot (N° Vert : 08 00 51 49 74) Diffusion librairies : Difpop : 01 40 24 21 31 Publicité Directrice commerciale Publicité et Développement Caroline Nourry (13 96) Publicité littéraire  Marie Amiel - directrice de clientèle (12 11) mamiel@sophiapublications.fr Publicité culturelle Françoise Hullot - directrice de clientèle (secteur culturel) (12 13) fhullot@sophiapublications.fr Responsable communication Elodie Dantard (54 55) Service comptabilité Sylvie Poirier (12 89) spoirier@sophiapublications.fr Impression Imprimerie G. Canale, via Liguria 24, 10 071 Borgaro (To), Italie. Commission paritaire n° 0415 K 79505. ISSN‑ : 0024-9807 Les manuscrits non insérés ne sont pas rendus. Copyright © Magazine Littéraire Le Magazine Littéraire est publié par Sophia Publications, Société anonyme au capital de 7 615 531 euros. Président-directeur général et directeur de la publication Philippe Clerget Dépôt légal : à parution

Le moment Bakewell Par Joseph Macé-Scaron

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qui a agacé autant ses comtefan Zweig fut un grand lecteur de patriotes que ses contemMontaigne. Il lui consacra un court essai porains est le souci permafiévreux, et l’on sait pourquoi. « Ici est nent de l’auteur des Essais un Toi, dans lequel mon Moi se reflète », de ne jamais compro­mettre lui dit-il. Cette conversation que nous son indépendance. avons depuis plus de quatre cents ans avec l’auteur des Essais et ce jeu de miroirs nourrissent le cha­ i petite que soit notre pitre introductif du Comment vivre ? de Sarah lampe, ne donnons Bakewell (1), qui nous démontre avec force et grâce jamais l’huile qui l’alique l’on peut écrire un livre savant, intelligible à mente, mais la flamme qui tous. « Depuis des siècles, souligne la couronne, nous dit en Virginia Woolf, les gens se sont tousubstance Bakewell. « Il faut Le livre de Sarah jours pressés en foule, devant ce se prêter à autrui et ne se Bakewell sur tableau, en sondant les profondeurs, y donner qu’à soi-même », Montaigne est non voyant le reflet de leur propre visage, Montaigne. Si nous seulement intelligent, écrit et ils y voient d’autant plus de choses nous étudions, nous ne faimais aussi salubre. qu’ils le regardent plus longtemps, sons aucun mal. Au moins, sans jamais pouvoir dire exactement pendant ce temps, nous ce qu’ils y voient. » L’homme est, par nature, n’affrontons pas les gens, nous ne nous ruons pas sur « ondoyant », et, être singulier, c’est être nécessaire- eux. Nous ne considérons pas notre prochain comme ment pluriel. D’où l’habileté de l’essai de Bakewell un obstacle à terrasser. Que l’on s’abstienne de tout qui a choisi, pour dialoguer avec Mon­taigne, une mal, que l’on fasse le bien quand l’occasion se présubtile marqueterie éditoriale. À partir de la ques- sente, que l’on prenne en main sa vie hasardeuse, tion « Comment vivre ? », l’auteur fait surgir vingt puisque rien n’a de sens, si ce n’est en elle. Rien de « tentatives de réponse ». Vingt chemins qui plus. Rien de moins. Des esprits chagrins trouveront devraient nous perdre et nous ramènent tous dans que c’est là une morale bien trop minimaliste. Cette cette clairière que sont les Essais. accusation m’était parvenue quand j’avais écrit Monenser à hauteur d’homme. Tel est l’objet de taigne, notre nouveau philosophe. Aussi je soutiens ce livre étonnant, qui a connu un immense sans réserve la démarche ingénieuse de Sarah Basuccès aux États-Unis et en Angleterre. Il fau- kewell, car son livre est, aujourd’hui, non seulement dra bien un jour nous demander pourquoi Mon­ intelligent mais aussi salubre. Qui ne voit pas que les taigne a immédiatement été lu, commenté, repris bateleurs et les publicistes sont prêts, actuellement, en Angleterre (Bacon, Shakespeare…), mais boudé, à embrasser les plus radicales, les plus ab­surdes des critiqué en France. Sarah Bakewell nous donne deux illusions pour peu qu’elles flattent les encolures des clés pour comprendre cette injustice. Dans le cha- peuples ? Faudra-t-il que nous subissions l’épreuve pitre « Tout remettre en question » d’abord : Mon- d’une de ces effrayantes rechutes de l’humanité pour taigne doute, y compris de son propre doute. Et le comprendre ? Faudra-t-il de nouvelles guerres de c’est, en effet, cette démarche qui fonde « son Religion, de nouveaux Vassy et Saint-­Barthélemy empressement à accepter l’imperfection ». C’est pour accepter l’idée que sa leçon n’est ni datée ni cette démarche qui fonde aussi sa grande erreur aux théorique ? Merci, madame Bakewell. yeux de Pascal, pour qui « la faillibilité est insupporj.macescaron@yahoo.fr table en soi ». Dans le chapitre « Garder son huma- (1) Comment vivre ? Une vie de Montaigne en une nité » ensuite : Montaigne est décrit comme un question et vingt tentatives de réponse, traduit de l’anglais héros qui résiste à toute prétention à l’héroïsme. Ce par P.-E. Dauzat, éd. Albin Michel, 494 p., 23,50 €. capman/sipa

Édité par Sophia Publications 74, avenue du Maine, 75014 Paris. Tél. : 01 44 10 10 10 Fax : 01 44 10 13 94 Courriel : courrier@magazine-litteraire.com Internet : www.magazine-litteraire.com

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Sommaire

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Correspondez avec Blaise Cendrars

Alors que ses œuvres autobiographiques paraissent dans La Pléiade, les éditions Zoé publient deux belles correspondances de l’écrivain. Découvrez deux de ses lettres en ligne (voir aussi le feuilleton de Charles Dantzig, p. 30-31).

Le cercle critique

Chaque mois, des critiques inédites exclusivement accessibles en ligne.

Ce numéro comporte 2 encarts : 1 encart abonnement sur les exemplaires kiosque, 1 encart Edigroup sur exemplaires kiosque de Suisse et Belgique.

lEBrECht/ruE dES arChivES-imagno/la CollECtion-danilo dE marCo

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Cahier critique : les Mémoires d’ Edna O’Brien

rita mErCEdES Pour LE MAGAZINE LITTÉRAIRE

Grand entretien : Peter Handke

3 L’éditorial de Joseph Macé-Scaron 6 Contributeurs

Le dossier 48 Stefan

Perspectives 8 Quel Kierkegaard

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10 12 14

pour aujourd’hui ?

pages réalisées par Patrice Bollon Repères biographiques Entretien avec Vincent Delecroix Se sacrifier plutôt que pécher par désespoir, par Flemming Fleinert-Jensen 15 Son influence en littérature, d’Ibsen à Robbe-Grillet L’actualité 18 La vie des lettres Édition, festivals,

spectacles… Les rendez-vous du mois

30 Le feuilleton de Charles Dantzig

54 56 58 60 61 62 64 66 68 69 70 72 74 76 78 80

la langue des serpents

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du gâteau au citron

Le magazine des écrivains 84 Grand entretien avec Peter Handke 90 Admiration Casanova, par Marianne Alphant 92 Projection privée Borges en DVD,

43 Yokô Ogawa, Le Petit Joueur d’échecs 44 Max Frisch, Esquisses pour un troisième

journal

44 Kathleen Winter, Annabel 45 Arthur Phillips, La Tragédie d’Arthur 46 Adonis, Le Livre II et Zócalo En couverture : Stefan Zweig (DR/collection H./dist. La Collection). En vignette : Peter Handke (Danilo De Marco pour Le Magazine Littéraire). © ADAGP-Paris 2013 pour les œuvres de ses membres reproduites à l’intérieur de ce numéro.

Abonnez-vous page 89

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Zweig

dossier coordonné par Aliocha Wald Lasowski Protocoles compassionnels, par Juliette Einhorn L’impossible éducation sentimentale, par Pierre Deshusses Mystiques de l’asphyxie, par Erika Tunner Une femme doublement négligée, par Yannick Ripa Avec Freud, transferts et contre-transferts, par Paul-Laurent Assoun Entretien avec Jean-Pierre Lefebvre Les portraits historiques, par Lionel Richard Trois maîtres, par Isabelle Hausser Son Montaigne, par Philippe Desan Son théâtre, par Jean-Claude François Entretien avec Elsa Zylberstein Adorables et nauséeuses viennoiseries, par Catherine Sauvat Un Européen fervent, par Jacques Le Rider Le Monde d’hier, par Serge Niémetz L’exil, jusqu’au désespoir, par Laurent Seksik Échec et mat, par Diane Meur La dernière suite brésilienne, par Brigitte Vergne-Cain et Gérard Rudent La Lettre d’une inconnue lue par Max Ophüls, par Olivier Maillart Une BD biographique, par P.-É. Peillon

La Puissance discrète du hasard

40 Edna O’Brien, Fille de la campagne 42 Aimee Bender, La Singulière Tristesse

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Dossier : Stefan Zweig

39 Andrus Kivirähk, L’Homme qui savait

Admiration : Casanova, par Marianne Alphant

Mai 2013

48

Le cahier critique 32 Jean-Christophe Bailly, La Phrase urbaine 33 Jean-Benoît Puech, Le Roman d’un lecteur 34 Gilles Leroy, Nina Simone 35 F.-O. Giesbert, La Cuisinière d’Himmler 36 Cécile Ladjali, Shâb ou la nuit 37 Denis Grozdanovitch,

90

n° 531

par Christian Garcin

94 Inédit Des livres et une Rolls,

entretiens avec Francis Scott Fitzgerald

98 Le dernier mot, par Alain Rey

Prochain numéro en vente le 23 mai

Dossier : Les romancières américaines


Perspectives

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Quel Kierkegaard pour Né il y a deux siècles, l’écrivain et philosophe danois représente un jalon essentiel de la modernité. Il se révèle particulièrement stratégique pour penser de grands enjeux contemporains, notamment les constituants de la civilisation occidentale et la pluralité des « modes d’existence ». Par Patrice Bollon, illustrations Baptiste Hersoc pour Le Magazine Littéraire

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ans ses Remarques mêlées (1), le journal par aphorismes tenu tout au long de sa vie, Ludwig Wittgen­ stein suggère que, si le judaïsme a institué le jour hebdomadaire de repos du sabbat, ce n’est pas seule­ ment « pour que les hommes ­puissent y refaire leurs forces », mais pour les inciter à voir leur existence « de l’ex­ térieur », et non plus uniquement « de l’intérieur » de leur affairement quotidien. On pourrait en dire autant du dimanche des chrétiens et du ven­ dredi des musulmans, mais aussi de ces commémorations des naissances ou morts de tel ou tel personnage

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Un labyrinthe très ordonné

aujourd’hui ? historique. Au lieu de se cantonner au culte de ces figures, ces événements devraient offrir l’occasion de les considérer autrement, en rompant avec les perceptions acquises.

Multidimensionnel Que Søren Kierkegaard soit né il y a juste deux siècles, le 5 mai 1813, conduirait ainsi à une célébration vide de sens si l’on se contentait de reconduire les interprétations existantes de son œuvre. Il en va autrement si l’on se saisit de cette coïncidence temporelle pour se demander en quoi sa pensée nous concerne encore, ce qu’elle nous permet de comprendre sur nous et sur les maux

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qui nous accablent : si l’on se mêle, en bref, d’analyser son « actualité ». Or cette réflexion se heurte, en ce qui le concerne, à plusieurs limites ; celles, d’abord, qui proviennent directement de son œuvre, quantitativement immense – plus de vingt mille pages, écrites en une quinzaine d’années ; une œuvre qui n’est pas, d’un point de vue qualitatif et selon le cliché en cours, « difficile » – due à un très grand styliste de la langue, elle est de fait limpide – ni « labyrinthique » – elle témoigne finalement d’une grande unité (lire encadré cidessus). Mais, pour user d’un mot d’aujourd’hui : une œuvre « multidimensionnelle », ou « multidirection-

arce qu’elle mêle des écrits sous pseudonymes – les uns P et les autres dialoguant en outre au sein d’un même ouvrage, comme dans Ou bien… ou bien… et dans les ­Stades sur le chemin de la vie, à la manière de poupées russes emboîtées – et des écrits en son nom propre, d’un tout autre ordre de préoccupation en apparence, l’œuvre de Kier­kegaard s’est souvent vu qualifier d’« éclatée » ou de « labyrin­thique ». Se pose alors, comme pour celle de Friedrich Nietzsche, bien que pour d’autres raisons, la question de sa cohérence : cette œuvre a-t-elle une unité, et de quelle nature ? Dans plusieurs textes, dont un à la fin de son Post-scriptum, dans Sur mon œuvre d’écrivain, publié sous son nom en 1851, ainsi que dans son Point de vue explicatif sur mon œuvre d’écrivain, Kierkegaard revient en détail sur cette cohérence. Dans ce dernier écrit, rédigé en novembre 1848 mais paru de façon posthume, il prétend avoir été, dès le début, un « écrivain chrétien ». Les écrits sous pseudo­nymes n’expriment donc pas sa pensée : ils présentent différents « modes d’existence » possibles, qui lui restent extérieurs ; et c’est de leur dialectique qu’émane la véritable signification, religieuse, de son œuvre entière. La démonstration est convaincante, peut-être même un peu trop… Après le Post-scriptum, son grand livre, monumental, de philosophie, on le voit en effet recourir encore à des pseudonymes. Et on peut se demander si la frontière entre ses différents genres d’écrits, esthétiques, éthiques et religieux – le passage entre ces deux derniers devant s’effectuer par un « saut » –, est aussi nette qu’il veut bien le dire. Bref, il y a une indéniable part de rationalisation dans la présentation qu’il fait de son œuvre. S’il offre bien une « clé » qui permet de s’y repérer, cette clé n’explique pas tout – heureusement, pourrait-on dire d’ailleurs. Car ce reste de flottement, sinon de contradiction, qui affecte son œuvre est sans doute ce qui lui confère sa puissance, et fait de lui – comme le disait Wittgenstein à son ancien élève de Cambridge devenu l’ami de ses dernières années, Maurice Drury (1) – « de loin le penseur le plus profond du xixe siècle ». P. B. (1) Conversations avec Ludwig Wittgenstein , Maurice Drury, traduit

de l’anglais par Jean-Pierre Cometti, éd. PUF, 2002.

(1) Traduites de

l’allemand par Gérard Granel, éd. TERbilingue, 1984, repris (sans le texte allemand) en GF-Flammarion, 2002.

nelle ». Ce qui fait que, si l’on en écarte certains contresens avérés (lire encadré p. 11), elle s’appréhende selon plusieurs niveaux de lecture – sans compter les points de vue plus restreints qu’on peut légitimement en extraire, et ce qu’elle diffuse sur un plan sensible en tant qu’œuvre d’art. Ce n’est pas qu’on puisse lui faire tout dire – ce que l’histoire de sa réception, hélas ! s’est pourtant chargée de faire, puisqu’on a lu en elle, en substance, toutes les variétés possibles de l’existentialisme (chrétien avec Chestov, athée avec


La vie des lettres

© TomasZ KIZNY. SOCIETY MEMORIAL ARCHIVES MOSCOW

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R. S. Bochlen, W. N.Volkow et S. M. Trietakow, arrêtés et exécutés pour « espionnage et résistance antisoviétique » (1937-1938).

parution Archéologie de l’infamie À travers de multiples archives, un livre poignant rend enfin leurs visages aux victimes des purges staliniennes. Par Yannick Haenel

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a destruction n’est pas seulement un aspect caché de l’histoire, elle est devenue son objet. Ceux qui croient le xxe siècle clos et prétendent qu’interroger ses secrets relève de la complaisance ne font que participer au mensonge qui en dérobe les crimes. Voici que surgissent de l’oubli organisé une série d’archives qui modifient profondément l’histoire du siècle passé – qui en aggravent encore la dimension criminelle. Il s’agit de photographies, de lettres, de journaux ­intimes, de notes d’interrogatoires et ­d’ordres d’exécution relatifs à la Grande Terreur organisée en URSS par Staline entre août 1937 et novembre 1938, une opération de nettoyage social qui, en l’espace de seize mois, a liquidé environ 750 000 Soviétiques, tous exécutés d’une balle dans la nuque après avoir été condamnés à mort par un tribunal expéditif. Cette opération est longtemps restée secrète : la mise en scène ubuesque des procès de Moscou qui, de 1936 à 1938, ont permis d’éliminer les chefs historiques de la révolution, jouant un rôle de leurre afin de camoufler ces « opérations secrètes de masse ». On connaissait la nature de cette extermination ; pas son ampleur. Soigneusement oc­ cultée, cette opération décidée par Staline ­visait à éradiquer les ennemis nationaux de

l­’intérieur : on assassina les « éléments socialement nuisibles », c’est-à-dire les koulaks, dont l’anéantissement avait commencé au début des années 1930, puis les prétendus espions allemands, lettons, finlandais, grecs, et surtout les réfugiés et exilés politiques polonais (l’« opération polonaise » constituant le chapitre le plus sanglant de la Grande Terreur, et la répétition de ce que Staline allait faire subir à la Pologne pendant la guerre). Ce volume, coordonné par le photographe polonais Tomasz Kizny, qui a collecté des milliers de photos d’identité judiciaire dans les archives de la police politique soviétique, constitue bien sûr un témoignage sur les ­crimes du communisme soviétique ; mais sa forme ouverte et labyrinthique lui confère le caractère d’un extraordinaire livre-constel­ lation, comme en a rêvé Walter Benjamin, comme en a écrit W. G. Sebald : en exhumant à travers un montage d’études, de photographies et d’entretiens les traces de la destruction, un tel livre s’offre à la fois comme traversée du monde des morts et comme archéologie de l’infamie. Il nous invite à parcourir le « paysage de la Terreur », comme l’appelle Tomasz Kizny : voici qu’apparaissent, à la périphérie des agglomérations, des forêts, des collines, des ravins, des vallées, des ri­vières, lieux ­banals, somptueux ou tristes, où se sont déroulées les exécutions, et où les victimes ont

été enterrées. Des étoles brodées sont at­ tachées aux pins en signe de mémoire ; parfois ce sont des fleurs en plastique déposées à même le sol, des croix en bois, des lumignons, des portraits des victimes fixés sur le tronc des bouleaux qui transforment la forêt en un cimetière de mémoire, et l’oubli en ­résistance fragile.

Charnier transformé en dépotoir C’est toute une topologie de la mémoire soviétique qui nous est ainsi proposée : cette extermination a eu lieu simultanément à l’intérieur des douze fuseaux horaires de l’URSS, de la Biélorussie aux républiques d’Asie centrale, en passant par le cercle polaire. En découvrant sur la carte de l’URSS que les ­fosses communes saturent l’entièreté du territoire, en comprenant qu’une telle hécatombe relève d’un programme de dépopulation, on pense aux analyses d’Elias Canetti, qui a mis en évidence le lien entre la fascination de la puissance et l’accumulation de victimes qui la nourrit : le crime de masse se révèle l’horizon pathologique de la puissance. Une image semble plus pathétique encore que les autres, parce qu’elle parle de l’avenir planétaire des morts : celle du ravin Kachtak, proche de l’ancienne prison du NKVD, à Tomsk. Les fosses communes ont été volontairement comblées de gravats et ­transformées

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en décharges publiques avec l’autorisation si l’acte photographique lui-même les exé­ des autorités locales : à la place des morts, ce cutait. Visages tourmentés, grimaçants, révol­ qu’on voit, ce sont des déchets. tés qui, en regardant l’objectif du photo­ Dans l’un des Récits de la Kolyma, Varlam graphe, dévisagent le temps lui-même et Chalamov raconte qu’à la Kolyma on ne brû­ mettent en jeu notre capacité à les regarder, lait pas les cadavres, on se contentait de les à supporter leur solitude. déposer dans les rochers de la montagne : le À travers leurs yeux grands ouverts sur la gel les recouvrait. Un jour de printemps, un mort, on ne peut s’empêcher d’entrevoir ce bulldozer d’exploitation forestière met à nu passage du temps qui s’est éteint avec leur les roches gelées : apparaît une grande fosse exécution et qui renaît avec la révélation de remplie de cadavres non décomposés. Cha­ leur identité : lueur à la fois effrayante et lamov écrit : « Les cadavres attendaient. » pleine de vie, porteuse de « la petite faille C’est ainsi que nous apparaissent, dès la cou­ dans la catastrophe continuelle » dont parle verture de ce livre, les photographies retrou­ Walter Benjamin, qui seule détourne, ­quoique vées des victimes de la Grande Terreur : elles d’une manière infime, le processus de la nous sidèrent parce qu’elles nous regardent destruction. Cette lueur violente dans depuis un monde enfoui, les yeux des condamnés depuis le pays des morts, Photographier depuis la montagne de un prisonnier, c’était vous saute au visage ; vous cadavres. feuilletez le livre de plus en déjà le condamner. En présentant ces clichés plus vite ; vous ne pouvez pris par les agents du plus échapper à leur re­ NKVD, Tomasz Kizny ex­ À lire gard : vous ouvrez sans plique que « la photogra­ cesse ce volume qui devient La Grande Terreur en URSS, phie du condamné était 1937-1938, Tomasz Kizny, obsédant, vous cherchez exigée afin de pouvoir éd. Noir sur Blanc, 410 p., 40 €. comment regarder ces vi­ l’exécuter dans les règles ». sages avec justesse, et com­ Photographier un prisonnier, c’était donc le ment y consacrer votre pensée. En même condamner : le cliché s’apparentait à un arrêt temps vous vous sentez dérangé, mis à nu, de mort ; et il semble que ces photographies vous ne pouvez vous empêcher de vous es­ aient été présentes sur le lieu et au moment quiver. Vous comprenez que ce qu’on nomme de l’exécution, servant aux bourreaux à véri­ l’histoire n’existe qu’à travers une incarnation fier l’identité de leur victime. fantôme, celle des victimes qui reviennent Ce ne sont donc pas seulement des noms dire silencieusement qu’elles ont disparu ; et qu’un tel livre sauve de l’enfouissement, mais qu’à travers ce retour espéré autant que re­ des visages, des regards, des yeux qui percent douté se déplace l’idée qu’on se fait de la fron­ l’occultation qui va les ensevelir. Ces visages tière entre ce qui est vivant et ce qui est mort. sont terribles : à travers leur fixité, c’est Faire vivre ce qui était destiné à la mort est un ­l’instant de la mort que nous lisons, comme acte politique.

© TomasZ KIZNY

Plaque funéraire de K. E. Stepanovna, 1906-1937, fusillée, à Bykovia, près de Kiev.

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édition

Fictions des fragrances Il ne s’agit pas de tirer Combray d’une tasse de thé, mais presque. Les éditions Actes Sud lancent une nouvelle collection, « Essences », où les écrivains sont invités à se laisser emporter par un parfum cher à leur nez. Deux premiers textes sont parus : Corps et âme, où Cécile Ladjali s’intéresse à la prostituée, ici renommée Madeleine, qui oignit les pieds du Christ et que l’auteur, après réécriture de l’épisode biblique, expédie à Marseille à l’époque de l’Inquisition. Et Le Doux Parfum des temps à venir, où Lyonel Trouillot prête sa voix à une mère intemporelle.

Proust mort et vif Henri Raczymow décrit dans Notre cher Marcel est mort ce soir (éd. Denoël) l’auteur épuisé par le succès, les déménagements, les félicitations et sa santé vacillante. Entre visites et fumigations, remembrances et corrections, Proust voit s’agiter la noria de ses amis et soutiens. Tout un petit monde que Raczymow, suivant le processus proustien, a ressuscité à partir de leurs figures lyophilisées dans les textes.

Collectif camusien « Pourquoi Camus ? », interroge dès son titre le recueil de textes analytiques et admiratifs (éd. Philippe Rey) dirigé par Eduardo Castillo. Pourquoi cette popularité pérenne qui le distingue des auteurs de son temps et de sa stature ? Parce qu’il fut « la mauvaise conscience et l’honneur de la gauche » ? comme l’assure Jean-Yves Guérin. Parce que Camus fut cet « homme bon » que décrit Jean-François Mattei ? Parce que, « dans un monde où plus personne n’imagine changer quoi que ce soit, on revient à Camus » ? comme l’explique Alexis Jenni. Ou faut-il en chercher l’origine dans le noyau indicible de L’Étranger, son énigme toujours posée, toujours rétive aux gloses scolaires ou savantes ? Cette thèse a nos faveurs : ce qui résiste dure.


Critique

olivier roller/Divergence

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Bailly dans les villes

obligatoires des étudiants blésois de Bailly, ce livre qui mêle « l’intervention publique ou critique à la simple caractérisation, voire à la notation et à la rêverie » n’en appartient pas moins à la littérature, c’est-à-dire à une créatrice Extrait mise du monde en mots. Sa mélancolie tendue est contenue jusqu’aux « Trois visions » qui le abiter n’est pas jouer, ériger concluent : « […] un monde n’est pas jouer. Jouer, c’est vivre, meilleur souvent bien sûr j’y ai traverser, s’en aller, revenir, c’est enfin habiter aussi, habiter pensé mais maintenant c’est plutôt encore, mais au sein du grand jeu à un monde pire, à ce monde-ci d’un espace de cartes battues, empiré que je pense et d’ailleurs d’un espace d’écrans, de trouées, c’est facile, il n’y a qu’à suivre le de feuilles, d’un espace ouvert. La mouvement, la pente où celui-ci ville dicte à l’architecture le texte (de monde) s’est engagé. » ouvert, vivant et raturé que le Qui croira qu’un texte qui remue passant viendra lire. une matière si sérieuse et si fondamentale puisse être également poéLa Phrase urbaine, tique et sentimental ? À la fois Jean-Christophe Bailly ­doctes et déliés, les dix-neuf essais qui composent La Phrase urbaine rendent compte de l’histoire d’un amour. Paris, capitale du xixe siècle de Walter Benjamin est la référence tutélaire de Bailly. C’est en mettant ses pas dans ceux Jean-Christophe des promeneurs romantiques et de leurs héritiers Bailly.

La Phrase urbaine, Jean-Christophe Bailly, éd. du Seuil, 276 p., 21 €. Par Sébastien Lapaque

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our qui aime ranger sa bibliothèque, La Phrase urbaine est un objet contrariant. Ce livre, qui rend compte de trente années de réflexions et d’analyses sur l’esprit des villes et leur destin, ne peut pas être placé parmi les récits, les romans et les textes qui ressortent à la fiction. Rien n’est feint dans ce livre écrit en prose. Mais le classer parmi les catalogues d’architectes, les manuels d’urbanistes et les traités de paysagistes serait une erreur, même si Jean-Christophe Bailly, qui enseigne à l’École nationale supérieure de la nature et du paysage de Blois, ne craint pas la confrontation avec les travaux de ses collègues. Auteur de récits sensibles, poète et dramaturge, il témoigne d’un refus possible du divorce entre la littérature et le savoir, « une plaie de notre époque et un aspect caractéristique de la barbarie moderne où, la plupart du temps, on voit des écrivains incultes tourner le dos à des savants qui écrivent en charabia », ainsi que s’en désespérait Simon Leys dans L’Ange et le Cachalot. Si les observations pratiques et les analyses théoriques de La Phrase urbaine l’imposent parmi les lectures

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modernes que l’écrivain s’est pris de passion pour la grande ville. C’était il y a bien longtemps et il n’en est pas revenu. Mais sa passion n’a rien d’éthéré. Charnel, son amour fou s’attache aux passages et aux intérieurs, caresse les structures et les matériaux, jouit des contours ornements. « Il se trouve que, familier des chantiers dès l’enfance (mon père était entrepreneur), j’ai toujours porté aux formes et aux matières du bâti, comme passant et comme voyageur, une attention soutenue », veut-il se souvenir. C’est donc en connaisseur qu’il passe d’une ville à l’autre, non plus seulement à travers l’Europe, comme ses vénérables prédécesseurs, mais dans le monde entier. Il débarque à Carthagène des Indes, file de New York à Boston, arpente les boulevards popu­ laires de Moscou. Et, s’il lui plaît de rendre compte de la splendeur de Barcelone, il aime tendre l’oreille pour entendre le murmure de Roubaix, « loin de l’histoire monumentale ». Ici la ville dort, làbas elle claironne. Cette opposition lui permet de comprendre certaines choses. Partout où il passe, le voyageur aux manières de cinéaste en repérage est plutôt placide, mais il lui arrive de faire entendre une colère d’amoureux contrarié par les outrages faits à la chair brûlante des villes : « des maisons qui ne sont pas des maisons, des rues qui ne sont pas des rues, des espaces qui n’ont rien tenté d’autre dans l’espace que son occupation ». Sûr de son fait, l’écrivain ne goûte ni les concepts « fourre-tout » ni les idées trop usées. Avec « la vulgate de la dérive et de l’errance », il révoque Guy Debord, qui n’est pas son genre. Et, s’il observe la « dépossession généralisée », il ne s’attarde guère à commenter la notion de « non-lieu » forgée par Marc Augé. Son corpus ne doit rien à l’air du temps et tout à de longues décennies occupées à se glisser seul dans les plis sinueux des vieilles capi­ tales. L’écrivain revendique les privilèges de cet « échange solitaire ». Prêtant le bras à « tous les passants singuliers des villes innombrables : Baudelaire, Poe et De Quincey, Nerval et Apollinaire, Benjamin et Kafka, Joyce et Pessoa, Musil et Boulgakov, Harms et Svevo, Onetti et Chandler », le lecteur de La Phrase urbaine est invité à devenir à son tour un promeneur libéré « de la simple routine ou des pratiques du tourisme ». Il apprendra à connaître la forme d’une ville, à savoir retrouver les contours de sa symphonie derrière les cris des hommes et les bruits de la vie, ainsi que le suggère le texte qui donne son titre au livre. « La ville, ce serait d’abord, quant aux bruits, une rumeur constante, une sorte d’épaisseur où, bien sûr, le strident ou le très bruyant se détachent, mais où tout semble malgré tout noyé dans un bain unificateur aux mouvements aléatoires mais permanents. » Tendrement, sans lenteur, Bailly nous permet de comprendre qu’il n’y a pas seulement de la ville dans une ville : « L’espace urbain contient de la ville et aussi quelque chose d’autre qui n’en est pas. » L’art de la ville n’est pas un art perdu : « Si une telle idée est vérifiée par les manques les plus criants de l’urbanisme, elle comporte pourtant quelque chose de facile, de hautain et de passéiste. » De ce point de vue, son approche est autant politique que littéraire. Malgré les malédictions divines recensées par ­Jacques Ellul dans Sans feu ni lieu. Signification biblique de la Grande Ville – équilibrées par la promesse d’une nouvelle Jérusalem dont l’édification est promise « sur la terre comme au ­ciel » –, la cité a été imaginée par les hommes pour trouver des raisons de vivre ensemble. Partant, l’architecture urbaine est « celui des arts pour lequel [la] relation au politique est la plus directe et la plus contraignante ». Cela dit, Bailly n’a pas envie de regarder la ville dans le rétroviseur, persuadé qu’elle se réinvente sans fin depuis la nuit des temps. Son amour de la grande ville n’a rien d’une nostalgie, c’est un bonheur en actes : quitter sa chambre, retrouver la rue et mettre un pas devant l’autre.

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J’arrange ma bibliothèque Le Roman d’un lecteur, Jean-Benoît Puech, éd. P.O.L, 244 p., 16 €. Par Bernard Quiriny

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n n’a pas souvent l’occasion de lire une analyse de l’œuvre de Gérard Musson, l’un de nos meilleurs écrivains, tout discret qu’il soit. Et on parle peu de George S. MacPerson (1906-1966), dont Les Enfants d’Eurydice sont considérés par les spécialistes comme un récit précurseur de l’écologie. On oublie aussi Eric Swedeberg, père spirituel du polar nordique, alors que son Démon des neiges a révolutionné le genre en 1962… Ces noms vous sont inconnus ? C’est normal : il s’agit d’écrivains inventés par Jean-Benoît Puech, dans la continuité de son travail sur Benjamin Jordane, romancier fictif qui fait une apparition à la page 41. « J’apprécie toujours ce genre d’imagination, dit Puech, comme les rigoureuses rêveries de Borges, Nabokov, Pessoa. » Son point de départ : un écrivain existe quand il a publié des livres, mais aussi quand on a écrit sur lui. Dès lors, un écrivain qui n’aurait rien publié (et pour cause) mais sur qui les critiques écriraient n’accéderait-il pas à la réalité ? Après avoir inventé, commenté les livres de Jordane, puis écrit sa biographie (sous le nom d’un vrai-faux complice, Yves ­Savigny), Puech continue ainsi avec neuf analyses de romans fictifs, décortiqués comme des vrais. C’est un tour de force imaginatif, car il expose toutes les intrigues et rebondissements, jusque dans les détails ; il y a donc neuf fois plus d’invention dans ce livre que dans un roman « ordinaire », prodigalité qui rappelle les débuts d’intrigue lancés par Sarane Alexandrian dans Soixante sujets de romans au goût du jour et de la nuit. Brouillant les pistes, Puech convoque aussi une série de critiques et de spécialistes, authen­tiques (Francis Lacassin) ou imaginaires (Jacqueline Balme). Il y a là des romans d’aventure en costumes, des polars américains, des romans psychologiques français, et, clou du spectacle, une fausse nouvelle de Henry James, prétendue première version de « La leçon du maître », parue en 1879 dans le ­Scribner’s Monthly… Au-delà du jeu, voire de la parodie (aussi satire de la critique universitaire, parfois fastidieuse), ce Roman d’un lecteur rejoint les interrogations de Vila-Matas à propos du discours métalittéraire, se demandant s’il a la même valeur que la littérature elle-même. Dans un émouvant dernier chapitre, Puech affirme que sa manie des écrivains inventés reflète peut-être son échec d’auteur de fiction, et l’abandon de son rêve d’écrire un « roman réaliste ». On lui répondra que sa manière latérale de travailler, à partir des fausses œuvres d’autrui, n’est pas moins noble, et qu’il n’y a pas de différence entre inventer une intrigue et le livre qui fabriquerait cette intrigue. Puech n’en convient-il pas lorsqu’il définit ce Roman comme « un autoportrait via des romans interposés, qui me semblent reprendre des ­chapitres de mon histoire en les embellissant, tantôt parce qu’ils inventent de beaux épisodes que je n’ai pas vécus, mais que je voulais vivre » ? Cette bibliothèque imaginaire est un magnifique hommage aux livres, mieux : une authentique pièce de littérature.


Dossier

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Un cœur désormais parfaitement universel

Stefan Zweig Vient de paraître de Stefan Zweig

Romans, nouvelles et récits,

Jean-Pierre Lefebvre (dir.), éd. Gallimard, « Bibliothèque de La Pléiade », deux tomes, 1 552 p. et 1 584 p., 58 € le volume.

La Confusion des sentiments et autres récits, Pierre Deshusses (dir.), éd. Robert Laffont, « Bouquins », 1 312 p., 30 €.

Derniers messages, préface

de Jacques Le Rider, traduit de l’allemand (Autriche) par Alzir Hella, éd. Bartillat, 256 p., 21 €.

Plus de soixante-dix ans après son suicide, le entre en relation épistolaire avec Freud, Rilke, 22 février 1942, au Brésil, est-il encore pos pos- Hofmannsthal, mais aussi Rodin, Romain Rolsible de redécouvrir Stefan Zweig, de le lire land et Jules Romain. sous un jour nouveau, lui qui fut si célèbre et Les tensions en Allemagne, la montée du commenté de son vivant, le plus traduit des nazisme, la prise de pouvoir par Hitler en auteurs de langue allemande ? Depuis le 1933, puis l’autodafé de ses œuvres à Munich 1er janvier 2013, l’œuvre de Zweig est passée vont mettre un terme à cette époque heudu domaine privé au domaine public, nous reuse. Contraint de partir en Grande-Bretagne, offrant l’occasion de revenir à la rencontre de Zweig y vit en exil jusqu’en 1936, avant de parcet immense écrivain, de cet humaniste atta- tir pour le Brésil, les États-Unis, puis de nouchant, et envoûtant. Soumise à de nouvelles veau le Brésil. Le 10 septembre 1939, déseséditions et traductions (références ci-contre), péré devant l’effondrement d’un monde, il à de nouvelles approches critiques, la diver- écrit à Romain Rolland : « Je ne vois pas d’issité de ses écrits (poèmes, pièces de théâtre, sue dans cet affreux gâchis. » C’est à Petrópoessais philosophiques, biographies histo- lis, non loin de Rio de Janeiro, qu’il apprend riques, romans, nouvelles avec horreur l’exterminaDepuis le 1er janvier, et récits) permet de tion des juifs d’Europe et Zweig est passé au se donne la mort en 1942 mesurer la puissance d’un domaine public, nous avec sa femme, Lotte. Sa homme de génie, né à Vienne en 1881, la même vie personnelle, celle d’un offrant l’occasion de année que Valéry Larrevenir à sa rencontre. citoyen d’une Europe baud, Picasso ou Bartók. massacrée, coïncide avec Bâtisseur de légendes, ambassadeur des les grands drames du xxe siècle, comme en lettres européennes, Zweig s’impose comme témoigne Le Monde d’hier, la somme autoun anthropologue moderne, alliant curiosité biographique dans laquelle il mêle souvenirs et bienveillance en perçant l’inquiétante personnels et mémoires politiques. étrangeté de la psychologie humaine. Héritier Que ce soit dans ses études de figures histode l’esthétique viennoise, lui qui n’a jamais riques comme dans ses romans ou ses recueils cherché ni la gloire ni la fortune explore à de contes et nouvelles dignes du meilleur merveille les drames de la passion, les vertiges Maupassant, Zweig démasque les forces insdu rêve, la fragilité des sentiments. Comme il tinctives de l’irrationnel au cœur de la nature l’écrit dans une lettre à Joseph Roth, le 17 jan- humaine. C’est ainsi que, s’exprimant à travers vier 1929, « j’ai commencé à écrire par un de longs développements ou des récits brefs, désir de jouer avec l’esprit ». Rapidement, le sans avoir jamais élaboré de théorie littéraire, succès de celui qu’on considère souvent il incarne à nos yeux une lumière de la culture. comme le double littéraire de Freud lui ouvre Amok, Vingt-quatre heures de la vie d’une les portes de la société cultivée de son temps : femme, La Confusion des sentiments, Le Zweig fréquente Hermann Hesse, Thomas Joueur d’échecs… autant d’œuvres profonMann, Arthur Schnitzler, Maxime Gorki, James dément personnelles, autant de fictions uniJoyce. Dans sa grande maison de Salzbourg, verselles, qui dessinent un monde sensible, il reçoit les plus célèbres compositeurs, mélancolique, sans être dépourvu d’aventure comme Richard Strauss ou Alban Berg, et et de fantaisie. A. W. L.

Stefan Zweig en 1920.

imagno/photoarchiv Setzer-tSchiedel/la collection

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dossier coordonné par Aliocha Wald Lasowski

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