N° 05 | SEPTEMBRE 2009 |
RENCONTRE BERNARD ARNAULT, HOMME DE L’ART STYLES FÉMININ MASCULIN PAR MILES ALDRIDGE LATITUDES MONUMENT VALLEY, TERRE NAVAJO LECTURE RAYMOND CARVER PAR CLAUDIE GALLAY GÉRARD GAROUSTE LA PASSION DES DÉTAILS
PATRIMOINE LE CHOIX DE L’INSOLITE
Supplément au Monde n° 20101 daté jeudi 10 septembre 2009 | Ne peut être vendu séparément
LE MONDE
Sommaire
SEPTEMBRE 2009
05 Miles Aldridge
N° 05
Né à Londres en 1964, le photographe Miles Aldridge travaille régulièrement pour Vogue, Interview, Numéro, Paradis… Strictement cadrées et scénographiées, ses images s’inspirent des codes du spectacle (cabaret, danse) et du cinéma (le film noir), magnifiant tout ensemble la chair et le vêtement. Pour M, il livre une série photographique où son style éclate : ambiguïté sexuelle (une femme vêtue en homme), corps figé, figure impassible qu’on dirait de cire, exhibition froide et maîtrisée.
ÉDITORIAL es années passant, les « Journées portes ouvertes des Monuments historiques », nées en 1984 par la volonté de Jack Lang, n’ont cessé de rajeunir. Aujourd’hui, les « Journées européennes du patrimoine » sont devenues un rituel joyeusement partagé chaque année par les citoyens de nombreux pays. Si les très protocolaires visites des temples du pouvoir et du savoir suscitent toujours fascination et curiosité, le « patrimoine de proximité » devient très « tendance ». En portant attention aux façades des immeubles, les habitants des villes découvrent des merveilles qu’ils ignoraient. La campagne regorge de grandes fermes fortifiées, de petits châteaux qui accueillent les visiteurs le temps d’un week-end. S’approprier l’histoire de la région où l’on vit en choisissant les chemins de traverse de la culture est une autre manière de vivre cette célébration. Pourquoi l’émerveillement et l’émotion ne naîtraient-ils pas au détour de ce sentier qui mène à cette minuscule chapelle baroque perdue dans l’arrière-pays niçois ? L’artiste peintre Gérard Garouste raconte ici son bonheur de découvrir les trésors cachés du pays normand. La lande bretonne et ses abers réservent bien des joies aux adeptes de la promenade, quand le Triptyque Braque de Van der Weyden est une raison supplémentaire de se rendre au Louvre.
6 LE GOÛT DE LIRE RAYMOND CARVER PAR CLAUDIE GALLAY 8 en bref 12 rencontre BERNARD ARNAULT, HOMME DE L’ART 16 Le goût de l’art VAN DER WEYDEN, L’INVENTEUR FLAMaND 20 profil insolite Pierrette fleutiaux, virage lyrique 23 styles MASCULIN FÉMININ 30 latitudes MONUMENT VALLEY, LÉGENDES INDIENNES 34 BRETAGNE, TERRE DES ABERS 36 saveurs L’art de la FIGUE 37 LE CHENIN BLANC, AU FIL DE LA LOIRE 38 le dernier mot « LE PATRIMOINE À LA LOUPE », PAR GÉRARD GAROUSTE
Anne-Line ROCCATI
Président du directoire : Éric Fottorino // Vice-président : David Guiraud // Directeur du « Monde » : Éric Fottorino // Directeur adjoint : Laurent Greilsamer // Éditeur : Michel Sfeir // Rédactrice en chef : Anne-Line Roccati // Publicité : Bénédicte Half-Ottenwaelter (Direction générale Monde Publicité), 01 57 28 39 02 ; Brune Le Gall (Direction Publicité commerciale), 01 57 28 39 53 ; Philippe Raer, 01 57 28 39 58 ; Pamela De Sigy, 01 57 28 39 87 ; Vanessa Ratut (Publicité internationale), 01 57 28 38 75 // Directeur de fabrication : Patrice Rochas // Fabrication : Alain Bouldoires // Responsable de production : Pasquale Zambuto // Photogravure : Le Monde // Imprimeur : Roto France // Éditeur délégué, conception et réalisation : Rampazzo & Associés, www.rampazzo.com (Direction artistique : Laurence Le Piouff // Édition : Pierre Sommé, Bénédicte Nansot) // Consultante séries mode et accessoires : Spela Lenarcic-Spinoza // Coordination shopping et production : Tina Dovjak // Assistante styliste : Mélanie Leonardi. En couverture : Charme tour Eiffel diamants sur or jaune, Louis Vuitton. Photographe : Miles Aldridge@D&V Management. Réalisation : Spela Lenarcic-Spinoza. Prop stylist : Andy Hillman @ D&V Management. Assistant photo : Ben Madgwick. Erratum : Sur la couverture du « M » n° 4, Eva Herzigova portait un maillot de bain Balenciaga, et un bracelet Chopard.
Le goût de lire
LE MONDE
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SEPTEMBRE 2009
Claudie Gallay, auteure des retentissantes Déferlantes, nous raconte sa découverte de l’écrivain américain Raymond Carver à la lecture du recueil Les Feux. Méconnu de son vivant, Carver est aujourd’hui considéré comme l’un des maîtres de la nouvelle. Il y peint le quoti dien de gens simples dans un style dépouillé et poignant.
Bonnes nouvelles
C
PAR Claudie Gallay
arver est mort le 2 août 1988, en plein été, il avait 50 ans. Après des décennies de galère, il venait d’entrer à l’Académie américaine des arts et des l ettres. Carver le ténébreux, plutôt beau garçon. Reconnu sur le tard, adulé par des i nitiés, il est l’un des rares auteurs à avoir approché la nouvelle avec autant de finesse et de sensibilité. J’ai découvert Raymond Carver avec Les Feux, dans un train, j’avais trouvé le recueil sur la banquette. En collec tion « Points ». Traduit de l’américain par François Lasquin. Les Feux, un titre pour le désir nécessaire, puis sant. Écrire malgré le manque d’argent, les boulots mina bles, les gosses à nourrir. Sur la couverture, une illustration de Gilbert Raffin, un bureau, une bouteille, des stores en tissu verdâtre. À l’in térieur, des essais, des poèmes, quatre nouvelles et une interview dans laquelle Carver se raconte sans détours. Il parle de sa vie, son parcours, ses regrets, ses doutes, et face à tout cela, vital, son besoin d’écrire. « Quand j’écris, j’écris tous les jours, ces jours-là, je suis aux anges. » Il est un écrivain du Montana, des grands espaces, des longs hivers. Tout gamin, il va à la pêche, à la chasse. Il grandit dans une nature omniprésente, les arbres, la rivière, les bêtes tapies, son écriture est imprégnée de cela. Son père était ouvrier dans une scierie. Il buvait, rentrait tard, mais même saoul, il racontait des histoires et Carver l’écoutait. Sa mère faisait des petits boulots, vendeuse, serveuse. Un jour, elle a loué une machine à écrire et ils ont tapé ensemble son premier texte qu’ils ont envoyé dans l’idée de le faire publier. À 17 ans, il travaille à la scierie avec son père. Il amasse un peu d’argent. Quand il en a assez, il achète une voiture et il s’en va. Un an après, il se marie. Il a 18 ans. Sa femme en a 16. Elle est enceinte. Un premier enfant, et puis un autre. Dans Les Feux, il explique qu’il a choisi d’écrire des nouvelles par manque de temps : « Durant ces terribles années où j’ai dû m’occuper d’élever mes enfants, je n’avais ni assez de temps ni assez d’énergie pour seulement penser à écrire des textes un tant soit peu longs. » Une vie de famille qui contraint son écriture. Un jour, alors qu’il est dans une laverie automatique à regarder son linge tourner, l’évidence s’impose, brutale, l’image de sa vie devenue mesquine, chaotique, et où la lumière ne pénétrait guère. C’est une révélation poignante. Il écrit :
« La lucidité, ça n’a jamais croyait le monde solide, bâti sur les habitudes, et fait de bien à personne. Ça tout s’effondre. rend la vie encore plus difOn referme le livre. Les yeux dans le vague, on pense ficile. » Il travaille dur, des à Tchekhov. Impossible d’enchaîner la lecture des Carver ne se boulots sordides. Devient autres nouvelles. Il faut attendre. perd pas en veilleur de nuit, pompiste, C’est tout le talent de Carver, de montrer la lenteur digressions. cueilleur de tulipes. Porté des vies ternes, avec des jours qui se suivent, tous les Il va jusqu’à la mêmes, jusqu’au moment où quelque chose survient par cette croyance naïve cassure, la fin et le quotidien tourne alors au cauchemar. Ses qu’à condition de travailler, les choses allaient finir par du rêve, de phrases sont simples, il révèle la faille et confronte s’arranger. l’illusion. Il le lecteur à ses propres frustrations. C’est dérangeant Quand il se rend compte nous plonge et c’est magnifique ! que rien ne s’arrange, il L’interview qui termine le livre se passe chez lui, dans le désen dans traîne dans les bars. Il res son bureau. « Là, ni bibelots, ni porte-bonheur, ni chantement gadgets d’aucune sorte… Il ne collectionne rien, et n’est semble à ses personnages, d’une Amérique pas homme à s’encombrer de souvenirs. » cabossés par la vie. Pour où on se sépare, Il explique son travail. Une écriture le soir, la nuit, écrire, il part de ce qu’il connaît. Il dit : « Aucun récit on se quitte, parfois dans sa voiture, un carnet sur les genoux. Il ne naît dans le vide. » on se ment, on parle des années de galère et de sa rencontre avec John Les Feux, c’est aussi qua est seul. Gardner, son maître écrivain dont il suit les cours et tre nouvelles pour quatre qui, un jour, lui donne les clés de son bureau pour qu’il instants, avec le quotidien puisse venir écrire en paix. « Je considère que ce geste a été un tournant décisif dans ma vie. » pour sujet de prédilection. Carver va à l’essentiel. Ses premiers jets sont souvent désastreux, mais Montre la vie de gens ordi l’écrivain est perfectionniste. « Il m’arrive parfois de naires, les destins englués. garder un texte pendant plusieurs mois, en lui apporEt c’est de nous qu’il parle, de nos manques, de nos insuf tant çà et là quelques retouches, ajoutant un mot, en supprifisances. Dans La cabane en rondins, un homme part à la mant un autre. » Alors il corrige, prend plaisir à cela, plus pêche. La journée s’annonce tranquille, morne, semblable à l’aise dans ce travail de relecture que dans la sponta à toutes les autres. Soudain, une chevrette débouche d’entre néité de l’histoire. les arbres, elle a la patte cassée. Et là, tout bascule. Le style Les poèmes regroupés dans ce recueil sont ceux qu’il est magnifique. L’écriture dépouillée, très travaillée. On est préfère. Ses rimes sont celles des cabanes et de la pêche. pris, captivé par l’histoire. Il y a l’alcool aussi, la solitude, souvent. Le père, comme Le faisan, c’est un huis clos. Un homme, une femme, en une obsession. « Il se taisait et ne quittait pas la rivière voiture, l’homme bute un faisan, et par cet incident banal, des yeux/remuant juste sa langue comme une pensée c’est notre propre identité qui est soudain mise à mal. En derrière l’appât. » Carver creuse dans la désespérance des vies qui ne s’ac peu de pages, il fouille l’âme humaine, la nôtre, la sienne. Qu’est-ce que l’on connaît de l’autre ? Carver ne se perd cordent plus avec leurs rêves. « Mais tout s’oublie, presque pas en digressions. Il va jusqu’à la cassure, la fin du rêve, tout, tôt ou tard… » Il écrit Les Vitamines du bonheur, Taisde l’illusion. Il nous plonge dans le désenchantement d’une toi, je t’en prie, N’en faites pas une histoire. Il meurt bruta Amérique où on se sépare, on se quitte, on se ment, on est lement, d’un cancer du poumon, alors qu’il commençait seul. On s’ennuie beaucoup aussi. Carver capte le non-dit, seulement à être connu. On dira alors, mais un peu tard, la difficulté des relations, les faiblesses avec lesquelles qu’il est l’un des plus grands nouvellistes de son temps. n chacun compose. Ses personnages n’ont pas de rêves, pas d « Les Feux », de Raymond Carver, paru aux éditions du de projets, pire, ils ont renoncé à en avoir. Seuil dans la collection « Points » en 1993. En écrivant La mort de Harry, il assène les non-dits, d Claudie Gallay, lauréate du Grand Prix des lectrices de jusqu’à la rupture, sans violence, sans cris et ce qu’on Elle pour « Les Déferlantes » (Le Rouergue, 2008), a pune veut pas voir vous saute soudain à la gorge. On blié également « Seule Venise » (Actes Sud, 2004).
Rencontre
LE MONDE
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SEPTEMBRE 2009
LE MONDE
ARNAULT HOMME DE L’art
patron du plus grand groupe de luxe du monde, bernard arnault s’est toujours passionné pour l’art. couronnement de ses activités de collectionneur et de mécène, la fondation Louis-Vuitton pour la création ouvrira ses portes à paris en 2012 : un projet ambitieux dont il retrace ici la genèse.
TEXTE anne-line roccati photographies antoine le grand
T
out est calme au siège de LVMH à Paris. Les bruits de la très sélecte avenue Montaigne se sont tus. La ville semble loin du dernier étage de cet immeuble où règne un silence feutré. Quelques grands formats signés Rothko et Dubuffet repoussent les murs pour ouvrir au visiteur les fenêtres de l’imaginaire. Bernard Arnault, impeccablement ponctuel, ressemble terriblement à… Bernard Arnault. Élégant, civil, distant et forcément professionnel. Le monde économique est son terrain de sport, l’entreprise est son domaine mais l’art est sans doute son jardin des délices…
Vous avez acheté votre premier tableau au début des années 1980. Comment, vous qui êtes plutôt musicien, êtes-vous venu à la peinture ? Ma mère adorait les salles des ventes. Mes parents étaient des amateurs d’art et je les accompagnais. Depuis ma plus tendre enfance, je fréquente les musées et je visite les expositions. Nous habitions dans le nord de la France et nous nous rendions souvent au musée des BeauxArts de Lille, qui est magnifique. C’est à Amsterdam que j’ai eu ma première vraie émotion artistique en découvrant le musée Van-Gogh qui, à l’époque, était une création récente. J’ai grandi dans cet amour de la peinture, des musées. Ma grand-mère s’appelait Clouet, elle descendait de Jean Clouet, le peintre de François Ier. Mon père a conservé un tableau de ce grand artiste. Dans la famille, circule une somme impressionnante d’histoires à propos de ce tableau.
Et cette envie d’acheter des tableaux ? Quand j’ai commencé à travailler, j’ai pu investir un peu d’argent et je l’ai fait en m’intéressant à certaines œuvres d’art. L’histoire de mon premier tableau remonte à 1982. À l’époque, j’étais à New York, et le marché était très différent de ce qu’il est aujourd’hui. Je me souviens être allé chez Sotheby’s voir une exposition. Il y avait de magnifiques tableaux, et j’ai remarqué une toile de Monet que j’ai d’ailleurs toujours. C’est un pont de Londres de 1902. Au début des années 1980, cette période de l’artiste était considérée comme tardive, donc de moindre valeur marchande. Je me suis rendu à la vente et j’ai levé le doigt une seule fois, tranquillement convaincu que j’allais le rater. Mais j’étais le seul enchérisseur et, contre toute attente, j’ai eu ce très beau tableau pour un prix de l’époque certes très substantiel pour moi mais accessible quand même. Je n’achète jamais une œuvre d’art pour faire un investissement, mais seulement parce que c’est un coup de cœur. Acquérir de l’art pour investir se révèle souvent un mauvais calcul. On achète une œuvre parce qu’on l’aime et que l’on est prêt à la garder pendant très longtemps.
Que vous apporte la contemplation intime des œuvres d’art ? D’abord, je pense que c’est une hance incroyable de posséder et donc de voir chez c soi, dans son intimité, des œuvres de grands artistes. Cela vous met en contact avec l’extraordinaire de manière quotidienne et c’est un bonheur intense que l’on peut partager avec ses amis. La passion des collec
Rencontre
BERNARD
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tions m’est venue à peu près à l’époque que l’on vient d’évoquer. Je n’en revenais pas de ramener un tableau de Monet à la maison. Vraiment, je n’avais pas imaginé que ce puisse être possible ! Ensuite, le virus m’a saisi. Il y a l’envie, les opportunités, mais j’ai collectionné doucement, sur plusieurs décennies… Je n’ai pas une collection personnelle digne d’un musée… Enfin, elle n’est pas mal quand même !
Vos goûts ont-ils évolué ? Oui, bien sûr. Les goûts évoluent aussi en fonction des artistes que l’on peut rencontrer. Je pense en particulier à Balthus que j’ai assez bien connu. C’était un personnage fascinant et un immense artiste. Nous nous sommes rencontrés lors de la rétrospective Poussin, en 1994. Ensuite, nous nous sommes fréquentés. Il est venu dîner à la maison plusieurs fois, je suis allé le voir au Chalet, à Rossinière. Je l’ai vu travailler dans son atelier, ce sont des moments qu’on n’oublie pas. J’ai un magnifique tableau de lui. Il m’a aussi donné un dessin qu’il m’a dédicacé. Je l’ai dans mon bureau. À l’époque où il venait chez moi, il avait déjà 90 ans : il fumait cigarette sur cigarette. Il possédait une culture éblouissante… C’est inoubliable d’avoir eu la chance de connaître un artiste aussi exceptionnel.
Nous parlions de l’évolution de vos goûts… On ne sort pas indemne de la
Christian Dior par exemple. L’idée de renvoyer vers la création une petite partie des moyens du groupe me paraissait juste et légitime.
C’est aussi un excellent moyen de communication externe et interne… C’est un très bon moyen de créer des relations d’une autre nature, non seulement avec tous les collaborateurs mais avec les actionnaires, les clients et même les fournisseurs. Tous sont très sensibles de voir que mon groupe a sa place dans la cité, et qu’il n’est pas simplement une entreprise qui génère des profits en vendant ses produits. Cette œuvre philanthropique, nécessaire pour le pays sur le plan culturel, relève d’une politique générale qui permet, au final, de cimenter un ensemble de partenaires de nos entreprises. Depuis longtemps, j’avais décidé de faire du mécénat un des axes importants de notre stratégie. Les collaborateurs et tout l’environnement du groupe se reconnaissent dans un message qui, comme on le disait tout à l’heure, n’est pas uniquement un message écono mique. Même si sa vocation, en tant que groupe
Je n’en revenais pas de ramener un tableau de Monet à la maison. Vraiment, je n’avais pas imaginé que ce puisse être possible ! Ensuite, le virus m’a saisi.
fréquentation de créateurs comme Balthus. Il y a aussi Jeff Koons ou Damien Hirst. On peut aimer ou détester, on peut considérer que leur œuvre va rester, on peut aussi avoir des doutes, mais ces personnages sont des êtres hors du commun et ils influencent forcément votre regard sur l’art.
Vous avez été mécène de très nombreuses expositions. Selon vous, quel doit être le rôle du privé lorsqu’il intervient dans le domaine public ? Le rôle du privé est de plus en plus reconnu en France. Quand j’ai commencé, ce n’était pas le cas. L’inter vention des mécènes venus du monde économique était même plutôt mal vue. Aujourd’hui, les musées ont des moyens limités, et le fait de pouvoir aider un certain nombre d’entre eux permet de monter des expositions qu’ils ne pourraient pas réaliser autrement. La récente exposition « Picasso et les maîtres » n’aurait pas pu exister sans notre intervention. La rétrospective Cézanne de 1996 serait sans doute restée un beau projet si nous n’avions pas aidé… Pour les musées, c’est désormais très important et ce le sera sans doute de plus en plus au vu des déficits occasionnés par la crise actuelle ; l’investissement de l’État pour essayer de relancer les affaires économiques est considérable, l’effort financier public ne se portera pas en priorité sur les musées. Ces grandes institutions nationales vont devoir faire appel au privé. La loi sur le mécénat d’entreprise est d’ailleurs faite pour ça. Depuis la création du groupe, c’était mon souhait. Notre succès économique repose pour une large part sur le travail des créateurs – artistes ou artisans créateurs, c’est un autre débat –, qu’ils soient actuels ou qu’ils soient des figures mythiques de l’histoire économique et culturelle, comme Dom Pérignon ou
industriel, reste de générer du profit – c’est d’ailleurs ce qui lui permet d’embaucher et de croître –, il est là aussi pour défendre un certain nombre de valeurs esthétiques et culturelles. Je pense que tous ceux et celles qui travaillent dans le groupe en sont fiers.
En tant que mécène, intervenez-vous sur le contenu d’une exposition ? Avec les musées nationaux, c’est plutôt rare. En revanche, nous choisissons les manifestations qui nous paraissent le mieux corres pondre à nos conceptions esthétiques et culturelles. Nous le faisons aussi en fonction des commissaires d’exposition dont on connaît le travail, avec lesquels on s’entend bien. On peut aussi parfois prêter des œuvres ; par exemple, une œuvre de la Fondation Louis-Vuitton figurait dans l’exposition « Warhol » ; j’ai aussi prêté à l’exposition « Picasso » un de mes propres tableaux…
Pourquoi avoir donné le nom d’une marque à la Fondation Louis-Vuitton pour la création ? Pourquoi pas Fondation Bernard-Arnault ? Parce que c’est une fondation d’entreprise. J’ai voulu qu’elle soit liée au passé de la maison Vuitton, qui est probablement celle de nos marques qui a le plus de liens avec le monde de l’art. Depuis sa création, évidemment, mais plus encore depuis l’arrivée de Marc Jacobs comme directeur artistique. Il est à l’origine de bon nombre de collaborations avec différents artistes : Richard Prince, Takashi Murakami, Stephen Sprouse…
LE MONDE
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BERNARD
ARNAULT
Sur quel tableau ? C’était un Calder. Elle m’a dit : « Non… je pense qu’il a fait mieux, il y a quelque chose qui ne va pas. » Je l’écoute parce qu’elle a une expérience bien plus spécifique que la mienne. Elle me guide, elle évite les erreurs comme un grand conservateur de musée le ferait. Où achetez-vous ? Parfois chez les artistes, dans les
Rencontre
aleries ou par des intermédiaires. Suzanne est très g connectée avec tout cet environnement. En ce qui concerne les artistes vivants, il est aussi très intéressant de leur commander des œuvres nouvelles pour la Fondation.
Considérez-vous la Fondation comme votre œuvre, une façon de marquer durablement votre passage ? Je ne sais pas. Je vous rappelle que tout ce qui se passe ici depuis quelques années est quand même un peu mon œuvre, pardonnez-moi !
Si on en revient au groupe LVMH, on va parler de la crise. Qu’est-ce qui va changer selon vous ? Avant la crise, on pouvait déjà constater une évolution des systèmes de valeurs. La crise a été un catalyseur. Il y a désormais une prise de conscience universelle de toute une série de problèmes sociaux et environnementaux. Dans les quelques années qui ont suivi le siècle, nous avons vécu une période de croissance non contrôlée, exagérée, due à un surendettement généralisé. Les facilités de crédit déversées dans le monde étaient très excessives. On prêtait de l’argent à des gens qui ne pouvaient pas rembourser ; on prêtait des sommes énormes à des entreprises pour en racheter d’autres. On reviendra sans doute sur le rôle des fonds d’investissement qui ont agi sans véritable contrôle de la part des prêteurs qui ne seront, pour certains, jamais remboursés. Tout ceci avait entraîné une croissance trop forte de l’économie mondiale, de l’ordre de plus de 4 % par an, qui était artificielle. Une fois la crise terminée – et, selon les prévisions de nos experts, dans le courant de l’année prochaine on devrait en sortir –, la croissance sera beaucoup plus raisonnable ; plutôt entre 1 et 2 % qu’entre 4 et 5 %. Le show-off caractéristique de cette période a désormais disparu. Les clients, aujour d’hui, cherchent de vraies valeurs. Ils veulent acheter des produits qui ne soient plus simplement des signes ostentatoires de réussite mais qui possèdent avant tout une vraie qualité intrinsèque.
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Pourquoi avoir choisi Frank Gehry comme architecte du bâtiment accueillant la Fondation ? À l’évidence, aujourd’hui, c’est l’un des plus grands. Son travail est exceptionnel et il me touche particulièrement. C’est, certes, de l’architecture mais aussi presque de la sculpture. Frank est un vrai artiste. Le bâtiment en construction sera un objet d’art extraordinaire.
Vous êtes ingénieur, et vous aimez particuliè rement ce qui échappe à la géométrie architec turale… Vous savez, Eiffel était un ingénieur ! Je ne sais pas si la tour Eiffel peut être considérée comme une œuvre d’art, mais elle marque Paris à tout jamais. Pour construire la Fondation, la moitié du problème est un problème d’ingénieur : faire tenir ce nuage de verre dans le Jardin d’acclimatation est une vraie prouesse technique. Comme la tour Eiffel devait l’être à son époque. Pour construire le bâtiment, nous utilisons les mêmes programmes informatiques que ceux qui servent à construire les avions, afin d’être sûr de la résistance du bâtiment.
Avez-vous résolu le problème du verre, l’élément principal de l’immeuble ? C’est désormais réglé. Frank Gehry a voulu des plaques de verre courbes, avec de petites inclusions sur la surface qui rendront l’immeuble partiellement transparent, partiellement réfléchissant. Le soir, la transparence ; le jour, le reflet des arbres, du ciel, des nuages… Je pense que ce sera assez magique. Frank intervient dans tous les détails ; nous nous rendons sur place, il procède à différents essais ; il travaille sur des maquettes de trente mètres de haut qu’il teste en fonction du soleil…
Comment procédez-vous pour le choix des acquisitions ? C’est assez différent d’un achat pour ma ollection personnelle. Par exemple, il me serait c impossible de mettre chez moi l’œuvre de Gilbert & George qui est constituée de trois panneaux de cinq mètres de large sur quatre mètres de haut chacun. Ce sont des œuvres muséales, donc il y a nécessairement une différence. Ceci dit, nous achetons des œuvres que j’apprécie et que je considère comme
intéressantes. Comment sont-elles choisies ? C’est une longue réflexion que l’on mène avec Suzanne Pagé (ancienne directrice du musée d’Art moderne de la Ville de Paris), l’idée étant de ne pas avoir dans cette collection que de l’ultra-contemporain. Je souhaite rattacher certaines œuvres récentes à l’histoire de l’art par des exemples destinés à montrer comment les idées et les tendances peuvent évoluer. Il pourrait y avoir aussi bien Calder et Giacometti que Damien Hirst ou Jeff Koons. Le groupe tire sa réussite d’une stratégie qui concilie l’intemporel et l’extrême modernité pour la création de ses produits. Je voudrais que dans cette Fondation souffle ce même esprit.
Vous dites choisir une œuvre en fonction de l’émotion qu’elle provoque chez vous. Est-ce suffisant pour juger de sa qualité ? Suzanne Pagé est-elle votre caution scientifique ? Quand Maurizio Pollini
FAITS &GESTES 1949
Naissance à Roubaix.
1969
École polytechnique.
1978
Succède à son père à la tête de l’entreprise familiale de BTP.
1984
Acquiert le groupe Boussac comprenant Christian Dior et Le Bon Marché.
1989
Devient actionnaire majoritaire de LVMH.
1990
Yves Carcelle, président de Louis Vuitton.
1991
Engagement de LVMH dans le mécenat, sous la direction de Jean-Paul Claverie.
2006
joue la première Ballade de Chopin, Ouverture de l’Espace culturel il peut la jouer les yeux fermés, il Louis-Vuitton sur les ChampsÉlysées. Lancement de la donne l’impression de la plus grande Fondation Louis-Vuitton pour facilité et la technique disparaît la création, sous la direction pour laisser place à l’émotion. C’est de Suzanne Pagé. la même chose pour tous les grands artistes, quel que soit leur art. Ceux 2007 dont vous commencez à voir la tech- Achat du quotidien Les Échos. nique ne sont généralement pas les 2012 meilleurs. La technique, il faut qu’elOuverture prévue de le disparaisse. Si on la voit trop, c’est la Fondation dans le bois mauvais signe. Quant à Suzanne de Boulogne, à Paris. Pagé, je n’achète pas pour la Fondation sans avoir son avis et son accord. Souvent, elle me dit : « Dans ce tableau-là, il y a quelque chose qui ne me plaît pas ». Alors je n’insiste pas. On a encore eu le cas très récemment.
Quelles sont les vraies valeurs pour des produits de luxe ? Qualité extrême, légitimité des formes, racines de leur histoire, inventivité de la création. C’est la vraie exception, non seulement par la marque mais par le produit. Mais le mot « luxe » ne m’a jamais telle ment plu. On nous qualifie de première entreprise du luxe au monde, et ce mot peut évoquer un peu le goût du show-off facile ou de l’éphémère, alors qu’il est clair que nous ne sommes pas dans cet univers-là. Nous fabriquons des produits de très grande qualité qui sont innovants, créatifs et faits pour durer.
Comment qualifieriez-vous le métier que vous faites ? J’utilise aussi le mot « luxe » parce qu’il est assez difficile à remplacer, mais il a cette petite connotation qui ne correspond pas à ce que l’on fait.
Vous pensez qu’en France le luxe est mal vu ? En France comme en Europe, le luxe est une des rares industries en croissance et qui illustrent une face positive de la mondialisation pour notre vieille Europe. On sait que la mondialisation peut avoir des effets pervers. Elle entraîne, entre autres, des délocalisations de fabrication. Dans notre industrie, c’est l’inverse. Nos ateliers en France fabriquent des sacs et des valises Vuitton, mais on les vend en Chine et, pour ce faire, on embauche des ouvriers et des artisans français. Et cela vaut aussi pour Christian Dior et d’autres maisons comme Hermès ou Tod’s. Et ce sont des industries qui représentent un des fleurons de l’activité européenne qu’il faut absolument essayer de développer. J’interviens d’ailleurs à de nombreuses reprises auprès des commissaires européens pour essayer de les alerter. Actuellement, nous faisons face à d’énormes problèmes de contrefaçons. Certains sites Internet proposent des produits Louis Vuitton ou Dior qui, dans 90 % des cas, sont des faux. Or, il est notoire que le commerce du faux profite essentiellement au crime organisé. Il n’y a aucune disposition réglementaire pour l’empêcher ? C’est tout l’objet du débat. Dans les nouvelles réglementations, j’essaie de peser pour qu’on mette des garde-fous. On ne peut pas laisser faire n’importe quoi sur Internet. C’est un des problèmes de la société actuelle et l’Europe ne peut pas rester silencieuse. n
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LE MONDE
Styles
Chemise homme en coton blanc, Corneliani ; gilet de costume homme en satin noir, Ermenegildo Zegna ; gilet de costume femme en coton et soie noire rebrodée, Diesel ; bottines compensées en croco bleu, Nina Ricci ; montre de poche homme dandy, en acier, Chaumet.
23 N° 05
FÉMININ MASCULIN
Des tissus secs, des couleurs sombres, des lignes sobres. Comme pour simplifier le vocabulaire de la mode, les classiques masculins imposent leurs codes dans l’univers des femmes. Les manteaux droits comme des pardessus, les tailleurs stricts comme des costumes dessinent une silhouette urbaine et racée. TEXTE MILES ALDRIDGE RÉALISATION Spela Lenarcic-Spinoza
LE MONDE
SEPTEMBRE 2009
à gauche
Veste homme en velours noir, Brioni ; chemise bûcheron homme rouge et blanc, Henry Cotton’s ; gilet homme en satin noir, Ermenegildo Zegna ; soutiengorge corbeille noir rebrodé de dentelles, Lou ; cravate étroite noire en soie duchesse, Zilli ; pantalon homme en velours noir, Brioni ; bretelles homme écossaises, Energie ; canne à bec en argent massif sur ébène, Alexandra Steiffer ; bottines en suède stretch noir, Azzedine Alaïa.
Styles
à droite
Veste homme en laine shetland kaki, Prada ; veste et gilet de costume écossais homme en laine beige, Canali ; chemise homme en laine écossaise bleu et rouge, Polo Ralph Lauren ; cravate en soie rouge, Charvet ; short femme en laine shetland kaki, Prada ; ceintures femme en cuir beige, Prada ; bottines compensées en cuir kaki, Kenzo.
24 N° 05
page de droite
Pardessus femme en cachemire gris, col en astrakan gris, Hermès ; manteau homme en laine grise, Dunhill ; chemise homme en coton gris et cravate en soie grise, Charvet ; chapeau melon homme en feutre noir, Energie ; cuissardes en chèvre et velours orange, Hermès ; bracelets « Rounded » 6 tours en argent et croco gris foncé, Tod’s ; bague « Bonbon » saphir bleu, Mauboussin ; stylos Roller, au cou, S.T. Dupont.
LE MONDE
Styles
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à gauche
Manteau homme en chèvre noire, Cerruti ; manteau homme asymétrique noir, piqué de laine, Dior Homme ; chemise homme en popeline de coton blanc, large col, Dior Homme ; body femme en cuir plongé noir, Yves Saint Laurent ; bas voile noir, Falke ; bottines compensées en cuir noir, Alexander McQueen ; montre homme, New Vintage 1969, automatique, cadran lisse en argent, Zenith.
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à droite
Manteau homme croisé en flanelle de laine thermoformée gris clair, Yves Saint Laurent ; veste femme en laine verte, Kenzo ; chemise homme en coton vert anis et cravate en soie grise, Charvet ; casquette homme en laine gris anthracite, Strellson ; bottines en cuir et fourrure anthracite, Kenzo ; collier platine, rubis, émeraude, diamants, Cartier.
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page de droite
Manteau homme en pied-depoule marron, Corneliani ; trench homme en velours et coton bleu, Dolce & Gabbana ; chemise homme à carreaux gris et violet, Van Laack ; cravate en soie verte, Charvet ; lunettes solaires écaille marron et beige, Persol ; bottines en cuir bleu, Kenzo ; pendentifs « Santos » or et acier, chaîne en or jaune et collier « Love » en or jaune, Cartier ; valisette cabine en veau foulonné noir, Longchamp ; sac doctor en cuir brun, Tod’s ; sac reporter en cuir noir, Berluti.
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Manteau femme en laine rouge, Louis Vuitton ; manteau homme en laine grise, Lanvin ; polo homme manches courtes en coton vert, Lacoste ; bijoux boléro façon sautoir Art déco, Bliss Lau ; cravate écossaise rouge, Strellson ; pince à cravate argent, Dunhill ; gants en cuir noir, Lanvin ; cuissardes stretch compensées noires, Sergio Rossi ; montre Datejust II, cadran blanc, Rolesor gris, Rolex.
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Photographe : Miles Aldridge@D&V Management. Réalisation : Spela Lenarcic-Spinoza. Coiffure : Damien Boissinot @ Jed Root Maquillage : Alice Ghendrih@Art List. Manucure : Christina Conrad @MAO (Vernis 475 Dragon, Vernis beige Jase). Prop stylist : Hervé Sauvage@Katja Martinez. Assistants Photo : Ben Madgwick et Alex Sjoeberg. Assistantes styliste : Aude Angot et Tina Dovjak. Mannequin : Tanya Dziahileva@Marilyn Agency
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Légendes indiennes
Bienvenue à Monument Valley, en terre navajo. dans les années vingt, un aventurier y créa sa petite entreprise. c’est lui qui fit découvrir à John Ford ce majestueux décor rocheux où le cinéaste tourna quelques-uns de Ses plus grands westerns. avec les navajos, qui se souviennent encore de harry goulding. TEXTE Martine Jacot photographies marie dorigny/SIGNATURES
Valley était, à cette époque, l’endroit perdu idéal. Il y revint en 1923, juste après son mariage avec la jeune Léone (18 ans), qu’il avait baptisée Mike parce qu’il n’avait pas su orthographier son véritable prénom dans les lettres d’amour qu’il lui avait envoyées.
maison en dur à deux étages, leur modeste appartement au premier, le trading post au rez-de-chaussée, les moutons et les chevaux devant. Jusqu’à leur mort, les Goulding resteront les seuls Blancs autorisés à résider dans l’immense réserve navajo, dont la superficie est égale à celle de la Suisse. Vint la crise de 1921, suivie de deux terribles sécheresses, en 1934 et 1936. Les Goulding comme les
Le pionnier Harry Goulding Arrivé avec moutons, chèvres et chevaux au pied de Big Rock Door Mesa (un imposant monolithe plat susceptible de les abriter du vent et du soleil), le couple planta deux tentes. L’une pour y vivre, l’autre pour commercer avec les Navajos, dont ils apprirent la langue. Harry et Mike échangeaient de la farine ou des haricots contre des couvertures tissées par les Amérindiennes. Elles étaient revendues, une fois tous les deux mois, dans les villages les plus proches, distants d’au moins quarante kilomètres, comme Mexican Hat, voire à Flagstaff en Arizona. Un jour, un groupe d’Indiens surgit à cheval. « Combien de temps comptez-vous rester là ? », demanda leur chef, Ford Yazzie, à demi menaçant. « Jusqu’à ce que mes cheveux deviennent aussi blancs que la tente que vous voyez là », répondit Harry. Dès lors, il ne fut plus question de déloger les audacieux. Des trappeurs et des Navajos aidèrent Harry et Mike à construire une
© Goulding’s Museum
L
es Navajos l’avaient baptisé « Tall Sheep » (« Grand Mouton »). Du haut de son mètre quatre-vingt-dix, Harry Goulding suivait à cheval son troupeau, en 1921, dans la région de Four Corners (à la jonction des États de l’Utah, du Colorado, du Nouveau-Mexique et de l’Arizona), quand il découvrit, ébahi, Monument Valley : d’immenses monolithes de grès rouge éparpillés à perte de vue sur un sol à moitié désertique. À l’aube ou en fin d’après-midi, quand la lumière rase du soleil fait flamboyer des camaïeux d’ocre, le spectacle continue de produire le même effet, magique et irréel, sur tous les quidams. Y compris ceux qui ont vu et revu les westerns cultes ayant pour décor cette vallée. Le savent-ils ? C’est Harry Goulding qui a amené John Ford et Hollywood dans ce coin perdu, pour sauver sa petite entreprise de la faillite et les Navajos de la famine. Soldat, le jeune Goulding avait vécu en France les horreurs de la Première Guerre mondiale. Il était ensuite revenu dans le ranch familial de Durango (Colorado) avec une obsession : fuir la civilisation. À la lisière nord de la réserve des Navajos, Monument
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À gauche : La roche Left Mitten, au cœur de Monument Valley. À gauche, en bas : Harry Goulding, dans le trading post qu’il créa en 1924 ; des femmes Navajos y troquent une couverture contre des produits manufacturés. Ci-dessus et ci-contre : Helen Salazar est l’une des dernières habitantes de Monument Valley. Ancienne figurante dans les westerns de John Ford, elle élève aujourd’hui des moutons, avec la laine desquels elle tisse des tapis dans son hogan, au pied de Left Mitten.
Navajos n’avaient presque plus rien à manger et les troupeaux plus rien à paître. « Le sort des Navajos était presque aussi sombre que durant leur guerre contre les forces américaines menées par Kit Carson », raconte Ronnie Biard, l’actuel gérant des lieux. Son personnel navajo acquiesce. Cette guerre reste dans toutes les mémoires. En 1863, les soldats, menés par l’impitoyable lieutenant Carson, déportèrent au sud, au cours d’une « longue marche » de plus de quatre cents kilomètres, quelque huit mille Navajos jusqu’à Fort Sumner, au Nouveau-Mexique. Là, ils souffrirent d’épidémies et de famines. Les survivants durent attendre la conclusion d’un traité, en 1868, avant d’être autorisés à rejoindre la « réserve navajo » créée dans la partie la plus pauvre de leur ancien territoire.
De nouveau, en 1938, le sort s’acharnait à Monument Valley. Harry Goulding décida alors de tenter le tout pour le tout : il avait entendu dire qu’une société de production cinématographique d’Hollywood songeait à tourner un western en extérieur. Qu’à cela ne tienne ! Le couple partit dans sa vieille Buick en direction de Los Angeles, où vivait le frère de Mike. Harry emportait avec lui les photographies que son ami Joseph Muench avait prises en arpentant les Dans l’Utah, à mi-chemin entre les parcs de Bryce Canyon et de Capitol Reef, le quelque douze mille hectares de Monupetit village de Boulder, entouré de ses ranchs, est un havre de paix. Qui entend ment Valley. Arrivé au culot dans les bureaux d’Hollywood, Harry se planta bien le rester. Une pétition a recueilli les signatures de 130 des 180 habitants de devant une réceptionniste, arguant la commune. Motif ? Des pistes de quads et autres véhicules tout-terrain menaqu’il voulait juste montrer ses clichés çaient la tranquillité du hameau. Boulder a réagi comme un seul homme. au réalisateur intéressé à tourner en Fondé par des éleveurs mormons en 1889, Boulder a attiré ces dernières années extérieur. Sans rendez-vous, l’affaire quelques « intellos » du reste des États-Unis et même des étrangers. Une Allesemblait impossible. Dans la ruche mande tient le point poste, un couple suisse gère un gîte rural. Et un Britannique a cofondé une alliance communautaire dynamique : création d’un marché bio, alentour, qui pouvait bien s’intéresser d’un festival du patrimoine en juillet, d’un club de lecture mensuel et des conféà ce cow-boy, cet échalas rustique dont rences régulières sur le développement durable et l’agriculture biologique. la femme tricotait en l’attendant dans la guimbarde stationnée dehors ? Le virage « écolo » de la localité n’est pas pour déplaire à Don Montoya, le conservateur du musée consacré aux Anasazis, ancêtres des Indiens Pueblos et Hopis. À force d’obstination, Harry finit par attirer l’attention d’un régisseur, celui Les fouilles menées à partir des années 1950 ont mis au jour d’innombrables constructions de pierre, dont une dizaine de « maisons-fosses » : des excavations de… John Ford. Le célèbre réalisateur, surmontées d’un toit de poutres et de torchis, dans lesquelles on descendait par qui avait déjà près d’une centaine de une échelle. « Les Amérindiens ont toujours su satisfaire leurs besoins avec les films, parlants ou muets, à son actif, souressources disponibles, sans accumuler de richesses », commente Don Montoya, haitait bel et bien renouer avec le western, dans un décor naturel cette fois. Il plus fier de ses racines Hopis que de ses ancêtres espagnols et québécois.
Boulder, hameau écolo
préparait La Chevauchée fantastique, avec un certain John Wayne, qui n’avait alors tourné que dans des films mineurs. « Harry m’a dit que les Navajos étaient en train de mourir de faim. Que si je venais tourner là, je les sauverais », raconte John Ford dans un documentaire réalisé sur l’histoire des Goulding. À cette époque, John Ford était un homme engagé en faveur des républicains espagnols et contre le nazisme. La force de persuasion de Harry et les clichés qu’il présentait l’ont apparemment convaincu. En moins d’un mois, la machine hollywoodienne était prête à tourner à Monument Valley.
Du trading post aux casinos « J’ai été partout dans le monde, mais je considère Monument Valley comme le plus beau et le plus calme endroit de la planète », commentera plus tard John Ford. En vingt-cinq ans, il tournera sept films à Monument Valley, dont La Prisonnière du désert et La Charge héroïque. Des dizaines de figurants navajos furent embauchés et réembauchés. Pour chaque tournage, John Ford fit appel au sorcier-guérisseur Hosteen Tso, dit Fatso, capable de prédire le temps avec une rare précision. Harry traduisait. John Ford avait installé son quartier général dans le trading post. Il fallut l’agrandir. Les Goulding construisirent un motel au moment où Monument Valley devint un lieu de villégiature. D’autres réalisateurs furent séduits par les paysages de Monument Valley et son incroyable lumière, un spectacle toujours changeant tout au long du jour et au fil des saisons. L’hiver, il n’est pas rare que les monolithes de grès rouge ou rose émergent d’un sol uniformément blanc, recouvert d’une neige poudreuse. Ser-
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En haut, à gauche : La famille Jackson vit et vend des bijoux sur le site de John Ford Point, l’une des principales zones touristiques de Monument Valley. En bas, à gauche, et ci-dessus : Les Navajos organisent rÊgulièrement des pow-wow, concours de danse indienne qui permettent de souder la communautÊ. Autre manière de resserrer les liens, les balades à cheval organisÊs chaque week-end : ici, un père et son fils navajos au pied du rocher El Capitan.
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S’INFORMER d Bureau de reprÊsentation de l’Utah en France Duxin Marketing, 55, avenue Marceau, 75016 Paris. www.duxin.com http://utah.travel
S’Y RENDRE
Celle, par exemple, de Mitchell et Merrick, deux des soldats de la cavalerie de Kit Carson. Durant la ÂŤÂ longue marche , ils avaient remarquĂŠ que certaines femmes portaient des colliers et des bracelets dâ&#x20AC;&#x2122;argent. Soumis Ă leurs tortures, un vieux Navajo leur dessina un vague plan de la mine dâ&#x20AC;&#x2122;argent de Monument Valley. Quelque temps après avoir quittĂŠ lâ&#x20AC;&#x2122;armĂŠe, Mitchell et Merrick achetèrent armes et chevaux pour aller Ă la recherche de la mine. Ils finirent par la trouver, aidĂŠs du plan. Le chef Hoshkinini, qui avait ĂŠchappĂŠ, avec une poignĂŠe de ses guerriers, Ă la vigilance des forces amĂŠricaines, intercepta les deux Âvoleurs au sortir dâ&#x20AC;&#x2122;un canyon. Il leur gio Leone y vint, en ĂŠtĂŠ, pour le tour- AttachĂŠs Ă leur langue, permit de garder leurs nage de Il ĂŠtait une fois dans lâ&#x20AC;&#x2122;Ouest, sacs boursouflĂŠs de mineĂ leur culture et Ă leurs terres, Stanley Kubrick pour 2001 ou lâ&#x20AC;&#x2122;OdyssĂŠe rai dâ&#x20AC;&#x2122;argent, Ă condition de lâ&#x20AC;&#x2122;espace, Steven Spielberg pour In- les Navajos guident quâ&#x20AC;&#x2122;ils ne remettent plus jamais les pieds dans la diana Jones et Robert Zemeckis pour les touristes dans la vallĂŠe vallĂŠe. Lasâ&#x20AC;&#x2030;! Mitchell et une scène de Forrest Gump. Sans comp- contre rĂŠtribution. ter les tournages publicitaires, dont Merrick furent incapalâ&#x20AC;&#x2122;un pour le compte dâ&#x20AC;&#x2122;une cĂŠlèbre marbles, leur fortune ĂŠpuisĂŠe, que de cigarettes avec son cow-boy. de rĂŠsister Ă lâ&#x20AC;&#x2122;appât du Harry mourut en 1981, aimĂŠ et respectĂŠ des Navajos. gain. La punition fut sans appel : surpris par les homHeureux dâ&#x20AC;&#x2122;avoir rĂŠussi Ă convaincre une organisation mes du chef Hoshkinini, Merrick sortit son arme et humanitaire dâ&#x20AC;&#x2122;ouvrir le centre de santĂŠ dont Monufut tuĂŠ le premier. Mitchell rĂŠussit Ă sâ&#x20AC;&#x2122;enfuir mais, ment Valley manquait cruellement. Plus tard, les rattrapĂŠ, il subit le mĂŞme sort. Depuis, les hautes butfrères GĂŠrald et Roland LaFont, dâ&#x20AC;&#x2122;origine canadienne, tes aux pieds desquelles ils rendirent leur dernier rachetèrent son affaire au pied de Big Rock Door souffle portent leur nom. Mesa, tout en permettant Ă Mike dâ&#x20AC;&#x2122;y finir ses jours. ConsidĂŠrĂŠ par les Navajos comme lâ&#x20AC;&#x2122;un des meilleurs Ils surent respecter lâ&#x20AC;&#x2122;histoire et la modestie des lieux. chefs quâ&#x20AC;&#x2122;ils aient jamais eu, Hoshkinini prit une La maison des Goulding est devenue un musĂŠe : au sage dĂŠcision : lâ&#x20AC;&#x2122;entrĂŠe de cette mine fut bouchĂŠe. Ă&#x20AC; rez-de-chaussĂŠe, le trading post est reconstituĂŠ avec tout jamais, assurent les Navajos. ÂŤÂ Je ne conseillerais ses comptoirs de bois, ses vieux pots et poids. Y trĂ´ne Ă personne de se mettre Ă la chercher , avertit la un livre dâ&#x20AC;&#x2122;or avec les commentaires laudatifs des plus guide Rosy. Chez les Navajos, oĂš les clans sont matri anciens pensionnaires des chambres, John Ford et linĂŠaires, les femmes continuent de fabriquer de John Wayne inclus. Une pièce couverte dâ&#x20AC;&#x2122;affiches de jolis bijoux faits dâ&#x20AC;&#x2122;argent et de turquoiseâ&#x20AC;ŚÂ n westerns diffuse en boucle certains dâ&#x20AC;&#x2122;entre eux. Ă&#x20AC; 0]WaS =@35=< lâ&#x20AC;&#x2122;ĂŠtage, lâ&#x20AC;&#x2122;appartement des Goulding est restĂŠ quasi72/6= ment intact depuis le dĂŠcès de Mike, en 1992. Lâ&#x20AC;&#x2122;entreEG=;7<5 prise Goulding, jamais dĂŠbaptisĂŠe, est demeurĂŠe le 1VSgS\\S plus gros employeur de la rĂŠserve jusquâ&#x20AC;&#x2122;Ă lâ&#x20AC;&#x2122;inauguraAOZb :OYS 1Wbg <3D/2/ AO\ 4`O\QWaQ] tion, en 2008, dâ&#x20AC;&#x2122;un hĂ´tel, The View, entièrement gĂŠrĂŠ 2S\dS` CB/6 par les Navajos, et de deux casinos perdus dans lâ&#x20AC;&#x2122;im:Oa DSUOa 1=:=@/2= 0]cZRS` mensitĂŠ du parc tribal. 1/:74=@<73 AttachĂŠs Ă leur langue, Ă leur culture autant quâ&#x20AC;&#x2122;Ă ;]\c[S\b DOZZSg AO\bO 4S leurs terres et Ă leurs troupeaux, les Navajos guident :]a /\USZSa /@7H=</ les touristes dans la vallĂŠe contre rĂŠtribution. Devant <=CD3/C =1p/< ;3F7?C3 certaines buttes ou monolithes aux formes ĂŠtranges, >/1747?C3 ils racontent des histoires tout Ă fait vĂŠridiques.
d Delta Air Lines a inaugurĂŠ, dĂŠbut 2009, une liaison directe entre Paris et Salt Lake City : vols quotidiens du 29 mai au 30 octobre, puis quatre vols par semaine en hiver. TĂŠl. : 0811 640 005. www.delta.com d Jetset Voyages propose un circuit au volant, ÂŤÂ Balade en Utah , Ă travers ses parcs, sur 9 jours/7 nuits, Ă partir de 1â&#x20AC;&#x2030;480 â&#x201A;Ź par personne en base double. Ce prix inclut le vol ParisSalt Lake City, 7 nuits en hĂ´tels, 2 petits dĂŠjeuners et 8 jours de location de voiture. Un autre circuit au volant dans le Sud-Ouest amĂŠricain, ÂŤÂ Canyons Ă gogo , part de Las Vegas et passe par lâ&#x20AC;&#x2122;Utah. Ă&#x20AC; partir de 1â&#x20AC;&#x2030;891 â&#x201A;Ź par personne en base double. TĂŠl. : 01 53 67 13 00. www.jetset.to
Y loger d Ă&#x20AC; Monument Valley Gouldingâ&#x20AC;&#x2122;s Lodge Aux portes de Monument Valley, un hĂ´tel-motel dont une partie des chambres (50 et 130 â&#x201A;Ź suivant la saison) ont un balcon et une superbe vue sur Monument Valley, avec sublimes couchers de soleil. Le restaurant situĂŠ juste au-dessus propose une cuisine ÂŤÂ western  (grillades de bĹ&#x201C;uf excellentes) simple mais honnĂŞte. TĂŠl. : (+1) 435 727-3231. www.gouldings.com d Ă&#x20AC; Boulder GĂŽte rural Coyote Hors du temps, tenu
par un couple de Suisses originaires de la Gruyère, Mikhaal Chillier et Martine Bonzon, dans le vallon de Salt Gulch, Ă 15 km de Boulder, entourĂŠ dâ&#x20AC;&#x2122;espaces immenses et protĂŠgĂŠs, près des canyons de lâ&#x20AC;&#x2122;Escalante (randonnĂŠes pĂŠdestres, rafting, canoĂŤ, etc.). TĂŠl. : (+1) 435 335 7485. HĂ´tel Boulder Mountain Lodge Oasis de tranquillitĂŠ et de confort. Jen Castle, du Nouveau-Mexique, et Blake Spalding, du New Hampshire, sont aux fourneaux du restaurant Hellâ&#x20AC;&#x2122;s Backbone Grill qui propose de la slow flood. Simple et très sympa. Boulder Mesa. TĂŠl. : (+1) 435 335 7447. d Parc national de Zion Zion Mountain Ranch Chalets confortables Ă louer dans un ranch avec buffles, chevaux et vĂŠritables cow-boys, bonne table et bons vins. TĂŠl. : (+1) 435 688 10 39. www.zionmountainranch. com d Ă&#x20AC; Springdale Cable Mountain Lodge Suites luxe plus chères. TĂŠl. : (+1) 435 772 33 66. www.cablemountain lodge.com d Près de Salt Lake City Sundance Resort Le complexe rĂŠcrĂŠatif du cinĂŠaste Robert Redford dans la montagne. Chalets Ă louer et excellente table. Ski alpin lâ&#x20AC;&#x2122;hiver, randonnĂŠes Ă cheval lâ&#x20AC;&#x2122;ĂŠtĂŠ dans un cadre magnifique. Avec salle de cinĂŠma. www.sundanceresort.com
Ă&#x20AC; LIRE d Land of Room Enough and Time Enough, de Richard E. Klinck, sur lâ&#x20AC;&#x2122;histoire de Monument Valley et des Goulding, Parish Publishing, 9Â â&#x201A;Ź. d Ă&#x2030;tats-Unis. Ouest amĂŠricain, Guides Bleus, Hachette, 28,90Â â&#x201A;Ź. d Parcs nationaux de lâ&#x20AC;&#x2122;Ouest amĂŠricain, Guide du routard, 14,90Â â&#x201A;Ź. d USA Ouest, Le Guide vert, Michelin, 15,40Â â&#x201A;Ź.
LE MONDE
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Le patrimoine à la loupe
par Gérard Garouste
Le dernier mot
Parce qu’en France le patrimoine est partout, nous ne savons plus voir et interpréter les œuvres du passé. Pour échapper aux pièges de la familiarité et recouvrer le sens critique, une seule solution : regarder les détails, examiner le patrimoine à la loupe.
et comprendre de quoi nous sommes faits, car étrangement notre avenir est inscrit dans notre mémoire. Or, si la critique de l’art contemporain est devenue un sport national, souvent on accepte l’ancien sans broncher, on gobe le beau comme si c’était une fin en soi, on sacralise le patrimoine comme un objet intouchable posé sous une cloche de verre. Pourtant, c’est la base même de notre identité (ne disons pas nationale) qui doit être interrogée, cette mémoire qui est la nôtre qui doit être remise en question et analysée vers plus de justesse. Si l’on s’y penche d’un peu plus près, l’ambiguïté de n’importe quelle œuvre, ses multiples facettes, ont beaucoup à dire et beaucoup à nous apprendre.
Gérard Garouste est né le 10 mars 1946 à Paris. Après des études à l’école des Beaux-Arts à Paris, il monte à partir de 1977 des spectacles avec son ami Jean-Michel Ribes. Il sera un des artistes intervenant au Palace (fresques et scénographie) à la demande de Fabrice Eamer, propriétaire de la boîte de nuit, jusqu’au décès de ce dernier en 1983. Après une première exposition à Paris, à la galerie Durand-Dessert, en 1980, son travail séduit Léo Castelli, un des plus grands marchands d’art américains. C’est à partir de 1987 que la reconnaissance de l’institution muséale lui est acquise. Il expose au CAPC de Bordeaux, puis à la Fondation Cartier, et exécute de nombreuses commandes publiques. Il y a plus de vingt ans, Gérard Garouste a fondé La Source, une association qui vient en aide aux enfants en difficulté. Sa peinture figurative érudite et obsessionnelle parle de ses souffrances psychiques. L’ancrage dans la grande tradition picturale et les flamboyances allégoriques témoignent de son appartenance à l’univers si particulier des peintres mystiques hantés par la recherche de leur propre humanité.
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l est de la vocation du patrimoine d’être transmis. Cette vocation s’appuie sur l’idée de sa pérennité, sur sa capacité à s’adresser à nous au-delà des siècles. L’instauration par l’État des Journées du patrimoine veut être, sous une forme conviviale et ludique, une incitation à prendre connaissance de cet héritage. Pour aller dans ce sens, je conseillerais de prendre une loupe, d’endosser le pardessus d’un Sherlock Holmes et de se mettre dans la peau d’un enquêteur minutieux, à la fois critique et esthète. S’il est une chose qui m’intéresse dans l’idée de patrimoine, c’est la recherche de ce dont est fait cet acquis : autrement dit, ne pas le prendre pour acquis et éviter de rester passif devant les œuvres, aussi séduisantes soientelles. La notion de chef-d’œuvre est à mon sens un cul-de-sac pour l’esprit, et la réussite formelle un danger quand elle se suffit à elle-même. Il arrive alors qu’elle serve à nous faire accepter à notre insu des idées et des jugements comme s’il s’agissait de vérités. La beauté, ou quel que soit le terme employé, ne constitue jamais qu’un écran au-delà duquel un processus s’engage entre l’œuvre d’un artiste et le spectateur.
© Olivier Roller/Fedephoto
L’art à portée de main La France a la chance de disposer d’un patrimoine immense d’une richesse et d’une complexité infinies, il n’y a qu’à se promener dans n’importe quel musée de province pour le constater. Il n’y a qu’à sortir de chez soi pour s’en persuader. Le patrimoine est là, à portée de main et sur le pas de la porte pourvu qu’on y prête attention. Il est vrai qu’on lui préfère souvent des formes plus exotiques, au terme de des-
LES ADRESSES DE
d Alexander McQueen www.alexander mcqueen.com d Alexandra Steiffer 01 42 21 17 02 d Azzedine Alaïa 01 40 27 85 58 d Berluti 01 53 93 97 97 d Bliss Lau www.blisslau.com
d Brioni 01 40 70 01 80 d Canali 01 42 65 28 75 d Cartier 01 42 18 43 83 d Cerruti 01 53 30 18 81 d Charvet 01 42 60 30 70 d Chaumet 01 44 77 26 26
C’est en chasseur curieux et indiscret qu’il faudrait aborder le patrimoine pour lier ce passé au présent et comprendre de quoi nous sommes faits, car étrangement notre avenir est inscrit dans notre mémoire. tinations lointaines. Le paradoxe veut qu’on aille souvent au bout du monde chercher ce qu’on a sous les yeux. Mais on ne le voit pas, parce qu’il fait partie de notre quotidien. Or, il est de la nature du patrimoine d’être toujours actif, toujours vivant si l’on se débarrasse des automatismes, des idées préconçues et des habitudes visuelles qui nous rendent aveugles et nous le rendent ennuyeux. Pour cela, revenant à ma loupe, je m’enfoncerais dans la jungle des détails et m’efforcerais de lire à travers eux des messages qui, a priori, ne m’étaient pas destinés. C’est en chasseur curieux et indiscret qu’il faudrait aborder le patrimoine pour lier ce passé au présent
d Corneliani 01 56 28 05 05 d Diesel 01 40 13 65 55 d Dior Homme 01 40 73 73 73 d Dolce & Gabbana 01 42 25 68 78 d Dunhill 01 42 61 58 40 d Energie 01 40 41 03 88
d Ermenegildo Zegna 01 42 96 17 91 d Falke 01 40 13 80 90 d Henry Cotton’s 01 40 13 90 91 d Hermès 01 49 92 38 92 d Kenzo 01 40 39 72 03 d Lacoste 01 44 82 69 02
d Lanvin 01 44 71 31 73 d Longchamp 01 55 90 59 69 d Lou 04 76 27 95 55 d Louis Vuitton 0810 810 010 d Mauboussin 01 44 55 10 10 d Nina Ricci 01 40 88 64 51
Ma Normandie Dans l’idée de patrimoine, j’aime aussi la possibilité d’un parcours qui, d’une promenade à une autre, me fait découvrir un musée ouvert à la taille du paysage. Depuis plus de vingt ans, j’habite dans le pays d’Avre, d’Eure et d’Iton, région située autour de la Haute-Normandie. Tout près de chez moi, à Verneuilsur-Avre, il y a une statue étrange aussi bien du point de vue politique qu’esthétique. Cet ange, puisqu’il s’agit à l’origine d’un ange, a quitté l’église de la Madeleine, devenue temple de la Raison en 1794, pour l’hôtel de ville de ce village. Une créature céleste devenue allégorie de la Raison, c’est assez cocasse. Au passage, on lui a brisé les ailes. Dans l’Ancien Testament, ce sont les anges déchus qui perdent leurs ailes, lorsqu’ils ont succombé aux attraits des femmes. Aujourd’hui cet ange à l’air débonnaire, reconverti à la vie civile, nous fait réfléchir sur la destinée des créatures promises à la métaphysique, devenues à leur corps défendant les symboles d’une lutte de pouvoirs (l’enjeu, c’est toujours la vérité qu’on voudrait s’arroger). Il nous fait méditer sur le fait que, hélas, nous non plus, des ailes nous n’en avons pas… le patrimoine, c’est là son intérêt, agit comme une invitation à l’autocritique. Un peu plus loin, à quelques kilomètres de là, l’église Saint-Pierre-de-la-Selle, à Juignettes, conserve un retable en albâtre du début du xvie siècle. Les différents panneaux qui le composent sont d’une extraordinaire finesse et racontent avec beaucoup de précision les vies de la Vierge et de saint Georges. Dans le combat de saint Georges et du dragon, on voit le saint foncer lance baissée contre le dragon. Acculée, la créature démoniaque montre son anus, en référence à Satan. Dieu est dans les détails. Mais il y a les détails qui montrent et ceux qui occultent : un exemple de ces derniers nous est donné par la scène de la Présentation au Temple en bas à droite du retable. Les Évangiles accordent une grande importance à la circoncision du Christ qui intervient quelques jours avant la Présentation au Temple. Luc prend soin de bien montrer que l’origine de Jésus est juive. Or, cet épisode de la vie de Jésus n’est presque jamais représenté, contrairement au thème classique de la Présentation au Temple. De manière générale, les artistes de la Renaissance, Bellini par exemple, pourtant si soucieux du détail, se sont refusés à représenter les traces visibles de la circoncision. Cet oubli fait sens, s’agissant d’un acte cultuel qui marque l’alliance de l’homme avec Dieu, et plus tard l’alliance entre l’Ancien et le Nouveau Testament. Comment interpréter ce détail si ce n’est comme le résultat, de la part de l’Église, d’une volonté de rupture, la Présentation au Temple fonctionnant comme un écran opaque qui masque une vérité essentielle : si l’Ancien Testament se passe très bien du Nouveau, l’inverse en revanche est impossible. Ce genre de procédé qui tend à cacher, mystifier, parfois à falsifier, existe depuis la nuit des temps et concerne tous les types de supports et de messages. À l’ère des médias électroniques, nous en connaissons parfaitement les ressorts, ce qui n’empêche pas le phénomène de perdurer. Voilà, en divaguant, quelques réflexions autour de deux détails parmi une infinité d’autres à une dizaine de kilomètres à la ronde. Si je me retourne, en trois enjambées, je suis à Chartres devant le labyrinthe de Villard de Honnecourt. Mais c’est une autre histoire. n
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