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Laurence Corroy

Penser la relation entre éducation et médias. Les apports de Louis Porcher

Laurence CORROY

Université Sorbonne Nouvelle - Paris 3 CERLIS UMR 8070 Université Sorbonne Paris-Cité

Résumé

Avant même les débuts de la presse de masse, des penseurs s’interrogent sur l’impact des journaux sur les jeunes lecteurs. Mais c’est au xxe siècle que l’éducation aux médias est pensée et structurée progressivement dans le domaine éducatif. Désireuse de développer l’esprit critique chez les élèves, l’éducation aux médias doit aussi, à l’ère du numérique, favoriser la créativité des jeunes dans leurs productions médiatiques afin qu’ils soient pleinement autonomes vis-à-vis des médias. Cet article rappelle l’apport de Louis Porcher à la construction de l’éducation aux médias tant comme champ de recherche que comme ingénierie pédagogique dans les classes. Mots clés : éducation aux médias / épistémologie / esprit critique / créativité /

Introduction

Le poids médiatique, sa prégnance dans nos vies a imposé progressivement une réflexion portant sur la nécessité d’un champ disciplinaire consacré à l’éducation aux médias. Épistémologiquement, celle-ci s’est construite en adossement avec les théories de l’information et de la communication au cours du xxe siècle et ses finalités se sont développées en ingénierie pédagogique.

Qu’est-ce que l’éducation aux médias ? Originellement, elle s’est définie par la nécessité de développer dès le plus jeune âge un esprit critique face aux contenus médiatiques. Mais ce que l’on peut entendre et attendre de cet esprit critique n’est pas allé de soi. Il a été fortement influencé par des sous-bassements théoriques qu’il n’est pas inutile de rappeler.

Nous évoquerons dans cet article quatre grandes approches qui ont marqué l’évolution historique de la recherche en éducation aux médias, incurvant sa définition et son champ d’action ainsi que les finalités des pédagogies à mettre en œuvre. En France, l’apport de Louis Porcher s’est avéré particulièrement précieux.

1. L’APPROCHE PROTECTIONNISTE

L’idée d’éduquer aux médias est aussi ancienne que les médias de masse, et même, précède leur massification. En effet, dès le début du xixe siècle, on s’inquiète

de l’influence pernicieuse des journaux. Il s’agit donc de protéger la jeunesse des effets des médias.

Mais c’est au début du xxe siècle qu’une approche protectionniste va s’affiner, en s’appuyant sur la théorie des effets directs des médias. Cette théorie, élaborée par Lasswell en 1927, imagine l’action des médias linéaire, directe, qui ressemblerait à une drogue, une seringue hypodermique. Dans le contexte géopolitique des années 1930, la vision d’un système médiatique violant l’opinion rencontre un vif succès et alimente une suspicion tenace à l’égard des grands médias. Cette approche repose sur la conviction que les publics sont passifs, victimes des médias. Et, à plus forte raison, les jeunes publics.

Cependant, dès les années 1940, la théorie des effets directs est remise en cause. Il est dès lors davantage question d’effets limités des médias. Les études menées par Lazarsfeld l’amènent à envisager que l’influence des médias peut être indirecte, déterminée par des leaders d’opinion (two step of flow communication). Parallèlement, les travaux de Berelson mettent en évidence que les lecteurs de presse choisissent leurs journaux en fonction d’affinités préalables avec la ligne éditoriale de ces derniers.

La théorie des effets indirects ne rompt pas avec l’approche protectionniste mais la relativise. Ces recherches conduisent à envisager l’esprit critique comme la capacité de ne pas se laisser manipuler par les visées persuasives des médias et des déformations de la réalité qu’ils présentent.

En Europe, à la même période, les médias et leur influence sont dénoncés par l’école de Francfort. Theodor Adorno, Max Horkheimer, Herbert Marcuse, puis Habermas sont les chefs de file de théories critiques marxistes des médias.

Ils expriment par un rapport de domination le contrôle social qu’exercent les médias de masse. Les médias de masse sont accusés d’être à la solde du pouvoir et de la culture dominante. Sous l’influence des modèles théoriques de l’école de Francfort, l’éducation aux médias est pensée comme ayant pour mission de déconstruire les mises en récit du monde proposées par les médias de masse. L’esprit critique n’est pas de se couper des médias mais de réaliser l’aliénation culturelle et l’impérialisme économique auxquels ils contribuent.

Dès lors, l’éducation aux médias a été conduite dans une large mesure à décliner un arsenal défensif, séparant peu les médias de leurs contenus. L’école, considérée comme un sanctuaire, se devait de constituer un rempart aux influences pernicieuses des médias. Ce langage était d’autant plus audible que les enseignants étaient enclins à considérer que les médias de masse véhiculaient une culture qu’ils ne pouvaient cautionner ou dans laquelle ils ne se reconnaissaient pas et qu’ils vivaient sur un mode concurrentiel. Encore aujourd’hui, pour une partie du corps enseignant, l’idée que les médias contribuent au déclin culturel peut rester valide.

Développer leur esprit critique reviendrait donc à les amener à se méfier des médias et de leur pouvoir et à limiter au maximum les temps d’exposition à leur influence.

Les débats sur le nombre d’heures passées devant la télévision, et plus généralement les écrans, par les enfants et les adolescents prennent tout leur sens en investissant l’esprit critique de ce soubassement théorique. D’une certaine manière, l’idéal, en ce cas, serait de ne pas avoir de poste de télévision chez soi, ni Internet.

Régulièrement, au cours du xxe siècle, les travaux scientifiques ont porté sur les risques liés à l’exposition médiatique de contenus jugés inappropriés, en particulier à la télévision. La violence des images a ainsi été largement dénoncée et des protocoles ont été mis en place pour identifier ses effets sur les jeunes spectateurs. Bien qu’il n’y ait pas eu d’expérimentation en recherche, pour des raisons bien compréhensibles, la pornographie a été associée à cette réflexion, la monstration explicite d’une sexualité adulte étant considérée comme extrêmement violente pour les mineurs, avec un risque de désensibilisation émotionnelle et de distorsion de l’appréhension du réel.

Le poids de la publicité télévisuelle, tant par son impact persuasif que le temps d’exposition qu’elle représente quotidiennement, a été investi en recherche. Certains travaux ont montré que plus les enfants sont jeunes, plus ils apprécient les messages publicitaires qu’ils ont du mal à identifier comme n’étant pas la présentation de la réalité, mais une représentation à visée consumériste (Moureaux, 2014). Enfin, le traitement de l’actualité, les douleurs exposées dans les journaux télévisés aux heures de grande écoute, depuis l’affaire de la jeune Omayra Sanchez (journaux télévisés du 16 novembre 1985), dont les téléspectateurs avaient pu suivre l’agonie en direct, font craindre le repli sur soi ou une progressive insensibilisation aux souffrances d’autrui.

Depuis, l’Internet a bouleversé le rapport aux médias et les peurs vis-à-vis des jeunes publics qui y sont liées. L’impact des jeux vidéo, notamment en ligne, font craindre à la fois par la violence montrée, le temps d’exposition et la possible anomie sociale qui peut en découler. Avec les réseaux sociaux et les mises en scène de soi, les questions d’e-réputation et de cyber harcèlement inquiètent la communauté scolaire. Plus récemment, la prolifération de théories du complot et l’embrigadement islamiste via le Net font l’objet d’une attention particulière.

L’intérêt de ces investigations, qui par ailleurs laissent de côté des objectifs plus essentiels de l’éducation aux médias, réside en ce qu’elles attirent l’attention sur la profusion de messages qui prônent des valeurs qui peuvent s’avérer contradictoires avec celles de l’école.

La pérennité de l’approche protectionniste tient autant de l’imaginaire des médias et de leur force supposée que de l’idée d’un jeune public malléable. Les enfants sont présentés à la fois vulnérables et potentiellement dangereux, sous l’emprise de pulsions violentes que l’exposition aux médias inciterait à libérer (Buckingham, 2010, p. 135).

2. L’APPROCHE CRITIQUE

Dans les années 1960, l’approche critique a marqué une rupture épistémologique d’importance. Il ne s’agissait plus de discriminer les médias, mais les contenus médiatiques proposés par chaque média. L’esprit critique est alors le jugement exercé à propos des contenus médiatiques, les classant en « bons » ou « mauvais » contenus médiatiques.

La rupture a été plus marquée encore avec l’émergence des études sémiologiques, qui ont été développées par Roland Barthes et ses disciples. Comprendre les significations des messages, leurs cadres interprétatifs, s’avère alors le prérequis à tout esprit critique.

Au cours des années 1970 et 1980, un foisonnement d’expériences pédagogiques menées en Europe et en Amérique du Nord est à noter. L’UNESCO y contribue fortement, relayant et organisant la promotion de l’éducation aux médias. En 1982, le symposium réalisé à son initiative à Grünwald conclut au caractère omniprésent des médias, au fait qu’ils sont un élément important de la culture dans le monde contemporain et qu’ils doivent être étudiés pour eux-mêmes. La télévision devient alors le média le plus étudié dans les programmes d’éducation aux médias, mais elle est aussi conjointement pensée comme vecteur d’éducation par les médias. Bien que l’éducation aux médias ait pour objet spécifique d’étude les médias pour eux-mêmes et que l’éducation par les médias se propose d’utiliser les médias pour enrichir les disciplines enseignées à l’école, elles paraissent complémentaires et sont parfois confondues.

La focalisation sur la télévision s’explique par l’audiovisuel qu’elle propose, sa puissance évocatrice, comme le rappelle avec force Louis Porcher : « La télévision instaure une relation spectatorielle au monde, induisant aussi une conduite de consommation pratiquement sans frein. La boulimie d’images télévisuelles ne connaît pas de rassasiement ni de frontières. Pour la première fois dans l’histoire, un monde matériel se superpose au monde de tous les jours et le grignote de l’intérieur. » (Porcher, 1994, p. 113). Pensée en éducation aux médias comme objet d’étude, la télévision va aussi être envisagée comme vecteur d’éducation.

À cette période, les pays en voie de développement s’intéressent davantage à l’éducation par les médias qu’à l’éducation aux médias, comme éventuel substitut de l’enseignant. Avec le soutien de l’UNESCO, des expériences sont menées par plusieurs pays africains. Les résultats s’avèrent en demi-teinte. Pour que ce type d’expériences fonctionne, un médiateur demeure nécessaire, qui anime l’écoute ou le visionnage collectif. Le programme d’éducation télévisuelle mené en Côte d’Ivoire (PETV), par son ampleur, est à relever, concernant pendant une douzaine d’années des milliers d’élèves.

Néanmoins, les expériences menées font apparaître la nécessité de garder une médiation, telle que le résume Louis Porcher : « Peut-on apprendre seul ? N’y a-t-il

pas le besoin nécessaire d’un conducteur, d’un éducateur au sens étymologique du mot ; l’apprentissage ne suppose-t-il pas le dialogue ? Même dans les utopies, et même dans les situations imaginaires, l’accès au savoir s’opère par un intermédiaire humain, comme dans Robinson Crusoë ou dans l’Île Mystérieuse. Un apprentissage ne semble pas pouvoir se mener sans truchement. » (Porcher, ibid., p. 114).

Plutôt que de penser à remplacer l’enseignant par le média, il s’agit plutôt pour l’enseignant d’avoir à disposition des ressources supplémentaires. L’utilisation judicieuse des médias pour enrichir la culture de l’apprenant est pensée dans toutes les disciplines traditionnelles, afin de présenter le cours de façon plus attrayante et rendre la césure moins nette entre culture académique et culture médiatique, permettant des usages didactiques variés. Ces usages deviennent alors un support pédagogique, qui vient animer par des exemples pris dans les médias les disciplines classiques. L’enseignement des langues, de l’histoire, des sciences peut tirer profit du visionnage de fictions, de documentaires, d’extraits de discours officiels, d’émissions qui ponctuent la parole magistère et suscite un intérêt renouvelé des élèves par la diversification des supports utilisés.

Louis Porcher expose tout l’intérêt de cette double démarche d’éducation aux médias et d’éducation par les médias avec la télévision : « La télévision transporte des savoirs, sans viser à leur transmission formelle. L’école est, avec la famille, l’institution chargée justement de cette transmission contrôlée. Toutes les deux sont inscrites dans le paysage social français et se trouvent désormais dans la position de collaborer sans perdre leur spécificité. Le premier objectif similaire consiste, d’une part, à construire des apprenants eux-mêmes actifs responsables de leurs choix, et, d’autre part, à construire des apprenants eux-mêmes actifs qui s’impliquent véritablement dans leurs apprentissages. » (Porcher, ibid., p. 192).

Des expériences d’éducation par et aux médias, notamment la télévision éducative, perdurent. Il n’est plus question de remplacer ou suppléer l’école mais de proposer des contenus audiovisuels qui enrichissent les contenus didactiques. En France, la création de lesite.tv en 2003, parrainé par un groupement d’intérêt économique composé du Centre national de documentation pédagogique (CNDP) et de France 5, démontre la longévité de ce type d’expérience. Plusieurs milliers de vidéos sont accompagnées de livrets pédagogiques à la demande. Le site s’inscrit dans une logique de stock et atteste pour Frédéric Marty de sa filiation avec la télévision scolaire (2012, pp. 95-97).

À partir des années 1990, en France, une réflexion spécifique concernant les médias d’actualité conduit à une troisième approche, centrée sur l’information dans une optique citoyenne.

3. L’APPROCHE CITOYENNE

Cette approche s’est appuyée essentiellement sur les recherches concernant les médias d’information (dont l’agenda setting – les médias ne disent pas ce qu’il faut penser mais à quoi il faut penser) dans une perspective du développement de la citoyenneté en démocratie. La création du CLEMI (Centre de liaison de l’enseignement et des médias d’information) en 1983 par Jacques Gonnet, qui l’a dirigé pendant une vingtaine d’années, y a participé en assurant la promotion, notamment par des actions de formation pour les enseignants, de « l’utilisation pluraliste des moyens d’information dans l’enseignement afin de favoriser une meilleure compréhension par les élèves du monde qui les entoure tout en développant leur sens critique » (CLEMI, 1996, p. 15). La semaine de la presse et des médias dans l’école a mis en place, sous le patronage du CLEMI, une semaine balisée dans tous les établissements du premier et du second degré, qui offre la possibilité de rencontrer des professionnels des médias, de recevoir des journaux et des magazines qui permettent une réflexion approfondie sur l’actualité et le fonctionnement du journalisme.

Louis Porcher, qui témoignait un vif intérêt pour les activités du CLEMI, accordait une grande importance à l’actualité : « L’actualité, c’est le monde comme il va. Le risque est grand que les jeunes générations soient envahies par elle sans disposer d’aucun moyen de hiérarchisation. Qui d’autre que l’école pourrait légitimement prendre en charge ce qu’on pourrait appeler une formation à l’actualité ? Réfléchir sur elle, la commenter, échanger des points de vue, travailler sur des documents, ce sont des fonctions éducatives aujourd’hui indispensables. » (Porcher, 1994, p. 230).

Dans le contexte français, l’analyse des médias d’information est envisagée comme une valorisation de la citoyenneté, marquant l’importance du pluralisme des médias d’actualité et de sa promotion comme gage d’une démocratie vivace. L’esprit critique suppose alors une vision éclairée des contraintes de la profession des journalistes, de la circularité de l’information, des effets du traitement de l’actualité (hard news/soft news). Considérant que tout enseignement comporte une transmission de savoirs et de valeurs, l’expérience française questionne ces dernières, qui prônent une vision politique, de défense du système démocratique.

Afin de développer des programmes d’éducation aux médias basés sur un modèle républicain de formation de l’opinion, les expériences pédagogiques privilégient l’analyse des contenus de presse, des lignes éditoriales, des stéréotypes et des représentations qui circulent ainsi que l’économie des médias.

Dans les pays en voie de démocratisation, l’approche politique et la réflexion sur l’actualité médiatique paraît largement opératoire, à condition de la conceptualiser dans le contexte régional. Mais, à la différence des pays occidentaux, la relation avec les médias s’entend d’abord vis-à-vis de la communauté et non de l’individu (Kumar, 1997) ce qui laisse à penser pour Francis Barbey (2017), qu’il s’agit d’une initiation davantage que d’une éducation dans le contexte africain.

Pour Jacques Gonnet (2001), l’approche citoyenne décrit le contexte de la relation école-médias de façon tripartite : entre les médias, l’école et la politique qui triangule des médiations, des savoirs et un système politique, la démocratie. Pensée partagée par Louis Porcher : « Le territoire de la citoyenneté est visiblement commun à l’institution éducative et l’institution médiatique. Elles y jouent toutes les deux leur crédibilité : elles exercent toutes les deux leur fonction. […] Les médias et l’école seront, un jour ou l’autre, acculés au problème de la citoyenneté. Il ne serait pas extravagant de souhaiter qu’on anticipe sur ce moment. » (Porcher, 1994, pp. 231-232).

Actif promoteur de la presse lycéenne, qu’il considérait comme des « ateliers de démocratie », Jacques Gonnet a œuvré à ce que cette presse spécifique puisse jouir d’un statut dérogatoire afin d’obtenir une reconnaissance légale au sein des établissements scolaires. En 1991, un décret en Conseil d’État octroie un statut dérogatoire à la presse lycéenne dans le cadre scolaire, qui a été actualisé en 2002. Elle bénéficie des mêmes droits et a les mêmes devoirs que la presse adulte, selon la loi du 29 juillet 1881. Le CLEMI est chargé, par délégation de la Bibliothèque nationale, de son archivage et dispose d’un fonds riche d’une dizaine de milliers de journaux. La création de radios, de web-radios, de journaux papier et de blogs lycéens concourt à la sensibilisation des jeunes à l’actualité, à l’importance du pluralisme de la presse, au décryptage des lignes éditoriales. Le 18 décembre 2016, le Parlement a adopté un projet de loi relatif à l’égalité et la citoyenneté, promouvant l’engagement des jeunes, dont « la prise de responsabilité dans la presse, notamment lycéenne ».

Bien que le CLEMI ait favorisé l’expression lycéenne et collégienne, l’éducation aux médias a été centrée au xxe siècle bien davantage sur l’analyse des médias que sur la production de médias en contexte scolaire ou hors les murs.

À la charnière du xxie siècle, la réflexion, dominée par le bouleversement induit par le numérique, exige désormais une réflexion globale concernant l’éducation aux médias, prônant une distance critique et une attitude créative face aux médias. Là encore, la pensée de Louis Porcher a été féconde.

4. UNE APPROCHE CRÉATIVE

La Déclaration de Bruxelles en janvier 2011 a mis l’accent sur la nécessité que chaque citoyen développe des compétences médiatiques. Louis Porcher, en 2000, insistait déjà sur l’autonomie nécessaire à développer face aux médias : « Les médias délivrent en effet des sens, des significations pluriels. L’auto-appropriation des médias par un individu est elle-même plurielle. Sur le plan théorique, “auto” est toujours un pluriel. Chacun d’entre nous est une pluralité, nous sommes fissurés, multiples, avec des convictions qui évoluent. Il y a donc une grande interactivité à l’intérieur d’un sujet. » (Porcher, 2000a, p. 14).

Au vu des défis à relever, il est attendu de l’éducation aux médias et au numérique qu’elle favorise l’autonomie dont parle Louis Porcher, ou empowerment en anglais,

expression traduite parfois par encapacitement. L’idée est de développer son autonomie, de prendre le contrôle : « L’autonomie est le fondement même de l’éducation comme acte, et le fondement du rapport aux médias. Il faut construire l’autonomie du spectateur, de l’auditeur par rapport au message qui lui est délivré par les médias, de telle manière que celui-ci se l’approprie, au lieu de se laisser dominer. » (Porcher, ibid.).

Il s’agit donc de s’éloigner des programmes de prévention de la jeunesse pour considérer les jeunes publics comme étant capables de développer des compétences médiatiques. L’autonomie espérée permettrait de développer une meilleure estime d’eux-mêmes, une pensée critique et des échanges collaboratifs démultipliés.

L’accent n’est pas mis sur les capacités a priori des jeunes mais plutôt sur l’accompagnement de cette prise d’autonomie par des tutorats et des enseignements spécifiques. À l’ère des réseaux et du numérique, être autonome, c’est prendre le risque d’agir publiquement, il faut donc y être préparé et encouragé (Ninacs, 2002)1 .

À notre sens, cette autonomie passe aujourd’hui par une créativité à développer face aux médias, en quatre stades opératoires : – L’accès aux médias et aux technologies adéquates, ce qui sous-tend un équipement moderne, l’accès libre aux réseaux et l’aptitude à manipuler les équipements nécessaires et les interfaces proposées. Cela ne va pas de soi à l’échelle mondiale, pour des raisons politiques ou de développement des pays concernés. En Afrique, les perspectives et les défis sont immenses : le développement du marché de la téléphonie, le plus dynamique sur le plan mondial actuellement, va transformer radicalement le paysage africain, la démographie va créer une formidable demande en termes de formation tout au long de la vie et d’éducation.

En France, la première étape, l’accessibilité de tous au numérique est en passe d’être quasiment gagnée au regard des chiffres : 90% des jeunes de 15 à 24 ans sont multi-écrans, se connectant par ordinateur ou smartphone (plus de 60% des jeunes âgés de 15 à 24 ans sont équipés d’un smartphone) et les foyers français comptent 6 écrans en moyenne2. Plus de 85% des Français se connectent au moins une fois par mois à Internet, via de multiples moyens : smartphones, ordinateurs, tablettes… Mais cela n’est qu’un préalable – l’accession ne signifie pas encore l’appropriation. – La navigation, qui induit la capacité à sélectionner des sources pertinentes d’information. Il s’agit de comprendre la logique des moteurs de recherche et des mots clés, différencier les sources et leurs valeurs informationnelles, recouper les données, comprendre l’actualité en ayant en tête les logiques marchandes et éditoriales de ce qui est en ligne, comparer par une revue de presse en ligne les informations.

1. Le chercheur détermine l’empowerment individuel comme la capacité de prendre la parole, des compétences techniques, une estime de soi qui l’encourage à agir, une conscience critique résultant d’une dynamique d’action et de réflexion. 2. Source : Médiamétrie, http://www.mediametrie.fr

Cela suppose une distance critique, une capacité à prendre de la distance avec les discours proposés et les valeurs qui les structurent, en déconstruisant et dénaturalisant les médias, ce qui inclut de comprendre les logiques de production, les « effets de réel », les idéologies qui se cachent par de pseudos évidences et les représentations mises en scène dans les messages médiatiques. – L’action. Le premier degré de l’agir consiste à réagir aux médias. Tous les sites d’information permettent commentaires et réactions. Les réseaux sociaux facilitent la reprise transmédiatique des informations. Là encore, la tentation est grande de penser que cela va de soi. Néanmoins, la maîtrise des traces numériques n’est pas spontanée. Des enjeux réputationnels et identitaires se jouent. Tout l’enjeu de la e-réputation revient donc à contrôler l’exercice de sa popularité de façon à diminuer la part d’incertitude générée par les autres internautes. Il faut augmenter le bruit favorable par la visibilité assumée et affirmée de sa présence numérique, avec en visée le brouillage des bruits parasites exogènes. C’est-à-dire prendre conscience et tenter de surveiller le calcul de ce qui est dit de nous par la collection de traces numériques, d’informations que nous déposons volontairement ou malgré nous (Merzeau, 2013). – La production suppose d’être capable de produire soi-même des médias. Cela nécessite un degré dans l’agir supérieur, qui exige une part plus importante de créativité mais aussi de connaissances, notamment avec l’environnement informatique. Idéalement, chacun devrait pouvoir développer ses propres programmes ou modifier ceux qu’il utilise.

L’enjeu est d’importance : « Le monde médiatique est un monde sans sol, et qui, pour cette raison, ne possède pas de limites, de périmètre, de frontières. L’effacement du sol est la marque de la modernité. Comment et où les gens s’enracineront-ils désormais ? Telle est la question capitale et personne n’est en mesure d’y répondre quoique beaucoup affirment le contraire. » (Porcher, 2000b, p. 35). L’enseignant qui éduque aux médias à l’ère du numérique reste en phase avec les pratiques réelles des médias par les jeunes et permet aux adolescents de ne plus dépendre seulement de leur potentiel créatif personnel, mélange de compétences innées et d’acquis culturels. Comme l’énonce Winnicott, « grandir, ce n’est pas seulement une affaire de tendance héritée ; c’est aussi une question d’interaction complexe avec l’environnement facilitant » (Winnicott, 1988, p. 227).

En conclusion

Au xxie siècle, l’éducation aux médias s’affirme comme un processus, peut-être tout au long de la vie, au sein duquel l’analyse critique des médias et la créativité nous paraissent fondamentales, plaçant au cœur de ses recherches la question des acteurs et de leur engagement créatif. Le dialogue entre les sciences de l’information et de la communication et les sciences de l’éducation est vital, car les pédagogies innovantes sont essentielles pour fertiliser cette approche créative.

Utiliser, mixer, produire des médias et des formes médiatiques devient une urgence pour que le numérique ne devienne pas irrémédiablement une fracture discriminante entre citoyens disposant du capital culturel requis et les autres. Il s’agit là d’un défi transnational. Pour ce faire, le rôle de l’École est fondamental. Elle permet aux élèves la maîtrise de leurs apprentissages, la transformation des informations en savoirs.

L’éducation aux médias a insisté, à juste titre, sur la nécessité de développer une attitude critique vis-à-vis des médias. Il s’agit désormais d’accentuer avec la même force l’autonomie créative, entendue à la fois comme la capacité à utiliser les médias de façon non standardisée, et comme un apprentissage en perpétuelle évolution, qui permette, à son degré le plus avancé, de produire des énoncés médiatiques originaux et singuliers. « Les enseignants, rappelait Louis Porcher, doivent aider à apprendre, en faisant en sorte que l’individu autonome trouve les moyens les plus adéquats à son autonomie et sélectionne, fabrique ce qu’il souhaite, et qu’à travers ses souhaits, il construise son savoir. » (Porcher, 2000b, p. 14). C’est d’autant plus vrai aujourd’hui.

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