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Laurence Garcia
Laurence GARCIA
Université Lumière Lyon 2
Résumé
Cet article en hommage à Louis Porcher rassemble certains concepts chers à ce didacticien malgré lui, dont celui d’enseignant passeur et improvisateur. Ils permettent de revisiter, sous l’angle d’un enseignement ouvert/en mouvement, des concepts tels que la progression, la centration sur l’apprenant et la décentration de l’enseignant. Le contexte est celui de la formation initiale des enseignants de français de l’archipel capverdien. Mots clés : Louis Porcher / capital pédagogique / pédagogie de projet / improvisation / transfert /
1. MILLE… ET UN
Le titre de cette contribution renvoie au Liber Amicorum de Louis Porcher que j’ai coordonné et que nous avons publié en 2004 : Mille regards et un. Louis Porcher aimait en effet manipuler les rapports du multiple avec l’un et l’intitulé était de lui. Une formule qui lui ressemble, fidèle à l’attention qu’il portait à l’unité sous-jacente à la multiplicité, à la diversité, à l’identité, à la centration, à la décentration, à la mémoire sélective donc infidèle. Par ailleurs, il est probable qu’il ait choisi le mot « regard » en référence à Sartre. Le fait aussi de déplacer ce dernier terme est intéressant : Louis Porcher ne dit pas « Mille et un regards » comme dans « Mille et une nuits » – mais, en passant, il nous fait penser aux contes et au storytelling. Et à bien observer le déplacement du regard, on peut dire qu’il pose son regard « dans le mille », en face du « un ». Décalage et Distanciation. Et ce « un » reste bien mystérieux. Est-ce que c’est un regard détaché ? Parce qu’il est détaché, même s’il est lié par le « et ». On peut supposer en effet qu’il s’agit de « et un (regard) », « regard » étant implicite, tacite, pour éviter la répétition du mot. Ou peut-être, puisque « regard » n’y est justement pas, faut-il entendre le « un » comme « un seul », voire « le seul » ? Celui qui se situe au centre, qui attire les regards, les justifie, les fait exister et se voit lui-même avec lucidité.
Comme Daniel Coste le fait remarquer1, Louis Porcher n’aurait pas apprécié être appelé « didacticien ». Quand je lui annonçai, en 2010, qu’on me confiait les cours de méthodologie de l’enseignement du FLE, à l’université publique du Cap-Vert, dans
le cadre de la formation initiale des enseignants de français du secondaire du CapVert, il m’écrivit :
Envoyé: mercredi 26 mai 2010 14:11 À: laurence garcia Objet: Re:
Bonjour Laurence, […] Travaillez bien. Histoire de contredire Elisabeth, n’appliquez en rien ses conseils méthodologiques. Il y a 40 ans déjà, donc vous étiez encore au maillot, j’enseignais que la méthodologie n’existe pas, qu’elle n’est que de la bouillie pour les chats. Je n’ai pas changé d’avis du tout à ce sujet et même si je devais enseigner encore, je la stigmatiserais beaucoup plus. Après tout, si vous choisissez d’en faire, il ne faudra pas venir vous plaindre que vous êtes enfermée dans une prison sans issue. Je vous embrasse, Louis
C’est pourtant bien Louis Porcher qui m’a fait comprendre et m’a transmis, mieux que quiconque, bien des concepts et des valeurs pédagogiques que je me suis efforcée d’utiliser dans ma pratique d’enseignante et de formatrice de formateurs, notamment au Cap-Vert où j’ai enseigné pendant une dizaine d’années.
J’y suis partie comme conseillère pédagogique dans un projet de coopération éducative, puis, tout en travaillant dans l’enseignement supérieur local, soit en tant qu’enseignante de FOS (français sur objectifs spécifiques), soit en tant que formatrice de formateurs de français langue étrangère (FLE), j’y ai fait une thèse sur le français au Cap-Vert sous la direction de D. Groux, suivie d’une publication ; durant plus d’un an, j’ai eu également la chance de vivre dans une famille capverdienne. Tout cela m’a permis d’entrer dans la langue et la culture capverdiennes – saisir l’humour mindelens, les douces rivalités entre le Barlavento et le Sotavento, apprécier la convivialité, la cuisine, la manière de vivre créoles… – et m’a donc aidée à mieux comprendre mon public, à mieux saisir ses besoins, bref à « connaître John » (Porcher, 1976).
Rappelons que l’archipel du Cap-Vert se trouve en plein océan Atlantique à 500 km au large de Dakar (Sénégal). Ancienne colonie portugaise qui n’a accédé à l’indépendance qu’en 1975, le Cap-Vert compte 10 îles dont 9 habitées (5 au nord, 4 au sud) et couvre 4 033 km2 (cf. Figure 1). Selon le dernier recensement de 2010, la population résidente totale compte 491 683 habitants, pour la moitié sur Santiago. On distingue 10 universités pour environ 12 000 étudiants en 2012, dont 620 font du français, tous cursus confondus ; ces institutions se répartissent entre deux îles seulement : l’île principale du Sotavento, Santiago, dans la capitale (Praia, qui concentre
plus de 26% de la population) et une île du Barlavento, São Vicente, à Mindelo (14% de la population). C’est pourquoi, pour beaucoup d’étudiants capverdiens, suivre des études supérieures signifie quitter son île, souvent pour la première fois.

Figure 1 - Carte du Cap-Vert : villes offrant des cours de français par type d’établissement (Garcia, 2010, pp. 118-119).
L’université publique du Cap-Vert (Uni-CV) est la moins chère (environ 85 euros par mois) et rassemble 41,5% de l’effectif étudiant de l’archipel (Soares, 2014). Son siège est à Praia ; une délégation existe à Mindelo. Là se trouve le petit département des Sciences humaines et sociales de São Vicente (DCSH-SV) ; l’ouverture d’une maîtrise dépend du nombre de candidats, et l’équipe pédagogique, réduite, suit donc une même classe durant huit semestres. En ce qui concerne la maîtrise d’études françaises : langues, littératures, cultures, trois filières sont proposées (enseignement, tourisme, traduction) après un tronc commun de trois semestres. À Mindelo, la spécialisation qui l’emporte (démocratiquement) a jusqu’en 2016 toujours été l’enseignement, c’est-à-dire la formation initiale des professeurs de français du secondaire. Elle débute au 4e semestre avec le premier des quatre modules de méthodologie de
l’enseignement du français et se termine par un stage pédagogique de quatre mois environ dans les établissements publics d’enseignement secondaire de São Vicente.
Les étudiants de français ne justifient généralement pas de résultats brillants au lycée, qui leur auraient permis de s’orienter vers d’autres études. Issus d’un milieu généralement très modeste, ils sont particulièrement démunis de capitaux culturel et économique. Ils n’ont pas hérité du « savoir apprendre » ou de la culture légitime que valorise l’école par inculcation familiale. Financièrement, ils dépendent de l’aide de la diaspora et de bourses du gouvernement ; plus du tiers des étudiants de la promotion 2011-2015 de Mindelo n’a ainsi pas terminé sa maîtrise d’études françaises pour des raisons économiques. Originaires des îles du Barlavento – Santo Antão majoritairement (60%), São Vicente (30%), S. Nicolau (7%) et enfin Sal et Boa Vista (3%) – ils sont pour la plupart enfermés dans leur réalité, entretiennent à leur insu des stéréotypes hérités d’un autre temps (par exemple : « Le Cap-Vert n’est pas l’Afrique »), nourrissent leur imaginaire de telenovelas. Ils ne maîtrisent guère l’informatique (ne possédant généralement pas d’ordinateur) et naviguent peu sur Internet (connexion onéreuse et irrégulière). Enfin, il faut garder à l’esprit que dans l’insularité, la tendance est de penser qu’on n’est pas en marge mais, au contraire, au centre. On valorise donc avant tout sa langue (singularité du créole capverdien)2 et sa culture (la capverdianité) : « Ici au Cap-Vert » – expression tout le temps répétée –, le Monde semble fora (= « au dehors », « loin »).
On comprend donc de ce qui précède que les quelques 25 étudiants, inscrits au DCSH SV en 2007 ou en 2011 et se destinant à l’enseignement du français, manquent fondamentalement de repères pour s’orienter dans « le maquis qu’est le monde » (Louis Porcher) et qu’ils sont particulièrement autocentrés et dominés.
2. DEVENIR UN « PROFESSEUR PASSEUR »
Louis Porcher a employé beaucoup d’énergie à faire comprendre à ses étudiants comment mieux vivre dans une société « exactement cynique » et « réglée par des processus stricts qui ne [tiennent] aucun compte des bonnes intentions » : « J’essayais de leur démonter le système : […] si l’on ne saisit pas le phénomène, on est automatiquement rejeté dans la bordure […]. Je les ai beaucoup secoués, mes étudiants, avec ces enseignements infatigablement répétés parce que tous, dominés, croyaient à l’idéalisme et au volontarisme. » (Porcher, 2003, pp. 22-23).
En formation initiale des enseignants de français du Cap-Vert, l’objectif terminal de mes cours qui s’est naturellement imposé fut de m’efforcer de leur faire incorporer ce rôle de « professeur passeur » qu’a été et qu’a expliqué Louis Porcher : « […] cherchant à aider les étudiants à devenir eux-mêmes, à ne pas avoir peur, à ne pas se laisser prendre aux pièges sociaux qui sont multiples et à mener leur existence de
2. La langue capverdienne ne se parle pour ainsi dire qu’au Cap-Vert, au sein de la diaspora capverdienne et un peu en Guinée Bissau.
manière adéquate à ce qu’ils souhaitaient eux, sans se préoccuper des tentations et des mirages. » (Porcher, 2003, p. 213). Pour mieux appréhender ce concept, il n’y a qu’à lire ce que Louis Porcher dit des enseignants qui l’ont marqué positivement : « C’est de lui, sans doute, que je garde le meilleur souvenir et de C. le naturaliste et je me suis souvent, depuis, demandé pourquoi. J’ai fini par trouver, me semble-t-il : c’est parce qu’ils étaient, l’un et l’autre, totalement oblatifs en cours, centrés sur nous, les destinataires3 , comme doit l’être tout professeur véritable, c’est-à-dire qui fait son métier, remplit son rôle. Ils nous respectaient et cherchaient les meilleurs moyens pour que nous apprenions quelque chose et en tirions profit, dans l’immédiat et à n’importe quel moment de notre vie à venir. » (Porcher, 2010, p. 107). On retrouve là deux concepts privilégiés de Louis Porcher : la « générosité » (grande disponibilité, don de son temps, écoute attentive, respect, désintérêt) et la « centration sur le public » (souci de l’utilité authentique pour l’apprenant, c’est-à-dire existentielle, non limitée à la sphère étroite de la discipline scolaire).
Comment faire saisir l’importance de cette fonction de passeur qui incombe à tout enseignant ? En s’appuyant sur le vécu des apprenants (à travers le carnet de bord) et en montant des projets pédagogiques pour qu’ils opèrent des transferts de compétences, se décentrent et acquièrent une confiance en eux.
3. S’APPUYER SUR LA MÉMOIRE DES APPRENANTS
Louis Porcher a créé la collection « Mémoire infidèle » (L’Harmattan) parce qu’il s’est toujours passionné de la sélectivité de notre mémoire : d’une personne, d’une situation, d’une époque, de quoi se rappelle-t-on ? Et que reste-t-il d’un enseignant qu’on a apprécié ? On « ne conserve, bien entendu, aucun souvenir de leurs cours », répond Louis Porcher (Porcher, 2010, p. 107).
À l’Uni-CV, le premier module de méthodologie de l’enseignement du FLE –insistant sur l’histoire des méthodologies de l’enseignement du FLE – et la classe regroupant des trentenaires en reprise d’études et des jeunes fraîchement sortis du lycée, il était possible de leur faire retrouver les différentes approches de l’enseignement du français expérimentées au Cap-Vert à travers leur expérience personnelle d’apprenant.
Passer par leur mémoire permettait aussi (et surtout) d’agir sur la « représentation » très ancrée d’un enseignement du français centré sur la grammaire (en dépit de l’instauration officielle au Cap-Vert de l’approche communicative depuis la Réforme éducative de 1990). Comme l’explique V. Spaëth (2014, p. 45) : « Deux points justifient cette attention particulière [au concept de représentation]. Tout d’abord l’importance théorique et méthodologique croissante de ce concept dans les travaux d’étudiants de masters et de doctorat ainsi que dans les discours d’enseignement en circulation. Ensuite la nature même du concept qui en soi constitue une mise en abime, un jeu de
miroir langagier qui favorise à la fois la circulation des discours et l’appropriation des concepts qu’il permet ainsi de faire circuler. La représentation est en effet par nature un transpositeur et un opérateur de communication. ». Dans une sorte de journal qu’ils ont tenu sporadiquement jusqu’au stage pédagogique, les étudiants ont d’abord raconté ce qui les avait marqués durant leur apprentissage du français au niveau secondaire (sans citer de nom d’enseignant car tout le monde connaît tout le monde au Cap-Vert !) : méthode d’apprentissage, caractéristiques de l’enseignant, contenus ou supports qui les avaient marqués, les raisons de cela, quelques exemples, etc.
Quelle ne fut pas leur surprise de réaliser que très peu de savoirs surnageaient dans les souvenirs (une vague chanson sans titre, quelques expressions associées à une situation) et que même le nom des méthodes de français était écorché (« Diable menthe » pour Diabolo Menthe, « Pouf Pouf le petit chien » pour Bonjour le français…) ! Il en est ressorti pour tous que ce qui reste d’un cours est, avant tout, le savoir-être de l’enseignant. Ce qui importe à l’apprenant est l’attitude et le comportement du professeur, sa disponibilité, son écoute, sa capacité à surprendre et à s’adapter aux attentes non exprimées de sa classe par des activités qu’il « fait faire ». Les activités indélébiles sont celles qui conduisent à s’autonomiser, à permettre de réfléchir par soi-même (premières recherches pour un exposé, premier travail de groupe, activités théâtrales, etc.). La méthodologie de l’enseignement du français, quelle qu’elle soit (magistrale, communicative, actionnelle), reste au second plan.
Le carnet de bord a facilité la réflexion et a permis une relecture de ces notes « naïves » de début de formation, à la lumière des connaissances théoriques relatives aux méthodologies et durant le stage pédagogique, par exemple. Les étudiants devaient m’en envoyer quelques pages choisies, deux fois par mois. J’en extrayais des questions de fond que je soumettais à l’ensemble de la classe, des préoccupations communes, des réflexions auxquelles les cours de méthodologie tentaient de répondre. Je vérifiais aussi, par la même occasion, ce que captaient les étudiants. En voici un extrait4 :
« Est-il vrai que les professeurs font acquérir aux élèves des choses inutiles pour l’avenir ? Cette question m’a exaspérée, et pourtant c’est une question fondamentale tant que je vais essayer de la répondre, au moins un peu.
Toutes les choses que les professeurs font acquérir aux élèves ont leur but. Et ils n’ont pas d’autre but que de construire l’être humain et pour la construction d’un citoyen active. Les élèves ont besoin d’acquérir certains savoirs qui vont leur servir dans la vie future5. Donc les élèves ne sont pas comme des objets morts mais des êtres vivent intellectuels, et toutes les connaissances que les enseignants transmettent sont pour qu’ils puissent comprendre la réalité et agir sur elle. » (Analiza, 6e semestre).
4. Les écrits des étudiants sont restitués ici en l’état. 5. C’est nous qui soulignons.
Comme on vient de le lire, l’idée d’un enseignant passeur a déjà fait son chemin pour cette étudiante. Encore fallait-il que ces futurs formateurs se sentent capables d’improviser : « Est-ce que je serai capable de contourner un problème qui pourrait mettre en cause mon cours ? Par exemple, si j’ai bien préparé un cours et j’allais utiliser un projecteur et celui-ci tombe en panne, est-ce que je trouverai une solution pour arriver à terminer mon cours avec l’objectif atteint ? » (Natalino, 7e semestre).
4. L’ENSEIGNANT IMPROVISATEUR
Selon Louis Porcher, la véritable compétence relève de « l’adaptativité, c’est-à-dire le pouvoir de supporter la transformation des réquisits, d’y faire face et de se montrer capable d’adopter des conduites aussi efficaces et pertinentes » que dans ce qu’on exerçait jusque-là (Barthélemy, Groux et Porcher, 2011, p. 209). Cette aptitude au transfert permet « l’improvisation » et se prépare longuement avec sérieux, besogne, et application : « Une sorte de malédiction pèse sur le terme d’improvisation. Il connote la désinvolture, l’immédiateté, l’absence de préparation, le bâclage, le n’importe quoi. Improviser est considéré comme agir n’importe comment, au hasard, sans progression réfléchie, une simple manière de gagner du temps, c’est-à-dire de ne pas faire son métier […]. Bref, improviser serait s’amuser alors qu’enseigner c’est s’enfermer dans le sérieux. Or il s’agit juste du contraire. Dans aucun des métiers qui reposent sur une improvisation […], celle-ci n’est synonyme d’absence de préparation préalable. Il faut beaucoup travailler, beaucoup « répéter » […], reproduire inlassablement les mêmes gestes et les mêmes comportements, pour être capable, le moment venu, d’adopter immédiatement la conduite adéquate quand une situation donnée se présente. » (Porcher, 2009, p. 87).
Il a fallu lutter contre la tendance au cloisonnement des compétences : par exemple, les étudiants de français excellaient à organiser de grandes fêtes dans des endroits excentrés (coordination, communication, transport des gens, de la nourriture, d’instruments divers, gestion des coûts, préparation, etc.) mais n’avaient pas conscience de ces savoir-faire ; ils les utilisaient spontanément dans leur sphère privée, sans penser pouvoir les réinvestir dans le champ académique ou pédagogique.
Ainsi avons-nous pu mener des projets pédagogiques variés visant des publics différents (lycéens, enseignants de français, étudiants d’autres cursus, adultes francophiles). Quelques exemples : l’organisation d’une rencontre gastronomique (déjeuner « à la française », pour 50 personnes, préparé par les étudiants de français à partir de recettes de pays francophones sélectionnées sur Internet, incluant ajustement aux produits locaux disponibles, conservation, service des tables, recherche de sponsors, marketing, vente des repas, etc.) ; l’écriture en français d’une pièce de théâtre et de sketches ; la constitution de la classe en troupe de théâtre donnant des représentations publiques (Centre culturel de Mindelo, tournées dans les lycées de S. Vicente, animation de journées spéciales comme celle de la francophonie ou de l’Uni-CV) ;
la création d’un journal des étudiants de français du Cap-Vert publié sur le site de l’Uni-CV…
Des activités de ce type dépassaient de loin le linguistique ; elles imposaient de se décentrer (ce qui, on l’a dit plus haut, n’était pas évident) pour séduire et intéresser le public, d’adapter le niveau de français et la mise en scène aux spectateurs, de se débrouiller rapidement avec les moyens du bord (exploiter un espace non destiné à un spectacle ou à la restauration, prendre en compte la qualité acoustique et visuelle, cuisiner avec un réchaud de fortune, dans une pièce minuscule, gérer les manquements quotidiens, etc.). Très vite, chacun endossait ou se voyait attribuer un rôle dans l’équipe, en fonction de qualités que les autres lui (re)connaissaient. L’expérimentation de ces transferts de compétences et le succès d’un projet mené ensemble permettaient de souder le groupe, d’acquérir confiance en soi, respect en ses partenaires et d’avoir conscience de sa capacité à apprendre, surtout quand les tenants et les aboutissants étaient visibles.
Ces petits projets improvisés, qui sont néanmoins bien plus ambitieux qu’une tâche de l’approche actionnelle, échappent, dans leur génération spontanée et leur cheminement, au principe d’une progression rigide, prévue et annoncée en début des cours. Ils prennent en effet naissance dans un cours ou une discussion avec les étudiants – signalons que Louis Porcher a écrit « [ne jamais avoir compris] la différence qu’il pouvait bien y avoir entre » les deux (Porcher 2003, p. 214).
Ces projets pédagogiques s’imposent avec évidence et dans une motivation partagée, préparés par tout ce qui précède, et se montent en quelques semaines, voire quelques mois, mais ils restent non prévisibles au début du semestre. On pourrait dire, en empruntant l’image à Borges (1944), qu’un cours ressemble à un « jardin aux sentiers qui bifurquent ». Ce n’est donc que rétrospectivement et rétroactivement que ces projets (re)trouvent leur place dans la planification et la progression semestrielles : « Je l’ai souvent écrit, reconnaissons-le sans aucune efficience dans le réel parce que personne n’ose se lancer dans ce qui paraît être une aventure, soit parce qu’on se croit incapable d’une telle conduite soit parce qu’on redoute les multiples échelons hiérarchiques qui pèsent à chaque instant sur un enseignant : le bon enseignant est un improvisateur, qui décide instant après instant de ce qu’il va faire. Comment envisager de ne pas tenir compte des réactions d’une classe qui sont, nul ne devrait l’ignorer depuis des siècles, radicalement imprévisibles, comme celles de tout groupe d’hommes rassemblés en un même endroit ? » (Porcher, 2009, p. 86).
C’est le système flexible en place au DCSH SV et la confiance que l’on m’a accordée qui m’ont permis de recourir moi-même à l’improvisation dans la formation initiale des enseignants de français : à l’université du Cap-Vert en effet, l’enseignant était responsable de son propre programme, qu’il communiquait comme prévisionnel en début de semestre au coordinateur. À la fin du semestre, il l’actualisait avec ce qui avait été effectivement réalisé et, dans un rapport final, expliquait les stratégies
adoptées, justifiait les projets pédagogiques qui avaient été menés, faisait de nouvelles propositions. Ce système donne une grande liberté de mouvement au formateur de formateurs et encourage les initiatives et la créativité pédagogiques.
5. UN CAPITAL CULTUREL PARTICULIER : LE CAPITAL PÉDAGOGIQUE
L’enseignant est capable d’improviser grâce à son capital culturel, dont fait aussi partie le capital pédagogique. Ce dernier provient en effet, en plus ou moins grande proportion, d’héritages, qui ne dépendent pas du professeur. Mais à la manière de toutes les espèces de capitaux définies par Bourdieu et reformulées par Louis Porcher, on pourrait proposer de le caractériser par quatre composantes : – son « volume », c’est-à-dire sa quantité. Il est mesurable. Vous avez enseigné le FLE durant un certain nombre d’heures, durant un certain nombre d’années. – sa « structure », donc la manière dont il est constitué. Un capital pédagogique est plus ou moins diversifié. On peut avoir peu ou beaucoup enseigné, avec peu ou beaucoup de disciplines de diverses catégories : culture francophone, cours de langue, compréhension orale, compréhension écrite, méthodologie de l’enseignement, linguistique, littérature, FOS, etc. ; – une loi d’accumulation : plus un capital pédagogique est volumineux, plus il a tendance à s’accroître encore, et plus il a de la facilité à le faire. De même, plus un capital pédagogique est diversifié, varié dans ses supports, plus il tendra, aisément, à se diversifier encore ; – enfin, une gestion responsable : chaque enseignant est pleinement responsable de la gestion de son capital pédagogique, qu’il soit minuscule ou immense. Il dispose de trois possibilités : soit il l’accroît, soit il le gâche, soit il le maintient tel quel. Il exerce sa responsabilité à son égard et il agit sur lui.
L’enseignant sait ce vers quoi son cours tend, mais il ignore ce qu’en capte l’apprenant. Il lance des interrogations et des pistes et se garde bien de conclure, car il n’y a pas de terme à un cours. Une pluralité de signifiés y coexistent, qui consacrent l’importance de la personnalité du récepteur. À la manière de « l’œuvre ouverte » (Eco, 1962) qui est une invitation à faire l’œuvre avec l’auteur, le cours que l’enseignant improvisateur propose est ouvert, en mouvement.
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
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