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Geneviève Zarate
Geneviève ZARATE
Institut national des langues et civilisations orientales (INALCO)
« C’est avec beaucoup d’émotion, difficilement contenue, que je prends ici la parole1 pour clore ces deux jours de « dialogue avec Louis Porcher ». Il est bien difficile pour un disciple de poser sa parole sur celle du Maître. Surtout en son absence et pour son hommage. L’exercice relève de l’effraction, tant me pèse la responsabilité de la transmission de l’œuvre académique d’un directeur de recherche hors du commun.
Je m’adresserai tout d’abord aux jeunes chercheurs qui ne l’ont pas connu, puis à l’ensemble des participants ici réunis, en plaçant prioritairement mon intervention sous le signe de la solidarité.
Louis Porcher a été à la fois le directeur de mon Diplôme d’Études Approfondies (DEA), de ma thèse de 3e cycle (Les connotations culturelles en français langue étrangère), de mon Doctorat d’État (La relation à l’altérité. Le cas du français langue étrangère). C’est dans ce même amphithéâtre que j’ai soutenu ma thèse de 3e cycle. Un diplôme qui n’existe plus. J’étais assise en novembre 1982 comme aspirante sur ce banc, soit il y a exactement 34 ans, devant ce rétroprojecteur, à un mètre du bureau où je suis maintenant face à vous. Pourquoi faut-il, si je puis dire, 34 ans pour progresser d’un mètre ? Parce que ces avancées ne se font pas seules et qu’il faut compter avec ce qui formate une époque, un système universitaire et des collègues.
Je voudrais donc rappeler pour les générations ici présentes qui n’ont pas connu cette époque, ce qui faisait la congruence du milieu du français langue étrangère (FLE) et que la déflagration actuelle, évoquée par Daniel Coste2, rend désormais inintelligible. Dans le cadre centripète de Paris où j’évoluais et où j’ai côtoyé Louis Porcher dans les années soixante-dix, les contacts étaient étroits et personnalisés entre des institutions telles que le CIEP (Centre international d’études pédagogiques), le BELC (Bureau pour l’enseignement de la langue et de la civilisation à l’étranger), le CRÉDIF (Centre de recherche et d’études pour la diffusion du français). Il faut placer ces liens sous le signe de la vitalité d’un domaine encouragé par la volonté du Général de Gaulle et par les héritiers de la Résistance, tel Stéphane Hessel, auteur de Indignez-vous ! (Indigène éditions, 2010) dont on en retrouvera la description et la trace dans l’ouvrage coordonné par Daniel Coste en 1984 (Hatier),
1. Les guillemets de début et de fin de texte ont été ajoutés suivant le souhait de Geneviève Zarate car ce texte est une restitution de son discours oral. 2. Voir la contribution de Daniel Coste au sein de ce numéro.
intitulé Aspects d’une politique de diffusion du français langue étrangère depuis 1945. Matériaux pour une histoire. Une époque placée aussi sous le signe de la réactivité et du dynamisme : création des associations ASBEC (Association des anciens stagiaires du BELC et du CRÉDIF) et ASDIFLE, stimulées par Louis Porcher. En 1987, Louis Porcher publie Champs de signes. États de la diffusion du français langue étrangère, un des ouvrages qui m’a personnellement le plus dessillé les yeux sur ce milieu qui devenait progressivement familier. Le FLE y était décrit comme un champ symbolique gouverné par des règles propres, démultipliant ainsi les apports de la sociologie de Pierre Bourdieu. En 1990, Louis Porcher ouvre un séminaire à l’Alliance française avec un invité de poids, Pierre Bourdieu, qui, on l’a dit pendant ces deux jours, définissait la classe de langue « comme un lieu où l’on parle pour ne rien dire ». Cet aphorisme a été prolongé par Louis Porcher qui aimait à dire que « la langue est une chose bien trop importante pour être confiée aux seuls linguistes »…
Il est pour moi clair, au fil des échanges avec Louis Porcher, que cet espace intellectuel est dominé par la figure de Sartre, normalien de la Rue d’Ulm, philosophe, intellectuel engagé, maître à penser de toute une génération. La figure est contestée par Pierre Bourdieu, alors que tous deux sont normaliens, philosophes, mais de générations et de classes sociales différentes. Pierre Bourdieu, qui n’a jamais caché son origine provinciale, conteste la figure de l’intellectuel engagé pour lui opposer les effets de la domination sociale, ignorée d’un Sartre nourri dès son enfance par l’image évidente du chef. Cette opposition de classe n’est pas pour déplaire à Louis Porcher, venu de la province vendéenne, héritier de la méritocratie républicaine.
1. LA RELATION ENTRE LOUIS PORCHER ET SES DOCTORANTS
Je ne peux personnellement témoigner que d’une université post 1968, anesthésiée par le pouvoir politique qui en craignait les soubresauts. On peut évoquer l’époque à grands traits en évoquant la Ministre de l’Enseignement supérieur Alice Saunier Seité qui avait fait raser Vincennes en 1970, « une ministre sans ses facultés » comme se plaisait à dire le journal satirique Le Canard enchaîné de l’époque. C’est aussi dans ce contexte qu’il faut évoquer la résistance des universitaires séduits par une pensée alimentée par le Parti communiste, creuset d’une idéologie rebelle. C’est dans ce contexte, où l’hétérodoxie était un marqueur bien ou mal porté, selon l’affirmation des positions politiques, que j’ai rencontré Louis Porcher.
Chers doctorants, à cette époque pas d’école doctorale active, pas de séminaire pour les doctorants. La relation était binaire entre le doctorant et son directeur de recherche, seul contact du doctorant avec le monde de la recherche, hormis les lectures. Tout directeur de recherche était un lien unique et fondamental avec un univers dont le doctorant peinait à comprendre les rouages tacites. Le directeur jouait ou non le jeu, le doctorant ne le découvrait qu’une fois la relation engagée et scellée administrativement. Chers doctorants, ce modèle est maintenant considérablement
affaibli : la responsabilité scientifique du directeur de recherche est diluée dans le collectif d’une équipe de recherche et d’une école doctorale.
J’ai donc eu la chance, sans le savoir, d’opter pour un directeur engagé et ai donc fait ce premier pas – trouver un directeur de recherche pour un sujet déterminé – en toute ignorance de cet arrière-plan. La rencontre initiale avec Louis Porcher s’est faite à Bogota, en Colombie. De retour en France, sur les conseils de deux femmes, May Collet et Lucette Chambard, respectivement Secrétaire générale et Présidente de la FIPF (Fédération internationale des professeurs de français), ayant elles-mêmes consulté Daniel Coste, c’est Louis Porcher et Robert Galisson qu’elles m’ont conseillés comme directeurs. Entre les deux, j’ai fait le choix de Louis Porcher. Une chance gagnée via le détour par l’étranger. Arrivée avec mon sujet en tête, dérivé de mon expérience colombienne, je constate aujourd’hui que ce parcours singulier est en fait plutôt général : les doctorants de Louis Porcher sont convaincus de leur sujet, plus façonné par leur expérience d’enseignement que par les sujets qu’imposent les courants actifs : linguistique, linguistique appliquée. Ils trouvent avec lui l’appui d’un cadre théorique conséquent sur des sujets en prise avec leur parcours spécifique.
La première consigne a été bourrue en ce qui concerne la remise progressive des pages à lire (« 30 pages pas plus, parce que… ») qui laisse peu d’espoir sur l’excitation que peut déclencher la lecture de la thèse. Mais il faut reconnaître que le retour des pages annotées se faisait sous une semaine. Chemin faisant, ma relation jeune chercheur / directeur se construit, placée sous le signe du respect (le vouvoiement entre nous a toujours été de rigueur), de l’amitié ensuite, de l’affection enfin. Une relation qui est devenue singulière et décisive, comme pour la plupart des doctorants de Louis Porcher, ponctuée au fil du temps de repas bien charpentés – arrosés du ballon de Bordeaux conseillé du patron du bistrot – où s’échangeaient aussi bien les arguments, les avancées des uns et des autres, que les potins.
2. CONSTRUIRE UN PARCOURS ACADÉMIQUE DANS « L’INTERCULTUREL »
Placée sous ces auspices, ma relation avec mon directeur de recherche a été une filiation qui ne pouvait se rompre : qui d’autre aurait soutenu des sujets iconoclastes ? L’interculturel était un objet de sarcasmes au BELC dans les années soixante-dix, qu’il fallait transformer en sujet universitaire pour obtenir a minima la reconnaissance de ses choix académiques. Dans les années quatre-vingt, les feux du FLE brillent encore, alimentés par la référence universaliste et par le « rayonnement de la France hors de ses frontières ». L’interculturel était vu comme un cadre qui remettait inutilement en question ces fondements, sans avenir, où l’on y brulait les chances d’une carrière réussie.
À ce titre, la ligne scientifique de Louis Porcher est contestée, à peine tolérée, repoussée aux frontières du FLE : l’interculturel a-t-il quelque chose à voir avec les « sciences du langage » ? « Non », répond le très français Conseil national des uni-
versités (CNU) qui formate le profil des carrières universitaires. Pour avoir eu mon inscription en Habilitation à diriger des recherches (HDR) refusée à Paris 3 sur les bases de ce rapport de force disciplinaire, je veux témoigner aujourd’hui de la mobilisation de Louis Porcher pour me sortir de ce très mauvais pas. Sans son soutien aussi stratégique qu’affectueux, je n’aurai pas pu contourner l’obstacle et relancer une inscription ancienne en Doctorat d’état à Paris 3 et y soutenir ma thèse d’état, pied de nez aux oppositions locales. Je veux vous dire ici ma reconnaissance pour la fureur qu’il a témoignée quand ma demande d’inscription en HDR a été refusée, et toute la force de sa légitimité personnelle qu’il a mobilisée pour faire ouvrir les portes de l’interdisciplinarité. Le pari est désormais entendu, y compris au CNU. Au nom de cet héritage : et demain, Louis ?
3. LOUIS PORCHER, L’EUROPÉEN
Depuis les années quatre-vingt-dix, le monde a été bouleversé : la mondialisation a bousculé les rapports du proche et du lointain, la mobilité transfrontalière se décline du haut en bas de la société sous ses aspects les plus clinquants et les plus frustrants, les règles du libre-échange démontrent toute leur cruauté sociale. La pensée de Louis Porcher se construit dans son siècle, mais le dépasse si elle est puissante. Ne nous contentons pas d’un Louis Porcher fossilisé dans nos bibliographies, mais retrouvons la puissance de l’indignation qui alimente les convictions enracinées. Aujourd’hui Louis Porcher serait sans doute un Européen en colère : qu’avez-vous fait de mon héritage ? Se serait-il identifié à l’Indignez-vous ! de Stéphane Hessel ?
J’aimerais ici faire un point sur le Conseil de l’Europe car c’est Louis Porcher qui m’y a introduite et qui m’a ouvert les portes des cinq rapports préliminaires au CECRL que j’ai rendus. Je me souviens de cette réunion initiatrice dans un local parisien du Conseil, où il a transmis le témoin à Michael Byram et moi-même : une femme, un homme ; une francophone, un anglophone. Je suis ainsi rentrée sur un terrain dont le prestige masque la violence : un terrain de rugby, où tous les coups sont permis, crocs en jambe, plaqués au sol, rapts de la pensée, au nom de la description des « compétences interculturelles » ; où, le temps d’un trajet SNCF, l’universitaire policé devient un « expert » converti aux rapports de force intellectuels et linguistiques. Bien que le français et l’anglais soient les langues officielles du Conseil, vous devinerez qui est le gagnant. Mais par-delà les personnes, ce vécu ne fait qu’anticiper les évolutions du Conseil de l’Europe.
Car l’Europe se fendille, le Conseil de l’Europe caricature sa propre histoire en étant en train d’étalonner les descripteurs liés à l’altérité, la mobilité, la médiation, au mépris de la consistance des concepts, remplumant le CECRL au bénéfice d’une pensée autiste, strictement anglophone. J’aime imaginer Louis Porcher se moquant de ces réajustements, de ces reprises – un Cadre européen commun de référence 2 ! – qui
soulignent le manque d’audace, de courage et de vision de l’avenir, propriétés d’une pensée en boucle.
L’uberisation du FLE pronostiquée par François Mariet3 est aux portes de notre domaine. Au regard de la situation française, Louis Porcher, le politique, y aurait tambouriné pour faire entendre ce non-sens : alors que l’Europe politique renonce à son idéal social, pliant sous la vague xénophobe, faut-il croire que c’est en faisant appel aux seuls bénévoles qui œuvrent dans les camps de réfugiés, bienveillants mais inexpérimentés, que se résorbera la haine de l’étranger ? En se soumettant devant les priorités de l’austérité économique ? En faisant comme si le paysage anémié du FLE, dénoncé par Danielle Londei4, n’était pas concerné par cette déroute ?
Celui qui a conçu une réflexion à la fin des années soixante-dix sur l’arrivée des migrants, aspirés par la croissance économique des pays européens, que dirait-il du silence de la communauté FLE dans le débat européen qui fait craquer le lien social ? Rappelons-nous les titres des rapports que Louis Porcher a remis au Conseil de l’Europe : – Scolarisation des enfants de migrants en France (1978) – Pour la formation des travailleurs migrants (1978) – L’éducation des enfants de migrants : une pédagogie interculturelle sur le terrain (1979) – L’interculturalisme et la formation des enseignants en France (1981)
Relisons encore une fois ces titres ! Le débat de maintenant est devenu : combien de mineurs du camp de Calais seront acceptés pour partir rejoindre leur famille au Royaume-Uni ? 200 ou 300 ?
Certes les structures associatives des années quatre-vingt sont encore en place. Quelle écoute, quelle relation le milieu du FLE accorde-t-il à la parole de ces sans voix, migrants et bénévoles qui portent assistance et qui enseignent le français, sur la base de leurs seules convictions ? Que penserait Louis Porcher du hold-up idéologique qui est en cours par la classe politique européenne sur le concept d’identité ?
4. LA FIGURE DU PÈRE QU’IL N’A PU ÊTRE ET QU’IL A DÉMULTIPLIÉE
AUPRÈS DE SES DOCTORANTS
Les interventions de ces deux jours l’ont encore réaffirmé : l’École normale supérieure de Saint-Cloud fonctionne pour une part comme une « famille », structurée par le rang d’admission, composée de coturnes, d’égaux et de rivaux, de solidarités et d’amitiés étalonnées selon l’année de la promotion. 1959, celle de Louis Porcher.
Les doctorants de Louis Porcher forment un cercle, discret et plutôt invisible, mais souvent solidaire. Ils ont partagé à des degrés divers son engagement pour les causes iconoclastes et risquées, son ironie sur le cours des choses futiles, son rire devant les
3. Voir la contribution de François Mariet au sein de ce numéro. 4. Voir la contribution de Danielle Londei au sein de ce numéro.
situations d’allégeance facile (« Savez-vous ce qu’il a répondu ? Je vous le donne en mille… »). Ils ont trouvé un homme rigoureux, sans concessions sur la méconnaissance, ce qui les a fait grandir. À ce titre, Louis Porcher est pour plusieurs d’entre nous, un père intellectuel exigeant dans ses lectures, dur face aux glissades de la pensée, mais qui a aussi écarté les embûches institutionnelles au moment où elles se dressaient devant ses doctorants.
À une époque où l’université se construisait sur la base de relations viriles, Louis Porcher aménageait une place aux femmes. Pour celui qui n’avait pu être un père biologique, cette famille n’était pas de substitution, lui qui se plaisait à dire que l’une d’entre ses doctorants, Laurence Garcia, était « la fille qu’il aurait voulu avoir ». Des photos présentées par François Mariet5, je mets dans ma boîte à souvenir personnelle celle de cette petite fille avec laquelle il philosophait pendant un déjeuner d’été, le sourcil froncé, faussement sévère, cachant sa tendresse. Devenue depuis chercheur au MIT, elle témoigne la pudeur exigeante d’un grand-père ne demandant qu’à être adopté ».
Achevé d’imprimer en juin 2017 par la Société TIRAGE - 91941 COURTABŒUF N° de projet : 10237059 Dépôt légal : juin 2017
La portée des travaux de Louis Porcher est immense. Une large part de ce que l’on observe aujourd’hui en didactique du français langue étrangère est marquée par sa réflexion, et les acteurs du champ, à travers les diverses positions qu’ils occupent, doivent beaucoup à son action institutionnelle. Ce numéro 28 des Cahiers de l’ASDIFLE réunit l’ensemble des travaux présentés dans le cadre du colloque « Le FLE dans tous ses états : dialogues avec Louis Porcher » qui, à l’occasion des trente ans de l’ASDIFLE, a été décliné sur les travaux de Louis Porcher, « passeur », fondateur de l’ASDIFLE en 1986 et promoteur inconditionnel, depuis cette date, de la pérennité de cette association. Les articles de ce numéro proposent une « promenade bachelardienne » à travers trois axes de réflexion privilégiés par Louis Porcher : philosophie/éducation/sociologie ; sémiotique/communication/médias ; didactique des langues et interculturel. Ces thèmes constituent des « objets » centraux qui sont toujours à ré-interroger et à ré-investir, dans une démarche de mise à distance où la construction du présent est empreinte d’histoire.
Le Bureau de l’ASDIFLE
ISBN : 978-209-038235-8
www.cle-inter.com