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Chiara Molinari

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Geneviève Zarate

Geneviève Zarate

De quoi peut-on parler dans la classe de FLE ? L’héritage de Louis Porcher

Chiara MOLINARI Université de Milan

Résumé

Des études effectuées auprès d’un groupe de professeurs de français langue étrangère (FLE) italiens (enseignement secondaire) ont montré que ceux-ci sont encore très attachés à la représentation hypervalorisée du français standard et que, sur le plan méthodologique, ils ont tendance à privilégier l’application rigoureuse des méthodes de FLE, trop souvent élaborées à partir d’exercices éloignés de la réalité des usages. Or, dans des contextes sociaux de plus en plus marqués par la globalisation et par la complexification des courants migratoires, les besoins des apprenants ont évolué tant et si bien qu’il est désormais impératif de modifier les contenus de l’apprentissage du FLE et de les adapter à des nouvelles réalités linguistiques.

Compte tenu de ces prémisses, je proposerai dans cette contribution un parcours didactique articulé autour de la prise en compte de la variation linguistique, sonore et lexicale. Mots clés : variation / représentations / espace francophone / didactique du FLE /

Prémisses

J’ai connu Louis Porcher en 1996 : j’arrivais d’Italie, avec une Maîtrise en langues et littératures étrangères, une formation linguistique assez solide mais construite en général sur l’application de méthodes traditionnelles, à savoir l’apprentissage mnémonique des règles grammaticales et d’un lexique souvent détaché des contextes authentiques. Il était donc naturel pour moi d’être, d’une part, fascinée par Louis Porcher, et, d’autre part, choquée par les formules percutantes dont il aimait saupoudrer ses cours et qui me laissaient souvent bouche bée de par leur caractère imprévu et leur clarté. Avec lui, d’un coup, tout devenait clair, immédiat et, en même temps, tout prêtait à réflexion.

L’une de ces formules m’a marquée de façon plus profonde que les autres, si bien qu’elle ne cesse de me pousser à réfléchir. Il s’agit de la phrase que Pierre Bourdieu avait prononcée au cours d’un séminaire à l’Alliance Française en 1986 et qui avait atteint l’effet recherché, c’est-à-dire choquer les profs de langue qui l’écoutaient : « Le cours de langue est un cours où l’on parle pour ne rien dire. » (Porcher, Le blog de Louis Porcher. Parler pour ne rien dire, 03/06/2013).

À son tour, Louis Porcher avait réussi à sidérer son public de futurs doctorants et professeurs de FLE. Cette formule, que Louis Porcher a reprise plusieurs fois tout au long de sa réflexion, a été souvent mise en relation avec le concept de français fonctionnel. Il me semble toutefois qu’elle cache d’autres enjeux, qu’elle ouvre plusieurs pistes de recherche et qu’elle s’inscrit de façon profonde et complexe dans la pensée de Louis Porcher laquelle, comme on l’a déjà montré à plusieurs reprises, tout en étant multiple et plurielle, s’articule de façon extrêmement cohérente, permettant de la sorte d’envisager les phénomènes abordés dans leur globalité (Coste et Molinari, 2015).

Le premier enjeu – sur lequel les spécialistes se sont déjà beaucoup exprimés – concerne non pas le français fonctionnel en tant que tel mais, comme l’a dit Louis Porcher lui-même, « l’enseignement fonctionnel du français », ce qui renvoie à la prise en compte, dans l’enseignement des langues étrangères, des besoins des apprenants et des contextes dans lesquels s’inscrit l’apprentissage : « La meilleure définition du français fonctionnel nous paraît être celle d’un français qui sert à quelque chose par rapport à l’élève (et à l’avis) même de ses destinataires. Cette notion ne se confond évidemment pas avec celle de langue-outil, mais elle fait litière des croyances à l’apprentissage de la langue française pour elle-même. […]. Le français fonctionnel est celui que l’on enseigne en fonction d’un but. » (Porcher, 1976, p. 16).

Il n’en reste pas moins que la formule bourdieusienne, chère à Louis Porcher, contient d’autres enjeux que j’essaierai d’explorer dans cette contribution. Ceux-ci impliquent la prise en compte des principes qui sont à la base, d’une part, de la sociologie de Bourdieu lui-même, et, d’autre part, des philosophes qui ont nourri la réflexion de Louis Porcher tel que Bachelard (1934). En d’autres termes, l’hypothèse autour de laquelle j’envisage de structurer mon propos, consiste à poser que la formule de Bourdieu ne renvoie pas seulement à une remise en cause méthodologique mais peut aussi être mise en relation avec une approche de nature sociolinguistique et anthropologique en même temps. Louis Porcher affirme : « On ne voit pas pourquoi la didactique formerait une discipline en soi, fermée, autorégulée, alors que manifestement, elle relève d’une anthropologie de plein exercice […]. C’est en la coupant de ses racines anthropologiques (sociologiques, psychologiques, philosophiques) qu’on la transforme en squelette, sans vie ni chair, qui n’est alimentée par rien, et qui […] ne bouge plus, ne change plus. » (Porcher, 2014, p. 12).

S’il est vrai que l’apprentissage d’une langue doit être lié à l’utilité sociale de la langue elle-même (« [d]ésormais en effet, l’essence d’une connaissance d’une langue se situe dans son utilité sociale même, on pourrait dire dans son utilisabilité. » (Porcher, Le blog de Louis Porcher. Usage, utilité, 24/01/2012)), l’on oublie trop souvent que la langue est une passerelle vers l’altérité.

Mon propos sera articulé en deux étapes : premièrement, j’interrogerai les contenus d’un cours de FLE ; deuxièmement, je proposerai un parcours articulé autour

de l’exploration de contextes altéritaires que ce soit sur les plans socio-ethniques ou socio-linguistiques. Cela pourrait paraître paradoxal car non seulement Bourdieu, comme le rappelle Louis Porcher, ne s’est pas vraiment exprimé au sujet de la didactique (Porcher, Le blog de Louis Porcher. Bourdieu, 10/06/2013), mais les enseignants de FLE le prennent en compte rarement : « Au cours de ma longue carrière, je n’ai pratiquement jamais entendu un de mes collègues (didacticiens de langue), ni même un étudiant, citer de Bourdieu autre chose que “Ce que parler veut dire”. C’est un bon livre certes, mais, d’un autre côté, un simple recueil d’articles, où Heidegger, par exemple, côtoie de la linguistique spécialisée. Je suis sûr que Bourdieu faisait peur, d’une part, et que, d’autre part, les chers collègues se sont arrangés pour écarter cet empêcheur de penser en rond, de leur “tout petit monde” et de ses certitudes de peu de poids pourtant. » (Porcher, ibid., Linguistique et sociologie, 16/06/2013).

Néanmoins, l’intégration de certaines de ses idées-clés dans la didactique du FLE pourrait aboutir, à mon sens, à un parcours d’apprentissage plus complet où les dimensions culturelle et identitaire interviendraient pour enrichir le niveau plus proprement linguistique.

1. MAIS QUE DIT-ON DANS UN COURS DE FLE ?

J’ai eu l’occasion de m’interroger récemment à propos des représentations de l’espace francophone dans la didactique du FLE en Italie (Molinari, sous presse). Pour ce faire, j’ai soumis un questionnaire à un groupe de professeurs de FLE de Milan où plusieurs questions portaient, parfois de façon indirecte, sur les méthodes employées en classe de langue. La plupart des enseignants interviewés ont affirmé emprunter, presque entièrement, les parcours et les exercices proposés dans les méthodes de FLE, celles-ci s’appuyant, en général, sur des documents écrits et oraux, authentiques ou fabriqués et proposant les exercices traditionnels de grammaire, compréhension orale ou écrite, écoute et répétition, recherche de mots.

Au niveau des méthodes, la situation actuelle s’est beaucoup améliorée par rapport aux années 1990-2000. Je citerai à ce titre le niveau B2 de l’édition renouvelée de la série Alter ego où, dès la première unité, les apprenants sont confrontés à la problématique de la pluralité identitaire, grâce à un extrait de l’essai Les identités meurtrières d’Amin Maalouf (Bonenfant et al., 2015, p. 9). Cependant cette problématique est vite abandonnée et on ne revient à l’altérité francophone qu’au dossier 8 (le tout dernier) où l’on propose, à un niveau purement descriptif, le plan d’un exposé au sujet de « La langue française dans le monde ». La problématique de la variation et des emprunts est abordée mais reste confinée aux anglicismes ; les autres langues ne sont pas mentionnées. La méthode (Dollez et al., 2010) qui vise le niveau C1>C2, en revanche, paraît beaucoup plus axée sur une approche sociolinguistique, mais cette méthode est rarement employée en classe de FLE.

Dans les méthodes examinées, non seulement l’espace consacré à la variation est limité mais, là où elle est prise en considération, elle fait souvent l’objet de représen-

tations stéréotypées. Dans la plupart des cas, en effet, les réalités complexes où s’expriment des cultures différentes et plus ouvertes, de ce fait, à des écarts linguistiques, sont réduites à quelques traits. La dimension linguistique est encore plus simplifiée : seulement la variation lexicale – diatopique et diastratique – y est abordée mais limitée à la recherche de correspondances lexicales. La dimension phonique n’est jamais prise en compte. Et pourtant, il nous semble que, dès le début de l’apprentissage, il est possible de conjuguer des contenus civilisationnels avec un apprentissage strictement linguistique, ce qui permettrait de dépasser la description d’une altérité monolithique pour aboutir à une réelle mise en contact avec les altérités plurielles qui caractérisent les contextes actuels.

2. ET QUE FAUDRAIT-IL DIRE ?

« Oublierait-on que la langue visée est une langue étrangère et que, comme telle, elle exige d’autres savoirs que ceux de la simple linguistique ? » (Porcher, 2014, p. 79). Cette réflexion de Louis Porcher contient, à notre sens, des indications essentielles pour l’élaboration d’un parcours axé sur des perspectives non seulement linguistiques. L’étude de la dimension socio-culturelle et identitaire du sujet, en effet, me paraît incontournable dans la mesure où au cours de l’apprentissage d’une autre langue, c’est l’identité même des apprenants qui est en jeu. Celle-ci doit faire face à un mouvement de décentration, produit par la prise en compte de l’altérité inscrite dans toute langue étrangère (Groux et Porcher, 2003, p. 33).

Il est évident que ce parcours sera adapté au niveau des étudiants. À partir du niveau A2 du CECRL (Conseil de l’Europe, 2001), plusieurs activités peuvent être envisagées. Je citerai à ce sujet la série Ça bouge proposée par TV5 monde1 où sont réunies plusieurs émissions concernant différents lieux de l’espace francophone (Canada, France, Wallonie-Bruxelles). L’émission consacrée à la ville de Québec est intéressante à plusieurs niveaux : premièrement, elle permet d’écouter une variété avec des traits phonétiques différents et d’élargir, de la sorte, l’imaginaire phonologique des apprenants ; deuxièmement, les apprenants entreront en contact avec une culture différente par rapport à la culture hexagonale. Si, avec des étudiants de niveau A2, l’on s’arrêtera à la prise de conscience des écarts phonétiques et à la connaissance d’une culture autre (la cuisine par exemple, le fleuve Saint-Laurent, etc.), avec des étudiants de niveau B1/B2, l’on introduira au fur et à mesure des activités plus complexes : l’on pourra, par exemple, s’intéresser aux raisons historiques et culturelles (influence de l’anglais) qui justifient ces écarts. Il en va de même pour le lexique (sur lequel je reviendrai dans la suite de mon propos).

Les émissions réunies dans la section Apprendre le français avec TV5 Monde sont aussi intéressantes à exploiter. Je signalerai l’extrait « Burkina Faso : des toits en terre »2

1. http://cabouge.tv5monde.com 2. http://apprendre.tv5monde.com/fr/apprendre-francais/burkina-faso-des-toits-en-terre

où il est possible de combiner apprentissage linguistique et décentration culturelle. L’écoute d’accents différents peut être exploitée dans une perspective anthropologique d’abord et sociolinguistique ensuite : elle permettra aux apprenants non seulement de prendre conscience de la complexité des phénomènes variationnels mais aussi de réfléchir à leurs enjeux sur les plans socio-culturel et socio-identitaire. La description des phénomènes plus proprement phonétiques, en effet, sera confinée à un cadre purement technique si elle n’est pas accompagnée d’une réflexion plus approfondie concernant les représentations qu’une prononciation différente par rapport au français de référence suscite chez les apprenants. De nombreuses études ont déjà montré que le contact avec des accents différents ne va pas sans conséquences. La première concerne le sujet, celui-ci étant amené à revenir sur lui-même en prenant conscience de son propre accent. La deuxième concerne les réactions, plus ou moins spontanées, qu’un accent différent produit. Un accent qui s’éloigne de la prononciation standard peut être perçu comme étant sympathique, jovial et donc être source de représentations positives ; mais il peut aussi être considéré comme froid et distant, vulgaire et antipathique et créer, de la sorte, des représentations négatives dont les conséquences peuvent être sévères. Les exemples en ce sens abondent. Si avec des étudiants de niveau A2/B1, l’on s’arrêtera à la confrontation et aux réactions spontanées suscitées par les accents, avec des étudiants d’un niveau avancé B2/C1 l’on pourra réfléchir à l’élaboration des représentations.

À ce propos, l’analyse de forums où les intervenants s’expriment au sujet de leur langue ou de celle(s) des autres est un exercice important. L’extrait suivant, tiré du Forum des Babéliens3, résume de façon efficace ces considérations :

« Un sujet sans doute récurrent mais c’est toujours bien d’en parler : les accents !

Pour moi qui suis du sud ouest, j’ai longtemps cru que j’avais pas d’accent, que je parlais “normalement”, c’est à dire comme les présentateurs du JT.

Puis au cours de voyages ou de rencontres avec des gens du nord du pays, on m’a fait la remarque que j’avais un accent, et depuis j’en suis très fier.

J’ai remarqué quand quand ces gens là m’entendaient parler, ça les faisait rire ou sourire. Apparement ils aimaient bien, tant mieux !

Je me suis aussi rendu compte qu’eux aussi en fin de compte avaient un accent, […]

J’aimerais que ceux qui viennent du “midi” (ou d’autres régions d’ailleurs) nous fassent partager leur experience quand ils ont été confrontés au “choc des accents”, et qu’on leur a fait la remarque sur leur accent.

J’aimerais aussi que ceux qui viennent de la partie nord de la france ou de Belgique, nous disent leur avis sur l’accent du sud. Pourquoi fait tant rire, fait il vraiment penser au soleil, etc. » (excalibarge, 03/08/2005)4 .

3. Les extraits de forums qui figurent dans cette contribution sont reproduits en l’état. 4. http://projetbabel.org/forum/viewtopic.php?t=1491

L’accent peut contribuer à stigmatiser l’autre et être à l’origine d’épisodes de glottophobie (Blanchet, 2016) : « Au passage puisque certains donnent leur avis sur les accents, je voudrais juste dire que le nôtre [l’accent bourguignon] est “mal vu” puisqu’il fait “paysan profond”, et que je trouve ça dommage. Une fille d’une village d’à côté de chez moi était surnommée la “paysanne” dans les amphis Lyonnais… »(BurgundiaPR, 07/10/2010)5 .

Les réactions des usagers non experts face aux accents des immigrés francophones sont aussi intéressantes à explorer du fait des retombées concrètes qu’elles entraînent. Je renvoie, à titre d’exemple, aux affirmations d’Alain Finkielkraut à propos de l’accent beur6. Ou, plus simplement, aux réactions d’un groupe d’apprenants de FLE italiens qui, ayant répondu négativement à la question « est-ce que vous entendez des accents français dans la rue ? », ont été étonnés d’apprendre que les immigrés parlaient français. Leurs réactions prouvent que dans leur imaginaire – que l’école contribue à élaborer (Bellonie et Guerin, 2010, pp. 99-105)– l’accent français correspond à l’accent hexagonal, voire parisien. Or, la sensibilisation à la diversité des accents (rarement intégrée dans les méthodes de FLE) est désormais incontournable, en ce qu’elle témoigne de la « bigarrure culturelle », pour reprendre les mots de Louis Porcher, qui caractérise notre société : « Cultures étrangères : Toutes les sociétés vivantes, aujourd’hui, sont multiculturelles (et peuvent donc devenir interculturelles). Une entité nationale est donc toujours faufilée de cultures étrangères, en son sein, plus ou moins fermement intégrées à elle. Lorsqu’on parle donc de “culture française”, il faut y inclure ces cultures dont l’appartenance relève d’un ailleurs quelconque et multiple. La bigarrure culturelle de la communauté nationale considérée atteint ainsi son achèvement. […] Un pays est, aujourd’hui, d’autant plus vivant, vigoureux même, vivace, qu’il abrite plusieurs cultures (y compris langagières) qui lui donnent sa tonalité propre, sa couleur, sa singularité. » (Porcher, Le blog de Louis Porcher. Cultures étrangères, 08/09/2012).

Les variations au niveau des accents ont aussi d’autres implications importantes : les accents valorisés, en effet, acquièrent le rôle de capital symbolique qui permet d’obtenir des profits (Bourdieu, 1982). Je citerai à ce propos la valorisation de l’accent neutre – du moins en apparence – qui a été, pendant longtemps, l’apanage des médias à tel point qu’il a souvent été considéré comme un critère discriminatoire pour les journalistes de la radio et de la télé : « Le problème est aussi celui des “discriminations” pour les métiers de l’information ou de la politique. On leur demande de perdre leur accent. J’ai vu le cas d’une femme qui clamait au secours, elle se demandait comment parler comme les parisiens tant elle a été recalée pour rentrer dans des radios. […] Quelle hypocrisie ! Sans demander des quotas, on pourrait au moins tenir compte de la juste valeur des gens, de leur talent, sans en référer toujours à la norme

5. http://projetbabel.org/forum/viewtopic.php?p=176374 6. https://www.youtube.com/watch?v=lzrycH37oCo

parisienne. Donc wallons, bruxellois, nordistes, bretons, alsaciens, corses, québécois, méridionaux… par pitié gardez votre accent ! Le français est si beau, c’est un jardin plein de fleurs de toutes couleurs. Il ne faudrait pas que toutes crèvent et qu’il ne reste que du gazon avec une seule couleur. » (excalibarge, 04/08/2005)7. Les réactions publiées dans un blog de journalistes font écho à ces considérations. Voici ce qu’on y affirme : « Dès le départ, à l’école de journalisme, on nous apprend à parler un français neutre, identique sur tout le territoire. » (Dehorter, 2015). La reconnaissance d’un (des) accent(s) étranger(s) est donc une pratique sociale fondamentale dans un contexte social de plus en plus pluriethnique et pluriculturel et obéit à l’un des principes de la sociologie bourdieusienne, à savoir la capacité à opérer des différences, des distinctions au détriment de l’uniformisation (Bourdieu, 1979).

Pour ce qui concerne la dimension lexicale, Louis Porcher a toujours été un grand défenseur de la variation et s’est toujours opposé à l’uniformisation de la langue, ce qui l’a amené à stigmatiser les « tics » de langage diffusés par les médias et qui aboutissent à une homogénéisation de la langue (après tout, bel et bien, du côté de, focus, renverser la table, t’es pas cap’, voilà, je reviens vers vous, y a pas de souci, ce n’est que du bonheur, c’est là que ça se passe, etc.) (Porcher, 2014). En revanche, Louis Porcher se souvient avec nostalgie des expressions argotiques qui se sont perdues et accueille avec enthousiasme le verlan repris dans la langue des jeunes.

Quelles indications peut-on en tirer au sujet de l’enseignement du lexique ? La variation est, bien évidemment, déjà abordée dans les méthodes de FLE, notamment par celles qui s’adressent à des apprenants de niveau B2/C1, mais souvent sous la forme de listes de mots. Or, si l’on conçoit l’apprentissage de la culture comme « la capacité à faire des différences » (Porcher, Le blog de Louis Porcher. Culture, 23/06/2013), il sera important d’amener les apprenants à saisir les nuances sémantiques qui caractérisent le lexique dans l’espace francophone, que ce soit à l’intérieur ou à l’extérieur de l’Hexagone. Pour ce faire, la prise en compte des contextes dans lesquels le lexique s’inscrit s’avère incontournable. Quelques exemples permettront de mieux illustrer ces propos.

Tout d’abord, je m’arrêterai sur l’évolution sémantique produite par les nouveaux contextes dans lesquels le lexique s’inscrit. Les connotations acquises par le substantif « jungle » depuis une dizaine d’années – à la suite, notamment, de la question de la « jungle de Calais » – montrent l’influence exercée sur le lexique par les contextes socio-ethniques et socio-politiques. La presse écrite et plusieurs émissions abordent, de façon explicite, le cas de « jungle », en décrivant non seulement les événements de Calais mais en soulignant aussi l’extension sémantique du substantif (Molinié, 26/09/2016).

Ensuite, la création de néologismes qui résultent de phénomènes sociaux est aussi un aspect sur lequel il faut attirer le regard des apprenants. « Pauvrophobie », par

exemple, ne figure pas encore dans la nomenclature des dictionnaires mais revient à plusieurs reprises dans la presse écrite où il fait l’objet de commentaires importants. Le Monde du 31 octobre 2016 titre « En France la pauvrophobie se renforce et s’exprime au grand jour » et donne ensuite une définition discursive du substantif : « Le mot a été officiellement retenu par ATD Quart Monde, après un sondage auprès de ses militants, et lancé le 17 octobre à l’occasion de la Journée mondiale du refus de la misère : la “pauvrophobie”, ou rejet du pauvre. Le phénomène n’est pas nouveau, mais il s’installe dans la société française et se manifeste de plus en plus visiblement dans le comportement des riverains, des collectivités locales, des administrations. Un sentiment mêlé de submersion et de découragement, face à un problème jamais réglé, se répand chez les travailleurs sociaux et dans la société. […]. » (Rey-Lefebvre, Le Monde, 31/10/2016).

Enfin, une dernière problématique à laquelle j’aimerais renvoyer concerne les emprunts que ce soit à l’anglais ou à d’autres langues. Louis Porcher s’est souvent exprimé contre les anglicismes (Porcher, 2014). Ses critiques portent sur l’ambiguïté du phénomène : souvent employés en tant que marques de distinction, les anglicismes témoigneraient plutôt de l’uniformisation produite par la mondialisation. Quelle attitude adopter donc avec les apprenants de FLE ?

Les anglicismes étant présents dans la langue quotidienne (tant française qu’italienne), il nous paraît important de signaler leur emploi en classe de FLE : à partir des emprunts les plus simples et les plus fréquents (et donc les mieux intégrés) avec des débutants, par le biais d’articles scientifiques et de presse, avec les niveaux avancés8. Les apprenants sont amenés à réfléchir sur le rôle des anglicismes, notamment dans le monde du travail : les anglicismes représentent-ils un vrai capital ? Ou, au contraire, comme l’avait suggéré Louis Porcher (ibid.), est-ce l’emploi du français qui permet d’obtenir un « profit de distinction » ? Cet extrait tiré d’un article du Figaro pourrait fonctionner en tant que source de réflexion pour les apprenants :

« [Les anglicismes] sont des mots que nous adorons détester. Dans les médias, on leur fait un procès depuis de nombreuses années ! Mais dans nos entreprises nous sommes nombreux à les utiliser par mode. Moi le premier, et j’ai décidé de me prendre en main, de changer ! J’avais d’ailleurs pensé dans un premier temps écrire toute cette chronique dans un affreux franglais que l’on pourrait entendre dans n’importe quelle agence de conseil ou de publicité… Mais je me serais fait moi-même grincer les dents. Et pourtant, le “desk” vient remplacer le bureau, on ne transfère plus nos mails désormais nous les “forwardons”, et lorsqu’il faut faire des changements ou des modifications dans un rapport, nous “switchons” telle ou telle partie du “reporting”… Et plus tard dans la journée “shooterai” le debrief de ce matin au rédacteur en chef de la matinale, ainsi que la chronique de demain.

8. La problématique des anglicismes est ici abordée seulement du point de vue lexical. Les difficultés liées à leur prononciation de la part des non-natifs sont approfondies dans Galazzi (sous presse).

Et c’est pas fini là je ne mentionne que les grands classiques. C’est seulement quand un ami qui travaille dans l’audit m’a contacté un soir pour aller “drinker” à un “afterwork” que j’ai compris que notre société était perdue, à une époque où les anglicismes ont remplacé les mots et expressions de notre belle langue française. J’ai aussi entendu “printer” au lieu “d’imprimer”. Mes oreilles ont saigné.

Et vous, vous plaidez coupable ? » (Périnel, Le Figaro, 12/09/2015).

Pour ce qui est des emprunts aux autres langues, il ne sera pas question de s’arrêter au plan lexicologique, mais il s’agira d’amener les apprenants à réfléchir sur leur emploi discursif. En d’autres termes, l’étude des connotations que ce lexique a acquises une fois transplanté en français fera l’objet d’approfondissements. Nous pensons notamment au champ lexical concernant le « voile » qui, en France, a fait l’objet de nombreux débats et qui est devenu le symbole d’une altérité identitaire, culturelle et religieuse. L’analyse d’un corpus d’articles tirés de la presse nationale permettra aux apprenants de réfléchir sur les représentations du voile islamique que la presse contribue à construire et à diffuser. Souvent, en effet, « burqa », « hidjab », « niqab » et « tchador » sont définis non pas du point de vue de leurs caractéristiques concrètes (forme, couleur, tissu) mais sur le plan de leurs retombées culturelles et idéologiques : – « M. Wilders a également réclamé une amende pour les musulmanes portant le foulard - le “haillon islamique”, dit-il - et réclamé l’interdiction de la burqa et des minarets. » (Stroobants, Le Monde, 22/01/2010). – « Pour ne prendre que cet exemple, la burqa, ici en France, n’est pas un “vestige”, mais la mise en scène moderne et spectaculaire de la réclusion des femmes et du déni de leurs droits. » (Savigneau, Le Monde, 13/03/2010). – « Le niqab ou la burqa, extension du hidjab, est un crime qui tue la face, barrant l’accès perpétuel à l’autre. C’est un tissu qui transforme les femmes en prison ou en cercueil mobile, exhibant au cœur de nos cités des fantômes obstruant l’entrée aux vérités invisibles du visible. » (Meddeb, Le Monde, 28/12/2009). Le lexique employé traduit des évaluations fortement négatives9. C’est la métaphore de la prison qui domine : la « burqa » et le « niqab » sont envisagés comme des symboles d’oppression, d’isolement, d’exclusion, de ségrégation et, de ce fait, doivent être proscrits. Les femmes qui les portent sont considérées comme des fantômes, retranchées, cachées, à l’écart du monde humain.

J’aimerais conclure ce bref itinéraire au cœur de la variation avec une réflexion au sujet de la prise en compte au niveau didactique de la variation diatopique. Je citerai à ce sujet le dictionnaire en ligne Usito, élaboré au Québec par l’équipe du Français vu du Québec avec l’objectif de parvenir à décrire la norme du français québécois

9. D’ailleurs, la présence des guillemets signale une prise de distance de la part du journaliste vis-à-vis des mots prononcés par les locuteurs.

standard10. Le support électronique du dictionnaire permet d’enrichir la nomenclature avec d’autres sections. Je pense d’une part aux articles thématiques qui abordent différents aspects de la culture québécoise et qui permettent de découvrir les enjeux culturels et civilisationnels cachés dans la langue ; d’autre part à la « Zone Nouvelles » où sont réunies plusieurs rubriques, celles-ci étant articulées selon une démarche sémasiologique. En d’autres termes, quelques-uns parmi les mots ou les expressions phraséologiques les plus fréquents y sont expliqués en relation aux contextes d’apparition ou d’emploi.

Je signalerai à ce titre les rubriques « Avec quoi enlève-t-on la neige de nos rues ? », « Une langue de neige » et « Une poudrerie patrimoniale » où les apprenants découvriront que le phénomène météorologique de la neige déclenche en français québécois un champ sémantique beaucoup plus vaste qu’en français de référence et, de ce fait, pourront saisir l’importance du phénomène en question pour la culture québécoise. D’autres rubriques sont intéressantes à explorer et notamment celles consacrées aux mots admis récemment dans Usito, celles consacrées aux anglicismes ou encore celles où sont présentés les mots ressentis comme étant des québécismes ou des canadianismes.

Grâce à la démarche décrite ci-dessus, il sera possible de saisir les enjeux socio-culturels du lexique, les réseaux d’associations qu’il déclenche et, par conséquent, la place dans l’imaginaire de la communauté dont il émane.

Pour ne pas conclure…

Étant donné les évolutions du monde actuel, les phénomènes de globalisation qui touchent désormais à plusieurs aspects de la vie quotidienne, les configurations géopolitiques et sociales de plus en plus complexes et diversifiées, il me semble que la sensibilisation à la prise en compte des diversités (idéologiques, identitaires, linguistiques, etc.) est incontournable pour que l’apprentissage du FLE soit « rentable », pour reprendre un mot cher à Bourdieu. Et pourtant elle semble aller à l’encontre des tendances actuelles : Louis Porcher, dans les feuillets de son blog (2014), remarque que la recherche linguistique s’est affaiblie et que l’on serait en train de revenir à une sorte de « français fondamental » composé d’un petit nombre de mots et seulement de mots, ce qui ne l’empêche pas de souhaiter un retour à la distinction. Voilà pourquoi les réflexions de Louis Porcher sont loin d’être dépassées. Bien au contraire, son exhortation à dépasser toute frontière et à « […] alimenter sans cesse les circulations entre les cultures, les échanges, les passerelles […], les connexions, les partages » (Abdallah-Pretceille et Porcher, 1996, pp. 19-20) me paraît d’autant plus importante que les publics scolaires sont de plus en plus hétérogènes et sont pourvus de capitaux culturels diversifiés.

Le parcours esquissé ici, dont le but consiste à prendre conscience des altérités socio-culturelles inscrites dans la langue, se veut un premier pas vers l’acquisition d’une compétence de communication interculturelle complexifiée, articulée autour de la relation entre local et global (Coste, 2013, pp. 449-465) et dépassant les stéréotypes.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

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