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Lidwien van Dixhoorn
De la génération zapping à la génération Snapchat. L’utilisation des médias dans un monde connecté
Lidwien van DIXHOORN
Radio France Internationale (RFI) Service Langue française
Résumé
Dans les années quatre-vingt, l’omniprésence des médias a définitivement et profondément transformé les mentalités, les manières de penser, les modes d’apprentissage et les comportements culturels. En didactique, la « génération zapping » a inspiré les pédagogies actionnelles, centrées sur l’apprenant. Qu’en est-il de la « génération mobile », née avec le numérique ? Après la télévision, la radio, le téléphone, et Internet, la technologie mobile a donné naissance aux réseaux sociaux, principale source d’information pour les moins de trente ans. En quoi ces nouveaux moyens de communiquer transforment-ils profondément nos manières de penser et notre rapport au savoir ?
Je propose d’illustrer quelques caractéristiques des nouveaux médias et de leurs usages, dans une société de communication où le spectateur est devenu producteur et où le contenu est roi (content is king), notamment à partir d’observations de terrain réalisées dans le cadre de mes activités professionnelles au sein de RFI. Mots clés : médias / société de l’information / réseaux sociaux /
1. DANS LES COULISSES D’UN MÉDIA
Chaque année, France Médias Monde est réunie en séminaire pour faire le point sur les dernières évolutions du paysage médiatique et pour réagir, en proposant des stratégies éditoriales et de marketing adaptées.
En 2013, nous constations que la radio était écoutée sur les téléphones mobiles, et qu’il était donc primordial de proposer des applications en nombre et par thématique, pour capter un nouvel auditoire, qui ne va pas nécessairement écouter la radio en flux, sur un « transistor ».
En 2014, nous discutions de la nécessité, pour les médias traditionnels comme RFI, de se faire connaître sur les réseaux sociaux. Les journalistes étaient fortement incités à avoir un compte Twitter et Facebook pour diversifier leurs sources d’information d’une part, et pour poster des informations pertinentes très rapidement, d’autre part. Les journalistes représenteraient ainsi la marque comme étant à la pointe de l’information en ligne pour un auditoire nouveau et de plus en plus dispersé sur différents supports.
En 2015, nous avons fait l’inventaire des plateformes sur lesquelles nous étions présents : YouTube, DailyMotion, Facebook, Twitter…, avons discuté de notre référencement sur Google et de nos stratégies marketing. Nous avons évoqué le projet Mashable en français sur France 24 : un site qui mélange l’information et les sujets de divertissement. Mashable, qui peut se traduire par « qui se réduit en purée » signifie qu’en matière d’information, il s’agit désormais de mélanger les sujets de divertissement – des chats qui jouent au piano, les mamies qui dansent le rock and roll, la vie des stars, la mode – aux nouvelles, d’une manière à intéresser un nouvel auditoire jeune et mobile. Ces actualités sont rédigées de manière à capter l’attention en quelques secondes, et à être partagées le plus possible sur les réseaux, ce qui multiplie ainsi de manière exponentielle le nombre de vues de notre média.
En 2016, nous n’avons discuté que d’image… Les études étaient sans appel : pour être remarqué sur les réseaux sociaux, nous disposons de cinq à huit secondes pour provoquer un clic sur une image, – de préférence une image en mouvement – publiée sur un réseau social avec du texte incrusté. Les études démontrent que les nouvelles plateformes qui drainent un auditoire énorme – pour ne pas mentionner Snapchat et Facebook – impliquent d’adapter notre stratégie et notre manière de délivrer l’information. Quand on sait que les utilisateurs de réseaux sociaux ne quittent pas leur application pour approfondir une information sur un site, nous devons diversifier notre distribution de contenus selon les types de supports, et essayer d’obtenir le maximum de « contacts numériques ».
Aujourd’hui, la priorité est donc résolument donnée à la réception sur les téléphones mobiles (mobile first), avec des contenus publiés directement sur les grandes plateformes comme Google, Facebook, Snapchat, YouTube…, en espérant provoquer un effet de levier avec un maximum de partages et de clics.
Cela veut dire que nous devons créer des contenus adaptés pour capter l’attention de notre nouveau public. Nous devons faire de la motion design : de courtes vidéos, des diaporamas ou encore des infographies qui peuvent être visionnés sans le son, avec du texte incrusté. Les cinq à huit premières secondes de ce « clip » sont primordiales car c’est ce court temps de visionnage qui peut convaincre le public de cliquer et démarrer alors la lecture de toute l’information, sous forme d’une vidéo avec du son.
Bref, nous sommes une radio (la seule radio française) écoutée à l’étranger, et aujourd’hui un média d’information parmi des milliers d’autres, accessible sur tous les réseaux ; une marque reconnue, qui délivre une information qui passe par l’image, le texte et accessoirement par le son, sur des sujets très variés et sur une multiplicité de supports : « C’est la fin de l’émission, vive le contenu. »1 .
Les chiffres sont éloquents : plus de la moitié des consommateurs de l’information utilisent le téléphone mobile, via leurs applications ou leurs réseaux sociaux. La consommation des médias traditionnels, c’est-à-dire les médias à distribution
linéaire d’un flux éditorial, programmé pour un auditoire socialement connu (l’audimat), reçue sur un transistor, un autoradio ou un écran de télévision, a radicalement changé. Le public connecté choisit ses contenus à l’instant où il en a envie ou besoin ; il y accède via les recommandations d’amis ou celles calculées par des algorithmes et intégrées dans les applis. Ce public s’attend à ce que l’information l’intéresse, soit concise et pertinente, originale et surtout partageable. En choisissant de partager une information, je deviens éditeur de ce contenu que j’estime assez intéressant pour mes amis et relations et qui reflète ma personnalité, ma ligne éditoriale, ma réputation virtuelle.
Pour faire court, le nouveau public des médias est un ensemble d’individus producteurs – copieurs – de contenus qu’ils ont trouvés et partagés ou créés eux-mêmes à l’instant T sur les réseaux sociaux. Chacun est devenu son propre éditeur, une personnalité virtuelle. Tout un chacun peut devenir un média de référence, un prescripteur, une entreprise numérique quelle que soit la taille et la composition de son public. Dans ce contexte, les médias d’information sont devenus des fournisseurs de contenus « partageables » sur les réseaux sociaux.
2. QUELQUES CHIFFRES2
Aujourd’hui, il y a 3,5 milliards d’utilisateurs d’Internet, qui représentent 46% de la population mondiale.
Il y a un milliard de sites web, Google connaît 120 milliards d’URL. Cette évolution exponentielle s’est faite en vingt-cinq ans : en 1991, il y avait un seul site web.
À la fin du deuxième trimestre 2016, Facebook revendique 1,712 milliard d’utilisateurs actifs chaque mois dont 1,574 milliard d’utilisateurs actifs sur mobile chaque mois. Facebook a douze ans d’existence.
YouTube compte un milliard d’utilisateurs actifs mensuels. Quatre milliards de vidéos sont vues chaque jour, dont un milliard (25%) sont consultées sur téléphone mobile.
Twitter compte aujourd’hui 310 millions d’utilisateurs actifs mensuels en dix ans (même si l’on constate que ce nombre semble stagner depuis 2015).
Snapchat voit son nombre d’utilisateurs augmenter de manière exponentielle. En cinq ans, on dénombre 300 millions d’utilisateurs actifs par mois et 150 millions d’utilisateurs actifs par jour qui regardent dix milliards de vidéos (très courtes) quotidiennement.
Sur les trois milliards d’internautes à travers le monde, environ deux milliards sont actifs sur les réseaux sociaux, soit 68% des internautes et 28% de la population
2. D’après Reuters Digital News Report 2016, Reuters Institute for the Study of Journalism (département de politologie et des relations internationales de l’université d’Oxford). Étude menée auprès d’un panel de 50 000 consommateurs dans 26 pays.
mondiale. On y passe deux heures par jour dans le monde, une heure 30 minutes en France.
Il y a 4,9 milliards d’utilisateurs de téléphones mobiles dans le monde. Nous avons le choix entre cinq millions d’applications dans les App Stores. Google Play et Apple Store se partageant 90% du marché. Nous téléchargeons en moyenne 25 applications sur nos téléphones intelligents et nous les utilisons régulièrement sans vraiment en changer.
Que signifient ces chiffres ? Nous sommes au milieu d’une révolution numérique, qui voit dans le top dix des sites Internet les plus consommés les plateformes de partage de contenus, dits « médias sociaux ». On constate également que les plateformes, qui connaissent le plus grand succès et qui se développent le plus vite, sont celles qui permettent le partage d’images. Le nombre d’images visionné sur ces plateformes s’exprime en milliards par jour. Enfin, les téléphones mobiles dits « intelligents » sont en train de devenir le support privilégié de consommation de l’information, que ce soit à travers les applications ou via les réseaux sociaux, au détriment des ordinateurs.
Les supports privilégiés de consultation de l’information selon l’âge des utilisateurs sont les suivants3 :
Figure 1 - Supports privilégiés de consultation de l’information selon l’âge. Source : Reuters Digital News Report 2016. En ligne.
3. DE L’ÈRE ÉLECTRIQUE À L’ÈRE ÉLECTRONIQUE
Selon le rapport annuel sur l’information du Reuters Institute for the Study of Journalism (Departement de politicologie et des relations internationales de l’université d’Oxford), le téléphone mobile est devenu en 2015 le premier support de consommation d’informations en ligne : 25% des utilisateurs disent que leur téléphone est le premier contact avec « l’info » de la journée. Plus de la moitié des personnes interrogées (51%) disent utiliser les réseaux sociaux comme source d’information. Pour 28% des 18-24 ans, les médias sociaux sont la source principale d’information. C’est, pour la première fois, davantage que la télévision (24%).
Marshall McLuhan n’a jamais eu de téléphone mobile en mains, mais sa définition des médias comme prolongement technologique de l’homme, apparaît aujourd’hui à nouveau d’actualité. Dans son ouvrage Pour comprendre les médias (1964), il affirmait que « le message, c’est le médium ». Cette vision technologique de la communication part de l’affirmation que le canal conditionne le message, et nos manières de penser. À l’époque de McLuhan, la télévision était le média dominant. Elle représentait, pour lui, la technologie qui proposait le plus d’interactions de tous les sens humains. Elle annonçait la fin de l’ère de l’imprimerie et des médias du savoir écrit, en faveur des technologies électriques de l’image et de l’audiovisuel. Ces technologies allaient libérer l’être social des frontières de l’état, créer des liens tribaux dans un monde qui serait un « village global ».
Cinquante ans plus tard, cette évolution s’est accélérée, nous sommes passés de l’ère électrique à l’ère électronique, où l’image est toujours reine, et où le medium dominant est devenu un téléphone mobile, connecté. Nous sommes passés d’une communication linéaire, à sens unique, à une communication en réseau. La télévision de McLuhan, qui impliquait l’utilisateur sur le plan sensoriel, mais qui restait passif devant l’écran, a fait place à une technologie de communication constante, connectée et réellement interactive, où l’utilisateur est devenu un acteur direct et immédiat des événements : « La radio, le téléphone, et la télévision sont le “village planétaire”. Ces trois médias créent la proximité du lointain (ubiquité et immédiateté). Le téléphone étant le seul instrument à permettre l’autonomie et l’intervention active de l’utilisateur, outil de liberté d’action. » (Porcher, 1994, p. 35). Aujourd’hui, un « millenial » (jeune ayant grandi avec le numérique) passe une journée par semaine sur son téléphone mobile4 :
4. Étude TNS Sofres-Connected Life, réalisée entre mai et août 2015 auprès de 60 500 internautes dans le monde.

Figure 2 - Nombre d’heures passées au quotidien sur les différents médias. Source : étude TNS Sofres-Connected Life, novembre 2015. En ligne.
Le téléphone mobile nous permet de communiquer où que l’on soit, constamment et immédiatement. L’objet même nous est devenu indispensable, un véritable prolongement technologique de nos capacités humaines. Nous sommes connectés en permanence avec le monde qui nous entoure. Nous avons développé un mode de communication « conversationnelle » où un message entrant appelle une réaction – action immédiate, sous forme d’image, de texte, et de voix (mais cette dernière de moins en moins). En somme, les réseaux sociaux fonctionnent tel un village dans lequel nous ne sommes jamais seuls, où nous existons et agissons socialement dans lebuzz permanent.
Nous pourrions comparer Internet et les réseaux sociaux à des ruches, où chaque abeille, de manière individuelle, fait partie d’une intelligence collective. Une existence connectée, une appartenance à la communauté… Toutes les caractéristiques du téléphone mobile en ont fait un medium indispensable, certains diront même un média addictif, car sans connexion, nous perdons une partie de nous-mêmes.
4. LES NOUVEAUX PUBLICS : LES « MILLENIALS »
« Le mode scolaire d’accumulation du capital culturel est dorénavant traversé par l’échange téléphonique, c’est-à-dire une médiation énigmatique que personne ne connaît vraiment. Il est essentiel de ne pas sous – estimer le phénomène, qui contribue très fortement à former une culture générationnelle, c’est-à-dire l’identité propre d’une génération. Le téléphone est un instrument individuel et groupal. » (Porcher, 1994, p. 113).
Une étude des nouvelles générations connectées réalisée par les grands médias internationaux décrit les profils des « millenials », de la manière suivante5 : au tournant des années 2000, nous sommes passés de la génération Y (jeunes nés entre 1981 et 1999, sachant s’adapter au numérique) à la génération Z (jeunes nés entre 2000 et 2010, ayant grandi avec le numérique). Sur cette population des moins de trente ans, qui représentent 3,7 milliards d’individus (51% de la population mondiale), l’accès à la technologie est fortement différencié. Cela induit un comportement différent vis-à-vis de l’information. Les jeunes de moins de trente ans ont un accès infini à l’information et à toute forme d’informations, celles-ci leur parvenant en permanence. Cela ne veut pas dire qu’ils sont moins informés. Ils s’informent autrement, et en flux continus : les informations d’actualité, mais aussi les tendances en matière de décoration, de beauté, de culture, etc.
Leur façon d’apprendre est totalement décomplexée, et ils ont souvent recours à des apprentissages dits informels, via des tutoriels sur YouTube. Ils partagent des connaissances… ou des partages de connaissances avec leurs pairs, via des blogs qui privilégient la dimension ludique et le plaisir. Pour nombre d’entre eux, les diplômes ne suffisent plus aujourd’hui, ce qui compte ce sont de bons contacts et de bons réseaux. Pour ces jeunes, les frontières n’ont plus aucun sens, et cette génération wanderlust envisage a minima de voyager, voire de travailler à travers le monde. Les différences entre un jeune à Dakar, à Beyrouth, à Paris ou à Moscou tendent à s’estomper.
Cette génération est aussi davantage multitâche. La contrepartie est que son niveau d’attention se réduit, se situant aujourd’hui entre cinq et huit secondes. Il faut donc capter son attention très rapidement. Cette génération est une génération de l’image, narcissique, adepte du selfie. Pour ces jeunes, la photo est un langage qui permet de raconter leur vie, mais aussi de stocker des cours, mais également des données éphémères comme des courses, des itinéraires (le succès de Snapchat auprès des jeunes illustre bien cette tendance).
Une génération, un medium : nous constatons que les principales caractéristiques du téléphone mobile et de l’ère digitale ont déjà été intégrées par les jeunes et ont profondément modifié leurs modes de penser.
5. DE LA GÉNÉRATION ZAPPING À LA GÉNÉRATION « CONNECTÉE »
« La télévision est devenue l’instrument le plus connu de communication sociale, elle a habitué les gens à une manière de présenter les choses, à une manière de faire qui n’est confondue avec aucune autre. » (Porcher, 1994, p. 38).
Louis Porcher évoquait l’installation d’une culture télévisuelle, dans le sens social du terme : sa présence massive à tout instant, l’industrie qu’elle représentait, sa cen-
5. Notamment The Media Insight project: How millenials get news (American Press Institute and The Associated Press-NORC Center for Public Affairs Research, 2015) et l’étude Connected Life de TNS - Sofres (2015). Études traduites et résumées par le Service des études et relations auditeurs de France Médias Monde.
tration sur le jeune public dont la consommation était en forte augmentation. Ce public procédait par zapping, en prélevant des informations par petits bouts juxtaposés, dans une sorte de lecture en zigzag, procédant par flash. La domination technologique de la télévision induisait des mutations sociales : une sorte d’habitus audiovisuel, un sujet de conversation, « ce que tu regardes te définit » socialement et culturellement.
Peut-on dire de même aujourd’hui des médias sociaux ? Dans quelle mesure cette technologie a-t-elle déjà modifié la perception et la manière de penser de la jeune génération, née avec le numérique ?
Il convient en effet de nous interroger sur la manière dont les caractéristiques de ces nouveaux modes de consommation ont pu évoluer et redessinent notre perception du temps et de l’espace, nos modalités de prélèvement et de sélection de l’information par flash ou encore notre relation sensorielle et globalisante à l’image induite par son instantanéité.
6. L’IMMÉDIATETÉ DE L’INFORMATION
Le téléphone mobile est un média de la communication orale et performative. Le temps de la conversation est celui de l’immédiateté qui appelle une action immédiate. Pour rester au courant, ne pas rater une information, l’utilisateur doit recevoir les informations importantes à la seconde. Il est notifié immédiatement d’un nouveau message, image ou vidéo sur un mur Facebook. La durée ou la longueur de ces messages, dans la logique de l’échange conversationnel, sont courts, éphémères et appellent une action – réaction immédiate : publication, commentaire, partage ou like. L’utilisation du téléphone devient un réflexe de chaque instant : l’intervalle moyen entre deux consultations se situerait autour de six minutes.
Pour les médias d’information, le temps de l’information s’est radicalement raccourci. Les scoops ne sont plus des scoops, car l’information est immédiate. Un événement, qu’on appelait breaking news il y a encore quelques années, est aujourd’hui déjà tiède au bout de dix minutes : le temps qu’il faut pour voyager sur les réseaux sociaux comme Twitter ou Facebook, Buzzfeed ou Périscope.
Dans les médias traditionnels, la circulation de l’information est dite « lente » : un événement est signalé par les agences de presse pour devenir une information vérifiée par les journalistes sur le terrain, puis mise en contexte, approfondie et expliquée. Il faut aussi compter le temps de diffusion d’un sujet. Plus rapide pour la radio, plus lente pour la télévision, et enfin encore plus lente pour les médias écrits, le temps d’imprimer et de distribuer les journaux. Pendant ce temps, sur Twitter ou Facebook, les principaux acteurs de l’événement, les témoins, personnalités et spécialistes ont déjà commenté et illustré l’événement sur leurs comptes de réseaux sociaux, provoqué une multitude de réactions et fait circuler le buzz.
7. UNE CONSOMMATION SÉLECTIVE DE L’INFORMATION
Dans la masse de contenus disponibles en ligne, les grands médias d’information doivent donc définir différemment l’ordre, la forme et l’importance des sujets d’information. Leur public ne leur est pas acquis, et ils doivent aller constamment le chercher. Les formes numériques telles que l’infographie, le motion design, ou encore la vidéo verticale sont intégrées dans la réflexion pour adapter l’information aux réseaux sociaux et aux nouveaux usages. Mais comment atteindre ce public ? Pour le savoir, le rapport annuel sur l’information numérique de Reuters (2016) a demandé à un panel de 50 000 utilisateurs dans le monde comment ils effectuent la sélection de l’information qui les intéresse.
Selon ce rapport, la sélection est d’abord personnelle et sociale : si l’on peut parler d’un habitus audiovisuel, on peut aussi parler d’un habitus numérique où la représentation de soi, grâce à une stratégie personnelle générée par le social, induit une sélection de contenus communautaires.
Le téléphone représente notre ego, il en est le prolongement. Les contenus que nous consultons et que nous partageons avec la communauté représentent notre capital social et culturel. Nous le partageons avec nos amis. Ce sont souvent les mêmes pages, fils d’information, qui sont partagées. Pour utiliser les termes de Bourdieu, on reproduit le capital social et culturel de nos pairs privés, professionnels et publics.
Mais en réalité, notre sélection est déjà programmée par les applications que nous utilisons, et ce sont les algorithmes qui déterminent quelles informations nous pouvons voir. L’utilisateur définit s’il veut recevoir des alertes, et de quel média, ou des notifications quand de nouveaux contenus sont disponibles. Les robots enregistrent ces habitudes sur les sites web et les réseaux sociaux. Ils nous proposent les contenus que nous avons le plus consultés, les mises à jour de sujets d’actualité, les sujets les plus populaires de l’instant, ou les mieux notés. Ces algorithmes décident ce que nous voyons par exemple sur Facebook. S’y ajoute également un traitement automatique des mots clés, notamment sur Google. Pour être bien référencés, les producteurs de contenus, que ce soient des médias d’information ou des sites commerciaux, créent des contenus qui utilisent le maximum de mots clés populaires pour monter en première place dans les résultats de recherche, les timelines et applications des réseaux sociaux.
Les informations, de plus en plus souvent écrites par des robots, reçues automatiquement par « alerte » sur le téléphone intelligent de l’utilisateur, représentent donc un habitus, reproduit automatiquement dans le sens de Bourdieu. Dans la masse d’informations disponibles, et à défaut de pouvoir faire une sélection manuelle, notre accès à l’information est limité à ce que nous avons l’habitude de voir et à ce que nos amis nous recommandent.
C’est ainsi que, pour rester dans la course, la plupart des médias sont obligés de faire primer le marketing sur l’éditorial, ce qui n’est pas nouveau en soi dans le pay-
sage audiovisuel, mais ce qui crée aujourd’hui des tensions dans le milieu journalistique. Comment les journalistes doivent-ils réagir à cette évolution de la distribution de l’information ? Le New York Times a créé en 2015 un département Messagerie et notifications, entièrement dédié à la mise en avant de ses contenus sur les applications sociales : « We used to be standing on a hill and shouting messages to people. Now there’s a growing number of users who only engage with us when we send a push. »6 .
8. L’IMAGE EST REINE
Sur les réseaux sociaux, consultés sur les téléphones mobiles, les formes de l’information changent. Des équipes de journalistes spécialement dédiées à la publication sur les réseaux sociaux sont engagées pour poster des informations adaptées. Elles recourent à la technique du storytelling, avec des images en mouvement, le fameux motion design.
Le moyen le plus rapide et le plus efficace d’informer reste l’image. Elle donne immédiatement un sens à l’information, offre une expérience d’immersion, donne l’impression de connaître. Sur les nouveaux médias, les vidéos courtes, incrustées de textes, sans commentaires, sont les moyens les plus efficaces et immédiats pour accéder à l’information. Avec le téléphone mobile, l’image est à portée de doigt. On capte l’instant et dans la seconde, on le partage avec la communauté. L’image est devenue un langage en soi à tel point qu’elle n’a plus besoin de commentaires. Les caractéristiques de cette nouvelle forme de communication mobile, en réseau et en images sont très bien illustrées par une application qui a fait son entrée tonitruante sur les réseaux sociaux en 2012, Snapchat : « La vie est plus intense quand on la vit dans l’instant :) Bons Snaps ! »7 .
Snapchat fonctionne comme les messageries instantanées de type Whatsapp. On peut faire des tchats, avoir des discussions par groupes d’intérêt ou individuelles. La particularité de Snapchat est justement qu’il donne la primauté à l’image. À l’ouverture de la messagerie, au lieu d’avoir un clavier pour écrire, on nous propose de faire un snap sous forme de vidéo ou de photo, qui est alors immédiatement envoyé à nos amis.
Par ailleurs, sur Snapchat, le temps se compte en secondes : les snaps sont des captures d’un instant, vouées à une vie éphémère. Les publications ne restent pas sur un fil de publications, comme dans Facebook, mais elles disparaissent dès qu’elles ont été vues par le destinataire. C’est l’émetteur du message qui choisit la durée de visionnage possible, d’une à dix secondes. Snapchat vient de proposer deux nouvelles fonc-
6. « Nous avions l’habitude de monter sur une colline et de crier des messages au grand public. Aujourd’hui de plus en plus de personnes nous écoutent seulement si on leur envoie une notification. ». A. Phelps, Directeur du département Messagerie et notifications de New York Times, cité dans Reuters Digital News Report 2016. 7. Message d’accueil de l’équipe Snapchat, 2016.
tionnalités en plus de la messagerie visuelle instantanée, « Stories » et « Discover », qui permettent de publier une suite d’images et de raconter ainsi une histoire.
Depuis 2015, Snapchat Discover propose un espace de publication aux médias d’information sélectionnés soigneusement par l’entreprise Snapchat, qui a conclu des partenariats exclusifs avec eux. Les médias y ont l’occasion de distribuer leurs informations et contenus – avec des images verticales – disponibles pendant vingtquatre heures. Ils permettent à Snapchat d’avoir une source de revenus grâce aux espaces de publicités ainsi créés et les médias augmentent leur visibilité sur le réseau le plus consulté aujourd’hui. Les partenaires se partagent les ressources publicitaires ainsi générées.
9. DE L’ÉMISSION À LA DISTRIBUTION DE CONTENUS
La réponse des médias traditionnels à ces nouveaux usages est multiple et s’adapte d’année en année, en fonction de l’évolution rapide des nouveaux médias et des réseaux sociaux. La révolution numérique implique une remise en question de tous ses modèles, son fonctionnement économique et son positionnement, pour ne pas dire son monopole. La crise d’identité des médias concerne en premier lieu les médias de l’information et le journalisme. Dans son essai Sur la télévision (1996), Pierre Bourdieu parlait du champ journalistique où la télévision était un instrument de domination et de censure. La télévision imposerait à toute la profession, selon la logique de l’urgence et de l’audimat, les sujets et la forme dont il fallait parler.
Aujourd’hui, on pourrait avancer l’idée que les médias traditionnels sont dominés à leur tour par une nouvelle forme de média(s) que sont les grandes plateformes qui agrègent les contenus. Dans une société de communication qui fonctionne en réseau, et par communauté, les « dominés » se sont émancipés. Le public a acquis les moyens technologiques pour accéder aux sources d’information de son choix – aidé en cela par les algorithmes – et construit son capital social et culturel selon ses besoins personnels et ceux de sa communauté.
D’une relation verticale entre les médias traditionnels et leur audimat, nous sommes passés à une relation horizontale qui fonctionne en étoile. Dans l’univers numérique, le champ de l’information est illimité, les références se comptent en milliards et les nouveaux acteurs dominants de cet univers sont des plateformes qui s’appellent Google, YouTube, Apple, Facebook, et dans une moindre mesure Snapchat et Twitter.
Dans la masse d’informations qui circule sur la toile, les médias cherchent à tenir leur position et leur audimat. Mais leurs supports de diffusion traditionnels sont progressivement abandonnés par le public. Pour maintenir leur capital de notoriété, et garder leur audience, les médias d’information se doivent d’être présents sur les grandes plateformes de contenus. Ils comptent sur la popularité de ces réseaux pour multiplier l’audience et maintenir leur modèle économique. Ils doivent être référen-
cés sur Google, fidéliser un public avec une timeline sur Facebook, un fil Twitter, des vidéos sur YouTube et des podcasts sur iTunes.
Les médias traditionnels sont ainsi obligés de faire du marketing éditorial. Ce n’est plus tant la qualité éditoriale de leurs contenus, que le référencement de leur marque qui leur permet d’être présents et de drainer un public sur leurs sites, leurs écrans, leurs applications. Mais ne sont-ils pas en train de perdre la maîtrise de leurs propres supports de diffusion, et par là, de leur public et de leurs recettes publicitaires ?
Pour ne pas être dépendant de ces plateformes et perdre leur monopole, ils cherchent actuellement de nouvelles ressources, de nouveaux modèles économiques qui mélangent les différentes formes d’information et les différents supports sur lesquels ils sont consultés.
Deux exemples nous paraissent particulièrement pertinents pour expliquer ce phénomène. C’est le cas de Mashable (cf. ci-dessus, en 1.), une plateforme qui mixe les informations courtes sur l’actualité, la culture et le divertissement, dans des capsules facilement exportables et partageables.
Un autre exemple est celui de la création de Franceinfo : plusieurs médias publics français travaillent ensemble, dans une connivence avec le public pour délivrer une information multi-support qui implique les utilisateurs. La chaîne intègre les réseaux sociaux comme source d’information et propose un tchat avec le public sur leur fil du direct, pour tenter de faire du journalisme « moderne » et de qualité. Franceinfo est présent sur les différents supports : radio, télévision, site web, applications, avec des contenus exportables sur les médias sociaux, comme des infographies en motion design.
En guise de conclusion
Dans les années soixante-dix, Marshall McLuhan pensait que la télévision était un aboutissement de l’ère électrique et qu’elle allait durablement modifier nos manières de penser. Il était persuadé que l’imprimé serait supplanté par l’audiovisuel. Nous constatons aujourd’hui que cette révolution électrique s’accélère dans une transition électronique dont on ne connaît pas encore l’aboutissement. Le téléphone mobile et les réseaux sociaux vivent une évolution exponentielle, avec des chiffres de fréquentation à six ou neuf zéros, que les médias traditionnels ne peuvent ignorer. Ce phénomène modifie le paysage médiatique et numérique, certains annoncent déjà la fin des sites web. Mais les médias traditionnels ont bon dos. Bien que la fréquentation baisse, les médias dits « lents » sont toujours considérés les plus légitimes. Leurs noms sont des marques, leur information une référence vers laquelle on se tourne pour vérifier un breaking news. Certains d’entre eux ont compris qu’il ne sert à rien de courir après le temps et l’audience, et que le temps est venu de s’arrêter, de faire du journalisme durable et lent, et d’offrir une mise en perspective de l’information.
Mais cette évolution technologique interroge. Les événements récents comme le Brexit ou l’élection de Donald Trump ont magnifiquement illustré le phénomène : comment le public est-il informé ? Comment celui-ci sélectionne-t-il les informations ou se laisse-t-il guider par les algorithmes des robots et les likes de ses « amis » ? Comment, dans un flux constant d’images agrémentées de textes incrustés peut-il faire la part du vrai et du faux, du subjectif et de l’objectif ? Peut-on considérer les réseaux sociaux comme des médias audiovisuels et les analyser comme tels ? Les concepteurs – techniques – de ces programmes et applications ont-ils une responsabilité éditoriale ? Les médias « traditionnels » sont-ils devenus des sociétés de marketing ?
Pour tenter d’y apporter des réponses, les outils d’observation et d’analyse maniés par Louis Porcher – de Marshall McLuhan à Pierre Bourdieu – sont toujours pertinents. La nécessité d’intégrer ces questionnements en didactique dans quelle que matière que ce soit, est d’autant plus d’actualité. Car plus que jamais, les outils et les modes de consommation de l’information et de l’enseignement évoluent dans le même sens : spatio-temporel (le virtuel immédiat) et social (le partage par des pairs). « Les médias, au total, n’ont transformé qu’une seule donnée anthropologique : les manières de penser, les manières d’apprendre, les rythmes de base, les modalités de constitution d’habitus. Mais le résultat final n’est pas touché pour autant », expliquait Louis Porcher en 1994 (p. 59).
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
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