Stendhal

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Décembre 2013

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Ses souvenirs de théâtre

dossier

Stendhal

« a vécu, écrit, aimé » M 02049 - 538 - F: 6,20 E - RD

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DOM/S 6,80 € - BEL 6,70 € - CH 12,00 FS - CAN 8,99 $ CAN - ALL 7,70 € - ITL 6,80 € - ESP 6,80 € - GB 5,30 £ - GR 6,80 € - PORT CONT 6,80 € - MAR 60 DHS - LUX 6,80 € - TUN 7,50 TND - TOM /S 950 CFP - TOM/A 1500 CFP - MAY 6,80 €

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Beaux Livres

Le choix de la rédaction

Grand entretien Imre Kertész

« Ceux qui ont connu mon sort se sont souvent suicidés »


Éditorial

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Petit déjeuner chez Clarke’s Par Joseph Macé-Scaron

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les lettres ? On s’attendait à endant des années, Lucian Freud ce que l’auteur endosse le eut le privilège de transformer le costume du commissaire ­Clarke’s, restaurant couru du centre de Javert qu’affectionnent, Londres, en un salon particulier. Pas­ aujourd’hui, tant de cri­ sant par l’épicerie de l’établissement, il tiques. Or il n’en est rien. À réquisitionnait les lieux tous les matins. Il est vrai que partir de l’examen de Sally Clarke, propriétaire de cet établissement so Bri­l’œuvre de trois grandes tish, avait été autrefois un modèle du peintre. Et, figures littéraires (Maurice comme le souligne Geordie Greig (1), qui a eu le pri­ Barrès, Bernard Lazare et vilège d’être admis dans le cercle des proches de Octave Mirbeau), NaisFreud, l’artiste avait un ascendant total Depuis la disparition sance littéraire du fassur ses maîtresses, sa famille, ses mo­dèles du peintre Lucian cisme est un livre brillant (David Hockney prétendit avoir posé Freud, on ne voit pas qui démontre le rôle joué plus de cent heures durant l’été 2002, par le double héritage du quand Lucian fit son portrait). L’auteur de la même manière symbolisme et de l’anar­ rapporte les propos de lady Lambton : les visages et les « Il était aussi magique que pernicieux, chisme fin de siècle dans ce corps londoniens. un personnage ensorcelant et d’une que « fut le rejet du récit intelligence effrayante qui, à l’image du fil d’argent comme forme privilégiée du vrai ». qui traverse le billet d’une livre, avait sans aucun essai commence avec la visite un matin du jeune Léon Blum à son aîné, doute en lui une trace de mal. » Et c’est bien ainsi que Maurice Barrès, pour lui demander de Lucian Freud se présente tout au long de ce livre, qui est un roman si l’on admet – et on doit l’admettre – signer une pétition réclamant la révision du procès que le Ravel­stein de Saul Bellow en est un. Ce qui d’Alfred Dreyfus. Les preuves apportées sont indis­ frappe dans ce portrait est l’indocilité et la ténacité cutables. L’auteur de La Colline inspirée s’avoue de Freud. Son indocilité à épouser les codes de bonne « troublé » et demande un temps de réflexion. Trois convenance et ceux, bien plus contraignants, du mar­ jours plus tard, il signifie qu’il choisira désormais ché de l’art. Et la ténacité avec laquelle il a continué « l’instinct national comme point de ralliement ». à creuser son sillon en dépit de l’étiquette supposée Pourquoi ce ralliement si brusque ? L’idéologie ? « infamante » de « peintre figuratif » (dit-on de Titien Eisenzweig met en pièces cette hypothèse et en ou de Velasquez qu’ils sont des figuratifs ?). Il y a dans avance une autre : l’œuvre de Barrès, ou plutôt l’ab­ cette biographie dont il faut saluer la richesse icono­ sence de progression narrative dans ses livres, qui se graphique non pas dix mais cent portes qui, une fois présentent comme des romans et qui ne sont – ser­ ouvertes, nous font pénétrer au cœur du procédé de vis par un style fin de siècle – que des miettes d’ar­ la création. Je ne sais pas si, comme le note Tom chétypes, des lambeaux métaphysiques au service Wolfe, Lucian Freud est « le plus grand peintre britan­ d’une vision organique de la société. Le résumé est nique des cent dernières années ». Ce que l’on peut, ici audacieux, alors que l’essai d’Eisenzweig est infi­ en revanche, raisonnablement admettre est que, niment subtil et prudent dans son approche. Il pro­ depuis sa disparition, on ne voit pas de la même voque d’étranges résonances avec notre époque où certains écrivains s’acharnent à détruire toute idée manière les visages et les corps londoniens. epuis les travaux de Zeev Sternhell, de narration. Mais c’est encore aller trop loin. Conve­ l’historiographie contemporaine a maintes nons juste qu’Eisenzweig est convaincant quand il fois souligné les liens entre l’affaire Dreyfus nous dit combien l’histoire politique est liée à celle et l’émergence d’une nouvelle forme d’antisémi­ des formes littéraires. j.macescaron@yahoo.fr tisme. L’essai d’Uri Eisenzweig (2) cherche bien à Rendez-vous avec Lucian Freud, Geordie Greig, débusquer la naissance du fascisme, mais en relevant (1) éd. Christian Bourgois, 276 p., 25 €. la nature littéraire de l’événement. Que peut-il y (2) Naissance littéraire du fascisme, Uri Eisenzweig, avoir de commun entre cette pensée totalitaire et éd. du Seuil, 168 p., 19 €. capman/sipa

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Sélection

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Le meilleur des beaux livres Pages coordonnées par Alexis Brocas et Juliette Einhorn

Hugo légendé et illustré ­ ystère du mal que sont composées ces m « petites épopées ». De la Genèse au xxe siècle, de Rome au Nica­ragua, des ­sultans aux crapauds, de la « pleine mer » au « plein ciel », Hugo ne s’effraie pas de tout contempler. Le poète, presque hors du temps, embrasse le passé comme l’avenir, et s’indigne, et gronde, et prophétise. Il faut féliciter les éditions Citadelles & Mazenod pour l’écrin satiné – noir mais constellé – qu’ils ont ici donné au plus beau recueil de Hugo. Car on découvre, en grand format (25,5 x 32 cm), qu’à ces poèmes pluriels répondent une pluralité d’illustrations : Degas, Millet, Picasso, Delacroix, Mantegna, Goya, Soulages, Dürer, Piero Della Francesca, et Victor Hugo bien sûr, ses dessins, ses lavis, ses encres de chine… Quatre cents chefsd’œuvre pour un chef-d’œuvre. Laurent Nunez

The First Book of Urizen : Urizen explored his dens… William Blake, 1794, eau-forte en relief imprimée en couleur et coloriée à la main  La Légende des siècles. Les Petites Épopées, Victor Hugo, éditée par Pierre Georgel, précédée d’une étude de Baudelaire,

éd. Citadelles & Mazenod, 600 p., 290 €

Énée en mosaïque E Quand Homère chante l’épopée des Grecs

The British Museum, Londres, Dist. RMN-GP/The Trustees of the British Museum

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i Les Châtiments (1852) avaient surtout permis à Victor Hugo de stigmatiser Napoléon III, de « flageller le drôle en chef », La Légende des ­siècles n’obéit plus à cette fureur poli­tique : elle semble au contraire inscrite dans une réflexion plus vaste sur l’aventure humaine, afin de questionner l’histoire, d’en chercher le sens – la direction et la signification. Non que le poète se fût calmé : sa colère, huit ans après le coup d’État, s’est muée en incompréhension. Car, si le progrès existe, comment expliquer qu’après la Révolution et qu’après Napoléon Bonaparte il y eut le second Empire et Napoléon III ? (Dit autrement, dans le ton du recueil : Pourquoi Caïn s’il y eut Ève ?) Plus que l’énigme du traître de 1851, c’est donc – « Tous les tyrans n’étant qu’un seul despote au fond » – autour du

vainqueurs, Virgile choisit le camp des perdants. Ulysse s’en retourne au gré des vents dans son Ithaque chérie, et Énée abandonne sa patrie en flammes pour des horizons inconnus. L’ Énéide offre à la Rome impériale un héros paradoxal et le mythe de ses origines : douze chants de guerre et d’amour qui disent la métamorphose d’un prince dépouillé en père d’une dynastie nouvelle et suivent son errance des rivages de Troie à ceux du Latium. Les éditions Diane de Selliers reprennent dans leur « Petite Collection » leur précieuse version de ce chef-d’œuvre inachevé. Texte original, traduction de choix de Marc Chouet (l’une des rares à couler l’hexamètre dactylique latin dans l’alexandrin), glossaire des noms propres et carte du périple, ainsi qu’une impressionnante iconographie. Quelque deux cents fresques et mosaïques du pourtour de la Méditerranée, du ier siècle avant Jésus-Christ (époque de Virgile) au ive de notre ère, illustrent, directement ou non, l’épopée. Certaines nous plongent dans la guerre de Troie (l’arrivée du cheval de bois), d’autres donnent corps à une comparaison (des lions symbolisant les guerriers) ou prêtent une figure émouvante à des ombres : saisissantes, ces apparitions de Créuse en ménade dansante et de Didon aux Enfers en personnage arraché à une fresque… Chloé Brendlé 

L’Énéide, Virgile, traduit du latin

par Marc Chouet, éd. Diane de Selliers, « La Petite Collection », 484 p., 65 €

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Mots doux et cartes de Tendre

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elon Radiguet, aucun genre épistolaire n’est moins difficile que la lettre d’amour – il « n’y est besoin », précisément, « que d’amour » –, d’où les 20 000 lettres adressées à Victor Hugo par Juliette Drouet de sa graphie indéchiffrable de médecin. Pour deux heures ou cinquante ans, adultères ou conjugales, les idylles se donnent à lire dans tous leurs états. Émouvants stigmates de ces transports, les fautes et les petits noms (Toto, Coq), le papier à carreaux de Prévert, les mots soulignés par Apollinaire pour mettre sa tendresse en exergue ou les dessins-lettres de Saint-Exupéry. L’amour des auteurs, « notre cher roman à nous », se fait en s’écrivant, ponctué de photos noir et blanc qui mettent en pages les inclinations et leur langage. Devant la « langue dure comme un poisson de mer » de Lou, l’auteur des Calligrammes est « excité à l’instar de la tour Eiffel », quand, tel un chat qui couve ses petits, Cocteau enveloppe son adresse à Jean Marais (« Cher Jeannot ») d’un chapiteau céleste : l’esquisse d’un chien au ventre cousu d’étoiles, sur du papier à en-tête « 19, place de la Madeleine ». Idolâtrie ou marivaudage, objurgations et crimes de lèse-amour, l’écheveau épistolaire de la galanterie se déroule pour conter fleurette ou la

rage de « faire bingerle », le choix et l’ordre des épîtres révélant, non sans ironie, le roman inachevé des intermittences du cœur – Flaubert, qui écrit à sa femme en août 1898 et à sa maîtresse en novembre. La passion se ramifie, se donne et se reprend, faisant de chaque missive un petit objet trépidant, et de cet album une vibrante cartographie de Tendre. Juliette Einhorn

Je n’ai rien à te dire sinon que je t’aime. Correspondances amoureuses, édition établie et commentée par Dominique Marny, éd. Textuel, 192 p., 39 €

Visages de voyants

Les dessous de la coupole

Galerie de pensées

E À voir leurs portraits, on se prend à rêver :

E Sous la couverture de papier glacé,

E Ce Petit Larousse généreusement illustré

tailler une bavette avec Pierre Gripari et ses grosses lunettes, sortir Jean Genet d’on ne sait quelle querelle de Brest égarée dans ses yeux, relever la mèche folle de Calaferte, prendre un café avec Marie Desplechin, rayonnante. En regard d’une citation et d’une notice, des photos-apparitions loin d’être illustratives, à valeur de récit. Dans la lignée de Nadar, l’écriture photographique de Louis Monier capte la « ressemblance intime » des écrivains, ces messieurs-dames qui, « à la différence du journaliste qui ment à propos de faits réels, disent la vérité à propos d’événements et de personnages imaginaires ». Croquant en noir et blanc la malice de Yourcenar, le regard perché de Jules Romains, il se fait auteur d’images et d’êtres. N’est-ce pas vers ce « second degré du réel » appelé par Yves Bonnefoy que Céline pointe son doigt tordu ? J. E. 

Écrivains. De Paul Éluard à Marguerite Duras, Louis Monier et Joseph Vebret, éd. Eyrolles, 224 p., 29,90 €

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Dominique Fernandez signe un texte moins impassible que son sujet. Témoin de l’intérieur, l’académicien déploie sans complaisance les postures guindées, « ratages » mythiques (24 candidatures malheureuses pour Zola !) et travers (homophobie, formalisme…) de la vieille dame du quai Conti. Non sans saluer le statut acquis à travers elle par les écrivains, sa progressive ouverture sociale, et les exquises séances du jeudi matin consacrées au dictionnaire. Convoquant l’histoire, l’architecture ou certains billets anonymes circulant « en séance », il raconte comment Hugo sauva la double consonne du verbe « atteindre », pourquoi Cocteau supprima Genet de son discours de réception et combien les quolibets contre l’Institut, vieux comme sa naissance, témoignent peut-être aussi de sa vitalité. Camille Thomine 

L’Académie française, Dominique Fernandez, photographies de Ferrante Ferranti, éd. Philippe Rey, 160 p., 45 €

retrace la vie des philosophes qui ont marqué l’histoire de la pensée et leurs doctrines. De Thalès à Michel Foucault, les penseurs de toutes époques et nationalités sont classés par mouvements philosophiques – cynisme, épicurisme, empirisme, structuralisme. Rédigé par des enseignants, un panorama précieux et complet, agrémenté d’un indispensable glossaire qui favorise la recherche par concepts, d’une chronologie qui permet de resituer précisément les auteurs et d’une bibliographie des textes fondamentaux. À chaque philosophe sont consacrées deux à six pages, un format dense qui offre, pour chacun, une excellente introduction. Cette volonté de vulgarisation est renforcée par les anecdotes et citations en exergue qui insufflent un peu de légèreté, et les atouts pour briller en société. Clémentine Baron 

Le Petit Larousse des grands philosophes, Hélène Soumet (dir.), éd. Larousse, 374 p., 24,90 €


La vie des lettres

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Trois coups de semonce

parutions

En ces temps portés sur les mines désabusées, trois ouvrages ne se contentent pas de s’indigner, mais inventent des écritures de l’exaspération ou de la rage : soit un pamphlet sans merci, une ballade de l’irrédentisme et un thriller immolant les prédateurs en cols blancs. Par Philippe Lefait

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illustration rita mercedes pour le magazine littéraire

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a parole doit être terro­ riste », écrit Pierre Dra­ chline dans Pour en finir avec l’espèce humaine. Et les Français en particulier. Victor Hugo estimait bien que la pen­ sée valait insurrection. Dont acte, et bravo aux écrivains qui en cet automne réussissent à pulvé­ riser tous azimuts les airs que nous imposent les maîtres des temps qui courent. L’immédiateté technologique et l’ultralibéralisme financiarisé les rendent toxiques. L’usage et l’abus du sarcasme vont à l’humeur de Pierre Drachline comme de vieilles peaux revenues de tout. Dans sa volonté d’en finir avec la terre entière, il a le sens de la table rase et de l’instruc­ tion à charge, de la méchanceté et du meurtre avec le verbe comme arme par destination. Mais son dégoût de l’espèce n’est ni grincheux ni irrémé­ diable. Il est jubilatoire et nous aide, dans une pulsion joyeuse à force d’être martelée, à bien vomir la réaction et la dictature de la conformité. Certes, il avoue s’être lui-même « doucement corrompu », mais son excellence est incontes­ table dans l’exercice de style et le bonheur d’expression : « Le pouvoir est la plus efficace putré­ faction qui soit » ; « La révolution meurt dès qu’elle s’installe dans ses meubles » ; « La France n’est plus une nation. Juste une charogne » ; « L’Éduca­ tion nationale est une machine à lobotomi­ ser ». Dans les livres s’étalent « des confessions sexuelles écrites à l’encre de bidet ». D’ailleurs, « lire sur un écran n’est pas lire. C’est digérer sans avoir mis un bonheur en bouche ». Et 178 pages à l’avenant où, dans l’usine à gaz de notre misère sociale, politique et intellectuelle, sont étrillés au choix les potentats vicelards ou jouisseurs, les bobos, les écolos et leur concentré de morgue et d’autosuffisance, les pantins média­ tiques, les cons aussi passifs que les fumeurs, les pauvres qui méprisent plus pauvres qu’eux, le colon culturel américain et les aliénés au portable.

À lire

Pour en finir avec l’espèce humaine. Et les Français en particulier, Pierre Drachline,

éd. du Cherche midi, 178 p., 15 €.

Les Renards pâles, Yannick Haenel,

éd. Gallimard, 192 p., 16,90 €.

En bande organisée, Flore Vasseur,

éd. des Équateurs, 336 p., 19 €.

« Une insoumission qui n’implique pas le rejet de l’espèce humaine est une duperie. Les systèmes oppressifs étant les enfants naturels de l’homme. Nous enfantons les barbaries dont nous nous proclamons les vic­ times. » D’où cette radicalité à défriser le bien-­ pensant et un lecteur dont tous les petits conforts et les grandes lâchetés sont épinglés. Derrière la posture, la tendresse vous surprend chez l’écrivain

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quand il visite une maison de retraite et aperçoit l’ordre quand elles arrêtent le sans papiers et met celle à propos de laquelle il se demande « vers quel les badauds de la République devant leurs respon­ rivage avaient fui ses larmes ? » Sans doute, une sabilités. « Notre époque était celle où la police avait remplacé la politique. Ce mère dont l’internement ajoute « La France remplacement était historique ; à l’inatteignable. Quand il ­évoque n’est plus une il signait notre servilité. Par le les « insolents vaincus » de la nation. Juste mot de “police”, il n’entendait Commune ou ses amis poètes une charogne. » pas seulement les forces de « d’une singularité consolante ». ­l’ordre, mais tout ce qui, en On imagine que Jean Deichel Pierre Drachline nous, accepte d’être réduit. » pourrait trouver grâce aux yeux de cet imprécateur efficace. Jean Deichel est au À la rage lucide de Pierre Drachline, au fantasme romancier Yannick Haenel ce que Louise Wimmer refondateur et africain de Yannick Haenel, Flore – personnage éponyme du film sorti en 2012 – est Vasseur ajoute le constat d’une société de la per­ au cinéaste Cyril Mennegun : un commun formance sans affects, sans doutes, sans joies et des mortels qui, exclu ou allergique d’une génération de l’ubiquité, sans temporalité, au monde, habite dans sa sans sensualité et sans repères. Elle désarticule une voiture, cet « inter­ mécanique postmoderne, celle qui permet aux valle », ce copains d’une promo HEC d’investir « en bande organisée » la finance, la politique, la presse et la communication. Ces presque web natives – la documentation qui a servi au livre est accessible sur Internet grâce à des flash­ codes qui permettent une « lecture augmentée » – vont rejoindre la caste des élites et des prédateurs, fracassée dans l’arrière-boutique mais sans états d’âme en vitrine. Le temps est à la dette ; à la boulimie de « la ­Pieuvre », la banque Folman Pachs (toute ressemblance…), si tota­ litaire et soucieuse du bien-être de ses collaborateurs qu’elle peut les liquider ; aux erre­ ments des dirigeants de la zone euro. « Ceux qui gouvernent n’ont pas été élus. En trente ans, le pouvoir est passé des parlements aux salles des conseils d’administration. L’humanité est un produit marketing ou financier, le poli­ tique un paravent, rémunéré comme tel. Du petit personnel. » Dans ce thriller, Flore Vasseur poursuit son travail de sape du pouvoir contempo­ rain entamé avec Une fille dans la ville et Comment j’ai liquidé le siècle. Cette génération de qua­ dernier lieu dras speedés et toujours frustrés ne sert qu’à faire de soi. Mais, là fonctionner un système qui l’engonce dans ses où L ouise ne marqueurs : « Les états-majors du CAC 40, la loge ­cherche qu’à réintégrer du Grand Orient ou de Roland-Garros, les dîners le circuit du logement social, au Siècle ou à l’Élysée. Amitié, loisirs, vacances, tout Jean fuit « l’univers étouffant du sala­ est tactique, retour sur investissement, courbe riat » et une société dans laquelle « la “crise” d’expérience. Ils conçoivent leur destin comme un est l’autre nom du monde qui vient ». Il finira par long plan d’action, une succession de défis. » trouver dans la mémoire de la Commune et dans Sinon, quand Yannick Haenel, soucieux, écrit : la cosmogonie dogon une occasion d’essayer de « Croire en la politique, c’est encore penser, même refaire le monde. Et – passant du je de sa solitude confusément, que le mal n’a pas le dernier mot », au nous de son engagement – il rejoint les « renards Pierre Drachline, mordant, rétorque : « Aujourd’hui, pâles » et leur « insurrection des masques » dans en France, élire le président de la République, c’est une capitale aux murs tagués. « La France, c’est le choisir le représentant du personnel. Ni plus ni crime ! » Leur guérilla urbaine déroute les forces de moins. »

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hypertextes Les pattes de mouches en voie de disparition ?

Dans un ouvrage resté justement célèbre, La Raison graphique, l’anthropologue britannique Jack Goody soulignait le rôle déterminant des modes concrets d’acquisition et de transcription du savoir sur le développement culturel de nos civilisations et la configuration neurologique de notre cerveau : dessiner, écrire, taper conforme et modèle notre intelligence du monde. Si la machine à écrire est entrée en littérature en 1904 avec l’autobiographie de Mark Twain, La Vie sur le Mississippi, et si le couper-coller n’a pas attendu l’ordinateur (pensons aux Pensées de Pascal dont le manuscrit est constitué de milliers de bandelettes découpées et cousues), la plume, le crayon ou le stylo continuent d’avoir en littérature leurs adeptes. Qu’en sera-t-il pour nos enfants, lorsque sera appliquée la réforme du ministère de l’Éducation proposant des lettres cursives simplifiées et se rapprochant des capitales ? Qu’en sera-t-il de l’effet des nouveaux standards américains de l’enseignement, qui ont été publiés par le ministère fédéral de l’Education américain, acceptés par 45 des 50 États – et qui rendent facultatif l’apprentissage de l’écriture manuscrite ? La question de la calligraphie semble autant culturelle qu’idéologique, puisque les écoles privées et les États républicains se sont déclarés partisans de l’écriture attachée, entraînant les médias américains dans une intense polémique rapidement reprise en France, où l’on a vu par exemple l’universitaire Olivier Ertzscheid souligner la « causalité réciproque entre la disparition de l’écriture manuscrite et celle d’une forme de privauté nécessaire à certaines interactions sociales », en s’inquiétant de la disparition de la vie privée avec celle du papier. Grandeur et décadence de la patte de mouche… Alexandre Gefen


Critique

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Thoreau, père la rigueur Journal, 1841-1843, Henry David Thoreau,

éd. Finitude, 318 p., 23 €

Par Vincent Landel

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n peut trouver une sorte de noblesse rustre, la noblesse d’un roi barbare, dans la confiance inébranlable que Thoreau a en lui-même et dans son indifférence aux désirs, aux pensées et aux souffrances d’autrui. » Tel était le jugement porté en 1880 par Stevenson envers son aîné Henry David Thoreau. La froideur puritaine du précurseur de l’écologie l’agaçait. Avec courage, les éditions Finitude se sont attaquées à la traduction intégrale, remarquable, par Thierry Gillybœuf, du journal en quinze tomes de ce catéchiste panthéiste, étrangement doublé d’un Diogène plongé en plein siècle industriel. Ce naturaliste alternait les réflexions sur l’amitié et les lectures de La Bhagavad-Gîtâ. Son respect des Indiens d’Amérique est plutôt original pour l’époque : il admirait leur mode de vie simple au point de l’adopter au cours d’une retraite de deux ans dans une cabane, pour bien marquer son mépris de l’argent et du mode de vie de ses contemporains. Lorsqu’il débute la rédaction de son journal, il a 20 ans ; il le tiendra jusqu’à sa mort en 1862.
Tout à la fois manifeste philosophique, recueil poétique et manuel d’ethnologie, c’est un document passionnant sur la vie quotidienne et intellectuelle dans les ÉtatsUnis du xixe siècle. On y trouve en germe ses deux œuvres majeures, Walden et La Désobéissance civile, piliers de la culture américaine.
 Sur les sept mille pages de l’enExtrait semble, à peine deux cents avaient été traduites en français. Cette année paraît donc le deuxième e veux partir bientôt et aller tome, qui couvre les années 1841vivre près de l’étang où je n’en1843. Thoreau a 24 ans, sa persontendrai que le vent murmurer nalité s’affirme et son champ de dans les roseaux. Ce sera une réflexion s’élargit. Si la nature et réussite si j’ai su laisser ce que je ses phénomènes restent son sujet suis derrière moi. Mes amis me favori, il s’intéresse aussi à la mu­ demandent ce que je ferai une sique, à la poésie et à la philosofois sur place. Cela ne constitueraphie hindoue. Volontiers icono­t-il pas une occupation suffisante claste, à contre-courant des idées que d’observer le cycle des saide son temps, il se révèle un essons ? prit libre et original. Journal, 1841-1843, Les hippies ont trouvé en lui un Henry David Thoreau maître à penser et un maître à vivre. Fils de modestes commerçants de la Nouvelle-Angleterre, descendant de Henry David Thoreau, huguenots, il était proche du transcendentaliste daguerréotype Emerson. Il fut le père de la non-violence. C’est dans de B. D. Maxhan, La Désobéissance civile que Gandhi a trouvé le mot National Gallery of Art, clé de son action. Martin Luther King s’est abreuvé à Washington.

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la même source. Thoreau tenait qu’« il y a plus de religion dans la science qu’il n’y a de science dans la re­ligion ». On comprend les résonances que ce chant de jeune coq a pu éveiller chez les hippies : même rejet du travail et de l’argent qui aliènent, même accent mis sur les valeurs spirituelles. Le livre où nous est racontée son étonnante expérience de vie solitaire, c’est Walden, publié en près de cent quarante éditions différentes dans le monde. Comme Robinson, Thoreau abattit des arbres pour construire de ses mains sa demeure et y vivre. On a beaucoup épilogué sur le sens de cette dé­marche. Pourquoi se retirer ? D’abord pour écrire. « Je gagnai les bois parce que je voulais vivre à bon

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des hippies escient, ­n’affronter que les données essentielles de la vie et voir si je pouvais apprendre ce qu’elle avait à enseigner et non pas découvrir à l’heure de la mort que je n’avais pas vécu. Ce que je voulais, c’était vivre à fond et sucer la moelle de la vie, vivre assez énergiquement et en Spartiate pour mettre en déroute ce qui n’était pas la vie, faucher un large andain, bien à ras, acculer la vie dans ses derniers retranchements, la prendre à bras-le-corps... » C’est un jeune Bouddha de 28 ans qui médite ainsi au nord de San Francisco, dans un de ces phalanstères qui défraient la chronique américaine. Thoreau négligeant de retirer son diplôme universitaire, refusant de fouetter les élèves, de payer l’impôt, d’assister aux of­fices religieux, de manger de la viande, Thoreau naturiste et objecteur de conscience, voilà de quoi frapper les imaginations. À quoi il rétorquait : « Nous avons besoin du tonique de la vie sauvage. » Thoreau ni misanthrope ni anarchiste : individu qui donne la primauté au jaillissement continu et spontané de soi. Ce révolutionnaire ne l’était pas au sens politique, mais astronomique, où l’on parle de révolution des pla­nètes dans le système solaire. Il cherchait à s’accomplir, pris entre la machine qui aliène et le collectivisme qui uniformise. Il ne se souciait guère des moralisateurs dont l’esprit était à ses yeux « macadamisé ». Étrange compagnon de promenade, « il entendait comme avec un stéthoscope, voyait comme avec une loupe, déterminait la température sans instrument de mesure ». Rentrant à Walden le soir par les nuits sans lune, il retrouvait son chemin au toucher de l’écorce des arbres. Tel Krishna, il jouait de la flûte, et les animaux charmés lui répondaient. À son éloge funèbre, en dépit de leur brouille, Emerson confie que « les poissons nageaient dans sa main et que les oiseaux le suivaient dans ses promenades ». Thoreau trouvait sans effort les ves­tiges du passé indien, comme si sa pensée aimantait à ses pieds les pointes de flèches qu’il désirait trouver. Il y avait du yogi chez ce Yankee. Rien pourtant de l’illuminé empêtré dans ses songes. Il faisait des décla­ rations à la lune par les beaux soirs d’été, fascinait une marmotte sortie du fourré à son appel, tombait amoureux d’un nénuphar ou d’une génisse. C’était un ­artisan-né : « J’ai autant de métiers que de doigts. » Il savait tout bricoler à la perfection, que ce fût un bateau, une maison, des crayons. Emerson observait encore : « Cette force de chêne que j’avais notée quand il marchait ou travaillait ou arpentait des lopins de bois, cette main sûre avec laquelle un laboureur aborde son travail que j’esquiverais parce que ce me serait un gaspillage de force, Henry la ­montre dans sa tâche littéraire. » Emerson se plaignait que son ami fût « rarement tendre ». Quand sa tante Louisa lui demanda dans les dernières semaines de sa vie s’il avait fait la paix avec Dieu, Thoreau lui répondit simplement : « Je ne savais pas qu’on s’était disputé. »

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Décembre 2013 538 Le Magazine Littéraire

5/11/13

JACQUES

HIGELIN BEAU REPAIRE Quatorze écrivains inspirés par Jacques Higelin : Olivier Adam, Tonino Benacquista, Jacques A. Bertrand, Didier Daeninckx, Agnès Desarthe, Arthur Dreyfus, Brigitte Fontaine, Jérôme Garcin, Brigitte Giraud, Valentine Goby, Fr a n ç o i s M o r e l , A t i q R a h i m i , Sylvain Tesson, Nadine Trintignant.

Un kaléidoscope littéraire foisonnant et démultiplié. À l’image de ses chansons. Livre CD disponible en librairie Textes inédits - inclus le CD « Beau repaire »

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Dossier

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« Il a vécu, écrit, aimé »

Stendhal

Sommaire 52 Actualité 56 Le style 66 Les grands thèmes 78 La politique

Dans Variété II, Paul Valéry écrit : « Ses motifs même méthode avec les femmes, persuadé favoris, Napoléon, l’amour, l’énergie, le bon- qu’une bonne stratégie suffirait à les heur, ont engendré des volumes d’exégèses. ­convaincre. Dans son essai, Stendhal comme Des philosophes s’y sont mis. […] Une sorte Stendhal, Jacques Laurent développe cette d’idolâtrie naïve et naïvement mystérieuse idée d’un Stendhal plus « tacticien » que « pasvénère le nom et les reliques de ce briseur sionnel » en amour. À propos de Victorine, d’idoles. […] Tout le contraire de lui-même, une des premières femmes dont il a été de sa liberté, de son caprice, de son goût de amoureux : « Quand, après deux ans d’abl’opposition est né de lui. » En démontrant ce sence, Victorine revient à Paris et que Stendque Stendhal se contente de montrer, on rem- hal, rendant visite au frère, l’aperçoit, rien ne place la littérature par la théorie ; et l’ennui se se passe ; ils se regardent, ils se disent bonsubstitue à l’enthousiasme. La meilleure illus- jour, l’entrevue est terminée. Mais rentré chez tration de cette dénaturation évoquée par lui Stendhal la relate avec précision dans son Valéry est la politique. Stendhal adorait la poli- Journal. Il dessine même un plan de l’appartique, en a mis dans ses romans, dans ce qu’on tement où il situe les em­placements des propourrait appeler ses nouvelles, dans ses récits tagonistes et il le titre par cette phrase : “Voici le plan du champ de bade voyage, et même dans Stendhal aimait moins taille.” » Jacques Laurent l’amour. Certains comles idées que la poursuit en montrant mentateurs ont transcomment il ap­plique le formé cette passion en tactique, la stratégie. même caractère à ses idéologie. Hormis l’excellent Stendhal et le beylisme de Léon Blum, les héros qui, tous, « dres­seront des plans de livres des hommes politiques, ou des écrivains campagne » pour conquérir les femmes. politisés, à propos de Stendhal, sont peu Chose encore plus étrange, il a été exclu de convaincants. La Lumière de Stendhal d’Ara- ses spécialités. Quel historien de l’art gon le présente comme un « passionné de la en­seigne les idées de Stendhal sur la peinture vérité », c’est-à-dire un écrivain contre la bour- italienne ? Quel musicologue se réfère à ses geoisie et l’aristocratie. Dans Le Deuxième commentaires sur Rossini ? Stendhal ? Pas Sexe, Simone de Beauvoir en fait un des pre- sérieux, léger, imprécis… Les lecteurs s’en miers défenseurs du féminisme. Du côté de fichent ; ils ne veulent que lui. Stendhal qui l’extrême droite, de Barrès à Rebatet, en pas- parle de Rossini, c’est encore Stendhal. Les sant par Bardèche, tous l’ont manipulé pour universitaires et les écrivains rassemblés dans en faire un nationaliste. ce dossier évoquent leur Stendhal, par le Dans sa vie, comme dans ses livres, et à l’ex- prisme de son œuvre, de ses phrases, de son ception de Napoléon, qu’il a défendu avec vocabulaire, et même de sa ponctuation. Ils ­ardeur, Stendhal aimait moins les idées que reviennent sur ses thèmes de prédilection, la tactique, la stratégie, soit le jeu de la poli­ évoquent la politique, la manière dont il s’en tique. De tous ses personnages, le comte est servi dans ses romans. Stendhal n’est pas Mosca (La Chartreuse de Parme) est le plus une relique ; sa place n’est ni dans une église, politique ; or Mosca est un génie de l’intrigue, ni dans une caserne, ni dans la permanence non un idéologue. Il intrigue pour conserver d’un parti politique. Il n’a peut-être rien à sa fonction, pour vaincre ses adversaires, pour faire avec Freud ni avec Marx. Stendhal est garder la Sanseverina. Stendhal ­appliquait la avec ses lecteurs, enfin. A. C.

Stendhal par Johan Olaf Södermark (1840), château de Versailles et de Trianon.

Rmn-Grand palais/château de versailles/gérard blot

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Dossier coordonné par Arthur Chevallier

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Le Magazine Littéraire 538 Décembre 2013


magazine des écrivains Grand entretien Le

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Imre Kertész

Mon humour est celui de l’échafaud

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Rescapé d’Auschwitz, le Prix Nobel hongrois s’est ensuite consacré à la traduction de l’allemand. Il a surtout écrit ce que les camps nazis avaient irrémédiablement transformé en lui et dans le monde, avec une légèreté aussi simulée que déconcertante : il se dit lui-même « clown de l’Holocauste ». Propos recueillis par Clara Royer (à Budapest, le 15 juillet 2013), photos Jean-Luc Bertini/Pasco & Co

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urvivant d’Auschwitz, « point zéro » de notre civilisation occidentale, où il est déporté à l’âge de 15 ans, Imre Kertész a tenté d’en écrire l’expérience en refusant à tout prix de s’enfermer dans une industrialisation mémorielle de la Shoah. Dans Être sans destin, l’écrivain hongrois invente une forme de récit autobiogra­phique distancié, empreint d’un troublant mélange d’analyse lucide et d’ironie, qui le rendra À lire célèbre en 1985, dix ans après sa première Sauvegarde. parution, et lui vaudra le prix Nobel de litté- Journal 2001-2003, rature en 2002. Après la chute du régime Imre Kertész, communiste hongrois, qui censura son traduit du hongrois par œuvre, il poursuivra, dans son travail de tra- Natalia Zaremba-Huzsvai et Charles Zaremba, ducteur de l’allemand comme dans d’autres éd. Actes Sud, méditations sur la déshumanisation concen- 224 p., 19,80 €. trationnaire sous la forme d’essais, de témoi- gnages ou de romans (citons le magnifique Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas, 1990, ou le Journal de galère, 1992), une interrogation exigeante sur l’éthique de l’écriture après la Shoah, différente mais sans doute complémentaire de celle de Perec ou de Primo Levi, qui voudra en penser la portée culturelle en prenant acte de la survie de la littérature dans un monde où les utopies comme les interlocuteurs manquent. Produisant une catharsis morale à la fois personnelle et collective, l’invention de formes littéraires originales est pour Imre Kertész une exigence éthique capable de transcender les catégories traditionnelles de roman ou de témoignage, fiction et essai philosophique, histoire et mémoire pour réactualiser sans

s­ ombrer dans la naïveté ou les poncifs les interrogations fondamentales de l’humanisme européen. C’est cette quête, indissociable de celle d’un style bouleversant dans sa sincérité souvent faussement désinvolte et humoristique, qui fait la profondeur de celui qui s’est baptisé lui-même « le clown de l’Holocauste ». Alexandre Gefen Si vous me le permettez, je commencerai par vous raconter une petite anecdote. Il y a une dizaine d’années, je lisais dans le café d’une gare un livre que j’avais commencé la veille : c’était le Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas . J’en ai été si bouleversée que je suis restée là pour le finir et que j’ai raté le train que je devais prendre. J’ignore s’il était dans vos intentions de susciter un tel effet. Mais c’est l’objet de ma première question : comment imaginez-vous votre lecteur ? À quoi ressemble le lecteur d’Imre Kertész ? Imre Kertész. C’est

une question fréquente. Sartre en parle dans son chapitre « Pour qui écrit-on ? » [dans Qu’est-ce que la littérature ?]. Eh bien, seulement pour nous-mêmes. Parce que, si nous voulions plaire à un lectorat imaginaire, il faudrait l’avoir créé en nous-mêmes, n’est-ce pas ? J’ai dit dans mon discours du Nobel qu’on ne peut écrire que pour soi. Y a-t-il une œuvre qui ait provoqué le même bouleversement en vous que celui dont je vous parlais ?

Oui, Közöny [L’Étranger, littéralement, en hongrois, « l’indifférence »] de Camus. Ce qui est étonnant, c’est que ce livre ait pu paraître en 1957 en Hongrie, même si on ne le connaissait pas du tout. On l'avait publié pour la première fois en 1948, tout juste avant que la dictature ne s’abatte sur nous, mais alors j’avais à peine 19 ans… Endre Illés avait choisi de rebaptiser le roman de Camus. Az idegen ne lui plaisait pas. Comment dit-on en français ?

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Le magazine des écrivains  Visite privée

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Félix Vallotton, la ligne assassine

Une grande rétrospective est l’occasion de redécouvrir le peintre, dont la palette se mêlait toujours de fiel. Portrait, par l’auteur d’une récente et belle évocation de Gustave Courbet.

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amilier du dessinateur, j’ignorais à peu près le peintre, hormis certains paysages déroutés ou cette Europe grimpant sur une idée de taureau – et je lui préférais le Douanier Rousseau, dont la façon d’être papou m’avait conquis, enfant, dans une bible illustrée perdue depuis. Ne sachant pas qu’il était suisse, l’imaginant assez féroce, je vouais pourtant à Félix Vallotton admiration et gratitude. N’avait-il pas frappé la monnaie idéale ? D’un trait de plume infaillible, numismate, il avait révélé les visages d’un Olympe fragile dans Le Livre des masques de Remy de Gourmont : voici Maeterlinck, VieléGriffin, Moréas, Saint-Pol-Roux, Elskamp, Rictus, Hello, voici surtout Corbière, Huysmans, Schwob, Villiers, Laforgue, Bloy, Verlaine, Rimbaud ! Voici les épatants de mon adolescence, tout un camp de Tatars, de joyeux fous, d’hurluberlus ­moroses, intoxiqués, farouches, des tignasses pas possibles. Pour Lautréamont, perdu corps et biens, Vallotton devine son visage à la lecture de Maldoror, et quand, en 1977, Jean-­ Jacques Lefrère découvre une photo du poète, celle-ci se conforme par enchantement au masque noir. Elles ne sont pas dans l’exposition du Grand Palais, ces bouilles qui me sont chères, mais chacun promène dans les musées son corpus d’images et ses petites histoires. Ainsi le jeune Vallotton est-il heureux en 1893. Il habite la rive gauche et découvre dans l’anarchisme assez de souffle pour animer son goût du raccourci

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l peint du silence gueulé à travers des paysages, des paysages qui remémorent les solitudes de l’enfance.

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graphique. Il vient en appui à certaines colères, de même que Pissaro, Bonnard, Ibels, qui me font penser à ces graveurs du ­xvie siècle allemand, Ratgeb, Deutsch, Graf, Pencz et les frères Beham, qui por­tèrent le feu des images dans la guerre des Paysans (1524-1526). Comme eux, Vallotton se mêle aux ­querelles de son temps, et offre des gravures saisissantes et aussitôt saisies. Mais, tandis que les Kleinmeister montrèrent aussi la joie des noces paysannes et donnaient à Didon ou à la Putiphar les formes généreuses des femmes qu’ils désiraient, Vallotton ne prend en charge que le négatif. S’il est anarchiste, il Autoportrait, 1885, Lausanne, musée cantonal n’en redoute pas moins le barouf. S’il s’intéresse aux choses de l’amour, des Beaux-Arts. c’est pour montrer le guignol du cœur et du portefeuille. Il aime l’atmosphère à deux sous du Petit Journal, les crimes au tisonnier, le grand rai de sang rouge dans le gris des garnis. C’est ici que ses gravures font un pendant aux Nouvelles en trois lignes de Fénéon (qui était, lui, un Félix felix). Toulouse-Lautrec annonce : « Vallotton a un tableau, La Valse, épatant. L’autre sera probablement décroché par la police. » C’est Le Bain au soir d’été, une leçon de natation dans le perlimpinpin dont le canevas médiéval dévoile ses maîtres en même temps qu’il les raille : le Cranach de La Fontaine de jouvence, l’Uccello du Déluge, le Courbet de la Femme nue au chien, les rythmes de Kunisada et les vertèbres d’Ingres. (Oh, ce cul jaune de vieille Japonaise, la mort pas bien méchante à qui l’on donnerait la moitié de son quignon de pain !). Quatre ans plus tard, Vallotton signe un prodigieux triptyque, Le Bon Marché, où la lumière tombe à flots mais n’élit que la marchandise, qui règne désormais. Les visages s’effacent dans la pénombre, tandis que le grand escalier central dessine de gros yeux jaunes : ce sont les yeux de la tête. Il est nabi depuis peu, le « nabi étranger », mais le cahier des charges est flou. La définition de la peinture par Maurice Denis – « une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées » – est d’un comique surfin. musée cantonal des beaux-arts de lausanne/photo J.-C. Ducret

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Par David Bosc

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Le Magazine Littéraire 538 Décembre 2013


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À voir

« Félix Vallotton. Le feu sous la glace », jusqu’au 20 jan­

vier 2014, Grand-Palais, Paris 8e. Catalogue édité par la RMN, 288 p., 45 €.

À lire de David Bosc

La Claire Fontaine,

éd. Verdier, 124 p., 14 €. Ce récit sensualiste des derniers jours de Gustave Courbet vient de remporter le prix Marcel-Aymé.

Après avoir arpenté l’exposition, fouillant quelques livres, je tombe sur une lettre de Charles Maurin, le meilleur ami de Vallotton au temps de la Revue blanche, qui sonne à l’unisson de mon malaise : « Vous voulez faire de la peinture, ayez donc le courage d’en faire avec amour. » Le patron d’Orsay tient que la chronologie est le refuge des lâches, mais quand une vie se casse par le milieu… En 18991900, Vallotton épouse l’héritière des galeries Bernheim, veuve d’un suicidé, mère de trois enfants ; il devient français, abandonne le dessin de presse, franchit la Seine. (En 1902, on pouvait téléphoner à « FV » en formant le 292-98, mais ça ne répond plus.) L’enfer domestique est bientôt prêt, qui le mènera, quelques années plus tard, à cet Autoportrait à la robe de chambre où il semble se dire à luimême une chose terrible, comme un jugement de tout son être et de sa vie entière.

La minutie dans la haine Que fait-il désormais de son luxe de temps ? Il écrit beaucoup, du théâtre, des romans, que tout le monde refuse. Ainsi, La Vie meurtrière, qui entend démontrer qu’amour et meurtre sont « quasi ­synonymes », est-elle le ressassement d’une blessure narcissique : « J’étais le malfaisant, le maudit, celui qui sème la douleur par fonction naturelle, celui de qui la sympathie est une offense, l’amitié, une

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Décembre 2013 538 Le Magazine Littéraire

musée cantonal des beaux-arts de lausanne/photo J.-C. Ducret

bnf, distr. RMN-Grand palais/image bnf

kunsthaus zurich 2013/droits réservés

Le Bain au soir d’été, 1892-1893, Kunsthaus Zurich. En bas à gauche : L’Assassinat, xylographie, 1893, Paris, BnF. La Chambre rouge, 1898, Lausanne, musée cantonal des Beaux-Arts.

insulte, et le contact, presque un arrêt de mort. » Il peint du silence gueulé à travers des paysages, des paysages qui remémorent les ­solitudes de l’enfance. Et puis il peint des femmes, et là, les choses se corsent un peu. L’embarras s’en perpétue jusqu’à aujourd’hui, et l’on murmure une phrase de son journal : « Qu’est-ce que l’homme a fait de si grave qu’il doive subir cette terrifiante associée qu’est la femme ? » Mais, au fond, quel est le hic ? Je crois que c’est la minutie dans la haine. Mais, comme souvent, le hic s’accompagne d’une émancipation : en l’occurrence, la fin (toujours provisoire) d’une certaine façon de tapiner en peinture. À une époque où l’on allait beaucoup au musée, au théâtre, au ballet, pour voir de la cuisse, Vallotton opère l’ingrate mue (même s’il ne le choisit pas), dédaignant d’avoir plus longtemps recours aux « petits moyens sentimentaux » (Octave Mirbeau). Pour douloureux qu’il soit (avec cette absence d’amour qui fait comme un voile de tristesse sur ses images), ce ­peintre est bien intéressant. Vallotton, qui est impressionnable


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