RA MONDE M - N4

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N° 04 | JUIN 2009 |

styles À FLEUR DE PEAU

LECTURE JAMES AGEE pAR ANNE-MARIE GARAT Giverny LA NATURE SELON MONET RENCONTRE Siri Hustvedt ÉCRIVAINE LATITUDES LE CAP, SPOT D’ARTISTES

Supplément au Monde n° 20017 daté jeudi 4 juin 2009 | Ne peut être vendu séparément



JUIN 2009

LE MONDE

Erwan Frotin Formé à l’École d’art de Lausanne (Ecal), le FrancoSuisse Erwan Frotin réinvente la nature morte en composant des images étranges, à la limite de l’abstraction. Couronné en 2002 par le prix de la photographie du festival d’Hyères, son travail lui a valu rapidement une reconnaissance internationale.

Sommaire

Collier en platine serti de diamants et saphirs roses et violets, Cartier. Bague Fibula en or rose et calcédoine (à gauche), Vhernier. Bague Golden Stones en or noble et topaze bleue (à droite), H. Stern. Photographe : Erwan Frotin @ art + commerce

Eva Herzigova par Matthew Brookes

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Body, Akris.

Top modèle emblématique des années 1990, Eva Herzigova s’est fait connaître du public grâce aux publicités de Guess et de Wonderbra, avant de poursuivre une carrière au plus haut niveau. Aujourd’hui, elle met sa notoriété au service de la lutte contre la leucémie à travers un film sur le don de moelle osseuse. Le mannequin aime casser son image de pin-up sexy, comme en témoigne la série publiée dans ce numéro, dont Eva souligne la dimension « anatomique, naturelle et presque masculine ». Son auteur, le photographe anglais Matthew Brookes, travaille notamment pour Vanity Fair, Vogue ou GQ. Il nous offre ici une superbe série noir et blanc très graphique, magnifiant la beauté d’Eva en baigneuse.

ÉDITORIAL

arla et Michelle et vice versa, et patati et patata… Depuis l’élection de Barack Obama à la présidence des États-Unis, les premières dames occupent la couverture de quasiment tous les magazines. France/USA, le match des élégances est haletant : couleurs, accessoires, stylistes, marques, rien n’échappe à la sagacité des en­quêtrices embusquées derrière les cintres. Carla va-t-elle rester fidèle au violet ? Pourquoi ­Michelle préfère-t-elle la maille ? Qui est la nouvelle Jackie ? Faute de réponses, les plus perspicaces analystes de la garderobe reposent les mêmes questions chaque semaine. Conscience professionnelle oblige ! Pas de panique, les services de communication des palais présidentiels résoudront ces angoissants problèmes en temps voulu. Car il est très important de ne pas prendre les futilités pour des plaisanteries et l’impact de ces campagnes médiatiques sur les tours et atours de ces dames revêt, tout particulièrement aujourd’hui, une réelle importance. La dureté du réel a englouti les rêves et le terrain d’action des décideurs ressemble désormais à un mouchoir de poche. Mais le spectacle doit continuer, car la politique a horreur du vide. Or, les deux premières dames possèdent des atouts indéniables. L’une chante, l’autre plaide. L’une fut reine des podiums, l’autre star du barreau. Jeunes et belles, elles offrent l’image d’une féminité épanouie dans l’ombre de leurs puissants époux. En période de trouble, le conformisme rassure. Une révérence ou un geste caressant à la cour d’Angleterre suscite un débat diplomatique et les ébats d’un chiot dans le potager de la Maison Blanche deviennent une aubaine politique. Alors, qui prétendra désormais que la couleur d’une robe n’a pas de fonction stratégique ? Anne-Line ROCCATI

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6 LE GOÛT DE LIRE Fragments d’humanitÉ, par anne-marie garat 8 en bref 12 rencontre Siri Hustvedt : élégie pour une Américaine 16 profil insolite sur la planète reeves 18 Le goût de l’art Giverny, la nature du peintre 20 vuitton : art en sac 23 styles À FLEUR DE PEAU 32 JOAILLERIE FOLIES EN TÊTE 34 horlogerie Montre de prudence 36 HIGH-TECH Bijoux mobiles 38 latitudes Le Cap sur lA CRÉATION 42 Gijón, ivre de livres 44 saveurs Le poivron : l’ami américain 46 le dernier mot « Est-ce bien cathodique ? », par Juli Zeh

Président du directoire : Éric Fottorino // Vice-président : David Guiraud // Directeur du « Monde » : Éric Fottorino // Directeur adjoint : Laurent Greilsamer // Éditeur : Michel Sfeir // Rédactrice en chef : Anne-Line Roccati // Publicité : Bénédicte Half-Ottenwaelter (Direction générale Monde Publicité), 01 57 28 39 02 ; Philippe Raer, 01 57 28 39 58 ; Pamela De Sigy, 01 57 28 39 87 ; Vanessa Ratut (Publicité internationale), 01 57 28 38 75 // Directeur de fabrication : Patrice Rochas // Fabrication : Alain Bouldoires // Responsable de production : Pasquale Zambuto // Photogravure : Le Monde // Imprimeur : Roto France // Éditeur délégué, conception et réalisation : Rampazzo & Associés, www.rampazzo.com (Direction artistique : Laurence Le Piouff // Édition : Pierre Sommé, Bénédicte Nansot, Élise Michaud) // Consultante séries mode et accessoires : Spela Lenarcic-Spinoza // Production séries photo : Brachfeld Paris // Assistante styliste : Mélanie Leonardi. En couverture : Eva Herzigova @ Marilyn Agency. Photographe : Matthew Brookes @ Chris Boals Artists. Réalisation : Spela Lenarcic-Spinoza. Coiffure : Claudio Belizario @ Marie France. Maquillage : Max Delorme @ L’Atelier NYC. Manucure : Christina Conrad @ MAO. Assistantes photo : Julie Meresse et Marlène Boulad. Assistantes réalisation : Aude Angot et Virginie Verstraete.


Le goût de lire

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Un écrivain, une œuvre. Mais pas la sienne. Celle d’un autre auteur qu’il vénère ou qui l’a inspiré, marqué, ­ fasciné. La romancière française Anne-Marie Garat nous parle avec ­ ferveur de Louons maintenant les grands hommes, un texte que James Agee publia dans les années 1930 à la suite d’un reportage en Alabama sur les victimes de la Grande Dépression.

Fragments d’humanité

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PAR Anne-Marie Garat

ames Agee est mort dans un taxi à 45 ans, le 16 mai 1955, le jour de la mort de son père. D’une telle coïncidence, on se dit qu’elle ne résulte pas seulement du concours de la circonstance. Les écrivains hésitent à mettre dans leurs fictions des choses de la réalité qui sont incroyables, pourtant la vie rivalise en extravagance, cruauté, beauté, avec tout ce que peut conce­ voir l’imagination. C’est ce que pense Agee, après avoir passé six semaines en Alabama, en 1936, chez des métayers du coton ; son livre défie les genres, il est de ceux qui sidèrent autant qu’ils bouleversent. Ni roman ni docu­ment, un objet inclassable, où paraît l’infirme tragique de ­l’Histoire tenue au bas-fond. Déshérité de lui-même, il n’a aucune langue pour se dire, aux autres, à lui-même ; et celui qui vient dire à sa place, par la trahison de la sienne, le plus souvent l’anéantit en art au lieu d’en répondre. C’est devant ce mur d’inaptitude littéraire que se tient Agee. Devant l’égout où sombre toute humanité ; en cela digne égal du Hugo des Misérables. À ce sommet ou abîme, se raréfie le mot, s’épuise l’image, en leur propriété de représentation : de quoi sommes-nous témoins, en quelle langue rendre compte pour « qu’émerge dans son ampleur quelque chose d’une existence non imaginée ». En 1936, le groupe de presse Time-Life de New York ­envoie Agee faire un reportage sur les effets de la Grande Dépression au fin fond du Sud américain. Il part avec ­Walker Evans, un des plus grands photographes américains, encore mal connu à cette époque. Au début du livre, figurent quelques-unes de ses photos, « qui n’ont pas valeur d’illustration ». On peut se demander de ces masures, ces gens, ces champs de coton, cette table de cuisine, gamelle pendue à un clou, chaise dépaillée, s’ils intéressent le ­regard. S’ils ont quelque chose à nous apprendre. L’objectivité froide à laquelle se tient Evans contraste avec la subjectivité revendiquée d’Agee. Extralucide d’actualité, il écrit son livre debout, face à l’invisible du réel. Il prend note. Fragments, sections, parcelles. Il décrit. Désespère de décrire. L’indigence des mots révoque toute comparaison, porte injure à la chose, aux êtres convoqués. Son livre déroute, apparemment chaotique, qui rompt une scène narrée d’une introspection de pure rigueur. Implacable esprit d’analyse, il inflige le catalogue d’objets « sans qu’aucun détail, si trivial qu’il puisse paraître, en demeure

omis ». Montage de cinéma subtiles, et à longueur de temps, et ne jamais l’apprendocumentaire, collage poédre tout à fait ; et je n’ai pas vu une combinaison parvetique, composition rhapsonue à ce point d’usure, dont la texture et la couleur ne dique ; ainsi titre-t-il : Abri, un monde à elles, de ravissement ». MéfionsL’objectivité composent L’argent, Près d’une église, nous du ­ravissement d’Agee. Il est de colère, de défroide à sespoir. À sa litanie d’inventaires, s’entendent rage et Tard dans la matinée du laquelle se détresse de ­nommer article par article ce qui est de dimanche. Il énumère justient Evans l’ordre de l’insondable ; et l’injure criminelle qu’il y a qu’à l’hallucination hyperréaliste les hardes, aspects contraste avec à porter regard sur l’homme assigné à cet état, qui et matières ; trois robes de la subjectivité n’obéit à aucun destin ni fatalité. Seulement au scanfemme, leurs chapeaux ; le revendiquée dale de l’iniquité. Ni pathos ni sentimentalisme dans porche des Gudgers, la maices pages ; un lyrisme de pure sensation et une cons­ d’Agee. cience de la profanation, de l’imposture de l’entreprise son des Woods, la cheminée Extralucide artistique devant un tel sujet. Il atteint cependant au des Ricketts ; il recense. Le d’actualité, il manifeste et à l’œuvre d’art, par la chirurgie délicate madrier, son usinage artiécrit son livre et cruelle d’un acte qu’il accomplit dans la peur et l’honsanal, le nœud de bois éclaté d’intempéries. De debout, face à neur, en même temps que la froideur, la vénération, la chaque corps d’homme, sa l’invisible pitié, la culpabilité aiguë qui poignent le cœur… « Je peau, les stigmates de son du réel. suis simplement moi-même, un certain jeune homme, travail ; de femme, la lèvre, debout dans la sueur de mes vêtements, à l’arrière d’un Il prend note. porche séparé d’une certaine maison, effondrée au plus la main talée ; d’enfant, le Fragments, profond de l’Alabama rural comme une pierre dans la pied nu, la corne des ­ongles. sections, mer, dans la chaleur torpide d’une matinée blanche… » Ce que sont une chambre, un à un ses tiroirs, épingle parcelles. Ce livre préfigure la commande de Roosevelt à la Farm à cheveux entre deux lames Il décrit. Security Administration entre 1935 et 1938 : afin d’illusde plancher. La cheminée Désespère de trer les effets du New Deal, celle-ci envoya Ben Shahn, en autel profane, le calendécrire. Russell Lee, Arthur Rothstein, Dorothea Lange et drier, la lampe, le placard ; ­Walker Evans photographier les populations du Sud tout ce qu’il contient, vaisaméricain frappées par la crise, ravages de la misère selle, ustensiles ; les outils. agricole, exode des chômeurs… Leur œuvre est une Le chapeau en paille de archive de la mémoire ouvrière. Louons maintenant les maïs, le miroir ébréché, grands hommes n’esthétise ni n’héroïse la pauvreté. son tain étoilé, les lits. Leur odeur rance de moisi, sueur, Publié à grand mal, il est un des plus sublimes témoignages vermine ; la nourriture. La toile cirée, les fourchettes, les de la littérature. En écrivain engagé, Agee cherche la forme miettes de pain dans la fissure, les tasses dépareillées, les de lisibilité qui soit un partage de son expérience humaine deux assiettes, ­chacune, le grésillement d’insectes. L’ora- et fait le pari de la fraternité, dans son sens le plus politique. ge, la nuit. Souliers, ou ce qui en tient lieu, dans leur écu- Lire de pareils livres ne perd pas de temps ; il en gagne. Par lement extrême, licou des mulets. La condition économi- ces temps de grandes détresses et légitimes colères sociales, que de fermier, de métayer, pourcentages de récoltes, son livre est d’une urgente actualité, qui confère une pluspoussière, la boue et l’herbe chétive, la parcimonie de sur- value à notre capital humain. n vie ; l’école, impropre, ennemie mortelle de l’éducation ; d « Louons maintenant les grands hommes », de James les voisins nègres, plaie purulente à l’épaule, la couture Agee. Traduction de Jean Queval. Photos de Walker Evans. du bleu de travail, « ce bleu modifié à l’unisson par la ­Terre humaine Poche, Pocket, 2003. transpiration,­ le soleil, le blanchissage, les tensions constan- d Anne-Marie Garat est l’auteur, entre autres, de « Dans la tes d’usage et d’âge… On pourrait dévisager un tel vêtement, main du diable » (2007), « L’Enfant des ténèbres » (2008), et le toucher même, l’étudier des yeux, des doigts, des lèvres « Hongrie » (2009), chez Actes Sud.



Rencontre

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Hustvedt élégie pour une Américaine

plus connue en europe qu’aux états-unis, l’écrivaine siri Hustvedt a consacré sa thèse d’université à dickens et voue une passion à henry james, comme à son mari, paul auster. elle vient de publier chez actes sud Plaidoyer pour Éros. dans ce recueil d’essais, elle s’interroge sur son parcours de femme et son rapport à la littérature. rencontre à brooklyn. Josyane Savigneau

JOHN TROTTER

Rencontre

Siri

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u premier abord, tout est trop parfait. La maison dans une rue cossue de Brooklyn, non loin d’un grand parc, meublée avec goût et donnant sur un petit jardin en fleurs. Y habite un couple qui a toutes les qualités. Tous deux sont beaux, mariés depuis 1982 et font ce qu’ils ont choisi : écrivains. Le mari, Paul Auster, a, depuis des années, beaucoup de succès en France. Son épouse, Siri Hustvedt, vient d’y publier son septième livre. Elle n’est pas encore très connue du grand public, mais a reçu, à chaque fois, un accueil critique favorable. Elle a gardé de ses origines norvégiennes une vraie blondeur. Elle est grande, élancée, délicate. Heureusement, ce qu’elle écrit contredit cette image trop lisse. Dans ses romans, les pièges et les malentendus des relations humaines, notamment entre les hommes et les femmes, sont explorés minutieusement. Elle aime les longues histoires qui racontent des vies entières et elle tient de son intérêt pour la peinture un grand sens du détail, des couleurs, des sensations. Elle reçoit avec une courtoisie naturelle. Elle est vraiment belle, dans ses vêtements du quotidien, un jean, une chemise rose pâle, un gilet bleu marine. Et elle a une voix magnifique, dépourvue de ces intonations nasillardes et trop aiguës qui rendent certaines voix de femmes, tout particulièrement américaines, assez déplaisantes à entendre. On l’écoute avec autant de plaisir qu’on a eu à la lire, tant dans ses deux derniers romans, Tout ce que j’aimais et Élégie pour un Américain, que dans ses essais sur la peinture, Les Mystères du rectangle.

lial et un sentiment d’identité norvégienne, donnés aussi par le langage. Même si cette langue ne pourrait pas être mon mode d’expression littéraire.

Dans votre récent recueil d’essais, Plaidoyer pour Éros, vous vous dites très attachée à trois lieux : Northfield, où vous êtes née, la Norvège et New York. Cette petite ville de North­field dans le Minnesota, n’aviez-vous pas envie de vous en échapper ? Dans mon en-

trop répandue, qu’on devrait, ou pourrait, tout savoir de quelqu’un est vraiment stupide. Quoi de plus ennuyeux que d’être amené à penser que l’on connaît

fance, non, car c’est un endroit très agréable pour de jeunes enfants. Les forêts sont magnifiques, c’est une campagne apaisante, mes sœurs et moi nous allions skier tout l’hiver, nous avions une grande liberté. C’est seulement vers 13-14 ans que j’ai commencé à rêver d’aller ailleurs, dans une grande ville.

Et la Norvège ? Je parle le norvégien, ma mère est norvégienne, mes arrière-grands-parents paternels venaient de Norvège. Il y a toujours eu un fort ancrage fami-

Vous écrivez que New York est « l’endroit où les gens viennent pour inventer, réinventer ou découvrir l’espace dont ils ont besoin pour devenir ce qu’ils veulent être » et que vous êtes « éperdument amoureuse de cet endroit, d’une manière qu’on réserve habituellement à une personne ». C’est vraiment comme cela que je le sens. Quand je suis arrivée de ma petite ville provinciale, ne connaissant personne et ayant peu d’argent, je me suis immédiatement sentie chez moi. New York, en dépit de tous les problèmes qui ont pu surgir au fil des années et de la mauvaise réputation qu’on lui a faite, et qu’on lui fait encore parfois, est une ville très tolérante. 40 % des habitants de New York sont nés ailleurs, à l’étranger, et cela influe sur le type de relations qu’on peut nouer dans cette ville singulière.

En parlant de la question érotique, vous soulignez les tendances puritaines du féminisme américain. Oui, il y a une tradition puritaine dans ce féminisme, qui est liée à l’histoire et à la culture américaines. Le féminisme français est très différent. Il y a tout de même, depuis quelque temps, un certain féminisme, ici, qui a subi l’influence française. Cela dit, la société américaine est, depuis toujours, marquée par le puritanisme et a un embarras avec la sexualité. Et un conservatisme dont l’Europe s’est dégagée. Cela se sent jusque dans la publicité. En France, on met volontiers en scène de belles femmes sensuelles, même pour vendre une lessive. On ne ferait jamais cela aux États-Unis…

Toujours à propos d’Éros, vous appelez « à ne pas oublier l’ambiguïté et le mystère ». L’idée,

« Je parle le norvégien, ma mère est norvégienne, mes arrière-grands-parents paternels venaient de Norvège. Il y a toujours eu un fort ancrage familial et un sentiment d’identité norvégienne, donnés aussi par le langage. Même si cette langue ne pourrait pas être mon mode d’expression littéraire. »

vraiment la personne avec laquelle on partage sa vie ou une relation intime ? Si plus rien dans l’autre ne peut nous surprendre, l’érotisme disparaît. L’ennui est le plus sûr des tue-l’amour.

« Éveillée, je suis une femme, mais parfois dans mes rêves je suis un homme. » Dans deux romans, Tout ce que j’aimais et Élégie pour un Américain, vous parliez à la première personne du masculin. Pendant dix ans, j’ai écrit à la première personne du masculin. Mais je viens de finir un essai où je parle de nouveau à la première personne du féminin, comme dans le roman que je suis en train d’écrire. J’ai toutefois eu beaucoup de plaisir à écrire au masculin. Il y a encore maintenant quelque chose dans la culture qui confère au masculin un surcroît de parole d’autorité. Toutes les études le montrent, même si on peut le déplorer.

En évoquant les attentats du 11-Septembre, vous faites dire à une personne : « Tout le monde était si gentil après le 11-Septembre. » L’indifférence aurait-elle repris tous ses droits ? Je crois que cette solidarité, cet intérêt collectif qu’on a vu surgir après le 11-Septembre ne peuvent pas durer très longtemps. Le 11-Septembre a été un choc immense, et pas seulement en raison du nombre de morts. Beaucoup de gens croyaient que l’Amérique ne pouvait pas être menacée sur son sol. Cela n’a jamais été mon cas. Peut-être parce que ma mère était en Norvège pendant la Seconde Guerre mondiale. Peut-être aussi parce que je sais que les hommes sont capables du pire.

Vous avez une passion pour Henry James, et pourtant c’est sur Dickens que vous avez choisi de faire votre thèse. Comme j’essaie de l’expliquer dans l’essai que je lui consacre, le génie singulier de Dickens me fascine et j’avais envie d’étudier de près la manière dont il explore sans cesse des états extrêmes de désintégration. Humainement, je me sens plus proche de Henry James. Et aussi de son frère William, qui est très différent, mais qui, d’un point de vue psychologique, m’intéresse beaucoup. C’est toutefois pour Henry que j’éprouve une énorme tendresse. Et j’aime même ceux de ses livres que je trouve plus faibles – il a beaucoup écrit –, ceux qui sont loin d’être des chefsd’œuvre comme Ce que savait Maisie ou Le Tour d’écrou. Ce que j’admire par-dessus tout, c’est son sens des nuances dans les relations humaines. Et il y a chez James une angoisse dont je me sens proche, cette angoisse de se demander ce qu’il y a vraiment au plus secret des individus, leurs motivations, leurs mystères, leurs penchants sadiques. Son sens de la cruauté est exceptionnel.

Dans l’un des textes rassemblés dans Plaidoyer pour Éros, vous racontez votre rencontre avec Paul Auster. Est-ce la première fois ? Je ne l’avais jamais écrit. Nous nous sommes rencontrés le 23 février 1981, à la sortie d’une lecture de poésie. J’ai



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Maillot de bain, Louis Vuitton ; serviette de plage, Zilli.

à FLEUR DE PEAU

le maillot de bain nous emmène sur le chemin des vacances, entre farniente et balade. Au-delà du vêtement de plage, ce petit brin de tissu est devenu une pièce essentielle de la garde-robe. Matthew Brookes RÉALISATION Spela Lenarcic-Spinoza

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epuis un siècle, il évoque le parfum des vacances. « Le maillot de bain est l’accessoire de l’été par excellence, confirme Mireille Gindrey, la directrice artistique de la ligne Gap Body chez Gap. J’aime ce vêtement car il véhicule une notion de plaisir. Reviennent à l’esprit des souvenirs d’enfance, des moments partagés entre amis ou en famille, des sensations de bonheur », poursuit-elle. Arrivée il y a un an au sein de l’équipe de Patrick Robinson, directeur artistique de la marque, elle a dessiné pour cet été la première collection à part entière de maillots de bain Gap, ainsi qu’une sélection de pièces de plage. Triangle, maillot une-pièce, ­shorty… Une vingtaine de modèles indépendants permettent à chacune de composer l’ensemble qui convient le mieux à sa morphologie. « Je voulais créer des formes qui correspondent à plusieurs femmes : des silhouettes, des goûts, des états d’esprit différents », commente-t-elle. Qu’ils soient unis ou thématiques – style athlétique et coloré, romantique ou latino –, les maillots de bain s’accompagnent volontiers de robes débardeurs en

jersey de coton, de shorts à retrousser ou de pantacette demande ont donc le vent en poupe, comme lons fluides. Car, au-delà de la baignade esti­vale, ils l’Inde, riche en expériences, les États-Unis (les granfont désormais partie d’un vestiaire décontracté, des villes, les parcs nationaux, la Floride), ou même compagnon des loisirs comme du farniente. la Chine, qui valorise désormais ses plages sur l’île « Nous développons de plus en plus une ligne de vêtede Hainan. « Le voyageur qui part plus de dix jours ments dédiés à la détente : des pièces simples et agréapeut visiter le Rajasthan puis rejoindre Goa ou le bles à porter, pratiques pour aller à la plage, partir en ­Kerala ; ou encore terminer son séjour sur l’île de Zanweek-end, faire le marché ou encore boire son café le zibar après un safari en Tanzanie », cite par exemple dimanche matin, souligne Mireille Gindrey. Cette envie ce spécialiste du voyage sur mesure. La recherche de d’une garde-robe différente de celle de la semaine, dans l’évasion se double ainsi d’une quête de répit. « Lorsla lignée du loungewear à l’américaine, commence à que les temps sont durs, les gens ont envie de connaître s’exprimer en France », observe-t-elle. Vacances d’hiver d’autres horizons et de découvrir des cultures, mais au soleil, croisières et spa, escapades culturelles avec aussi de se reposer », note Jean-Alexis Pougatch. En hôtel équipé d’une piscine : le maillot de bain ne ­quitte somme, les vertus essentielles d’une parenthèse finalement plus les valises, quelle que soit la période enchantée. n Julia Dubreuil de l’année. Un constat renforcé par l’évolution des activités durant les longs congés. « Si la crise ne modifie pas le type de vacances recherché, la découverte ou la détente, de plus en Qu’ils soient unis ou thématiques – style plus de personnes souhaitent athlétique et coloré, romantique ou latino –, mixer les deux », remarque les maillots de bain s’accompagnent volontiers Jean-Alexis Pougatch, PDG de Compagnies du monde. Certai- de robes débardeurs en jersey de coton, nes destinations adaptées à de shorts à retrousser ou de pantalons fluides.


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Maillot de bain, Yves Saint Laurent ; peignoir, Tommy Hilfiger ; bague, Chopard.


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Maillot de bain, Gap ; boucle d’oreille (personnel).


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Culotte, Christian Dior ; peignoir, Lacoste ; chaussures, Raphael Young.

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Maillot de bain, Chanel ; boucles d’oreilles, Chopard.


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Maillot de bain, Hervé Léger ; haut, Prada ; boucle d’oreille (personnel).

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Body, Azzedine Alaïa ; shorty, Miss Sixty ; bague, Chopard.


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Page de gauche (de gauche à droite) Chopard Bague Xtravaganza en or rose et diamants. Pomellato Bague Arabesque en or rose mat et prasiolite. Dior Joaillerie Bague Capricieuse « Incroyables et Merveilleuses » en or jaune, diamants, béryl jaune, tourmalines Paraíba, saphirs jaunes et émeraudes. Pasquale Bruni Bague Luce en or jaune, citrine, saphir jaune et diamants. Bulgari Bague Parentesi Cocktail en or rose, citrine et diamants. Boucheron Bague Tentation Macaron en or jaune, pavée de saphirs orange. Chaumet Bague Attrape-moi… si tu m’aimes en or jaune, citrine et diamants. Piaget Bague Magic Gardens en or jaune, citrine et diamants. Ci-contre (de haut en bas)

folies en tête

Antidotes à la morosité, les bijoux s’évadent à l’approche de l’été et célèbrent les plaisirs de la vie : gourmandise, insouciance et fantaisie ! ERWAN FROTIN RÉALISATION Spela Lenarcic-Spinoza

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n cette période difficile, nous avons d’autant plus envie de surprendre, d’apporter un nouveau souffle créatif, de donner le sourire aux femmes », lance Jean-Bernard Forot, directeur marketing de la joaillerie Piaget. Démonstration en est faite avec la nouvelle collection « Limelight Paradise », présentée début 2009 par la maison suisse. Défilé de breloques-fruits suspendues au poignet, bagues en forme de verre à cocktail piqué d’une rondelle de citron et pierres fines rose framboise ou bleu lagon : le joaillier, inspiré par les destinations tropicales, réinterprète ses codes – le mouvement, la fête – dans un esprit assurément léger. « Cette collection “Limelight” porte notre message de l’année. Nous avons donc privilégié la fraîcheur et la féminité plutôt que le caractère ostentatoire, magistral de la joaillerie. Il s’agit moins de montrer son statut ou sa réussite sociale, que de se faire plaisir, de s’évader », affirme Jean-Bernard Forot.

Une vision hédoniste et innovante du bijou défendue depuis ses débuts par Lorenz Bäumer, créateur installé place Vendôme. Dans ses vitrines, boucles d’oreilles Fraise et Cerise côtoient depuis peu toute une famille de broches Sucette, Sucre d’orge et Bonbon aux tonalités sucrées. Des partis pris osés et savoureux qui ont fait sa réputation auprès des professionnels et des collectionneurs. « La joaillerie incarne pour moi l’essence du rêve. Or, la crise a ­généré deux types d’attentes de la part des clients, observe-til. Ceux qui souhaitent être rassurés reviennent aux fondamentaux du luxe : le sac Birkin d’Hermès, la ligne Monogram de Vuitton, les grosses pierres précieuses avec certificat… Mais d’autres préfèrent oublier et s’offrir quelque chose d’un peu spécial. »

Sucreries et fantaisie En témoigne sa dernière création pour Louis ­ uitton : une collection de charms enfantins, clin V d’œil aux salons des jouets jadis ouverts dans certaines boutiques de la marque. Deux hochets en perles, une maisonnette décorée de sucreries, un voilier

Chopard Collier de la collection Red Carpet en or jaune, perles gold et diamants. Van Cleef & Arpels Bracelet manchette en or jaune réédité en l’honneur de Jackie Onassis.

miniature et enfin un petit garçon à casquette de gavroche et une fillette coiffée de tresses évoquent les joies innocentes de l’âge tendre. Ludique et insouciant, Repossi l’imaginaire de l’enfance est également Colliers en or jaune, à l’honneur chez Van Cleef & Arpels. En diamants taille rose et complément de sa montre Une Journée perles gold. à Paris, le joaillier crée une ligne de sautoir, bracelet et pendentif qui retrace les Hélène activités enjouées d’un mercredi aprèsCourtaigne midi à travers de petites figurines jouant Delalande Bague Dune en or avec des ballons. jaune et perle blanche Imaginer une joaillerie sans esprit de d’Australie. sérieux : le mot d’ordre est certes peu traditionnel place Vendôme, mais semble de plus en plus partagé par les maisons, soucieuses de chasser la morosité. Des bagues colorées « Attrape-moi… si tu m’aimes » de Chaumet à la nouvelle collection « Tentation ­Macaron » de Boucheron, qui reprend la forme des friandises irrésistiblement croquées : plaisirs de la vie et humeur badine sont à l’ordre du jour. En la matière, Victoire de Castellane, créatrice de Dior Joaillerie, donne l’exemple depuis une dizaine d’années, libérant dans les vitrines des nuées de fleurs et coccinelles laquées et de gemmes gourmandes mini ou maxi. « Lorsque Dior m’a donné carte blanche, en 1998, pour créer le département joaillerie, j’ai voulu apporter une touche de fantaisie dans une place Vendôme guindée et bousculer les codes alors en place. Cependant, si j’aime le changement, je ne sacrifie pas pour autant la qualité et la fabrication dans des ateliers parisiens », précise-t-elle. Soit l’art de rassurer, tout en faisant rêver. n Julia Dubreuil

Joaillerie

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À gauche (de haut en bas) Oris BC4 Der Meisterflieger Régulateur Boîtier en acier, calibre mécanique à remontage automatique, lunette tournante par molette extérieure, bracelet cuir.

Horlogerie

Chopard Mille Miglia Édition 2009 Boîtier en acier de 42 mm, calibre mécanique à remontage automatique, certifié COSC, bracelet en gomme avec profil de pneu Dunlop. Édition limitée à 2009 pièces. A. Lange & Söhne 1815 Or Blanc Boîtier en or blanc, calibre mécanique à remontage manuel, bracelet en alligator. Breguet Montre Tradition Boîtier en or blanc, calibre mécanique à remontage manuel, traitement de la platine et des ponts couleur anthracite, bracelet en alligator.

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Van Cleef & Arpels Une Journée à Paris Boîtier en or rose serti, calibre mécanique à remontage automatique complication poétique. Dior Mini D sertie Boîtier en or rose, lunette sertie de diamants, calibre à quartz, bracelet satin, boucle ardillon. Page de droite (de haut en bas) Ralph Lauren Stirrup chronographe Boîtier en or rose, calibre de chronographe mécanique à remontage automatique, bracelet en alligator.

Montre de prudence

Ligne classique, esthétique rassurante, sobriété des matériaux, mise en valeur du savoir-faire sont les tendances du moment dans l’univers de l’horlogerie. ERWAN FROTIN RÉALISATION Spela Lenarcic-Spinoza

L’

euphorie associée à la croissance commerciale de ces dernières années a eu comme inconvénient de faire perdre de vue à beaucoup de maisons horlogères leurs valeurs fondamentales. Comme tout semblait possible, y compris de s’aventurer dans des secteurs non maîtrisés comme l’utilisation de nouveaux matériaux, certaines ont osé des options risquées pour gagner de nouvelles parts de marché. Le souffle de la crise économique les ayant ébranlées, les marques souhaitent désormais rappeler au public la richesse de leur patrimoine en le valorisant à ­travers leur savoir-faire. Dans cet esprit, la manufacture A. Lange & Söhne a misé cette année encore sur le classicisme en proposant, parmi ses nouveautés, la 1815, une référence sobre et dépouillée dont le caractère intemporel devrait séduire une clientèle ne souhaitant plus dépenser bêtement mais investir durablement. La maison

Breguet vise le même genre d’amateur en présentant la nouvelle montre Tradition. Certains suspectent cependant qu’en traitant le mouvement en gris soutenu, elle ­tente une ouverture vers des chalands plus ­jeunes qu’à ­l’accoutumée. Crise oblige, les maisons jouent, dans l’ensemble, la carte de la sécurité.

Valeurs sûres et intemporelles Ainsi, Louis Vuitton, en dévoilant le chronographe Tambour en or jaune et acier, sécurise ses ventes à l’export où ce type de produit séduit un large public. La marque Ralph Lauren, nouvelle venue dans le secteur horloger, ne prend pas plus de risques en véhiculant, avec le chronographe Stirrup, des codes ­classiques parfaitement associés à son univers graphique. Avec sa nouvelle Baignoire, Cartier revendique son attachement à une ligne si classique et moderne à la fois que cette montre est en passe de devenir un produit horloger transgénérationnel. Ce constat peut aussi s’appliquer à la Reflet XL ­Cruise de Boucheron qui, avec son dessin original et pourtant si intemporel, renoue avec un garde-temps masculin de légende. Moins classique,

Louis Vuitton Tambour Chronographe Boîtier en or jaune et acier, calibre mécanique à remontage automatique, bracelet en or et acier. Boucheron Reflet XL Cruise la montre Une Journée à Paris de Van Boîtier en acier, cadran Cleef & Arpels obtient sensiblement le en bois, calibre même résultat en ne s’écartant en rien mécanique à remontage des valeurs du joaillier puisque le beau automatique GP 4000, est corrélativement lié à la fonction et bracelet en l’onirisme à l’expertise horlogère. alligator brun. En apparence moins attaché au caracChanel Joaillerie tère traditionnel de l’horlo­gerie, Dior Bracelets Matelassé présente toutefois des pièces qui, comme en or jaune. la Mini D ou la Chiffre ­Rouge D02, sont à la fois « glamour » et par ­essence « couHermès ture », mais également soignées. À sa Bracelet manchette façon, la maison Oris marque, elle aussi, Salomé en or jaune. un tournant dans la conception de ses produits. ­ Ainsi, avec une nouveauté comme la BC4 Der ­Meisterflieger, elle affine le design de ses créations sans ­négliger de valo­riser les éléments mécaniques. C’est également le choix de Seiko qui, avec la nouvelle ­collection ­ « Ananta » et son esthétique très typée ­dévoile un peu l’identité nipponne de la société tout en rappelant aux amateurs combien son expertise est grande dans les métiers strictement horlogers. Car, en période difficile, il est essentiel de renouer avec des codes forts. Chopard en sait quelque chose et les met en exergue avec le nouveau chronographe Mille Miglia dont le dessin classique devrait attirer l’attention des passionnés sensibles au tempérament subtilement automobile de cet instrument. n Vincent Daveau Assistants photographe : Damien Ropero et Martin Baebler. Prop stylist : Hervé Sauvage @ Katja Martinez. Réalisation coiffures : Damien Boissinot @ Jed Root. Assistantes réalisation : Aude Angot, Tina ­Dovjak, Virginie Verstraete. Stylisme joaillerie : ­Julia Dubreuil. Stylisme horlogerie : Vincent Daveau.


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Horlogerie

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Latitudes

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LE MONDE

LE CAP SUR LA CRÉATION

Ă€ L’EXTRĂŠME POINTE DE LA CORNE D’AFRIQUE, LA VILLE DU CAP, HÉRISSÉE DE GRATTE-CIEL ET PARSEMÉE DE QUARTIERS COLORÉS, EST DEVENUE, PRESQUE VINGT ANS APRĂˆS LA FIN DE L’APARTHEID, UNE DESTINATION TOURISTIQUE PLEINE D’ATTRAITS. ELLE EST AUSSI LE CREUSET D’UNE CRÉATION ARTISTIQUE FOISONNANTE. MUSÉES, ATELIERS ET GALERIES EN TÉMOIGNENT. BENJAMIN LOYSEAU

Latitudes

ANDRÉE NOMEXY 

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Ci-dessus : Le quartier malais de Bo-Kaap. À gauche : Une villa sur Victoria Road, dominant Camp’s Bay, un point de vue à plusieurs millions de dollars.

L’esprit d’aventure

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S

En une dĂŠcennie, après les annĂŠes de plomb de l’apartheid et les premières ĂŠlections libres en 1994, la mĂŠtropole est devenue la figure de proue artistique de la nation ÂŤ arc-en-ciel Âť. Laboratoire hĂŠdoniste pour les uns, fĂŠcond pour les autres, Le Cap, une ville par nature cosmopolite, se taille la part du lion. HĂŠritiers des arts premiers et des courants figuratifs manifestant dans les townships l’opposition aux rĂŠalitĂŠs sociopolitiques raciales, des artistes, tout en ĂŠtant tournĂŠs vers le futur, suivent les traces de leurs aĂŽnĂŠs. Près de l’universitĂŠ du Cap, dans le quartier

nes des Ĺ“uvres d’Irma Stern rĂŠsidentiel de Rosebank, le mu- HĂŠritiers des arts sĂŠe Irma-Stern tĂŠmoigne de ètent l’ odyssĂŠe dans la coupremiers et des courants refl l’œuvre d’une pionnière. NĂŠe leur Âť du fauviste Henri Matisse. Dans plusieurs salles sont dans le Transvaal de parents ďŹ guratifs manifestant conservĂŠs non seulement le mojuifs allemands, Irma Stern l’opposition aux rĂŠalitĂŠs bilier et de nombreux livres (1894-1966) incarne une force et raciales, des artistes, une libertĂŠ peu com munes. mais aussi une collection d’obtout en ĂŠtant tournĂŠs Lors de la guerre des Boers, sa jets d’art et cultuels acquis au famille part en Allemagne. La vers le futur, suivent les grĂŠ de ses dĂŠplacements, dont jeune Irma y rĂŠside jusqu’en traces de leurs aĂŽnĂŠs. une raretĂŠ, un siège Ă cariatide 1920. Alors que les biendu village de Buli au pays Luba pensants ĂŠructent contre le (Congo). Ă€ l’Êtage, dans un esBauhaus, ĂŠcole naissante d’arpace rĂŠsolument contemporain, chitecture et d’arts appliquĂŠs, elle ĂŠtudie Ă l’AcadĂŠl’actuel directeur et conservateur, Christopher Peter, mie des beaux-arts de Weimar, puis Ă Berlin auprès organise des expositions temporaires d’artistes du du peintre Max Pechstein, farouche adversaire de XXI e siècle afin de maintenir l’esprit d’aventure l’acadĂŠmisme et fondateur de la Nouvelle SĂŠcession. personnifiĂŠ par Irma Stern. LĂ , elle embrasse l’expressionnisme allemand. Dès PerchĂŠ sur les hauteurs de Bantry Bay, Ellerman 1922, elle expose au Cap. Peu de temps après, elle House n’est ni un musĂŠe ni une galerie en vue, mais s’installe dans une maison entourĂŠe d’un charmant un Relais & Châteaux dĂŠtenant une importante jardin. Elle vivra presque quarante ans dans cette collection de peintures d’Afrique du Sud. Plus de villa qui sera transformĂŠe en musĂŠe, sous la tutelle 250 Ĺ“uvres sont disposĂŠes çà et lĂ . Un panorama administrative de l’universitĂŠ du Cap, en 1971. exceptionnel parcourant un siècle de compositions ImpĂŠnitente voyageuse, elle sĂŠjourne en Espagne picturales des plus reprĂŠsentatives, signĂŠes notamet en France, foule les pistes du Congo belge, s’avenment du paysagiste Pieter Hugo Naude (1869-1941) ture au SĂŠnĂŠgal, pose son chevalet Ă Zanzibar. Ses et de grands noms sud-africains comme les Noirs modèles sont des Noirs, des Arabes. Son regard subGerard Sekoto (1913-1993), qui s’exila Ă Paris durant plus de quatre dĂŠcennies, et George Pemba (1912jectif plein de tendresse et d’humanitĂŠ saisit le visage et les postures de ces oubliĂŠs relĂŠguĂŠs au très 2001), le ÂŤ peintre du peuple Âť. Les amateurs non bas. Un engagement qu’elle rĂŠsidants peuvent admirer les porte au bout du pinceau. La tableaux. La visite est possible H7;0/0E3 puretĂŠ de son style, le trait et Ă condition d’annoncer au prĂŠa0=BAE/</ lable sa venue, car l’Êtablisseles teintes dĂŠdaignent l’ethnoment hĂ´telier est gardĂŠ comme centrisme des Blancs. La col>@3B=@7/ lection permanente, une somune banque zurichoise. Est-ce </;7073 me de gouaches, d’aquarelles, pour ne pas dĂŠranger une clien8]VO\\SaPc`U AE/H7:/<2 d’huiles et de dessins au fusain, tèle fortunĂŠe ou parce que confirme l’Êclectisme de cette l’Afrique du Sud a un taux de criminalitĂŠ parmi les plus ĂŠleartiste majeure sud-africaine. :3A=B6= /4@7?C3 vĂŠs au monde ? Portraits, natures mortes, pay2C AC2 sages, tous les sujets animent InaugurĂŠe en 2003 dans le cette femme cultivĂŠe telle que quartier de Green Point, la gale=Q{O\ 7\RWS\ :3 1/> l’entendaient les philosophes rie Michael Stevenson (un hisdu siècle des Lumières. Certaitorien de l’art) a investi l’an ;=H/;07?C3

L

a lumière australe transfigure la pĂŠninsule du Cap. Une lumière qui ricoche sur les flots gris-bleu de l’ocĂŠan Atlantique. Une lumière qui dĂŠtache de l’horizon la dominante montagne de la Table dĂŠvoilant, quand elle n’est pas drapĂŠe de brume, ses belles couleurs terreuses. L’air cristallin tranche le contour de la citĂŠ mère de l’Afrique du Sud. Les vents lavent continuellement le ciel mais ne peuvent effacer les strates de mĂŠmoires. Celles des premiers habitants, les bushmen, des colons hollandais supplantant les Portugais, puis des Anglais et des migrants, dont des huguenots français. Sans oublier les Zoulous et les contingents d’esclaves malgaches, malais et indonĂŠsiens. Aujourd’hui, malgrĂŠ le poids de l’histoire, au bout de la Terre, la chaleureuse ville du Cap captive crĂŠateurs, plasticiens et photographes. Si Pretoria est la capitale administrative, Johannesburg le poumon ĂŠconomique, Le Cap apparaĂŽt comme le point d’ancrage de la crĂŠation contemporaine sud-africaine. Les gĂŠographies urbaines et balnĂŠaires s’y prĂŞtent, ce qui par ailleurs fait dire aux Capetoniens qu’ il fait bon vivre ici Âť. Le quartier malais Bo-Kaap, habitĂŠ jadis par les esclaves musulmans dĂŠportĂŠs par les colons hollandais, avec ses maisons colorĂŠes dans des rues pavĂŠes, donne le ton.


LE MONDE

JUIN 2009

L’ami américain

Ratatouille, piperade, marinade… À l’évocation du poivron, on entend chanter les cigales et l’accent du sud. vert, ­Rouge, jaune, lilas, orange, parme… ce joyeux fruit-légume est aussi goûteux que décoratif sur toutes les côtes de la Méditerranée.

Saveurs

Jean-Luc Toula-Breysse

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ERIKA DA SILVA

S

a bonhomie n’engendre pas la tristesse. Ce gros à la chair tendre peut se flat­ ter d’être aussi joufflu que léger. Haut en cou­ leur, le bougre vient de loin… Originaire d’Amé­ rique du Sud et centrale, le poivron aurait été in­ troduit en Europe par Christophe Colomb à la fin du xve siècle. Quand le navigateur génois fut mandaté par Isabelle de Castille pour trouver une nouvelle voie mari­ time vers les Indes, paradis des épices, il était à des milles d’imaginer que le médecin embarqué, un dénommé Chacan, découvrirait à Cuba non du poivre comme l’explorateur l’espérait, mais des ­piments et des poivrons. Dans le sillage du « grand amiral de la mer océane », les ­hommes ne ramenèrent donc pas en Europe, comme il a été dit, uniquement la syphilis ! L’équipage de la flotte, financée par le roi d’Espagne, prend soin à son retour de remplir les cales de mar­ chandises inconnues : l’ananas, la tomate, le maïs, l’avocat, le ta­ bac, le cacao, le pi­ ment et… le poivron. En Provence, Déjà cultivé par les Amérindiens depuis le petit plus de 2 500 ans, ce marseillais, dernier, de l’espèce le précoce de des Capsicum an­ Châteaurenard, nuum, appartenant à le gros carré la famille des solana­ cées, est un fruit de Cavaillon consommé comme rivalisent légume. Il poursuivra de goût avec sa longue pé­régri­ le mammouth nation par l’entre­ mise des Portugais. jaune et le doux De l’Europe méri­ d’Espagne. dionale, les Capsi­ cum s’invitent dans les régions chaudes et tempérées du globe. Au fil des comptoirs, ils conquièrent l’Afrique puis traversent l’océan Indien pour atteindre l’Asie. Grâce aux ­Ottomans, les Balkans les adoptent et s’en amou­ rachent au même titre que du ­paprika ­(variété de piment en poudre).

régions Provence-AlpesCôte d’Azur et Aquitaine. Sur les marchés proven­ çaux, le petit marseillais, le précoce de Châteaurenard, le gros carré de Cavaillon rivalisent de goût avec leurs pulpeux cousins que sont le mammouth jaune et le doux d’Espagne. De l’autre côté des Pyrénées, la sémantique des fourneaux a aussi ses faux amis. Pre­ nez les pimientos del pi­ quillo : il ne s’agit nulle­ ment d’un piment mais bien de ravissants et pointus ­petits poivrons ­rouges, pro­ duits principalement en Navarre. Tendres et sucrés, ils sont vendus en conserve ou en bocal. Attention, ces délices ont aussi leur ersatz venant de Chine ou du Pé­ rou. Les amateurs doivent vérifier sur l’éti­quette l’ori­ gine du produit. Le poivron tel que nous le connaissons aujourd’hui est le fruit de maintes sélec­ tions. Bien que frère de sang du piment, il a perdu son tempérament explosif en prenant de l’embonpoint. Au répertoire des formes pota­ gères, il se distingue par ses diffé­rentes allures, tantôt carré, presque cubique et à la chair épaisse, tantôt pointu (parfois appelé corne), voire rectan­gulaire. Avant leur pleine matu­rité, quelle que soit leur silhouette, tous les poivrons sont verts. Ce n’est qu’une fois gorgés de soleil qu’ils arborent, selon les variétés, les couleurs de l’été. Vert tendre, vert bouteille parfois flammé de rouge, vermillon, jaune d’or, mais aussi orange, blanc et même lilas ou ­parme. La pigmentation indique le carac­ tère du fruit. Le vert est plus amer et plus croquant, le rouge plus suave, le jaune plus ­tendre. Au cœur des beaux jours, leurs tonalités ­éclatantes aiguisent l’appétit. En prime, le poivron, l’un des aliments les plus riches en vitamine C et peu calo­rique, serait bon pour la mémoire. n

Parfum du sud Son nom français, issu de la contraction de « poivre long » en raison de ses notes épicées, apparaît pour la première fois dans les écrits de l’abbé Jean­Baptiste François Rozier, agronome du siècle des Lumières, proche de Jean-Jacques ­Rousseau. Dans sa Rhétorique de l’image (1964), le sémiologue et écri­ vain Roland Barthes expose son questionnement sur une image publicitaire des pâtes Panzani. Parmi les différents messages qu’elle peut contenir, l’auteur de Mythologies discerne dans l’asso­ciation du poi­ vron à la tomate et de la teinte tricolore (jaune, vert, rouge) le signe de l’« italianité ». Pourtant, le légume du Nouveau Monde eut « du mal à s’imposer dans la cuisine italienne », comme le rap­pellent Alberto ­Capatti et Massimo Montanari dans leur ouvrage La Cuisine italienne. Histoire d’une culture, publié au Seuil (2002). Au xviie siècle, seules quelques al­ lusions évoquent ce joufflu légume. « Même accueil tiède, un siècle plus tard, dans le Cuoco galante de Corrado, qui qualifie le poivron de “nourriture rus­ tique et ­vulgaire”, même s’il admet qu’il plaît désor­ mais à “de nombreuses personnes”. » Grand classique des cuisines du pourtour du Bassin méditerranéen, le poivron figure naturellement dans la ratatouille, la piperade, le gaspacho, ainsi que dans les apprêts à l’andalouse, à la hongroise, à la turque ou à la libanaise. Il est, en Europe, principalement produit en Espagne, en Italie, en Grèce et en Hollande. Les principales terres de culture en France sont les

La recette d’Isabelle Bardiès-Fronty Conservateur en chef, musée de Cluny Poivrons à la crème d’anchois, dits « à la turinoise » Ingrédients (pour 4 personnes) : > 6 poivrons de taille bien régulière et de trois couleurs (2 verts, 2 jaunes, 2 rouges) > 16 filets d’anchois à l’huile de Collioures > 4 à 5 cuillères à soupe de crème fraîche épaisse > 2 cuillères à soupe de vinaigre de vin

Mettre sur une plaque les poivrons coupés en deux dans le sens de la ­longueur, épépinés et nettoyés. Placer la plaque à four chaud (210 °C) ­environ 30 minutes : la cuisson est bonne lorsque la peau des poivrons se détache de la chair sans que cette dernière ne noircisse. Retirer la plaque et laisser refroidir. Peler les poivrons, en découper les bords de sorte que chaque demi-poivron constitue un rectangle. Puis placer ces rectangles en alternant les couleurs dans un plat un peu creux. Faire fondre dans une casserole les filets d’anchois égouttés et le vinaigre en tournant à la cuillère. Dès que le vinaigre est évaporé et les filets décomposés, retirer du feu et insérer progressivement la crème fraîche tout en tournant : 4 ou 5 cuillères de crème selon que l’on souhaite que la crème d’anchois soit plus ou moins douce. Verser cette crème tiède sur les poivrons. Placer dans le réfrigérateur ­pendant 12 heures et servir très frais.



Le dernier mot

LE MONDE

46 N° 04

JUIN 2009

Juli Zeh, née en 1974, fait partie des jeunes femmes écrivaines trentenaires qui sont en train de remuer de fond en comble la scène littéraire outre-Rhin. Dans ses livres, cette auteure caustique sait évoquer son temps et sa génération par un sens aigu de la critique sociale et de celle des mœurs. Après avoir étudié le droit international, elle préfère à la profession de juriste celle de romancière et suit pendant quatre ans un atelier d’écriture à Leipzig, non sans passer quelques mois à l’ONU, mais sans perdre contact ni avec l’univers juridique ni avec le cours du monde. C’est ainsi que son tout dernier roman, non encore traduit en français, Corpus delicti (Schöffling Verlag), a pour cadre un procès tenu au sein d’une société obsédée par l’hygiène, la santé et la prévention. Connue depuis 2001 pour L’Aigle et l’Ange (Belfond, 2004), récit sur un trafic de drogue, c’est La Fille sans qualités (Actes Sud, 2007) qui la fait remarquer en France. Librement inspirée d’un fait divers sanglant qui s’était déroulé dans un lycée d’Erfurt en 2002, cette violente mise en cause du système pédagogique allemand lui a valu en 2008 le prix Cévennes du meilleur roman européen. Son dernier livre disponible en version française, L’Ultime Question (Actes Sud, 2008), met en scène une intrigue policière tournant autour de scientifiques spécialistes de la physique quantique. Par ailleurs, Juli Zeh intervient régulièrement dans la presse allemande sur des sujets d’actualité, comme récemment pour commenter l’engagement de la Bundeswehr en Afghanistan.

Que se passe-t-il aujourd’hui sur le petit écran et qu’est-ce qu’une écrivaine allemande peut en dire ? Juli Zeh, auteure entre autres de La Fille sans qualités (2007), s’est prêtée au jeu, à la demande de la rédaction d’un quotidien. ou plutôt a essayé. car il n’est finalement pas si simple de passer une journée entière devant la télévision.

article paru sur le site du « Süddeutsche Zeitung » traduit de l’allemand par Nicolas Weill

Est-ce bien cathodique ? par Juli Zeh

a mission : regarder la télé toute une journée et noter mes impressions. J’ai objecté que cela équivalait à pratiquer une expérimentation sur moi-même. Un peu comme si on expédiait un végétarien tester un restau de viande. Mes parents, eux, avaient un poste. Quand j’ai quitté ma famille, je n’en ai pas racheté. Une situation qui n’a d’autre base idéologique que celle-ci : quand j’avais 20 ans à peine, tout était idéologique. Dans mon appar­tement d’étudiant, j’ai saboté l’appareil d’une coloc’ en dévissant la partie arrière pour arracher je ne sais quel fil. Ensuite, on s’est tous rassis dans la cuisine, pour s’abrutir en buvant au lieu de s’abêtir à croupetons devant la téloche. Plus tard, cette position antitélé a rétréci au lavage pour devenir un fait accompli. Mon emploi du temps ­n’offrait aucune fenêtre ­d’opportunité. À la différence de Reich-Ranicki ­[célèbre critique et animateur d’émissions littéraires allemand], je n’ai pas eu besoin d’attendre un prix TV pour m’apercevoir que je ne tombais pas pile dans la cible type « ména­ gère de moins de 50 ans ». La rédaction qui m’a proposé cette expérience ­estime que les réactions d’une abstinente en la ­matière seraient les bienvenues. Pourquoi pas ? L’idée n’est pas d’écrire un article scientifique et médiologique sur la télévision mais de coucher sur le papier ce qui se

passe sur le petit écran et en moi par la même occasion. Puisque je ne suis pas équipée, on décide que j’irai la voir chez quelqu’un. Je fais mentalement la revue de mes connaissances : sans résultat. Est-ce que personne ne mate la télé dans mon cercle – ou est-ce que je n’ai pas d’amis ? Pourquoi tous se mettent-ils subi­tement à habiter à des centaines voire à un millier de kilomètres ? Je me concentre sur le voisinage. Mais je vis dans un village et on y regarde d’autant moins la télévision que tout ce qu’il y a d’important à savoir circule d’une haie de jardin à l’autre. ­Personne ne s’intéresse particulièrement à la grille des programmes. Peut-être le championnat de foot, si on tombe sur deux habitants du cru affalés au bistrot devant l’écran plat…

Cauchemars à l’écran La seule et unique personne de mon entourage qui pourrait faire l’affaire reçoit des invités cette ­semaine et ne veut pas d’une écrivaine aux yeux fixes et vitreux sur son canapé. En plus, il pleut depuis des jours et les antennes paraboliques fonctionnent mal par mauvais temps. La rédaction s’offre alors de me fournir un appareil de location. Insensiblement, je me mets à flipper. Qu’est-ce qui se passe quand arrive la télévision ? Est-ce que ma liberté ­spirituelle


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LE MONDE

Le dernier mot

est en danger, le calme de mon bureau va-t-il être empoisonné, ma vie bouleversée ? Pour être honnête, mon aversion n’a rien à voir avec le manque de temps ou la nullité des programmes. Il relève de la névrose et d’un traumatisme. Un de mes plus anciens souvenirs d’enfance ­remonte à la boîte couleur acajou aux bords arrondis qui trônait chez mes parents. Elle était posée dans le ­living et coiffée d’une antenne qu’on devait sans arrêt tripoter pour régler l’image. Elle ne trans­ mettait que trois chaînes, en noir et blanc évidemment. Cette télé représentait à mes yeux un objet de convoitise, car elle était aussi un tabou. Une fois par jour, on l’allu­mait pour moi, à l’heure d’une émission enfan­tine. Un après-midi, je me suis faufilée jusqu’au séjour et j’ai appuyé de mon propre chef sur le ­bouton interdit. L’écran s’est alors rempli d’images horribles. Des créatures mutilées, à mi-chemin entre l’homme et l’animal, à la peau crevassée, le crâne planté de ­touffes de cheveux rares, dansaient en se contorsionnant convulsivement. Quand elles riaient, leurs visages se déformaient en de terrifiantes gri­ maces. Mes parents m’ont découverte pleurnichant sous la table du ­salon. Aujourd’hui, je suis en ­mesure d’identifier le spec­tacle : c’était le Muppet Show. J’en ai eu pour une année de crises d’angoisse chroniques. Du coup, les postes de télé, même éteints, éveillent en moi la plus grande méfiance ; j’ai peur qu’ils se mettent soudain à me parler. Ça veut dire quoi, un être humain qui, au xxie siècle, se bat contre des cauchemars nés du Muppet Show ?

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Bonjour, madame Zeh

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© Maurice Weiss/Ostkreuz/Cosmos

Le technicien baragouine au téléphone et parle par énigmes. Il explique que l’on pourrait dégoter un récepteur DVTB terrestre, mais vraisembla­ blement c’est plutôt un DVB-C ou un DVB-S. Quoi qu’il en soit, il me recommande un IDTV intégré ou bien un ISDB standard avec lequel on n’a pas besoin de la Set-Top-Box dans le cas DTV et qui évite le codage des données entre STB et l’affichage. Qu’estce que je décide ? Je dis que mon but est de regarder la ­télévision une journée entière. Mais ce n’est pas la ­ bonne réponse. De quels programmes ai-je ­besoin ? Je ­réponds : de tous. Et j’ajoute que je ne suis reliée ni au câble ni au satellite et que je ne capte pas le portable à l’intérieur de mon domicile. Silence au bout du fil. ­Finalement, le tech­nicien me demande si je n’aurais pas une case en moins. Je lui suggère d’adresser cette question à la rédaction du journal. La date de remise de mon article approche dangereu­ sement. Au cours d’une tournée de lecture publique de mes livres, je me résous, dans ma chambre d’hôtel, à prendre une initiative. Pendant quelques minutes, je suis le programme d’accueil Will­ kommen, Frau Zeh (« Bonjour, madame Zeh »), ­jusqu’à ce que je parvienne à maîtriser les deux télé­ commandes et leurs trois cents touches. Depuis que je suis tombée, en surfant sur le Net, sur Switch, une émission de la chaîne ProSieben, je connais le nom de Peter Klöppel [journaliste et présen­tateur de la chaîne allemande RTL]. ­Enchantée, j’écoute le personnage – ses fautes d’accent sont super sexy ! – ­recommander, sur la page d’accueil du site, un test qui permet aux ­parents de diagnos­tiquer l’alcoolisme de leurs rejetons. Sur ­toutes les autres chaînes, des questions sont posées avant la pub, auxquelles il est répondu après ; à part ça, la météo suit son cours inter­ minable. Je finis par rester accrochée à une série. Comme les ­acteurs ne prennent guère la peine de rendre leur jeu un tant soit peu réaliste, je prends leur façon de jouer comme une forme très intéressante de distanciation critique. ­Sinon, je trouve cela bien agréable de me vautrer sur mon lit pendant que tout bouge autour de moi. J’ai entendu dire que l’on consommait moins de calories encore devant la télé qu’en dormant. Je suis presque en train de rater l’heure de ma lecture, quand le téléphone retentit. C’est le technicien. Il ne comprend toujours pas à quoi tout cela peut bien servir, mais la rédaction entend

Je vis dans un village et on y regarde d’autant moins la télévision que tout ce qu’il y a d’important à savoir circule d’une haie de jardin à l’autre. Personne ne s’intéresse particulièrement à la grille des programmes. Peut-être le championnat de foot...

LES ADRESSES DE

d Akris 01 47 20 47 49 d A. Lange & Söhne 01 58 18 14 92 d Azzedine Alaïa 01 40 27 85 58 d Balenciaga 01 56 52 17 32 d Boucheron 01 42 44 42 40 d Bulgari 01 55 35 00 50

assumer les coûts du montage et du démontage de l’installation d’un kit satellite. À cette fin, une visite dans ma cambrousse brandebourgeoise s’impose. Une fois les données établies, il reviendra un autre jour avec les instruments. La conversation ­terminée, je gis dans ma chambre d’hôtel avec la nette impression de ne jamais plus pouvoir écrire une ligne. Depuis que le téléphone s’est tu, son silence est terriblement menaçant. J’ai beau chercher, je ne vois aucune raison justifiant de sortir du lit. Une heure de télé a suffi pour mettre en pièces les béquilles morales sur lesquelles toute ma vie s’appuyait. Les visages peinturlurés et les textes déchiffrés sur toutes les chaînes ne véhiculent pour moi qu’un message philosophique : « L’homme ne signifie rien et ne peut rien connaître du monde ». Message reçu. Si c’est ainsi, regarder la télé jusqu’à la mort constitue logiquement la seule activité qui vaille. ­Hélas ! Je suis trop faible pour rallumer le poste. Je me mets à rêver antenne parabolique, satel­lite… On dirait le télescope Hubble, ça envahit complè­tement mon salon en recevant des signaux émis du plus lointain de l’univers. Cette fois, je sais à nouveau pourquoi je n’ai pas de télévision. Pas à cause du manque de

d Breguet 01 47 03 65 00 d Cartier 01 42 18 43 83 d Chanel 0820 002 005 d Chanel Joaillerie 01 55 35 50 05 d Chaumet 01 44 77 26 26

d Chloé 01 44 94 33 00 d Chopard 01 55 35 20 10 d Christian Dior 01 42 73 73 73 d Dior Joaillerie 01 40 73 73 73 d Gap 01 53 89 23 00 d Gucci 01 44 94 14 70

temps, ni même à cause des traumatismes de la ­petite enfance. Mais parce que c’est un condensé de la ­misère du monde. Un cri permanent autant que vain porté face au vide de notre existence. Cette réflexion me donne le cafard. Cela me rappelle comment, il y a ­quelques années, j’avais arpenté des heures la nuit varsovienne après être tombée par mégarde sur une émission avec Anke Engelke [une actrice et humoriste célèbre en Allemagne]. J’appelle la rédaction pour hisser le drapeau blanc. Le soir suivant : retour à la maison. Sur le très prévi­ sible et pacifique Internet, je lis que Reich-Ranicki a fait par téléphone une apparition comme joker pour Thomas Gottschalk chez Günter Jauch [animateurs de shows télévisés]. Ô sainte Trinité de la critique littéraire ! C’est la fine fleur du débat télé­visé. On sonne à la porte. La silhouette du technicien se profile dans l’encadrement. Cela fait une heure qu’il conduit dans la purée de poix du Brandebourg, tout ça parce que la rédaction a oublié de le décommander ! Toute la douleur du monde crie par sa ­bouche et monte vers les étoiles. « Frère, lui dis-je, la télévision est faite pour les forts. » Mais l’homme s’est déjà évanoui dans l’obscurité. n © süddeutsche Zeitung GmbH

dH élène Courtaigne Delalande 01 73 35 75 16 d Hermès 01 49 92 38 92 d Hervé Léger 01 42 60 02 00 d H. Stern 01 42 60 22 27 d Lacoste 01 44 82 69 02

d Louis Vuitton 0810 810 010 d Miss Sixty 01 40 41 03 88 d Oris 01 47 17 87 32 d Pasquale Bruni 01 42 96 02 62 d Piaget 01 58 18 14 15 d Pomellato 01 42 65 62 07

d Prada 01 53 23 99 40 d Ralph Lauren 01 44 77 53 50 d Ralph Lauren Montres 01 44 77 28 30 d Raphael Young 01 58 62 28 65 d Repossi 01 42 96 42 34 d Tommy Hilfiger 01 40 15 04 00

d Van Cleef & Arpels 01 53 45 35 50 d Vhernier 01 40 17 93 15 d Yves Saint Laurent 01 42 65 74 59 d Zilli 04 78 38 38 54


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