Exposition Frédéric Jacquin, Les hautes patiences

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Frédéric

GALERIE LES MONTPARNOS



FrĂŠdĂŠric Les hautes patiences

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Les hautes patiences Tour Abeille, en plein cœur du quartier chinois de Paris, se trouve dans les derniers étages un atelier. Celui d’un peintre avec une vue sur toute la ville. Et de toits gris en barres d’immeubles, la présence d’un ciel que l’on ne voit plus, qui pourtant domine et englobe ces millions d’âmes. C’est l’atelier de Frédéric Jacquin qu’il occupe depuis de nombreuses années. Même s’il se défend de lui accorder trop d’importance, la symbolique évidente qui s’en dégage parle d’elle-même. Dans la petite pièce du fond où sont entreposées les œuvres, là où le peintre est à son chevalet, se trouve une fenêtre par laquelle s’ouvre une vue d’en haut sur la ville. C’est un paysage urbain. Mais ici Frédéric Jacquin tourne le dos à la fenêtre. Il ne peint pas ce qui se donne à voir de l’extérieur : son motif est ailleurs, enfoui au plus profond de lui, dans ses hauteurs et sommets intérieurs. L’atelier comme descente au cœur de la couleur. Montagne, c’est ce paysage naturel qu’il cherche à retrouver. Être seul avec lui. Au dehors c’est le bruit de la ville et de la foule, une foule sans présence, hors de soi, un brouhaha aux tonalités vaines qui se perdent. À l’intérieur c’est l’assourdissant silence du paysage de soi-même, ce pays de l’âme et de l’être. Peindre la montagne, son principe, ses plaines et ses ciels. Ici où le peintre tente de s’abstraire et se défaire des faux-semblants. Il est seul, comme cet arbre sur cette toile, au milieu de nulle part, qui résiste à tous les vents. C’est une peinture d’atelier, nous sommes loin du « plein air ».

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BUISSONS ET ROCHERS 2016 - huile sur toile 50 x 61 cm

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Chaque été Frédéric Jacquin se rend dans les Hautes-Alpes, dans la vallée de la Clarée, pour dessiner la majesté des cimes. Là, il retrouve sa propre source : elle semble se situer dans ces chemins sauvages et impraticables qui conduisent au plus haut des terres, dans cet entre-deux avec le ciel. Une peinture sédimentée, faite de temps et de couches successives, qui sèchent lentement. Patience et passion… Atteindre les racines du ciel ? Et faire apparaître les vraies couleurs du visible, d’un éclat sans images. Matière et caractère. Quand la volonté d’un peintre rencontre la peinture et son destin qui lui est propre, c’est la terre qui se fraye ces lents chemins vers des ciels, de ses courbes à l’éther. En 2014, la galerie Les Montparnos avait organisée une première exposition consacrée aux œuvres du peintre Frédéric Jacquin. 6 ans après, cette deuxième exposition exprime toute la confiance et l’enthousiasme de la galerie pour son travail. Montparnasse, cette Montagne archétypale de l’art mondial, qui surplombe la vallée de Delphes en Grèce, demeure d’Apollon et des neuf muses, accueille le 22 octobre prochain sur ses murs et cimaises, à la lumière des spots et ciels changeants, les œuvres du peintre Frédéric Jacquin. À l’Art Vivant t MATHYEU LE BAL GALERIE LES MONTPARNOS

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Frédéric Jacquin est né à Amiens le 21 août 1966. Après une scolarité qui se déroule à Évian en Haute-Savoie, il devient étudiant en droit en 1985 à Paris. Il passe la plupart de son temps dans les musées et finit par intégrer l’Atelier Clouet en 1991, année préparatoire aux écoles d’art. Il part ensuite à Amsterdam où il poursuit sa formation à l’Académie Rietveld dont il sort diplômé en 1996, section verre et dessin. Il retourne peu après à Paris où il vit toujours, partageant son temps entre la peinture et l’enseignement du dessin. Il a exposé son travail à plusieurs reprises dans la capitale et en province. Sa peinture s’inscrit dans un sillage marqué par les peintres qu’il affectionne : Cézanne, Morandi, Braque, De Staël, Tal-Coat, Leroy, Music, Kimura, Bokor. La matière, l’expressivité, la poésie, la force émotive, la recherche d’une forme entre figuration et abstraction, la quête de la nature sont quelques uns des aspects qui caractérisent sa peinture. Les rencontres avec les peintres Astolfo Zingaro et André Queffurus et les amitiés qui s’ensuivirent ont marqué durablement son rapport à l’art et à sa pratique. Elles furent décisives dans sa propre quête et l’affirmation de son travail pictural.

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LUMIÈRE RASANTE DU SOIR 2019 - huile sur toile 60 x 73 cm

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Les paradoxes de la brume Les toiles de Frédéric Jacquin sont de longues partitions. Leur musicalité offre une délicieuse désorientation. Invités par les strates colorées, nous sommes les marcheurs discrets, accueillis par ces huiles songeuses. Le calme est provisoire, la fureur n’est jamais loin. Quand le peintre joue avec la pesanteur dans son processus de recouvrement, il dissimule, passage après passage, pour mieux offrir au regard. Par une mise en œuvre aux temporalités longues, les couleurs, devenues sédiments, font émerger les profondeurs d’un paysage insaisissable qui se recompose inlassablement devant nos regards presque médusés. Mais aussitôt le rythme nébuleux rend à notre vue sa mobilité : la peinture nous caresse et pourtant s’enfuit. Le jeu se répète comme les mouvements du pinceau sculptant la matière picturale. Nos corps sont balancés par le rythme tantôt alangui tantôt fugueur de ces espaces vibratoires créés par le peintre. Ces lieux picturaux se détournent des systèmes du langage, s’engagent dans les territoires de l’indicible. Impalpables, ils sont aussi les paradoxaux témoins de l’haptique. Les gestes du peintre se devinent et ses images sont des apparitions mouvantes. Frédéric Jacquin foule la montagne. Il arpente les reliefs et les cours d’eau, flirte avec l’immensité naturelle pour venir la traduire en des termes charnels, dans la promiscuité de la toile, qu’il recouvre des mois durant, avant de voir apparaître la dernière image : celle qui s’affranchit pour venir s’exposer ailleurs, hic et nunc. C’est une peinture des passages et des interstices, des allers et venues et des danses souterraines : telle une brume, reine des atmosphères, elle se joue de nos perceptions, qui vont à la rencontre de l’improbable, entre douceur et ravage. L’endurance de son rugissement nous surprend : le palimpseste s’en va éclore sur des rivages inconnus, à portée de main et cependant suspendus de l’autre côté. C’est la danse vertigineuse d’un éloignement aux frontières de nos mémoires. On se laisse absorber mais nul point d’arrivée : il s’agira toujours de ce jeu paradoxal qui jongle entre ce qui nous effleure et nous échappe. t CLOÉ CARBONARE

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LOINTAINS BRUMEUX 2019 - huile sur toile 19 x 33 cm

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LA CRÊTE 2018 - huile sur toile 38 x 61 cm

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Entretien entre le peintre Frédéric Jacquin et le galeriste Mathyeu Le Bal JANVIER À SEPTEMBRE 2020

Mathyeu Le Bal : En 2014, s’est tenue une première exposition de

vos œuvres à la galerie Les Montparnos intitulée « La réponse est dans les hauteurs ». Six ans plus tard cette seconde exposition est organisée, qu’est-ce qui a changé dans votre peinture ? Frédéric Jacquin : Il est toujours difficile de parler de sa propre

peinture et a fortiori sur un temps relativement long. Je ne parlerai pas de changement, mais plutôt d’une continuité renouvelée. Le thème est toujours le même puisqu’il est question de paysage. Les couleurs ont pris des tonalités plus claires, plus vivifiantes, exacerbées par le recours à la matière, aux couches nombreuses par lesquelles je tente de faire surgir une lumière formellement intelligible. La frontière entre le ciel et la terre n’est plus aussi tranchée. Elle existe, mais elle n’a plus ce caractère d’opposition entre deux mondes. Elle permet aujourd’hui un cousinage qui n’empêche pas l’existence des deux entités, mais qui les rapproche. La montagne a encore droit de cité. Elle a cependant perdu son omnipotence au profit d’une plus large variété de représentations. L’abstraction des formes se poursuit, comme si le paysage devenait de plus en plus prétexte et de moins en moins sujet. En me détachant du sujet/paysage, j’ai le sentiment paradoxal de me rapprocher de son essence. Je me découvre de moins en moins peintre de paysages et de plus en plus peintre d’une lumière créant les formes donnant à voir un paysage possible ou plutôt la révélation d’un paysage.

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Il me faut travailler par masse en oubliant les détails pour pouvoir faire advenir l’espace. Mais c’est ensuite en accumulant les détails que l’espace se redessine en permettant aux masses de se détacher les unes des autres. C’est une méthode de travail qui ne cesse d’évoluer. Je ne connais pas la suite et ne souhaite pas la connaître avant qu’elle ne survienne. Je reste attaché à un processus qui s’élabore au fur et à mesure, sans autre marge de manœuvre que l’expérience développée précédemment et guidé par un instinct qui ne se fie à aucune idée préconçue. Il faut que je me sente toujours en danger de ne pas savoir, puisqu’il s’agit de découvrir en inventant. MLB : Votre atelier se trouve au sommet d’une tour dans le

13e arrondissement de Paris. Une vue d’en haut sur la ville. Paradoxalement, le motif principal de vos œuvres, c’est un paysage naturel, la montagne, ce dôme dressé où la terre cherche à rejoindre le ciel. Du haut de votre atelier au cœur de la ville, jusqu’aux cimes d’une montagne intérieure, la peinture, pour vous, est-elle ce moyen d’atteindre la possibilité du ciel, une respiration ? FJ : En premier lieu, je crois que c’est plutôt le hasard d’une

attribution qui m’a amené dans une tour du 13e arrondissement de Paris. J’aurais très bien pu me retrouver dans un autre endroit, avec un appartement au rez-de-chaussée et donnant sur cour. Ma peinture eût-elle changé pour autant ? Je n’en suis absolument pas certain. Ce qui est sûr en revanche, c’est mon attirance assez obsessionnelle pour la montagne et le besoin physique que j’ai de m’y ressourcer régulièrement. Je la peins et je la dessine depuis 23


maintenant une quinzaine d’années. Le rapport de masse et de distance faussée qu’implique la contemplation de la montagne, se retrouve dans ma peinture et la présence systématique du ciel est un enjeu dans la reconnaissance spatiale que j’essaie d’initier. En quelque sorte, j’ai besoin de faire basculer le tableau dans une dimension que le ciel me permet d’atteindre. J’évite de cette manière un face-à-face plus direct avec l’objet représenté, et je m’arrange pour qu’une profondeur se fasse jour sur la toile. Je suis frappé de constater combien l’art moderne, dans toutes ses composantes, a recherché la frontalité dans l’expression de la peinture. Comme si, les vieilles lunes de la construction par plan et selon les adages de la perspective issue de la renaissance, avaient fait leur temps. Cette frontalité est une nouvelle façon de rejoindre le ciel pour le peintre. Il s’agit simplement de qualifier ce ciel dont nous parlons. C’est le ciel des préoccupations personnelles, des marottes les plus tenaces, des éblouissements intérieurs, du fouillis impénétrable qui agite l’esprit. Ce ciel peut devenir le ciel, mais le ciel n’est qu’une partie parmi d’autres du tableau. Le ciel indique la source lumineuse, mais cette dernière sourd de tous les pores de la toile et n’obéit qu’à l’injonction intérieure du peintre. Le ciel a perdu son monopole dans l’expression de la lumière. Il est devenu simple morceau de peinture parmi tous les morceaux du tableau. Mais il garde une fonction qui est de rappeler le pan de réalité à partir duquel se construit le tableau. MLB : Quels sentiments personnels vous procure la montagne ?

Parlez-nous de ce lien entre elle et vous. FJ : La montagne m’attire comme un aimant. Je vois en elle une

richesse inépuisable de surprises et de découvertes. Elle nous cache à la vue des secrets qu’il faut aller chercher en l’arpentant. Elle est une barrière infranchissable, comme la métaphore de la peinture qui se dérobe à nous, qui ne se livre jamais complètement et nous perd dans ses multiples chemins.

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VERSANT DU QUEYRAS 2018 - huile sur toile 38 x 55 cm

Cet inaccessible renvoie à l’idée de l’infini. L’infini que chacun porte en soi comme une promesse fondamentale se matérialise pour moi dans la montagne. Si l’infini disparaît, il n’y a plus de promesse au bout et c’est la misère qui triomphe. En tant que peintre et en tant qu’homme, j’ai besoin de cette promesse pour continuer à vivre, à créer, à rêver. La destruction de la nature symbolise la destruction de l’infini qui me porte. La montagne n’échappe pas à cette destruction, mais elle a des ressources extraordinaires. Lorsque je me retrouve au bout de la ravine qui a donné naissance au torrent que j’ai suivi et remonté durant des heures, j’éprouve un bien-être émouvant, simple, entier. Je suis heureux. 25


MLB : Si l’infini est une promesse, votre tableau peut-il être achevé ?

Et si oui, quel regard portez-vous sur lui ? FJ : Un tableau n’est jamais achevé. Il est admis comme abouti

à un moment donné parce qu’il est porteur d’une intensité qui semble indépassable. Je pose mes yeux sur lui avec un regard de contentement qui ne dure pas. Et je passe au suivant. Pour moi, un tableau est «calé» quand l’unité est acquise entre l’espace, la lumière et la matière-couleur. Il ne reste alors que quelques réglages à apporter pour qu’il soit terminé. Reste à savoir si un tableau est jamais fini. C’est une réponse qui appartient en propre à chaque peintre. La Joconde est-elle achevée ? Ne manque-t-il pas une ou deux touches à La Dentellière de Vermeer ? Pourquoi Monet s’est-il arrêté à un moment donné pour chaque tableau ? Parfois, une esquisse d’un peintre se présente à nos yeux et nous touche plus que le soi-disant chef-d’œuvre abouti. Je crois qu’un tableau est terminé à partir du moment où on l’a décidé et que l’énergie qu’il déploie croît de jour en jour dans le regard qu’on lui porte. Sinon le tableau s’écroule et repart à l’atelier. Et on recommence, pris dans l’angoisse de ne pas y arriver.

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LA ROCHE SOMBRE 2019 - huile sur toile 22 x 35 cm

MLB : Si peinture et nature sont liées, est-ce que la destruction de

la nature entraîne quelque part la destruction de la peinture ? FJ : Sans nature, je vois mal l’homme survivre très longtemps. Et

par conséquent, la peinture ne lui survivra pas non plus. Peut-on imaginer un seul instant une peinture trans-humaniste ? Une peinture cyborg ? Non, à moins d’imaginer quelque chose de particulièrement horrible, totalement survitaminé, strictement désincarné et à l’allure parfaite. Un vrai cauchemar. Mais tant que la nature résiste encore et qu’elle garde une parcelle de vraie sauvagerie, l’homme peut s’y ressourcer et y trouver l’énergie et le désir pour peindre. J’entends peindre au sens où la peinture a toujours été fabriquée à partir des plus grandes faiblesses de l’homme et qu’elle a su en tirer le meilleur parti. 27


RÊVE D’ALTITUDE 2017 - huile sur toile 33 x 24 cm

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PAYSAGE MARIN 2019 - huile sur toile 24 x 33 cm

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ENTRE CIEL ET TERRE 2016 - huile sur toile 33 x 46 cm

MLB : Vous employez souvent le terme d’incarnation. Ce rapport de

l’homme habité par le divin. Qu’est-ce qu’une peinture incarnée ? FJ : Quand j’emploie ce terme d’incarnation, je crois que je fais

référence à ce qui est de l’ordre du vivant. Une peinture incarnée, pour moi, c’est une peinture qui recèle une part de vécu auquel je peux me relier puisque cela me touche. Je dois sentir que cette peinture, dans le vécu même de sa conception, est vivante. Elle est donc incarnée au sens où elle est le contraire de quelque chose de fabriqué. Elle ne doit pas être la simple transcription illustrée d’une idée. Il faut qu’elle la dépasse dans sa matière-même afin qu’une autre réalité, inconnue jusque là, apparaisse. « Il faut poétiser la matière », disait Zoran Music. Sinon, à quoi bon ? 31


LE VALLON 2019 - huile sur toile 46 x 55 cm

MLB : Le terme « vivant », comme celui de « sacré », est de nos jours

fort mal entendu, voire chassé. Pensez-vous que certaines œuvres d’art soient de l’ordre du mystère, dépassant de très loin le volontarisme d’un peintre et le fait purement humain, ce « supplément d’âme » ? FJ : Le peintre est mû par un désir qui, en quelque sorte, le dépasse.

Il a besoin de sublimer en laissant une trace. 32


Lorsque je tente par la simple volonté de faire une peinture, c’est un échec. Je cherche l’inconnu, la surprise, l’apparition formelle imprévue. Et que cela fasse sens plastiquement pour moi. Si je suis dans la maîtrise, je n’aboutis à rien. Je dois lâcher quelque chose. C’est à la fois très conscient et tout à fait au-delà de la conscience. Je dis toujours qu’il faut qu’il se passe un truc. Je me garderai de mettre un mot plus précis là-dessus. 33


MLB : De quelle nature est ce désir dont vous parlez ?

N’existe-il pas deux sortes de désir ? Un même mot qui signifierait deux choses différentes, l’un est lié aux sens du charnel et l’autre est lié à l’esprit et à l’ardent besoin d’être dans la présence. Comment l’artiste se place entre ces deux notions d’un même mot ? Est-ce un tiraillement douloureux, une possibilité de réunion ou autre chose ? FJ : Je parle du désir primordial qui nous embarque du côté de la vie.

Lorsque je peins, je ne discerne pas la dualité de mon désir. Tout est intriqué, aussi subtilement qu’impénétrablement. Il faut être sensuel pour être peintre et aimer la matière et l’engagement physique.

LA BRUME ROSE 2019 - huile sur toile 24 x 41 cm

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ALPAGES 2019 - huile sur toile 65 x 81 cm

Il faut être mû par une poussée énergique intérieure d’une grande force. Il faut que cette marotte vous étreigne les tripes au point d’en faire une affaire vitale dont il est impossible de se passer. Et c’est cet engagement qui fait penser, qui oblige à se poser des questions et faire des choix et qui nourrit l’esprit.

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LES ARBRES DU COUCHANT 2017 - huile sur toile 41 x 33 cm

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MLB : L’acte de peindre est-il uniquement de l’ordre d’une lutte

viscérale personnelle ou est-ce un moyen de se trouver face à face avec l’être ? Le « Je est un autre » de Rimbaud… La peinture ouvrant ce dialogue entre le « moi » et « une présence », conversation qui nous aide à sortir enfin de soi, sortir d’une raison fabriquée qui, au final, enferme et étouffe la possibilité de l’expression libérée, celle de la grâce elle-même ? FJ : Tout acte créateur est une quête vers l’inconnu, vers le non-

savoir encore. Cela demande une prédisposition à rechercher et à supporter que le sol se dérobe sous vos pieds, que votre psychisme perde l’assurance de son confort habituel. Il s’agit de se découvrir en se faussant compagnie. Se trouver, peut-être, pour mieux exister en court-circuitant les défenses inhérentes à la raison. On ne rencontre pas l’être ; on rencontre un être en perpétuelle expansion ; et parfois un instant de grâce l’accompagne.

L’APPARITION 2017 - huile sur toile 55 x 46 cm

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LE CHEMIN DU PLATEAU 2018 - huile sur toile 46 x 61 cm

ÉCLAT ROSE 2019 - huile sur toile 27 x 41 cm

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MLB : Dans le dialogue Rencontres avec Bram Van Velde par Charles

Juliet, le peintre évoque, pour que la peinture se libère, la nécessité d’entrer en peinture par la misère, d’atteindre le vide de soi, le grand silence. La philosophe Simone Weil parlait de « renoncement ». Si l’on ne va pas à la rencontre de l’être, ou du moins à sa recherche, l’inconnu dont vous parlez, qui est-ce ? FJ : Je vais à la rencontre d’un inconnu qui est intrinsèque à la

peinture. J’emploie ce mot faute de mieux.

PAYSAGE DE L’YONNE 2016 - huile sur toile 38 x 55 cm

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FROIDEUR DU SOIR 2019 - huile sur toile 50 x 70 cm

L’inconnu a à voir avec le mouvement de la vie, l’incertitude bénéfique, l’acceptation d’une aventure jamais close. C’est le contraire du dogme, de la définition repue, du ressassement sécuritaire d’une recette. L’inconnu touche à ce qu’il y a de plus indécis, de plus fragile, de plus impalpable. L’inconnu n’est pas un personnage. Ce n’est pas mon double. C’est un terme inclus dans un état d’esprit qui permet d’envisager l’existence comme une métaphore du réel et qui lui donne une forme par le biais de l’art. 43


MLB : Face à cette montagne qui se dresse devant soi, et que

j’observe du seuil, suis-je capable de la gravir ? La montagne est-elle ce motif-métaphore de la peinture ? Si difficile à franchir. Votre motif, est-il celui du doute lui-même, qui se découvre et écrase de toute sa « majestuosité » ou est-ce autre chose ? Le doute envers vous-même, envers votre peinture ou envers la peinture elle-même ? L’inconnu et l’infranchissable… où en êtes vous dans l’ascension ? FJ : L’ascension vise moins les sommets, mais le chemin à parcourir

reste toujours aussi difficile. Il faut douter d’arriver à quoi que ce soit en peinture. Il reste à accomplir ce que l’on a à faire en sachant que le confort est mortel. 44


NOCTURNE ENTROUVERT 2017 - huile sur toile 54 x 65 cm

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Des choses se révèlent, se précisent et puis brusquement s’obscurcissent. Une pratique devient savoir et aide l’esprit à décider et tout se perd encore. Devant chaque nouvelle toile, je suis comme un aveugle qui doit se remettre en route sans savoir où il va. MLB : Nous sommes en 2020, quel est votre regard sur la peinture

actuelle ? Et, plus personnellement, est-ce que notre époque a une influence sur votre peinture ? FJ : C’est toujours très compliqué de porter un regard sur ses

contemporains. Je constate comme tout le monde le retour massif de la peinture après des décennies d’ostracisme, notamment en France. Il y a une production nombreuse qui est maintenant montrée.

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PRAIRIE ORANGÉE 2019 - huile sur toile 19 x 33 cm

De tout ce que je vois, très rapidement, je retiens la foi en l’idée, la croyance en l’image, le besoin de références techniques, la quête de l’effet, une propension au gigantisme. J’avoue n’être guère touché devant ce qui ressemble trop souvent à des produits très ciblés, très dépendants d’un discours, qui se veulent malins, pétris de références et bien peu reliés à une véritable nécessité intérieure. Dans la contemplation de la peinture contemporaine, la rencontre est rarissime et les émotions esthétiques presque toujours en berne. C’est dans la marge, dans l’en-dehors, dans les recoins inusités que soudain le regard s’illumine et qu’une émotion vous envahit et dilate votre vision du monde. 47


Personne n’échappe à son époque. Mais je ne regarde pas le journal de 20H pour savoir ce que je vais peindre le lendemain, ni ne consulte je-ne-sais-quel mage publicitaire pour connaître les dernières tendances à la mode. Il y a des artistes qui n’ont de cesse de vouloir ancrer leur production dans ce qu’ils imaginent être une actualité essentielle du moment, un nouveau thème incontournable, le sujet à ne pas rater. Il s’agit pour eux de se rassurer et surtout de se positionner par rapport à une demande du système marchand et (ou) institutionnel. C’est soit bête, soit malhonnête et jamais très convaincant du point de vue artistique. La vérité, pour un artiste, ne vient pas de l’extérieur uniquement. Elle se construit dans une relation vivante entre le monde et la perception que le peintre en a. Toute la peinture qui a dignement survécu jusqu’à nos jours, possède une part abstraite dans sa forme. C’est cette abstraction contenue qui permet que nous soyons toujours touchés par ces œuvres, puisqu’elle a mis le réel à distance en y introduisant la subjectivité du peintre. Et c’est paradoxalement pourquoi le réel peut s’y révéler sans tomber dans l’illusion illustrative. 48


LA NUIT REMUE 2019 - huile sur toile 46 x 55 cm

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REPLI SUR LA PENTE 2017 - huile sur toile 89 x 130 cm

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CHAOS ROCHEUX 2019 - huile sur toile 24 x 41 cm

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MLB : Foi-idée, croyance-image, quête-effet… voila des associations

de mots qui semblent de nature tout à fait contradictoires et étrangères l’une envers l’autre. Vous parlez d’abstraction, quand est-il de l’absence, celle de la figure humaine dans vos toiles par exemple ? FJ : La figure humaine est absente de mes paysages. À chaque

fois que j’ai voulu l’intégrer, elle ne tenait pas sa place. Elle se révélait comme un élément anecdotique, perturbant la lecture du tableau. En fait, mes paysages se passent très bien de la présence de l’homme. Ils vivent leur vie ainsi et ne s’en portent pas plus mal. Quant aux portraits, j’ai cessé depuis longtemps d’en faire. C’est un genre que j’ai pratiqué au pastel sec avant de passer exclusivement à l’huile. J’ai continué à en dessiner de temps en temps au crayon. Je songe à m’y remettre et à en faire à l’huile. Je voudrais repartir d’autoportraits et de portraits de ma compagne d’abord dessinés. Il s’agit de trouver le bon moment et l’énergie nécessaire. À suivre donc… 52


VENT SUR LA PLAINE 2019 - huile sur toile 33 x 46 cm

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SACCADE PAYSAGÈRE 2016 - huile sur toile 24 x 33 cm

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LA BARRE ROCHEUSE 2018 - huile sur toile 89 x 130 cm

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MLB : À observer certaines de vos dernières œuvres, on s’aperçoit

que le motif de la montagne cherche à disparaître, s’évaporant et laissant place à des morceaux de paysages : plaines, arbres, enrochement, horizons, ciels… La montagne, ce motif initial né de votre esprit, ne deviendrait-il pas secondaire par rapport à la peinture elle-même qui tend à s’affranchir des images ? Est-ce possible d’aller jusqu’au bout du motif ? Est-ce cela l’abstraction ou le pictural ? FJ : Je crois que le sujet de la montagne s’épuise sans toutefois

disparaître complètement. Il se transforme à mesure que ma peinture se charge de matière et s’autonomise par rapport au motif initial. Je ne saurais dire si la peinture peut s’affranchir des images, puisqu’elle-même crée des images. Mais il faut qu’elle puisse gagner un palier où l’image n’est plus illustrative ou descriptive. Le sujet doit s’absenter pour laisser place à une trace qui lui fait écho, à une autre image qui s’est substituée à l’idée de départ. Dans ce sens, le motif doit rester un prétexte pour s’incarner. On ne peut donc jamais épuiser un motif, sauf à être soi-même fatigué par ce motif et vouloir en changer. Le pictural n’est pas l’abstraction, mais il est la réminiscence abstraite d’une image. Il doit détruire l’image pour exister en tant que réalité. Et cette réalité est une image. C’est le grand paradoxe de la peinture. 56


JAUNE SUR LA PLAINE 2019 - huile sur toile 54 x 65 cm

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MLB : Vous êtes pêcheur. La pêche, cette discipline de la patience…

Se fondre dans la nature, à son écoute discrète, porter attention à ses signes et phénomènes. De la surface de l’eau à celle d’une toile, entre l’attente et l’action, peut-on s’amuser à y voir un lien avec la peinture ? FJ : Tout est affaire d’instinct, d’une certaine animalité qui se met

au service de l’intelligence. Le peintre, comme le pêcheur, jouit de l’instant comme d’une parenthèse hors du monde et tente de toucher du doigt l’éternité. Et c’est la nature qui permet cela et rien d’autre. Les mots ne comptent plus. Les concepts s’envolent et l’intemporel mord à l’hameçon ; à moins que ce ne soit le plus beau saumon de la rivière.

SILENCE BLEUTÉ 2019 - huile sur toile 24 x 33 cm

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LE REFLET DORÉ 2019 - huile sur toile 24 x 33 cm

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MLB : Si les mots sont le terrain choisi du mensonge, du grand

blabla. Et au plus loin de ce que peut être la nature, à sa limite franchissable… Le tableau est il l’un des derniers lieux où se murmure une parcelle de vérité cachée ? Que dit-il de plus que la nature ? Pourquoi La Montagne Sainte-Victoire peinte par Cézanne semble plus vraie aujourd’hui que la montagne elle-même ? Le peintre est là pour déterrer l’emblème disait Quéffurus. Quand les mots de l’intelligence et de la raison, devenus les arguments du mensonge, se taisent enfin, la couleur peut elle laisser voir, dans notre silence des mots et l’arrêt de notre regard, le dernier écho d’une parole ? FJ : Je ne sais pas si la peinture fait mieux que les mots. Elle peut

devenir très bavarde sous certains pinceaux ou, à l’opposé, sous couvert de rigueur et d’austérité, falsifier le réel au point de le faire disparaître. Et depuis que le concept est de toutes les parties, la peinture étouffe. On ne peut pas se passer des mots. Il faut bien nommer. La peinture n’échappe pas à l’enflure ambiante. Le concept a tout envahi et le peintre, avant de prendre ses pinceaux, se doit d’avoir des idées. Ce qui est tout de même une drôle d’idée. Avant d’avoir des idées, il faut avoir envie de peindre. Et peindre suppose un regard porté sur le monde. Les sujets ne manquent pas. Pourquoi s’encombrer d’idées ?

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ROUGE AU SOMMET 2019 - huile sur toile 65 x 81 cm

On ne sait pas vraiment ce qui nous pousse à peindre et c’est peutêtre ça le début de la vérité. Rester fidèle à une pulsion irrésistible et ne pas se poser de questions, mais creuser tant qu’on peut et tant que l’appétit de peindre est toujours présent. Les mots viendront, plus tard, pour dire ce qui fut. Les mots révéleront ce qui, sans eux, s’est exprimé afin qu’ils puissent le dire. 61


MLB : La beauté et ses hauteurs de points de vue… et la peinture,

aux possibilités renouvelées, peut-elle permettre de retrouver ce qui a été égaré ? FJ : Je crois aux transmissions invisibles, aux passeurs secrets, aux

surgissements inattendus. On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve, disait Héraclite. Rien ne ressuscite. Mais quelque chose peut se transmettre. Un fil ténu qui se terre au milieu des labours destructeurs de l’histoire et qui parvient à rejoindre une rive plus clémente, un arpent méconnu qui attend la graine salvatrice. Et le fruit se donnera de nouveau, avec des teintes rappelant l’ancien temps et une saveur inédite, nullement goûtée auparavant. La peinture est un puits de mémoire. Elle engrange dans ses souterrains toutes les images que l’homme a voulu et tenté de créer. Il faut lui faire confiance avec toute la naïveté d’un aveugle qui s’en remet à sa canne et au bon vouloir de ses voisins pour avancer. Le puits n’est pas près de se tarir. C’est un pari complètement fou. t

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SOIR D’AUTOMNE 2019 - huile sur toile 27 x 41 cm

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La galerie Les Montparnos remercie.Hélène Brossier, Cloé Carbonare pour son très beau texte, Isabelle et henry Le Bal et ghizlaine Jahidi.

portrait / Hélène Brossier photographie page 16 / Ania Winkler Photographies atelier / Tanguy ferrand Conception Graphique / Tanguy Ferrand 2020

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