Ce que l’on
nous appartient.
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*Ce que l’on voit nous appartient. Marie Antoinette RULLIÉ
ŒDÈME LYMPHE MACULA PÉRIPHÉRIE SCOTOME OEIL DÉCHIFFRAGE NOIR SYNTHÈSE
ŒDÈME Terme grec signifiant gonflement, dérivé du verbe gonfler. Accumulation anormale de liquide provenant du sang dans les espaces intercellulaires d’un tissu.
Se réveiller un matin et ne plus voir comme la veille. Perte d’acuité visuelle bilatérale entraînée par un œdème à chaque œil, un épaississement rétinien observable seulement par autrui, vécu uniquement par vous. Comment réagiriez-vous ? Être le témoin d’une déformation progressive du paysage, de ses proches, de soi. Laisser le flou vous envahir. Accepter de ne plus voir, de ne plus comprendre, de ne plus reconnaître. Apprendre à ne plus se voir. Face au miroir, vous ne vous reconnaissez plus. Vous vous sentez sale, mal habillé, mal coiffé. Alité depuis une semaine, vous vous sentez faible et dans un état de décrépitude avancé. Vous aimeriez savoir à quoi vous ressemblez, c’est impossible. Vous cherchez en vain une once de clarté dans le miroir, qui pourrait vous permettre d’apercevoir un nez, une bouche, un œil. Non, votre portrait reste un vomi de vous même. De même pour les gens, les autres, ceux qu’on découvre, qui nous soignent, dont on a aucun souvenir, qu’on ne peut reconnaître. Et que, finalement, on rencontre sous cette nouvelle forme, sans l’humanité qu’on pourrait deviner.
LY M P H E Latin lympha, eau. Liquide organique translucide jouant un rôle important dans le système immunitaire.
Réaction auto-immune, c’est vous même qui vous attaquez. Ça n’est pas une dégénérescence passive, c’est une agression de la macula, un gonflement brutal sous l’épithélium, une traitrise des cellules endothéliales qui laissent la lymphe s’insinuer sous votre rétine.
C’est une poche séreuse, composée d’eau et de globules blanc, gonflée dans le fond de l’oeil, apparue du jour au lendemain.
Elle fait une petite bosse dans le fond de votre œil. Mais elle ne s’est pas révélée à vous dans sa forme sincère, vous l’avez ressentie dans votre perception. Elle est pire qu’une poussière dans l’œil.
Lymphe, eau, même impression de vision, mais intérieure.
Vous êtes dans l’eau, l’eau est en vous, vous flottez. Les rayons du soleil traversent l’eau et se diffusent en scintillant. Ils vous éblouissent. Ce ne sont pas des contours, ils se fondent et s’étiolent dans la masse de fluide. Vous suivez cette expérience hypnotique du balai des rayons dans le fluide. L’espace se déforme, il n’a plus de limite, c’est l’océan. Le sol est sombre, le ciel est lumineux.
Vous êtes hors de l’eau. Vous percevez les reflets déformés des objets et personnes à la surface de cette dernière. Une vaguelette coupe un visage en deux avec un reflet de ciel bleu. Le visage n’est plus formé, il s’étend et se transforme selon les perturbations en surface, selon les creux ou les vagues. Vous êtes en réalité entre les deux, à la fois en dedans et en dehors du fluide. Vous entendez, vous sentez, vous touchez sans l’eau et vous voyez sur sa surface des déformations semblables mais la lumière s’y diffuse comme si vous étiez en dedans.
MACULA Latin macula, tache. Dépression de la rétine, appelée aussi tache jaune, située au pôle postérieur de l’œil et où l’acuité visuelle est maximale.
Comment lire lorsqu’on ne peut pas viser, pointer, détailler, lorsque le point fictif qui est le centre de notre champ de vision est obstrué ? Ce point fictif est une entité réelle, la macula, léger creux dans la rétine à quelques millimètres du nerf optique. Ce creux, rempli de cellules appelés cônes, permet de voir le trait, le détail. Là encore, ce trou de chair est un organe qu’on ne voit pas, dont on ignore l’existence mais qui est essentiel à notre vue, essentiel à notre perception des choses en tant que voyant. Le détail ce n’est pas seulement une couture sur un sac, c’est aussi un regard, une moue, un visage, des traits. Le détail ce n’est pas non plus seulement un cheveu sur la soupe, c’est aussi le bord de l’assiette, la cuillère qui se trouve à côté de cette dernière. Il est toujours difficile de définir un niveau de détail, mais il est encore plus difficile d’imaginer un niveau de « non-détail », de flou. Sans ce trait, vous vous sentez juste perdu. Perdu en face d’une nouvelle personne dont vous n’avez pas la mémoire des traits. Perdu devant votre assiette. Pire encore, Perdu devant votre reflet.
PÉRIPHÉRIE Ce qui s’étend sur le pourtour de quelque chose
Nous ne sommes pas pleinement conscient de notre champ visuel. Alors que le détail passe par le centre, le côté, la périphérie, permet uniquement de distinguer le mouvement, le danger mais pas de décrire. Cette vision est riche mais nous ne l’utilisons pas, trop attachés aux détails, aux visages. Cependant, lorsque le centre devient inutilisable, il devient par dépit votre seule ressource. Lorsqu’une personne s’assoit à côté de vous. Vous l’avez vu arriver avant et vous l’avez trouvée belle. Cette personne vous plait et vous n’osez pas la regarder. Pourtant vous en mourrez d’envie, vous ne vous voulez pas qu’elle se sente mal à l’aise parce que vous la détaillez. Et elle est juste à côté, alors si vous vous tournez vers elle, à la dérobée, elle va le remarquer et vous serez repéré. Vous tentez alors de la voir, sans la voir. Des coups d’œil furtifs ? Trop visibles. Vous vous concentrez alors sur votre vue périphérique. De là, vous distinguez ses mouvements, vous voyez ses jambes, vous captez sa posture sur le siège. Malgré toute cette perception, vous restez frustré, vous ne la voyez pas cette personne qui vous plait. Cette prouesse vous a demandé une concentration inouïe. Déjà parce que votre regard doit rester fixé sur un point qui ne vous intéresse pas, et ensuite parce que vous devez restreindre votre réflexe naturel de visée pour regarder à côté de votre œil.
S C OTO M E Bas latin scotoma, du grec skotôma, obscurcissement. Amputation partielle du champ visuel, perçue ou non par le patient.
Il paraît que l’on garde la mémoire des membres que l’on a perdu. Que l’amputé peut sentir des fourmillements dans sa jambe absente, qu’il peut avoir l’impression de la bouger. A-t-on la mémoire des sens que l’on a perdu ? Une fois le scotome présent, acquis, absorbé par notre conscience, peut-on imaginer le monde sans ?
La réponse est oui.
La réponse est non.
Vous ne voyez qu’à travers lui.
C’est comme une paire de lunettes invisibles, que vous ne pourriez retirer. Le scotome vous confère une vision différente de votre vision naturelle, ou ce que vous supposez être votre vision naturelle. Il ne bloque pas votre compréhension des espaces et des formes qui vous entourent. Pas totalement, en balayant un espace du regard, vous recréez mentalement l’image de départ, et votre vision est complète. Donc oui, vous l’oubliez. Mais non vous n’imaginez plus le monde sans. La perception directe est toujours altérée. Et votre cerveau, votre plus puissant organe, fait tout pour combler le manque. Mais vous n’êtes pas dupe. Alors, il vous fait oublier. Comment voyais-je avant ? Je ne me souviens pas. Comment je vois maintenant ? Je sais, je le vis. Quand cela est encore possible, l’humain s’adapte. Nous n’avons pas la mémoire de la vue perdue, pas sans un effort mental considérable, cette expérience est trop directe. Le sourd, ne s’entendant pas chanter la musique d’autrefois, devra développer un effort mental titanesque pour récréer l’impulsion électrique du son. L’aveugle aussi. Recréer un sens, c’est le transformer grâce à une autre capacité. Ce n’est pas la mémoire de la chair, c’est la re-création.
OEIL Organe de la vision, sens qui permet à un être vivant de capter la lumière pour ensuite l’analyser et interagir avec son environnement.
Nos yeux peuvent fonctionner de manière indépendante. Un borgne ne cesse pas de voir lorsqu’il perd un de ses yeux. De même, le scotome peut se manifester de manière différente sur chaque oeil. La forme de la tâche diffère selon l’œil. Fermez l’œil droit, elle est pile au centre, elle forme un C à l’envers. Le C entoure le centre et laisse alors un petit trou de vision claire et pure. Si vous lisez à 30 cm de distance ce texte, seulement avec l’œil gauche, vous verriez en entier le mot à gauche mais pas le mot immédiatement à droite. Cependant, le réflexe de la lecture fait que, sans s’en rendre compte, vous lirez naturellement. Ce n’est pas la même histoire avec l’œil droit, ce serait trop facile. La tache droite est plus vicieuse. C’est un viseur, un O en gras, centré également. Le vide du O, au milieu et autour est intact, mais le O en lui même, est altéré. Pour reprendre le même exemple, à 30 cm, vous verriez en entier le mot « vous » ou encore le mot « voir ». Il vous faut alors viser chaque mot et balayer chaque lettre.
DÉCHIFFRAGE Parvenir à lire en distinguant lettre à lettre.
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Et si les caractères sont trop
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Et si les caractères sont trop gros,
ils ne rentrent pas dans le champ central de vision, vous devez alors, à la manière d’un aveugle avec ses doigts, le balayer avec votre œil, suivre le trait principal et déchiffrer la lettre seule pour ensuite la mémoriser, passer à la suivante et enfin, former un mot. Un peu comme vous venez de le faire, tourner et tourner les pages décousues pour les réassembler et en faire un mot, une phrase, une histoire.
NOIR Couleur due à l’absence ou à l’absorption totale des rayons lumineux, par opposition au blanc et aux autres couleurs. Qui marque ou manifeste le pessimisme, la tristesse, le malheur : Avoir des idées noires.
Une fois les yeux fermés, nos paupières arrêtent le chemin de la lumière jusqu’à nos cônes récepteurs. Nos capteurs, non sollicités produisent alors ce que l’on appelle tous le noir. Mais ces capteurs sont ils vraiment « éteints » ? Lorsqu’une prise électrique n’est pas branchée pour alimenter un quelconque appareil, elle ne délivre pas de courant mais la tension subsiste. Alors est-ce que lorsqu’un cône ne reçoit pas de lumière, n’y a-t-il pas une information qu’il continue de transmettre au cerveau ? Et ce noir ne résulterait-il pas de la vue ? Si c’est le cas, les aveugles sans yeux ne voient pas ce noir, ne reçoivent pas d’informations de leurs cônes, n’ont pas cette tension qui subsiste. Les informations reçues les yeux fermés ou dans le noir le plus complet appartiennent à chacun. Mais si vous analysez, vous décomposez ce noir, vous vous rendriez compte qu’il est multicolore, pigmentée à la manière de la neige sur une télévision cathodique, avec des éclairs qui surgissent, vert ou violet, de part et autre de votre champ de vision.
Enfant, dans la nuit, lorsque vous vous leviez discrètement pour aller aux toilettes, vous vous en amusiez. L’obscurité esquissait des dessins vivants tout autour de vous. Une base noire sur laquelle se distinguent quelques contours de la salle de bain au clair de lune. Une tache jaune irisée de vert surgit sur votre gauche, puis c’est un éclair rose qui traverse votre champ de vision, du lavabo jusqu’au sol. Des petites taches scintillent tout autour de vous. C’est un ballet qui ne se regarde pas, mais qui s’inventent. En parcourant la salle de bain du regard, vous faîtes danser les petites tâches et les éclairs partout autour de vous, vous les mettez en scène tout en leur laissant leur spontanéité. Si vous allumez la lumière, ce spectacle visuel disparaît, les tâches effrayées se cachent dans les coulisses, les cônes sont « allumés ».
SYNTHÈSE
Cette tache n’est ni noire, ni blanche. Elle se compose des couleurs du paysage alentours auxquelles s’ajoutent des irisations multicolores, mouvantes. Vous la voyez sur le blanc le plus lumineux et le noir le plus sombre. Les irisations ressemblent à ces motifs de tee shirt psychédéliques et un peu hippies que votre pote de lycée skateur portait. Elles ne sont pas aussi nettes, elles ont de la transparence par rapport au paysage que vous observez mais elles agissent comme un écran de fumée. Admettons que vous regardez un zèbre. Vous fixez sa croupe, un point précis, une photo mentale. Une rayure descend au centre de cette photo mentale. Dans la réalité, elle est continue, et ça c’est votre expérience qui vous le dit, mais sur votre photo, elle ne l’est pas. Elle commence, legèrement courbée et sombre puis à environ un tiers supérieur du cadrage, elle se brouille, les irisations multicolores apparaissent sur un fond trouble, à la fois noir, blanc et gris. Elles bougent, gigotent, changent de couleur. Vous continuez à descendre, et la bande brouillée et irisée s’arrête nette et laisse apparaître la rayure, un peu plus large et toujours légèrement courbée. Mais très vite, vous retombez sur une nouvelle bande floue et psychédélique. Elle dure le même temps que la précédente, puis s’estompe et se fond avec la naissance de la rayure qui s’affine et se finit jusqu’au bas de votre photo mentale.