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FACE-À-FACE
« La crypto est un enjeu stratégique pour les services financiers »
Les acteurs traditionnels de la finance doivent faire face à une demande grandissante de leur clientèle pour les crypto-actifs. Fabrice Croiseaux, CEO d’InTech, et Thomas Campione, blockchain & crypto-assets leader chez PwC Luxembourg, évoquent les enjeux inhérents au développement de la crypto au départ de Luxembourg.
Aujourd’hui, comment les acteurs de la gestion de fortune appréhendent-ils les crypto-actifs ?
THOMAS CAMPIONE (T. C.) Récemment, en collaboration avec la Lhoft et avec le soutien de l’Alfi, nous avons mené une étude auprès des acteurs du secteur financier luxembourgeois pour évaluer leur appétit à l’égard des cryptoactifs. Les résultats révèlent une réelle volonté de développer des offres intégrant les crypto-actifs. 43 % des 123 institutions ayant répondu s’attendent à ce que les crypto-actifs deviennent une priorité stratégique dans les deux prochaines années. 20 % font du développement de l’activité autour des cryptos une priorité à court terme. Un tiers s’attend à une large adoption dans le domaine de la gestion des actifs dans les cinq ans. 89 % des répondants estiment que le Grand-Duché devrait prendre une position plus active dans le domaine des crypto-actifs. Il y a donc un réel appétit, même si dans les faits, beaucoup sont encore dans une position d’attente. Les uns et les autres s’observent, cherchent comment se positionner.
FABRICE CROISEAUX (F. C.) C’est stratégique, en effet. Dans le contexte actuel, les cryptos constituent désormais une classe d’actifs à part entière qui est de plus en plus considérée comme un
« Si l’industrie n’adopte pas la crypto, elle risque de se couper d’une clientèle qui souhaite y accéder. »
THOMAS CAMPIONE Blockchain & crypto-assets leader, PwC levier de diversification de ses avoirs. Les politiques monétaires, dans un contexte de gestion de crise, ont conduit à une forte utilisation de la planche à billets. Dans ce contexte, recourir aux cryptos, dont l’émission est par construction limitée et ne peut pas être manipulée au niveau d’une entité centralisée, permet de se prémunir d’une dévaluation de la monnaie. Pour cela, de plus en plus d’analystes recommandent d’investir une part de son patrimoine dans ces actifs numériques, autour de 5 % par exemple.
Avec l’inflation, on peut s’attendre à voir les investisseurs se ruer sur les cryptos ? T. C. C’est une possibilité. En tout cas, ce sera intéressant d’observer ce qui va se passer. C’est la première fois, depuis l’émergence du bitcoin, que l’on vit un épisode inflationniste conséquent. C’est donc un enjeu important pour 2022. Nous allons voir si cela donne lieu à un principe de vase communicant, avec un transfert d’actifs vers le bitcoin au fur et à mesure que l’inflation se fait ressentir.
Les acteurs de la gestion patrimoniale ont longtemps regardé les cryptos avec méfiance et scepticisme. Qu’est-ce qui a guidé le changement de perception attestée par l’étude récemment menée ? T. C. Il y a avant tout une demande grandissante de la clientèle pour ces produits. Le profil de rendement de ces actifs les rend particulièrement attractifs. Les acteurs du wealth management doivent parvenir à répondre à cette demande. Si l’industrie traditionnelle ne s’inscrit pas dans cette dynamique, elle risque de perdre cette clientèle qui souhaite aujourd’hui accéder aux cryptos. La clientèle retail, en tout cas, n’a pas attendu pour s’y intéresser. La part des adultes américains qui déclarent posséder des cryptomonnaies (24 %) est à peu près égale à celle des adultes qui déclarent souscrire à une solution de rémunération de l’épargne de type certificat de dépôt (23 %).
Si la perspective de rendements attractifs est importante, la volatilité associée aux cryptos ne devrait-elle pas inviter à une certaine méfiance ? F. C. La volatilité est l’un des inconvénients associés aux cryptomonnaies. Il y a un risque, c’est vrai. Cependant, on voit aujourd’hui des
acteurs mettre en œuvre des offres qui intègrent ce risque, qui permettent de gérer cette volatilité. Je pense notamment à des fonds dédiés, comme le fonds de LaGrange Digital Asset Management. Au-delà du bitcoin ou de l’ether, il y a aussi une multitude de possibilités d’investissement dans les cryptos, qui permettent aussi de diversifier et de limiter le risque. Avec la finance décentralisée, concept qui répond à l’acronyme DeFi, il existe par ailleurs un large panel de nouveaux produits s’appuyant sur la blockchain et les cryptos, chacun ayant ses propriétés et fonctionnalités. Ils répondent à diverses stratégies d’investissement et à des besoins particuliers des investisseurs. La gestion de fortune peut dès lors envisager une multitude de stratégies s’appuyant sur des produits crypto, procéder à des financements, à des prêts, construire des produits dérivés… Les acteurs du wealth management ont la possibilité d’accompagner les clients dans leurs divers besoins, de manière plus efficiente. T. C. La volatilité ne doit pas être considérée seule. Il faut toujours l’envisager selon le risque et la perspective de retour sur investissement. Si l’on considère le rendement par unité de risque, l’investissement soumis à une forte volatilité reste néanmoins très intéressant. On constate une rentabilité largement supérieure aux autres classes d’actifs présentant un niveau de risque comparable. La perspective du rendement n’est pas le seul élément qui permet d’expliquer l’attrait des cryptos. On peut évoquer aussi une dimension sociale associée à l’adoption de celles-ci. Certains citoyens cherchent à limiter leur dépendance au système financier traditionnel, à se prémunir, par exemple, contre une éventuelle menace de voir un jour leurs avoirs bloqués pour une raison ou pour une autre. On a notamment vu cela au Canada récemment, avec une menace de demander aux banques de geler les avoirs bancaires des manifestants prenant part au blocage de la capitale.
Quels éléments freinent encore les acteurs de la gestion de fortune dans l’intégration des crypto-actifs au sein de leurs offres ? F. C. Ces solutions sont encore difficiles d’accès. Pouvoir les intégrer au cœur d’une offre implique de développer une compréhension poussée des différents produits. Il y a une dimension technique qu’il faut pouvoir appréhender, de nouvelles compétences au niveau des métiers de la gestion patrimoniale à développer. La sphère crypto, en effet, ne répond pas tout à faire aux mêmes règles que la finance traditionnelle. Pour sécuriser les avoirs de ses clients, il faut donc approfondir les connaissances. Aujourd’hui, les acteurs sont encore frileux. Toutefois, ils prennent conscience du risque de se voir court-circuités s’ils ne permettent pas à leurs clients d’accéder à ces actifs. L’enjeu, plus qu’un accès aux
FABRICE CROISEAUX CEO, InTech
cryptos, est de pouvoir créer de la valeur ajoutée, en conseillant le client, en mettant en œuvre des stratégies d’investissement adaptées. T. C. La technologie est encore sujette à de nombreuses idées reçues. Pour beaucoup, de manière caricaturale, la crypto se limite au bitcoin et reste associée au financement du terrorisme. Or, il existe une grande diversité d’actifs numériques, chacun ayant un rôle ou une fonctionnalité différents. Le recours à la crypto pour soutenir des activités illégales, en outre, est loin de se vérifier. Au départ de la blockchain, toutes les transactions peuvent être tracées. On peut plus aisément retrouver l’auteur d’une activité illégale. La persistance de ces idées reçues révèle qu’il y a encore beaucoup d’éducation à faire à ce sujet. S’ils veulent développer une offre autour de cette activité, les professionnels du wealth management doivent gratter au-delà de la surface, s’immerger dans le sujet.
Parce que le champ des possibilités offertes par la crypto semble particulièrement étendu… T. C. On dénombre environ 16.000 cryptos existantes. 90 % d’entre elles n’ont pas d’intérêt. Cependant, c’est un secteur qui bouge extrêmement vite. De nouveaux actifs apparaissent tous les jours. S’il y a de tout, et beaucoup de n’importe quoi, il y a aussi des pépites. C’est un grand enjeu de parvenir à les identifier. Au-delà des « usual suspects » que sont le bitcoin et l’ether, dénicher le prochain Cardano ou Solana (deux protocoles crypto qui se sont imposés ces derniers mois) n’a rien d’évident. F. C. Oui, le champ des possibles est très vaste. Un autre avantage réside dans la tokénisation des actifs que permet la technologie. Cette possibilité permet de fractionner plus facilement des biens, comme des œuvres d’art ou un immeuble. Cela présente plusieurs avantages. D’abord, cela permet d’abaisser le montant du
ticket d’entrée à ces catégories d’actifs particuliers, jusqu’alors très élevé. Au-delà, la technologie permet de faciliter la gestion de l’investissement associé à de tels biens, réputés jusqu’alors faiblement liquides. Une fraction d’une œuvre, sous la forme d’un jeton numérique, peut être plus facilement échangée. Pour les family offices, notamment, cela ouvre de nouvelles possibilités très intéressantes.
Le fait que ces actifs ne soient pas directement associés à l’économie réelle peut aussi soulever des craintes… F. C. C’est une vue de l’esprit. La valeur des actions n’est pas non plus forcément attachée à l’économie réelle, aux performances de l’entreprise. On compare souvent les cryptomonnaies à l’or. On peut aussi se demander ce qui fait la valeur du métal doré. Car, à la fin, cela reste un caillou. Ce qui détermine la valeur réside dans la confiance que l’on peut avoir dans le système qui détermine la valeur. Dans la monnaie, on fait confiance à l’État ou à un ensemble de nations, qui gèrent ce système monétaire. À travers les cryptos, c’est à la technologie déterminant la manière dont se gère l’émission et les transactions que l’on va faire confiance.
Quel est le rôle du régulateur pour soutenir le développement d’offres s’appuyant sur la crypto ? T. C. L’absence de positionnement des régulateurs crée actuellement un inconfort des acteurs vis-à-vis de la crypto. Les régulateurs doivent apporter de la clarté en publiant des guidelines, comme l’a par exemple fait la CSSF, en offrant des perspectives aux acteurs traditionnels du marché et des garanties de confiance aux utilisateurs. F. C. Le régulateur a un rôle important à jouer en faveur de l’adoption des cryptos par les investisseurs, dans l’émergence d’une activité de services associée à l’usage de ces actifs. Au regard de l’évolution du marché des cryptos, les régulateurs vont devoir se positionner. Rester dans la zone de flou qui prévaut actuellement est contre-productif pour la place financière. L’enjeu est de faire de ces actifs des produits régulés, pour faciliter le développement d’un nouveau marché.
Beaucoup évoquent une menace des cryptos vis-à-vis de la stabilité des marchés financiers… T. C. Les crypto-actifs, comme tout développement qui prend de l’ampleur, pourra à un moment impacter la stabilité des marchés financiers, il n’y a rien de spécifique ici et c’est d’ailleurs la raison pour laquelle les développements réglementaires sont accueillis positivement. Il n’a d’ailleurs pas fallu attendre les crypto-actifs pour assister à des crises financières majeures, l’ingénierie financière traditionnelle n’a pas été en reste ces dernières décennies. Par ailleurs, ces craintes exprimées pourraient également traduire celles d’une perte de contrôle de certains participants de marché dans la mesure où elles émanent en effet de personnes qui n’ont pas particulièrement intérêt à voir se développer un système alternatif. F. C. Ce n’est pas un hasard si le bitcoin est apparu juste après la crise financière de 2008. Les cryptos se veulent justement une réponse pour gérer la dépendance vis-à-vis des marchés financiers, qui ont prouvé pouvoir être instables, voire incontrôlables.
N’y a-t-il pas des raisons de craindre une interdiction pure et simple du recours aux cryptomonnaies ? F. C. Il existe, en effet, un scénario de cette nature. Si un euro numérique opéré par la Banque centrale voit le jour, l’ensemble des échanges financiers pourra alors être contrôlé. À la limite, nous ne devrions plus rien déclarer car tout pourrait être « déclaré à la source ». La seule façon d’échapper à ce contrôle serait le recours aux cryptos, qui pourraient alors être interdites. C’est le scénario mis en place en Chine, mais je ne pense pas qu’une telle interdiction soit possible ni souhaitable en Europe, notamment car cela relève de pratiques totalitaires. Encadrées, les cryptos sont des actifs comme les autres, soumis de la même manière à la fiscalité des investisseurs. Soutenir le développement du marché, c’est aussi permettre à la technologie d’émerger, avec de grandes opportunités pour transformer les services financiers dans leur ensemble. La blockchain peut nous permettre d’aller vers davantage de transparence, de réduire les coûts opérationnels. T. C. Les régulateurs devraient davantage accompagner le développement de ces technologies, soutenir l’innovation. On a vu que l’interdiction ne permettait pas d’interdire le développement des usages. On ne compte plus le nombre de fois où la Chine a déclaré bannir les cryptos. Ces démarches semblent confirmer que l’on ne peut pas arrêter l’adoption des cryptos. Dès lors, autant l’accompagner. Par exemple, la technologie est souvent décriée pour l’énergie dont elle a besoin pour fonctionner. En deux ans, cependant, l’empreinte environnementale liée à l’usage de la blockchain s’est améliorée. Quand la Chine interdit de miner, au départ de ressources énergétiques issues du charbon, on voit l’activité se déplacer dans d’autres coins du monde, pour utiliser une énergie principalement issue du renouvelable, notamment hydraulique, en Islande ou encore au Canada. Le minage peut s’envisager aussi au départ d’une énergie qui, en dehors de cette activité, aurait été perdue. LA CRYPTO, UNE MULTITUDE D’ACTIFS Cryptomonnaies, tokénisation, NFT… Les opportunités offertes par l’univers crypto sont nombreuses pour les investisseurs. Encore faut-il savoir de quoi on parle.
1 Les cryptomonnaies Quand on parle de cryptos, le plus souvent, ce sont les cryptomonnaies qui sont évoquées, et plus particulièrement le bitcoin et l’ether. L’avantage d’investir dans ces actifs ? On considère que l’évolution de leur valeur n’est pas directement corrélée à celle des marchés traditionnels. À ce titre, ces monnaies s’apparentent à un levier intéressant de diversification.
2 La tokénisation Le processus de tokénisation d’un actif financier consiste donc à transformer tout ou partie de la valeur d’un actif en jeton(s) échangeable(s) sur un marché décentralisé s’appuyant sur une plateforme blockchain. En détenant un token, un investisseur possède une partie de l’actif sous-jacent. Une action, une obligation, un immeuble, une œuvre d’art ou tout type d’actif financier peut faire l’objet d’une tokénisation. La pratique présente l’avantage de faciliter les échanges, de réduire les délais de transaction, de fluidifier les transactions, de démocratiser les échanges… Un immeuble, par exemple, est considéré comme un investissement peu liquide. Si l’immeuble est fractionné en tokens, ses parts peuvent plus facilement être échangées entre investisseurs.
3 NFT Les jetons non fongibles (nonfungible tokens – NFT) sont des certificats de propriété stockés sur une blockchain et soutenus par la technologie blockchain qui sont généralement associés à un actif numérique : œuvres d’art visuel, vidéos, musiques ou objets de collection. Aujourd’hui, on peut investir dans ces actifs comme on achèterait une œuvre d’art ou une bouteille de vin millésimé.