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Grand témoin, Daniel Coste

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Geneviève Zarate

Geneviève Zarate

Daniel COSTE

École normale supérieure de Lyon

En 2005, l’ouvrage de mélanges offerts à Louis Porcher que Dominique Groux et Henri Holec ont coordonné portait pour titre Une identité plurielle. Si cette caractérisation vaut au bout du compte pour tout individu, quiconque a connu personnellement Louis admettra qu’elle lui convenait tout particulièrement. En m’interrogeant ici sur le rapport qu’il a entretenu avec la didactique et en essayant de cerner ce qu’a pu y être son apport, je sais m’engager dans une reconstruction inévitablement incomplète et faussée par un point de vue non neutre, celui d’un ami de très longue date dans une relation complexe et à éclipses.

Ce qui m’a frappé, au départ de cette réflexion, c’est un constat troublant. Louis Porcher a eu des gestes fondateurs, provoqué des inflexions décisives dans le domaine du français langue étrangère (FLE) ; homme de projet et de vision, il a pensé et prévu des évolutions qui ont marqué la didactique. Pour autant et même au sein de l’ASDIFLE, il ne s’est jamais présenté, à ma connaissance, comme didacticien du FLE et aurait sans doute vivement refusé qu’on le qualifie comme tel. Nombreux sont les textes où, bien au contraire, il s’en prend avec vigueur et avec le sens des formules qui sont aussi sa marque, à la corporation des didacticiens, taxée d’étroitesse de vue et de rapport un peu trop exclusif à la linguistique.

C’est sous l’angle de cet apparent paradoxe qu’il y a peut-être lieu de relire son rôle et l’actualité de son œuvre dans le champ de la didactique. Et c’est ce que j’entends faire à partir de quelques moments de son parcours. Avec, pour baliser ce parcours et tenter de le réfléchir, le rappel de blocs de publications qui en scandent des moments successifs ou des interventions simultanées sur des terrains différents. Car chez cet extraordinaire homme d’écriture, la pensée et l’action passent avant tout par la production quasi compulsive de textes.

1. UNE THÈSE EN SOCIOLOGIE DE L’ÉDUCATION ET DES MÉDIAS

Faut-il relever comme matriciel de l’œuvre ce que délimite le titre de la thèse d’État qu’il soutient en 1974, sous la direction du sociologue Jean Cazeneuve : L’image comme médiateur entre l’école et la société : l’institution scolaire devant les média audio-visuels et la culture de masse ? Des termes comme école, société, institution, culture, média me paraissent autant de mots clés pour ce qui va constituer, selon des configurations diverses, l’essentiel des objets d’intérêt et des axes d’action de Louis tout au long de sa carrière et ceci, à bien des égards, englobe aussi ce qu’il a réalisé pour le FLE.

La lecture que je voudrais tenter s’ordonne ainsi selon deux perspectives complémentaires, articulées entre elles mais aussi en tension : – Louis Porcher, sociologue de l’éducation, à la fois philosophe de formation et sociologue d’engagement et de conviction ; – Louis Porcher, stratège et bâtisseur dans un champ qu’il étend et structure de manière décisive : celui du FLE1 .

En 1974, il est enseignant-chercheur au Centre audio-visuel, un des « centres pédagogiques »2 de l’École normale supérieure de Saint-Cloud. L’image, les médias, l’audiovisuel sont au cœur des innovations et des interrogations pédagogiques. Au CRÉDIF, la méthode audiovisuelle Voix et images de France a alors une quinzaine d’années d’âge et des centaines d’enseignants français et étrangers ont été formés à son utilisation. De fait, au tournant et au début des années 1970, on a même commencé à tenter de premiers bilans des usages de la méthodologie audiovisuelle d’enseignement du français…

2. TIERS TEMPS PÉDAGOGIQUE ET ACTIVITÉS D’ÉVEIL

Le domaine où s’inscrit Louis Porcher à ce moment-là concerne certes l’image et les médias, mais selon une entrée autre que celle de la diffusion du français. Dans la mouvance de 1968 et des réformes engagées par Edgar Faure, ministre de l’Éducation nationale, interviennent des évolutions qui avaient d’ailleurs été largement amorcées au cours des années 19603. L’accent est mis sur les ajustements nécessaires d’un système d’enseignement affronté à un besoin d’éducation et de culture de masse. Divers changements touchent l’école primaire, notamment avec l’instauration du tiers temps pédagogique4, propice aux activités d’éveil et à des méthodes actives pour aborder l’histoire, les sciences naturelles. L’image et le son peuvent trouver toute leur place dans cette dynamique de rénovation, mais c’est aussi sur un terrain plus large que Louis et d’autres jeunes publient, au long des années 1970, toute une série d’ouvrages : – 1970 : Pour comprendre le tiers-temps. Louis Porcher L. et Ferran P., Carnets de pédagogie pratique, Armand Colin, Paris. – 1971 : Pour comprendre et pratiquer les activités d’éveil. Porcher L., Ferran P.,

Mousset R. et Simondin M., Carnets de pédagogie pratique, Armand Colin, Paris.

1. Le rapport à l’œuvre de Pierre Bourdieu se situe bien sûr, progressivement, à l’articulation de ces deux perspectives. 2. Les autres centres sont alors le CRÉDIF (Centre de recherches et d’études pour la diffusion du français) et ce qui deviendra le CREFED (Centre de recherche et de formation en éducation). 3. Voir à ce propos Prost, 2013. 4. Le tiers temps pédagogique divisait l’emploi du temps de la semaine scolaire en trois grands temps. Celui des apprentissages fondamentaux (l’écrire-lire et les mathématiques), celui des disciplines d’éveil (ce qui concerne les sciences, l’histoire, la géographie, les activités artistiques), celui de l’éducation physique.

– 1973 : L’aménagement de l’espace scolaire. Ferran P. et Porcher L., coll. Éducation et pédagogie, Delagrave, Paris. – 1973 : L’éducation esthétique, luxe ou nécessité ? Porcher L., Ferran P., Forquin

J.-C. et Dargelos P., Armand Colin, Paris. – 1977 : Les classes de nature, classes de mer, classes de neige, classes vertes. Porcher

L., Moreau C. et Mariet F., Éditions ESF, Paris. – 1978 : Apprendre à devenir citoyen à l’école. Mariet F. et Porcher L., Éditions ESF,

Paris. – 1978 : Apprendre à manger. Bouchard M.-F., Blot B. et Porcher L., Éditions ESF,

Paris. – 1979 : Enseignants et élèves à l’école de l’écologie. Porcher L., Blot B., Ferran P. et

Meral C., Éditions ESF, Paris. L’engagement au service de l’innovation pédagogique dans le système éducatif (et singulièrement au niveau de l’école primaire) est clair, mais sur des enjeux esthétiques, citoyens, écologiques. Il s’agit bien de s’inscrire dans un mouvement qui répond à une impulsion institutionnelle et selon une double option : d’une part, faire confiance à l’élève : c’est lui qui apprend ; d’autre part, mettre en relation l’école et la société dans les démarches pédagogiques elles-mêmes.

Au demeurant, Louis multiplie parallèlement, seul ou en collaboration, des publications à propos des moyens audiovisuels : – 1972 : Audiovisuel et méthodes pédagogiques. De la didactique envisagée sous l’angle de la technologie éducative. Porcher L., CAV, École normale supérieure de St-Cloud. – 1974 : La photographie et ses usages pédagogiques. Porcher L., Blot B., Lavergne R. et Le Mouel J.-F., Armand Colin, Paris. – 1975 : L’école et les techniques sonores. Porcher L., Blot B. et Le Mouel J.-F., Armand

Colin, Paris. Et il met l’accent sur les médias, dans l’articulation entre école et société, préoccupation durable chez lui, bien au-delà des années 1970, comme on le constate à une vingtaine d’années de distance : – 1974 : L’école parallèle. Porcher L., Larousse, Paris. – 1975 : Vers la dictature des médias ? Porcher L., Hatier, coll. Profil d’une œuvre,

Paris. – 1994 : Télévision, culture, éducation. Porcher L., Armand Colin, Paris. – 1995 : Médias, sport, argent. Porcher L. et Banerjee I., Éditions de la Sorbonne

Nouvelle, Paris. Il y a donc bien, pour Louis Porcher, deux volets (mais complémentaires) dans ce rapport à la technologie dans l’éducation. D’un côté, par le lien établi entre didactique des connaissances et pédagogie (cf. ci-dessus, De la didactique envisagée sous

l’angle de la technologie éducative)5, de l’autre, par la mise en relation entre l’école et la société (L’école parallèle ; Vers la dictature des médias ?).

3. LES ANNÉES À LA DIRECTION DU CRÉDIF

Je note que, dans la deuxième moitié des années 1970, Louis, nommé professeur en 1974, a pris la direction du CRÉDIF et découvert le FLE, mais tout en poursuivant ses publications aux éditions ESF ou chez Armand Colin (entre autres) sur des sujets éducatifs, en dirigeant des ouvrages ayant trait aux médias, aux usages des moyens audiovisuels dans l’enseignement et en faisant connaître des auteurs importants dans le champ de la sociologie ou des médias.

Compte tenu de la diversité de ses intérêts et de sa formation largement pluridisciplinaires, Louis, pour très « CRÉDIF compatibles » que soient son parcours antérieur dans l’ENS et ses intérêts, a tôt fait de trouver un peu étroit le secteur des sciences du langage et de la pédagogie linguistique où se positionne le centre. Il ne manquera pas de le noter, rétrospectivement, dans le retour qu’il fait sur les quatre années où il a dirigé l’organisme. Il écrit : « Toutes les autres sciences sociales ou bien se trouvaient ignorées, ou bien n’avaient aucun droit de cité : c’était le cas de la sociologie (auquel j’ai été le plus sensible parce que c’était ma spécialité), de l’ethnologie, de l’histoire, mais aussi plus globalement et plus gravement, de l’anthropologie culturelle d’une part, des sciences de l’éducation d’autre part. » (Porcher, 1984, p. 140). Et toutes les initiatives et orientations qu’il va prendre, en contact (sinon toujours en lien) avec des institutions, vont dans le sens d’ouvertures et d’extensions nouvelles. J’en retiens ici trois.

3.1. MIGRANTS ET FORMATION

Tout d’abord, un engagement du centre sur la scolarisation des enfants de migrants. Il ne s’agissait pas d’un secteur dont le CRÉDIF était absent. Dès la fin des années 1950, sous l’impulsion de Paul Rivenc et au titre des ministères compétents, le centre avait joué un rôle dans l’accueil linguistique des réfugiés des pays de l’Est et des travailleurs immigrés (en particulier maghrébins). Et, quant à la scolarisation des enfants de la migration, la méthode audiovisuelle Bonjour Line avait était utilisée. Mais l’apport de Louis Porcher consiste à œuvrer, avec l’inspecteur René Picherot, à l’origine des CEFISEM (Centre de formation et d’information pour la scolarisation des enfants de migrants), chargés, dans diverses académies, de l’information et de la formation des enseignants des classes d’accueil ou des classes d’initiation. Et le CRÉDIF se voit confier la formation des formateurs de ces CEFISEM par un stage

5. L’usage du terme didactique n’est pas indifférent, à hauteur de 1972. Cette même année, Denis Girard, ancien directeur du BELC (Bureau pour l’enseignement de la langue et de la civilisation française) et Michel Dabène, directeur du CRÉDIF, ont recours à la notion de didactique des langues (Dabène, 1972 ; Girard, 1972), la traduction en français de l’ouvrage de William Mackey paraît aussi en 1972 et, ce qui deviendra en 1976 le Dictionnaire de didactique des langues, dirigé par Robert Galisson et Daniel Coste, a été mis en chantier.

annuel organisé à l’ENS de Saint-Cloud avec des visées et des contenus qui sont loin de se limiter à l’enseignement du FLE.

3.2. CONSEIL DE L’EUROPE ET EXPERTISE

Le deuxième geste fort s’effectue au niveau international par une mise en relation d’expertise active avec la section Langues vivantes du Conseil de l’Europe. Le CRÉDIF se voit confier l’élaboration d’Un niveau-seuil pour le français (Coste et al., 1976) et Louis et moi devenons membres du groupe d’experts pour les projets Langues vivantes que pilote l’Anglais John Trim. Cette relation sera durable et vaudra à Louis de rencontrer, parmi d’autres, Henri Holec et René Richterich, avec qui sa collaboration se poursuivra bien au-delà de son passage au CRÉDIF. Parallèlement à ses rapports avec la section Langues vivantes, il intervient dans la section chargée des actions du Conseil en direction des migrants et y produit notamment une des premières études thématisant les dimensions interculturelles dans leur rapport à la formation des enseignants (voir ci-après, 1981).

Ces deux premiers gestes forts pendant la période de direction du CRÉDIF et de participation aux projets du Conseil de l’Europe s’actualisent notamment en une série de publications en quelque sorte croisées, mais relevant d’une même dynamique. Pour n’en citer que certaines des principales : – 1978 (éd.) : La scolarisation des enfants de migrants en France. Crédif-Didier, Paris. – 1978 (éd.) : Pour la formation des travailleurs migrants. Crédif-Hatier, Paris (avec la collaboration de B. Blot et F. Mariet). – 1978 (éd.) : Des migrants confrontés au français. Études de linguistique appliquée n° 30. – 1978 (éd.) : Adaptation de « Un niveau-seuil » pour des contextes scolaires. Conseil de l’Europe (avec la collaboration de M. Huart et F. Mariet). – 1980 : Interrogations sur les besoins langagiers en contextes scolaires. Conseil de l’Europe. – 1982 : Propositions pour la définition d’objectifs intermédiaires d’apprentissage du français à destination des travailleurs migrants. Conseil de l’Europe (avec la collaboration de J. Cortès). … et pointer ce qui a trait à l’interculturalité : – 1979 : L’éducation des enfants de migrants : une pédagogie interculturelle sur le terrain. Rapport général du séminaire de Donaueschingen 24-28 septembre. Conseil de l’Europe. – 1981 : L’interculturalisme et la formation des enseignants en Europe. Conseil de l’Europe. – 1987 : L’interculturel aujourd’hui. Revue de Phonétique Appliquée, n° 82-83,

Mons (Belgique), pp. 309-331.

3.3. FRANÇAIS FONCTIONNEL ET MONSIEUR THIBAUT

Le troisième geste majeur qui marque le passage de Louis à la direction du CRÉDIF s’effectue, lui aussi, en relation (et en réaction) à une institution. Cette fois, il intervient au moment où le ministère des Affaires étrangères a lancé des actions sous la dénomination de « français fonctionnel » et entend mettre l’accent, tant dans les productions pédagogiques que dans les stages destinés aux enseignants de FLE sur ce qu’on n’appelle pas encore des « objectifs spécifiques » (français des affaires, français du tourisme, etc.). Dans un article devenu depuis une référence bien connue, « Monsieur Thibaut et le bec Bunsen » (Porcher, 1976, pp. 6-17), Louis retourne la formule et prône un « enseignement fonctionnel » du français, à l’encontre de toute sectorisation exclusive du domaine du FLE6 .

Ce faisant, non seulement il prend ses distances avec un ministère qui, à l’époque, exerce effectivement un rôle important dans la diffusion du français à l’étranger et dans la coopération linguistique et culturelle, mais il entérine aussi une forme de dépassement de la méthodologie audiovisuelle qui a fait la réputation du CRÉDIF au fil des années 1960. Si la promotion officielle d’un « français fonctionnel » se présentait comme une remise en cause de la priorité accordée à l’enseignement d’un français général adossé à des méthodes telles que Voix et images de France, lieu de vie de la famille Thibaut, l’enseignement fonctionnel du français s’affirme comme visant à subsumer ces distinctions et oppositions : « La spécificité disciplinaire (ou thématique) du français actuellement dit fonctionnel est peu importante linguistiquement et pédagogiquement. Le bec Bunsen vaut autant que M. Thibaut, ni plus ni moins. Et même en ce cas, il n’y a aucun domaine (y compris littéraire) qui ne soit fonctionnel […]. Briser l’unité de l’enseignement (ce qui ne signifie nullement que nous ignorons sa diversité) serait accélérer un processus que l’on veut au contraire enrayer. Il s’agit, en vérité, de refondre cet enseignement, en faisant passer les clivages là où ils sont réellement (c’est-à-dire au plan méthodologique). » (Porcher, ibid., pp. 16-17).

Et, dans cette perspective, les stages institutionnels de formation d’enseignants ciblés vers le français fonctionnel ne sauraient se réduire à une spécificité au rabais : « C’est pourquoi toute formation d’enseignants de français fonctionnel, comme toute formation d’enseignants, devrait nécessairement comporter une initiation théorique et pratique approfondie à la sociologie de l’éducation et à la pédagogie. » (Porcher, ibid., p. 13). Il faut souligner cette affirmation conjointe de la sociologie et de la pédagogie. J’y vois une constante dans la pensée et l’action de Louis. Et quand il situe les clivages « là où ils sont réellement (c’est-à-dire au plan méthodologique) » (Porcher, ibid, p. 17), il ne faut pas entendre cette référence à la méthodologie comme renvoyant à la succession supposée entre méthode traditionnelle, méthode directe, méthode audio-

6. La définition extensive qu’il donne de « français fonctionnel » désamorce les seuls usages instrumentaux de cette lexie en la recentrant sur l’apprenant : « La meilleure définition du français fonctionnel nous paraît être celle d’un français qui sert à quelque chose par rapport à l’élève. » (Porcher, 1976, p. 16).

visuelle, approche communicationnelle, etc. La méthodologie porte sur des choix autres et transversaux : quelle place donner à qui apprend ? Quel rôle pour les technologies ? Quels liens entre les objectifs et l’évaluation ? Quelle articulation entre l’école et la société ?

Il n’a peut-être pas été assez souligné que, notamment par cet article des ÉLA (Études de linguistique appliquée), Louis, à peine arrivé à la direction du CRÉDIF, renverse – si l’on peut dire – deux tables : celle du français fonctionnel mais aussi celle de la méthodologie audiovisuelle7 .

Le renversement ou le contrepied constitue pour Louis une stratégie assez fréquente et le passage de « français fonctionnel » à « enseignement fonctionnel du français » n’est pas un cas isolé. Quand il n’est bruit que d’analyse des besoins langagiers des apprenants, il retourne la proposition et demande ce qu’on a besoin de savoir de l’apprenant pour lui assurer un enseignement fonctionnel. Là où on insiste sur une détermination de ces mêmes besoins, il rétorque par l’importance d’une préparation à l’autonomie de celle ou celui qui apprend. Plutôt que de centrer sur les seuls usages, ce qui compte à ses yeux, c’est bien de privilégier une centration sur le sujet apprenant. Et ne jurer que par les documents « authentiques » n’a de sens pour lui que si se trouvent aussi inclus les textes littéraires.

4. POLITIQUE LINGUISTIQUE ET STRUCTURATION DU CHAMP

Accueil et intégration des travailleurs migrants, scolarisation des enfants de la migration, expertise auprès du Conseil de l’Europe, prise de position sur les orientations de la politique de diffusion du français, autant de signes d’un investissement personnel croissant dans des actions de politique linguistique. Ce que manifestent clairement des ouvrages publiés dans les années 1980, dans une période où Louis a quitté la direction du CRÉDIF mais ne s’en intéresse pas moins au domaine du FLE : – 1986 : Champs de signes. États de la diffusion du français langue étrangère. Crédif-

Didier, Paris. – 1987 : Enseigner-diffuser le français : une profession. Hachette, Paris. Et ce d’autant plus que ces mêmes années, après l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981, le voient à la manœuvre directement avec la création des filières universitaires pour le FLE (mention de licence et maîtrise) et celle des diplômes du DELF (Diplôme d’études en langue française) et du DALF (Diplôme approfondi de langue française). Je ne reviendrai pas sur ces créations sur lesquelles Louis Porcher s’est lui-

7. S’agissant de la méthodologie audiovisuelle, les interrogations avaient déjà été formulées au moment où s’amorçait le passage au « niveau 2 » (voir notamment Coste, 1970). Quant à l’usage de « fonctionnel », il demeurera durablement flottant et ambigu du fait des « fonctions » comme composantes des niveaux-seuils et de la lexie « approche fonctionnelle/notionnelle ». Ce qui ne diminue en rien l’effet qu’a pu avoir le propos de Louis Porcher dans « Monsieur Thibaut et le bec Bunsen ».

même exprimé à plusieurs reprises8 et dont on sait l’importance considérable dans le développement du champ du FLE. C’est d’ailleurs aussi dans la deuxième partie des années 1980 qu’intervient la création de l’ASDIFLE.

5. FORMATION ET ÉVALUATION

On entre alors dans les moments d’un parcours mieux connu où se poursuit le travail de construction et où l’accent est mis sur deux objets principaux. Le premier est et reste la formation des enseignants et des acteurs du domaine du FLE9, en particulier avec la création à Paris 3 d’un DESS (Diplôme d’études supérieures spécialisées) de formation de formateurs à vocation professionnalisante : – 1987 : Quelle formation en didactique du français langue étrangère ? Université de

Bologne/Université Paris 3, Publications de la Sorbonne-Nouvelle, Paris. – 1988 : Formation et filières de formation en français langue étrangère (en collaboration avec H. Holec). D. Lehmann (éd.) La didactique des langues en face à face.

Crédif-Didier, Paris, pp. 71-93. – 1988 : Formation de formateurs en français langue étrangère : autonomies et technologies. H. Holec (éd.) Autonomie et apprentissage auto-dirigé : terrains d’applications actuels. Conseil de l’Europe, pp. 129-13710 .

Le second objet majeur me semble être alors l’évaluation, surtout, bien sûr, à propos du DELF et du DALF, mais aussi par divers textes, dont, dans une certaine continuité et non sans rapport à l’autonomie : – 1977 : Note sur l’évaluation. Langue française, n° 36, décembre, pp. 110-115. – 1990 (éd.) : L’évaluation en didactique des langues et des cultures. Études de linguistique appliquée, n° 80. – 1992 (éd.) : Les auto-apprentissages. Le français dans le monde, Recherches et applications, n° spécial. Cette articulation possible entre autonomie de l’apprenant et évaluation, voire certification, faut-il d’ailleurs la retrouver dans la structuration modulaire et contextualisée qu’il avait souhaité donner au DELF, avant que, bien contre son gré, le DELF ne soit calé sur la gradation linéaire des niveaux du CECRL (Cadre européen commun de référence pour les langues, Conseil de l’Europe, 2001) ?

Il y aurait à dire sur le rapport de Louis à la littérature, son intérêt pour la gestualité, mais je m’en tiendrai aux rappels qui précèdent et qui sont tous antérieurs à 1997, année où il prend une retraite anticipée et quitte l’UFR de didactique du FLE

8. Notamment dans le numéro 64 des Études de linguistique appliquée (ELA), qu’il coordonne avec Robert Galisson, sous le titre Priorité(s) FLE. 9. Ce n’est certes pas un hasard si Enrica Galazzi et Danielle Londei ont pu proposer, à partir des écrits de Louis, une « Bibliothèque imaginaire de l’enseignant de FLE » (Galazzi et Londei, 2015). 10.Ce dernier intitulé est très révélateur d’une continuité dans l’œuvre et les convictions de Louis : dès ses premières publications, cette mise en relation des technologies et d’une visée d’autonomisation des formés est résolument affirmée.

de Paris 3. Auparavant, c’est dans un petit ouvrage devenu un best-seller du FLE qu’il condense brillamment sa conception de ce qu’il présente comme désormais une discipline : Le français langue étrangère : émergence et enseignement d’une discipline (Hachette, 1995)11 . Dans les années 2000 et jusqu’à son décès, mise à part son implication dans les activités et l’évolution de l’ASDIFLE, c’est pour l’éducation comparée qu’il s’investit principalement.

6. RETOUR SUR UN PARADOXE

Le présent texte ne touche, pour l’essentiel, qu’à ce qui, dans l’œuvre considérable (à tous égards et dans tous les sens du terme) de Louis Porcher, porte sur le FLE et a marqué le domaine. Des publications lui ont rendu hommage et ont présenté différentes autres facettes de son apport (Groux et Holec, 2005 ; Coste et Molinari, 2015 ; Cortès, 2016). D’autres suivront.

Je voudrais simplement, pour conclure ici, en revenir au paradoxe que j’ai initialement posé : figure majeure pour celles et ceux qui œuvrent dans ce « champ » de la didactique du FLE qu’il a fortement contribué à constituer et à légitimer, Louis Porcher ne s’est jamais déclaré didacticien et s’est en maintes occasions montré particulièrement critique à l’encontre de celles et ceux qui se reconnaissaient ou qu’il qualifiait comme tels. Il a toujours estimé que la didactique des didacticiens manquait d’envergure épistémologique et scientifique, se complaisait dans « l’intéressant » et restait un peu courte quant au « démonstratif » (Porcher, 1985). La création de l’ASDIFLE et l’attention vigilante qu’il lui a constamment portée ne font pas entorse à ce positionnement : il s’agit là de conforter le champ du FLE en rassemblant nombre de participants de divers métiers du domaine et en abordant des thèmes de « Rencontres » dont la plupart sont de portée transversale et proposent des questionnements larges plus qu’ils ne traitent de techniques ou de méthodologies d’enseignement. C’est une vision ouverte de la discipline qui prévaut, à la différence de l’évolution que Porcher croit constater dans les rétrécissements progressifs des formations et de la recherche en FLE en contexte universitaire.

Dans le volume de mélanges qui lui ont été offerts en 2005 et que Dominique Groux et Henri Holec ont coordonné sous le titre Une identité plurielle, les contributions s’ordonnent en trois parties, respectivement intitulées « Philosophie, éducation, sociologie », « Médias, communication, sémiotique », « Interculturel, langues, didactique ». Cette mise en ordre (à laquelle Louis n’a peut-être pas été totalement

11.Le FLE est posé comme une discipline, à l’égal d’autres disciplines. La didactique n’en est qu’une composante. Différence majeure avec les tenants d’une configuration autre qui serait une didactique/ didactologie des langues-cultures, comme l’envisage notamment Robert Galisson. Cette ligne de clivage traverse à mon avis la réflexion et les options des acteurs du domaine depuis les années 1980. Voir notamment sur ce point Coste (2013). Elle explique aussi, probablement, pourquoi Louis ne montrera que peu d’intérêt pour les courants qui, à partir des années 1990, ont mis l’accent sur le développement de compétences et d’une éducation plurilingues.

étranger) paraît significative, sinon d’une hiérarchie, du moins d’une sorte de mise en perspective dont les éléments de premier plan commandent la vision de l’ensemble. Ainsi, c’est en philosophe et sociologue que Louis envisage, comme il l’a toujours voulu, les aspects didactiques. Mais c’est en éducateur qu’il aborde les questions transversales, non spécifiques du FLE, relatives à l’autonomie, à l’évaluation, à la communication et aux médias, ou encore aux objectifs et aux progressions.

J’ai annoncé, en ouverture de cette contribution, vouloir parcourir, en rapport à la didactique, certains aspects de son œuvre et de ses apports selon deux axes articulés entre eux : – Louis Porcher, sociologue de l’éducation, à la fois philosophe de formation et sociologue d’engagement et de conviction ; – Louis Porcher, stratège et bâtisseur dans un champ qu’il étend et structure de manière décisive : celui inséré du FLE. Le premier précède et se prolonge au-delà du second qui, d’une certaine manière, s’y insère et en devient une mise en acte dans un domaine particulier. Pour autant, il ne s’agit pas de ce que serait la simple application au FLE d’une conception sociologique de l’éducation d’abord mûrie au contact de Cazeneuve puis référencée au travail de Bourdieu. Si Louis tombe dans le FLE en 1974, riche de son expérience antérieure de la communication, des médias et des activités d’éveil, il va y découvrir l’étranger. Pas seulement en termes de diffusion d’une langue particulière, mais aussi sous l’angle de la migration, de la relation interculturelle et, au bout du compte et plus généralement, de l’altérité. Il faut rappeler que ce qu’il dénonce après coup dans ce qu’il a trouvé en arrivant au CRÉDIF, c’est la quasi absence des sciences sociales ; de la sociologie certes, « mais aussi plus globalement et plus gravement, de l’anthropologie culturelle d’une part, des sciences de l’éducation d’autre part » (Pocher, 1984, p. 140 ; extrait cité aussi ci-dessus). La mention des sciences de l’éducation s’inscrit dans la continuité des travaux précédents, l’anthropologie culturelle est plus nouvelle12. L’importance que Louis donnera au concept d’universel-singulier dans sa conception de l’interculturel est à rapprocher de ce positionnement. Tout comme, je crois, au début des années 2000, le développement d’une réflexion sur l’altérité, avec Dominique Groux et en relation à l’éducation comparée, devenue alors son principal centre d’intérêt et lieu d’intervention.

7. UN BILAN PERSONNEL

Dans ce même volume de mélanges publié en 2005, mais où les contributions directes de Louis ont sans doute été rédigées quelques années plus tôt (avant donc son engagement pour l’éducation comparée), il dresse lui-même, à la troisième ou

12.Je rappelle que cette appréciation est écrite en 1984, au moment aussi de la mise en place de la maîtrise de FLE, dont l’un des modules de la maquette initiale, pensée par Louis, est justement l’anthropologie culturelle.

à la première personne, une forme de bilan personnel de ses apports. Non sans une certaine amertume, conscient qu’il est d’avoir été un précurseur qu’on aurait un peu vite tendance à oublier ou un fondateur dont ceux-là mêmes qui s’opposaient à lui s’accaparent et parfois détournent les réussites :

« Au total, tout de même, les trois actions dont Louis Porcher est le plus fier, tiennent à la construction de l’interculturel (contre tout le monde alors qu’aujourd’hui le mot est mis à toutes les sauces), à l’élaboration des filières universitaires de FLE (licence, maîtrise, troisième cycle) dont beaucoup de professeurs et de maîtres de conférences d’université lui sont, en somme, redevables […], ainsi qu’à l’instauration du DELF et du DALF que, là aussi, certaines institutions cherchent, au comble de la malhonnêteté, à s’approprier. […] Enfin, à la création du DESS de français langue étrangère

“inventé” de toutes pièces en 1985, contre son institution et tous ses collègues ou presque, qui ne savaient même pas ce qu’était ce diplôme pourtant fréquent en d’autres disciplines. » (Groux et Holec, 2005, p. 18). Significatives aussi, ces phrases qui reviennent sur les thèmes abordés au cours des années 1970 et (re)devenus de pleine actualité :

« À la fin de sa vie, il est heureux d’avoir été parmi les pionniers, par ses livres, de quelques domaines devenus communs : l’audiovisuel (qu’on appellerait les médias aujourd’hui dans le domaine pédagogique) ; l’interculturel (où il fut, longtemps, le seul universitaire français et, donc, le pionnier) ; l’aménagement de l’espace scolaire ; la citoyenneté ; les sciences économiques et sociales ; l’apprentissage du “manger sainement” ; l’écologie.

Dans tous ces secteurs, il eut d’innombrables suiveurs, qui, n’ayant rien vu d’avance, découvraient, quelques années après lui, que le domaine se constituait et acquérait sa légitimité. La mémoire emporte tout cela parce que justement, ces secteurs sont devenus banals ; mais qu’au moins on n’en oublie pas les débuts et ceux qui les ont incarnés. » (Groux et Holec, ibid.). Et enfin, ce constat d’ubiquité de l’homme pluriel, passeur des sciences sociales :

« Si je jette un regard rétrospectif sur mes activités, un trait se détache, que je n’avais jamais perçu : quelles que soient les positions institutionnelles, très différentes l’une de l’autre, que j’ai occupées, j’ai toujours écrit sur tous les sujets qui me préoccupaient, même lorsqu’ils ne correspondaient pas à mes responsabilités du moment. C’est pourquoi j’ai publié, depuis le début 1967, sur la philosophie, la psychologie, la sociologie, l’anthropologie, la linguistique, […] les sciences de l’éducation, les sciences de l’information et de la communication. Pas vraiment étonnant, au fond, qu’on m’ait détesté, et pareillement aimé, partout. » (Groux et Holec, ibid., p. 20).

Ce ne sont pas là les derniers mots de Louis, loin de là. On sait combien le démon de la pensée et de l’écriture, la curiosité pour les idées, la volonté de convaincre et

de s’engager sur de nouveaux enjeux l’auront occupé et mobilisé jusqu’à la fin, malgré la maladie. Figure incontournable de la didactique « à l’insu de son plein gré », démiurge du FLE, il prit, dans ses dernières années, ses distances avec ce secteur de son activité, celui qui, probablement plus que d’autres, lui avait apporté reconnaissance et notoriété. Mais cet éloignement du monde universitaire du FLE ne valait ni pour l’ASDIFLE, sur laquelle il n’aura jamais cessé de veiller, ni surtout pour celles et ceux de ses anciens étudiants que l’homme et son œuvre ont durablement marqués.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES13

■ CORTÈS J. (éd.) Louis Porcher (1940-2014) : Visionnaire, Stratège, Polémiste. Synergies Europe, 2015, n° 10. En ligne : https://gerflint.fr/Base/Europe10/politique_editoriale.pdf ■ COSTE D. Le renouvellement méthodologique dans l’enseignement du français langue étrangère : remarques sur les années 1955-1970. Langue française, 1970, n° 8, pp. 7-23. En ligne : http://www.persee.fr/doc/lfr_0023-8368_1970_num_8_1_5525 ■ COSTE D. (éd.) Aspects d’une politique de diffusion du français langue étrangère depuis 1945. Matériaux pour une histoire. Hatier, Paris, 1984. ■ COSTE D. La didactique des langues entre pôles d’attraction et lignes de fracture. J.-C. Beacco (éd.) Éthique et politique en didactique des langues. Autour de la notion de responsabilité. Didier, Paris, 2013, pp. 35-73. ■ COSTE D. et MOLINARI C.(éds.)Des médias à l’éducation comparée : les diagonales de Louis Porcher. Repères-Dorif, 2015, n° 7. En ligne : http://www.dorif.it/ezine/show_issue.php?iss_id=15 ■ DABÈNE M. Le CRÉDIF en 1972. Le français dans le monde, 1972, n° 92, pp. 8-13.

■ GALISSON R. et COSTE D. (éds.) Dictionnaire de didactique des langues. Hachette, Paris, 1976. ■ GALAZZI E. et LONDEI D. Bibliothèque imaginaire de l’enseignant de FLE. Repères-Dorif, 2015, n° 7. En ligne : http://www.dorif.it/ezine/ezine_articles.php?dorif_ezine=166e899b205e5f20f9f7abd3e7b771db&art_id=225

13.Les références bibliographiques qui, s’agissant des publications de Louis Porcher, sont listées dans les différentes sections de cette contribution n’ont pas été reprises dans la liste ci-dessous.

■ GIRARD D. Linguistique appliquée et didactique des langues. Armand ColinLongman, Paris, 1972. ■ GROUX D. et HOLEC H. (éds.) Une identité plurielle. Mélanges offerts à Louis Porcher. L’Harmattan, Paris, 2005. ■ MACKEY W. F.Principes de didactique analytique. Analyse scientifique de l’enseignement des langues. Didier, Paris, 1972. ■ PORCHER L. Monsieur Thibaut et le bec Bunsen. Études de linguistique appliquée, 1976, n° 23, pp. 6-17. ■ PORCHER L. Témoignage subjectif sur un moment heureux passé à la direction du centre : 1974-1977. D. Coste (éd.) Aspects d’une politique de diffusion du français langue étrangère depuis 1945. Matériaux pour une histoire. Hatier, Paris, 1984, pp. 139-142. ■ PORCHER L.L’intéressant et le démonstratif : à propos du statut de la didactique des langues et des cultures. Études de linguistique appliquée, 1985, n° 60, pp. 17-21. ■ PROST A. Du changement dans l’école. Les réformes de l’éducation de 1936 à nos jours. Seuil, Paris, 2013.

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