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Manuela Ferreira Pinto
Agir pour des politiques en faveur de l’enseignement du français dans le monde : fédérer et coopérer
Manuela FERREIRA PINTO
Ambassade de France en Espagne
Résumé
Il y a 20 ans, en 1996, l’ASDIFLE publiait un cahier intitulé Les politiques linguistiques. Louis Porcher y décrivait avec précision les finalités, les modalités de mise en œuvre, les actions et les conditions de l’action pour des politiques linguistiques efficaces. En introduction de l’article « Politiques linguistiques : orientations », il écrivait : « Une politique linguistique est une action volontariste […]. Le mot important, ici, est évidemment “volontariste” qui indique que des objectifs précis sont définis et que des moyens et démarches sont consciemment mis en place pour les atteindre. » (Porcher, 1996, p. 10). II y insistait en particulier sur le fait qu’une politique linguistique « possède une caractéristique fondamentale : elle doit être adaptable aux circonstances, aux contextes, et à leurs changements, dans une fidélité aux objectifs de long terme. » (Porcher, ibid., p. 14).
Vingt ans après, où en sont les politiques linguistiques de la France en faveur de l’enseignement du français dans le monde ? Comment se sont-elles adaptées à la mondialisation, à la concurrence entre les langues ? Dans ce domaine, quelles sont les représentations qui soutiennent les volontés, qui fédèrent les énergies et fondent l’action commune ? Mots clés : politiques linguistiques / plurilinguisme / éducation /
En France, de nombreuses publications permettent de suivre l’évolution des politiques en faveur de l’enseignement du français dans le monde. On peut citer par exemple, les travaux de la SIHFLES (Société internationale pour l’histoire du français langue étrangère et seconde) qui publie fréquemment dans sa revue Documents pour l’histoire du français langue étrangère ou seconde des articles sur ces sujets. Citons également les travaux d’universitaires tels que Louis-Jean Calvet, Daniel Coste et Bruno Maurer ; le Livre blanc de la Fédération internationale des professeurs de français (2016) ; les rapports de députés et de sénateurs (Pouria Amirshahi en 2014, Louis Duvernois en 2015) ou ceux de conseillers de présidents (Jacques Attali en 2014), d’institutions et d’organisations nationales ou internationales (la Délégation générale à la langue française et aux langues de France, l’Institut français, le CIEP, le Conseil de l’Europe, l’Organisation internationale de la francophonie, l’Agence universitaire de la francophonie, l’Unesco…).
Ces dernières années, tous décrivent la baisse des moyens de l’État français dédiés à la promotion, diffusion, amélioration de la qualité de l’enseignement du français et en français dans le monde. En concurrence avec d’autres secteurs, au gré du profil des ministres, de l’actualité et des modes, les moyens en faveur des politiques de coopération linguistique ont fondu, noyés dans les petits budgets affectés à la culture, rabotés par les investissements en faveur de l’enseignement français à l’étranger, en concurrence avec la santé, le développement durable, la sécurité, le numérique…
Ainsi, de nombreux documents consultables sur le site du Parlement et du Sénat montrent la lente érosion des moyens affectés à la coopération éducative et linguistique. Notamment les crédits pour la coopération bilatérale, regroupés sous l’intitulé Programme 185 financent les principaux opérateurs du ministère des Affaires étrangères et du développement international : – l’Agence pour l’enseignement français à l’étranger (AEFE), avec un budget qui représente plus de la moitié (54,9%) des crédits du programme ; – Campus France, établissement public à caractère industriel et commercial également issu de la loi du 27 juillet 2010, comme l’Institut français ; – l’Institut français, opérateur du réseau des 94 instituts français et des Alliances françaises dont la part du budget dédié à la langue française représente moins de 4% du total de son enveloppe globale de fonctionnement ; – et depuis 2015, Atout France (groupement d’intérêt économique créé par la loi du 22 juillet 2009) pour le développement touristique de la France.
Ce Programme 185 finance également des bourses pour les étudiants étrangers, crédits qui sont passés de 71,6 millions d’euros en 2016, à 67,6 millions d’euros en 2015. Enfin, ce programme permet de subventionner les alliances françaises à l’étranger et, à Paris, la Fondation Alliance française à hauteur de 5,7 et 1,4 million d’euros respectivement :
Figure 1 - Évolution du Programme 185 depuis 2012 (hors tourisme).
La création de l’Institut français et de Campus France en 2010 ont été des moments importants de l’évolution de l’action extérieure de la France dans le domaine de la coopération éducative et linguistique. Cependant, ces nouvelles agences peinent à trouver leur place, à endiguer la baisse des moyens décidée au moment même de leur création. Dans le rapport qui accompagne le projet de loi de finances 2016, on lit par exemple au sujet de l’Institut français : « Le budget de l’Institut s’est adapté à la réduction de sa ressource principale en se contractant de 15% entre 2011 et 2015. L’exercice est rendu particulièrement difficile par la lourdeur et la rigidité des charges de fonctionnement de l’Institut (loyer élevé qui ne pourra être renégocié avant 2016 et 143 ETP1transférés au moment de la fusion). L’effort de réduction des dépenses a donc dû porter également sur les activités de l’Institut. En 2014, l’Institut a connu son budget d’activités le plus faible depuis sa création : 19,7 millions d’euros alors qu’il avait été de 28,2 millions d’euros en 2011, soit une baisse de 30% en trois ans. ».
Ajoutons dans ce paysage, Expertise France, agence créée par la loi n° 2014-773 du 7 juillet 2014 d’orientation et de programmation relative à la politique de développement et de solidarité internationale, afin de « concourir à la promotion de l’assistance technique et de l’expertise internationale publique françaises à l’étranger »2 . Cet établissement public à caractère industriel et commercial, placé sous la tutelle du ministère des Affaires étrangères et du Développement international et du ministère chargé de l’Économie et des Finances, a mandat pour « mobiliser l’expertise française pour appuyer la définition et la mise en œuvre de politiques publiques […], contribuer, sous la responsabilité du délégué interministériel à la coopération technique internationale, à la coordination de l’action de l’ensemble des acteurs publics intervenant dans le domaine de l’expertise technique internationale »3. Le texte de loi n’exclut donc pas une intervention d’Expertise France dans le domaine de la coopération éducative et linguistique, complexifiant un peu plus encore le paysage des opérateurs français spécialisés sur ces questions.
Enfin, il faut rappeler que l’Agence française de développement, qui concentre une grande part des moyens financiers de la France en appui au développement, n’a pas mandat pour intervenir directement dans le domaine linguistique. Si en 2015, l’AFD a consacré 10% de son budget à la qualité de l’éducation et à la santé4, ces investissements concernent principalement la construction d’écoles, la définition des politiques, la formation de cadres éducatifs et le financement d’experts techniques.
Dans le même temps, la France a également réduit ses budgets affectés aux programmes de coopération multilatérale. Par exemple, les crédits alloués à la franco-
1. Emploi temps plein. 2. Décret n° 2014-1656 du 29 décembre 2014 relatif à l’Agence française d’expertise technique internationale. 3. Ibid. 4. Voir le rapport d’activité 2015 de l’AFD.
phonie5 sont passés de 56 millions d’euros à 49,5 millions en 20156. La France s’est également retirée du Programme mondial pour l’éducation (PME) qui œuvre principalement pour l’amélioration de la qualité de l’éducation en Afrique. Interrogée au Sénat en 2014 sur ce désengagement, Annick Girardin, secrétaire d’État expliquait que « les contraintes budgétaires ne permettent cependant pas à la France de s’engager sur le maintien de sa contribution au PME à un niveau similaire au précédent quadriennal (50 millions d’euros sur 2011-2014). En 2015, sa contribution devrait être d’un million d’euros »7 .
Pourtant les enjeux économiques, géopolitiques et culturels sont considérables pour la France mais aussi pour l’ensemble des pays francophones.
L’Organisation internationale de la francophonie fait état de quelque 274 millions de francophones en 2015, chiffre qui passera à 800 millions à l’horizon 2050 en raison notamment de la croissance démographique africaine. Malheureusement, même si cette croissance démographique reste soutenue, l’état des systèmes éducatifs, le niveau de formation linguistique et pédagogique des enseignants eux-mêmes, la concurrence croissante entre langues nationales et internationales8 et l’absence de moyens et de politiques en faveur de l’éducation en français en Afrique, mettent en péril la place de notre langue sur ce continent.
Ces orientations politiques sont prises dans un contexte où la langue française est de moins en moins perçue comme un atout en faveur de l’influence et du rayonnement de la France, en balance défavorable avec l’anglais, langue des échanges internationaux, de la réussite économique et scientifique. Les débats autour de l’adoption de l’article 2 de la loi Fioraso en faveur d’un enseignement en anglais à l’université ont été très révélateurs des tensions et enjeux qui résultent de cette « concurrence » : – « La ministre de l’Enseignement supérieur, Geneviève Fioraso, a réaffirmé la nécessité d’attirer davantage d’étudiants étrangers, venant notamment d’Inde ou de Chine, et critiqué “un débat de posture” donnant de la France,
“pays de l’universalité et des Lumières, une image étriquée” mais a aussi affiché une volonté d’“apaiser”. »9 – « Geneviève Fioraso a pointé le “risque de repli sur soi”. “La francophonie, c’est l’inverse du repli sur soi”, a-t-elle défendu. »10 – « L’usage de l’anglais comme langue étrangère de travail est massif chez les jeunes (naissance dans les années 1980), avec 71% d’usage exclusif, contre
5. Programme 209, action 5. 6. Assemblée nationale, Rapport d’information Mission d’évaluation et de contrôle sur le financement et la maîtrise de la dépense des organismes extérieurs de langue française. décembre 2015. 7. https://www.senat.fr/questions/base/2014/qSEQ141013461.html 8. 2 000 langues présentes sur le continent africain. 9. « Les députés ouvrent la porte aux cours en anglais à l’université », AFP, 23 mai 2013, publié dans Libération. 10.Sur le site du journal Le Monde, article du 21 mai 2013.
51% chez les chercheurs nés entre 1945 et 1949. Cette domination ne fait plus l’objet d’une critique politique massive comme moyen de “soutenir la domination de la culture anglo-américaine”. Cette opinion est partagée majoritairement par les chercheurs nés avant 1965, mais par près de 40% de ceux nés après 1980. Ces derniers disent à 90% choisir “le français pour le public national, l’anglais pour les échanges internationaux”. »11 L’évolution des représentations des élites politiques, économiques et culturelles explique aussi, en plus des réelles difficultés économiques de notre pays, la baisse des moyens dédiés à l’éducation en français et à l’enseignement de la langue française. Or, dans un monde globalisé où, comme l’écrit Jacques Attali (2014, p. 1), « l’effacement progressif des frontières nationales impose d’autres critères d’appartenance identitaire : la langue et la culture constituent la nouvelle géographie », la langue est un instrument de pouvoir considérable.
Aussi, en tant que membre de l’ASDIFLE, ancienne étudiante de Louis Porcher, professionnelle engagée sur ces questions, il m’a semblé important de saisir l’occasion de cette communication pour rappeler la force de l’engagement qui a été le sien en faveur de l’enseignement du français dans le monde et de dire l’urgence d’une action volontariste pour fédérer, au-delà du cercle de professionnels réunis habituellement par l’association. Les méthodes, les moyens, les actions, les conditions de la coopération avec des parlementaires, des écrivains, des artistes, des journalistes, des syndicalistes, des hauts fonctionnaires… sont finement décrits dans les écrits de Louis Porcher et mériteraient d’être à nouveau au centre des préoccupations qui animent les membres de l’ASDIFLE.
Nous pouvons nous en inspirer largement pour diffuser des plaidoyers qui ne reposeraient pas sur la vision caricaturale de la beauté de la langue française, seule capable de dire la démocratie et les droits de l’homme mais sur des arguments ancrés dans la réalité du monde socio-économique, technologique, scientifique, culturel dans lequel nous vivons. Il s’agirait d’expliquer que la langue française est un élément majeur du plurilinguisme mondial et qu’à ce titre – comme les autres langues – un vecteur de la liberté de penser ; que le français constitue un atout inestimable pour renforcer les pays francophones dans l’économie et le commerce mondial, un avantage pour l’intégration des migrants et des réfugiés dans le respect à la fois de leur identité et de leur langue, et une entrée inestimable pour faciliter le dialogue interculturel.
Fédérer plus largement et coopérer avec d’autres, nous enrichira de nouvelles expériences, de nouveaux points de vue. Nous trouverons ainsi des mots nouveaux, des arguments plus convaincants que nous pourrons porter y compris vers les élus. « Une politique linguistique repose toujours sur l’idée qu’une langue est un bien sym-
11. Article signé par Sylvestre Huet du 22 mai 2013, disponible sur le site de Libération : sciences.blogs. liberation.fr
bolique à la fois précieux et utile » écrivait Louis Porcher en 1996 (p. 10). Contribuons à créer et à porter cet imaginaire commun !
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
■ ATTALI J. La francophonie et la francophilie, moteurs de croissance durable. Rapport à François Hollande, 2014. ■ CUQ J.-P. (éd.) Enseigner Le français dans le monde. Le livre blanc de la FIPF. Essais francophones, vol. 3, Paris, Gerflint, 2016. ■ PORCHER L. Politiques linguistiques : orientations. Les cahiers de l’ASDIFLE, 1996, n° 7, pp. 10-27.