Exposition Léon Weissberg (1895 - 1943), Peintre de Montparnasse

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lĂŠon

Weissberg 1895-1943

Peintre de montparnasse

galerie les montparnos


« Est-il possible que Léon Weissberg ne fasse plus partie des vivants, - mon cher Weissberg, peut-être le plus démuni d’entre nous, dans un combat perpétuel pour la vie ! Après des années de détresse, il est resté un enfant innocent. Nous nous sommes connus dès son arrivée à Paris, en 1923. Il a passé sa première nuit à Paris dans ma chambre d’hôtel : je l’avais rencontré à deux heures du matin au café de La Rotonde, il avait pour tout bagage une grosse boîte de

corned beef américain. Toutes les souffrances physiques et morales qu’il a endurées n’ont pu effacer sur son visage le signe de l’enfant pur et confiant, ni assombrir un enthousiasme sans limite en toute circonstance. Il ne voulait pas vivre sa propre détresse qui pourtant ne cessait de croître. J’avais quelques toiles de lui, je les aimais beaucoup. Une grande sensibilité, une âme, un goût très fin : c’était un peintre !...

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Quand tout a commencé à aller mal, il répétait cette phrase sous laquelle il cachait ses doutes et sa peine : “ Menkès, tu verras, on boira encore du champagne ensemble ! ” »

Sigmund Menkès

Lettre adressée à Hersch Fenster, New-York, 10 décembre 1946.

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LĂŠon Weissberg Ă Montparnasse, 1927


Weissberg

Peintre de Montparnasse

L’art épuré de Weissberg fait voir, vivre et ressentir en profondeur, de l’extérieur vers l’intérieur, l’âme des lieux et des êtres. Sa peinture concise et moderne, libre de toute anecdote, illustre ce nouvel expressionnisme né à Paris, un humanisme sensible, héritier du romantisme postimpressionniste. Dans cette ville des arts et des lumières, c’est avec la simplicité animée de spiritualité qui lui est propre, souvent traitée dans un clair-obscur poétique, que Weissberg explore et représente la vérité nue, la beauté élémentaire et le mystère de ces lieux emblématiques tant célébrés : la Ruche, les rives de la Seine et de la Marne, l’Île de la Grande Jatte et les femmes de Montparnasse, qu’on découvre assises au bord de l’eau ou aux terrasses des cafés, immobiles. Leurs portraits révèlent des visages captivants et des regards intenses, porteurs d’une vie intérieure secrète, qui accentuent un sentiment de solitude, le questionnement et le mystère de la peinture. ◆

L.L.

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Nu debout c. 1930 Dessin au crayon gras sur papier chamois SignĂŠ en bas Ă gauche - 34 x 24 cm


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Jeunes Filles à la campagne 1940 - Aquarelle et gouache sur papier - Signé en bas à gauche - 31,5 x 24 cm


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Léon Weissberg Paris, 1932 Tous droits réservés


Voir le silence Chers amis de la galerie, pour célébrer le dixième anniversaire des Montparnos nous vous proposons une exposition historique consacrée à l’une des figures majeures de l’École de Paris et du Montparnasse de l’entre-deux-guerres : le peintre Léon Weissberg (1895-1943). Après m’être imprégné pendant plusieurs mois des œuvres de ce peintre et avoir étudié sa vie au travers des ouvrages, documents, photographies des œuvres et archives de famille confiés par Lydie Lachenal, la fille de l’artiste, je suis resté de longues semaines comme frappé d’interdit. J’étais dans l’incapacité d’écrire une seule bonne première ligne face à un tel sujet et à un peintre de cette importance. Jusqu’à m’interroger sur le pourquoi de cette intime difficulté à oser penser et écrire sur l’esprit de cette exposition, ce double thème : un peintre, son œuvre, le destin de l’un, la destinée de l’autre. Les 10 ans de la galerie Les Montparnos et une exposition Léon Weissberg. À étudier attentivement la biographie du peintre, on ne peut qu’être frappé et saisi à plusieurs reprises par l’intensité de l’œuvre et le dramatique du vécu de l’artiste. Toute la difficulté de cette approche résidant peut-être en le fait de parler d’un peintre sans réduire l’œuvre à tel ou tel événement de sa vie, d’interroger ses tableaux et de les laisser libres de dévoiler à notre regard leur propre existence ou leur histoire.

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Mais remontons le temps. Nous sommes en 1925, deux ans après l’arrivé du peintre à Paris, à la galerie Au Sacre du Printemps à Montparnasse, chez Sliwinski rue du ChercheMidi. Il se tient là une exposition de quatre jeunes artistes de Galicie (Empire Autrichien, aujourd’hui partagé entre la Pologne et l’Ukraine). D’origine juive, on les surnomme tout naturellement le Groupe des Quatre. Ce groupe est composé d’Alfred Aberdam, Sigmund Menkès, Joachim Weingart et Léon Weissberg. Après avoir étudié à Berlin ou Vienne et partagé ensemble l’apprentissage de la réalité d’une vie d’artiste, et un bon nombre d’ateliers, le chemin les conduira, telle une évidence, à Paris au début des années 20. Une exposition donc pour nos quatre amis étrangers dans ce Montparnasse qui était le nouveau monde de l’art moderne. On le sait, c’était dans ce Paris, capitale mondiale des arts de l’après 14/18, que le vent de la création soufflait le plus fort, son tourbillon se nourrissant sans cesse de directions nouvelles. C’était une rumeur qui parvenait jusqu’aux quatre coins du monde. Et de tous ces horizons, les artistes arrivaient pour en sentir le parfum, en vivre l’effervescence, en vérifier la légende. Montparnasse, cet arbre aux racines souvent si lointaines, aux branches si inattendues mais avec pour tronc commun, sous une écorce parfois d’épaisse misère, la liberté. Il y avait bien sûr des groupes d’artistes, bien distincts, et qui nous permettent aujourd’hui de mieux comprendre l’histoire. Ces groupes étaient constitués selon les traditions ou les pays d’origine, selon les affinités ou les grands mouvements, ou d’autres fois encore, plus simplement en fonction du choix d’un café ou d’une brasserie où les soirées naissaient, les nuits s’éclairaient, allumant d’elles-mêmes le secret des aubes nouvelles. L’École de Paris, toute mondiale, mais d’une langue commune, l’art. C’est ainsi que l’écrivain et critique d’art polonais Adolphe Basler la définira : « L’École de Paris, c’est tout Montparnasse, avec ses Européens, Asiates et Américains ! Plus d’idiomes picturaux ! L’espéranto de la couleur fusionnera toutes les races et s’entendra de Tokyo à Paris et à New York » (Le Cafard après la fête, 1929.)

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L’exposition du Groupe des Quatre devenant l’emblème de cette terre promise, à la découverte de la liberté par la peinture. Devenir son propre mouvement, telle serait la marque de cette École de Paris, aller à la rencontre de sa matière personnelle, la chercher et l’extraire des profondeurs de l’être afin qu’elle jaillisse aussi jeune que neuve. Une invention en perpétuel mouvement, l’invention de l’inouï, de son visible. La matière fixée par la main du peintre sur un morceau de toile apparaissant comme unique et cependant toute du reflet des autres, miroir commun pour le portrait intime des premières heures d’un jour inconnu. Montparnasse, le grand tableau de la fraternité. Quels sujets, quels motifs à ces tableaux ? Montparnasse, c’est un paysage urbain, des rues et des boulevards, c’est un ciel que l’on ne parvient pas toujours à voir derrière des imbrications de toits gris, ce sont des terrasses de cafés remplies le soir avec ses lumières artificielles. Montparnasse, c’est un silence d’atelier et ses poussières, c’est le bruit de la ville et le klaxon des voitures, ce sont les modèles et le secret d’une vieille cour d’immeuble fatigué, ce sont les clowns du cirque, du grand cirque du monde, les masques et un bouquet de fleurs posé sur une table, avec une assiette contenant un fruit ou le maigre reste d’un repas affamé de gloire. Montparnasse, c’est un dimanche après-midi passé entre amis à peindre au jardin du Luxembourg, sur les quais de Seine ou les bords de Marne… De Notre-Dame des Champs au Jockey en passant par les théâtres de la Gaîté. Montparnasse, c’est Paris qui se peint. Ce Montparnasse, c’est la peinture qui pour la première fois de façon aussi radicale va faire de la ville le sujet même de l’œuvre. Et Montparnasse, c’est du sentiment. Lydie Lachenal me confiait un jour au sujet des peintres étrangers de l’école de Paris : « Ils avaient en commun cet amour de la France, elle représentait tant pour eux ! ». 13


Véritable pays de cocagne de l’esprit où le désir à vif s’aventure par l’art, l’amour et l’amitié dans la recherche d’une espérance. À tourner une à une les pages du catalogue raisonné de l’œuvre de Léon Weissberg, on se rend fort et bien compte à quel point sa peinture est d’une grande bonté et d’une sensibilité profonde, c’est une douceur effleurée sur la toile, c’est le silence rendu visible. Une matière picturale toute de lumière et appliquée le plus souvent comme une caresse. Il choisit des sujets tendres et utilise les clairsobscurs qui confèrent à la toile une intimité et un secret qui lui appartiennent mais qu’il partage, par l’attendri des ombres. Une peinture sur le bonheur, qui chasse la violence. Parfois cependant dans certains tableaux, la texture est plus forte, toute en épaisseur et montre un caractère, une puissante détermination. Il peint le plus souvent sur des petits formats, des maternités, des portraits d’enfants, des nus absorbés dans leurs pensées, des paysages ensoleillés et des clowns. Une peinture s’inscrivant dans la lignée d’un Rembrandt ou celle d’un Georges Rouault, donnant à lire une tension à la fois dramatique et spirituelle. On a le sentiment qu’il peint un tableau comme s’il concevait un jardin, un enclos maîtrisé, à l’abri, protégé et qui maintiendrait à distance les mauvaises choses. Est-ce ainsi qu’il faut voir ses heureuses petites barrières dans tel ici ou là de sa peinture ? Ses toiles sont tissées comme un songe merveilleux, les contours ne sont pas toujours visibles, marqués, ils sont atténués, comme les limites incernées d’un espace intérieur. À tenter d’aller à sa rencontre, d’approcher sa personnalité, simplement en observant sa peinture. Sans doute était-il alors un être élégant et doux, son portrait d’Arthur Rimbaud dévoile son âme poétique, c’est une peinture joyeuse de par le choix des tons et enthousiaste de par la nervosité et l’assurance du trait. Les portraits sont raffinés, ils traduisent une forte pensée retenue et une expression témoignant du travail de la conscience et de la lucidité.

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Du destin de l’homme à la destinée de l’œuvre. Et cette phrase d’une intensité inoubliable de Weissberg adressée à son ami Menkès, pressentant l’arrivée du vent noir de la seconde guerre mondiale : « Menkès, tu verras, on boira encore du champagne ensemble ! ». Le 2 mars 1943, le peintre Léon Weissberg est transféré à Drancy, le 6 mars à l’aube, il adresse à sa fille sa dernière « carte interzone » qui l’informe de son départ « destination inconnue ». Il est déporté par le convoi N°51 qui arrive le 11 mars au camp de Lublin-Maïdanek où il sera assassiné le jour même, à l’âge de 48 ans. Son dernier tableau date de février 1943, intitulé Le Repas du clown, les couleurs ne sont plus les mêmes et le sujet tel une préfiguration du dernier repas en autoportrait en clown. La peinture… faire voir le silence. Quand d’eux-mêmes les mots se taisent. L’œuvre du peintre a été pillée dans l’atelier du 2bis de la rue Perrel (auparavant l’atelier du Douanier Rousseau). Durant une importante partie de sa vie, Lydie Lachenal va réaliser un immense travail afin de remettre en lumière l’œuvre de son père et notamment retrouver les peintures et documents éparpillés permettant ainsi sa reconnaissance officielle dans l’histoire de l’art. Aujourd’hui, des tableaux de Weissberg figurent dans une dixaine de musées et dans de nombreuses collections privées. Avec son époux Kenneth Mesdag Ritter, elle a fondé en 1979 la maison d’édition Lachenal & Ritter, spécialisée dans la poésie, les écrits des surréalistes et des écrivains d’avantgarde, maison bien connue des libraires et des bibliophiles. Après Rimbaud se disant « négociant » et le Nerval d’Aurélia, elle a publié André Breton et Philippe Soupault, le Manuscrit original des Champs magnétiques, les Écrits sur la peinture de Soupault, ses Mémoires de l’oubli, inédits, et ses romans

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épuisés, des essais, Le jour et la nuit de Camille Claudel, par B. Fabre-Pellerin, L’Arrière-Montparnasse, nouvelles sur les artistes impécunieux des années 30, par Oser Warszawski, superbement illustrées de dessins de l’auteur. Avec Soupault, la première monographie de Weissberg est établie en 1980. Puis suivra l’ouvrage collectif révélateur École de Paris, le Groupe des Quatre (2000). Et en 2009, en collaboration avec les Éditions d’Art Somogy, l’ouvrage monumental Weissberg, Catalogue Raisonné de l’œuvre peint, dessiné, sculpté. La collection Lachenal & Ritter et son fonds ont été repris intégralement par les éditions Gallimard en 2002, relancés par une publication des chroniques inédites en volume de Ph. Soupault sous le titre Littérature et le reste, 1919-1931(édition établie par Lydie Lachenal, Gallimard 2006). À l’heure actuelle, le catalogue raisonné de Weissberg comprend près de 300 œuvres entre les huiles, œuvres sur papier et sculptures. Depuis, 45 œuvres non recensées ont été retrouvées et font l’objet d’un Supplément au Catalogue raisonné en préparation. Au total, 350 numéros, qui font une œuvre rare et précieuse. Cher Léon Weissberg, Cher Sigmund Menkès, lors de la soirée de vernissage de l’exposition Léon Weissberg à la galerie Les Montparnos, le 14 novembre 2019, nous lèverons nos coupes de Champagne en vos noms et en mémoire au Groupe des Quatre. À l’Art Vivant

Mathyeu Le Bal Galerie Les Montparnos

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Jardin à la Ruche c. 1924/25 - Huile sur toile - Signée en bas à gauche - 55 x 65 cm


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Jeune femme au châle (Marie) Portrait de Marie Ber - c . 1928 Huile sur toile - Signée en bas à droite 55 x 46 cm.


Nature morte aux tournesols c. 1926 - Huile sur toile - Signée en haut à droite - 61 x 46 cm Contresignée au dos et dédicacée << à de Reulandt, en souvenir, L. Weissberg >>

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Jeune Femme au chapeau I 1942 - Huile sur toile Signée en haut à droite - 24 x 16 cm Contresignée et datée 1942 au dos


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Jeune Fille à la main verte 1942 - Huile sur carton - Signée en haut à gauche - 21 x 15 cm


Visage de jeune fille 1938 - Pastel sur papier - SignĂŠ en bas Ă droite - 32 x 25 cm

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Maïa c. 1927 - Huile sur toile - Signée en bas à droite - 41 x 33 cm

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Le Pe tit Pont II c. 1929 - Huile sur toile - Signée en bas à gauche - 50 x 65 cm


Portrait de Sarah 1925 - Huile sur toile - Signée en haut à droite - 64 x 54 cm

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Terrasse de La Colombe d’Or à St-Paul-de-Vence avec, de gauche à droite, Maurice Mendjizky, Michel Fontaine, Léon Weissberg et la petite Lydie Tous droits réservés


La peinture de Léon Weissberg Léon Weissberg a délibérément choisi. L’homme et le peintre se confondent dans un destin qui a rejoint l’histoire. Né au carrefour d’une Europe dont les frontières s’effacent et retissent d’autres territoires, Léon Weissberg subit l’arbitrage des nations en puissance pour un remembrement dont les conséquences vont ordonner sa destinée qu’il prend en main dès l’enfance, mû par une énergie qui seule anime les êtres promis à de grandes entreprises. Chez ce fils d’une famille aisée, enracinée dans la tradition juive où les sentiments pieux et fidèles dictent une éthique de vie conformiste, la vocation artistique est aussi précoce que déterminée. Il lui faudra cependant franchir le double obstacle, celui de l’autorité paternelle et celui imposé par la situation politique de l’Empire Austro-Hongrois où il naît en 1895, dans la ville de Przeworsk, à mi-chemin de Cracovie et de Lemberg, les capitales de l’État de Galicie.

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Pour Léon Weissberg, l’Histoire a écrit son premier chapitre personnel en 1919, avec les Traités de Versailles et de Saint-Germain qui restituent à la Pologne la Galicie. Pour Weissberg, un Galicien né Autrichien, déclaré Polonais pour l’état civil au lendemain de la Première Guerre mondiale en 1920, le problème identitaire se pose en termes de conscience et non en termes de nationalisme. Si rupture il y a, c’est dans sa détermination d’accomplir son destin. Vienne l’aristocrate n’a aucune indulgence pour les Juifs de l’Est « étrangers », et l’enseignement dispensé dans les pensionnats fait vivre à toute une jeunesse, perçue comme « différente », une expérience douloureuse qui la confronte à elle-même. « Il n’y a pas de sort plus dur à Vienne que celui du Juif de l’Est étranger », écrit Joseph Roth. Le jeune Léon, que son père, petit industriel, riche propriétaire et juriste adjoint au maire de la ville de Przeworsk, destine à la magistrature, est pensionnaire dès l’âge de huit ans au lycée de Vienne. Il y reçoit une solide éducation classique dans laquelle les romantiques allemands, Goethe en tête et Heine, sont des viatiques à une solitude que l’adolescent endigue par des études de violon au Conservatoire, juste tolérées par l’autorité paternelle. D’où lui vient cette inclination pour la peinture, vite transformée en passion au point qu’en 1910, le soir de son examen


de fin d’études, la Matura (baccalauréat), Weissberg s’enfuit du lycée ? Instinctivement, il se dirige dans une voie où l’art interroge la vie. À l'École des Arts graphique de Vienne, il suit les cours d’Oskar Kokoschka. Pour son père, le scandale frise la provocation. Il lui coupe les vivres. Weissberg ne se laisse pas impressionner, d’autant qu’il vient d’être admis à l’École des Beaux-Arts de Vienne. Il a dix-sept ans, la vraie vie commence. Une vie de bohème expérimentée là où l’exercice de l’art exige en retour de petits boulots, concessions au quotidien pour vivre sa liberté. Pour gagner sa vie et conserver son indépendance, malgré les sommes d’argent données en cachette par sa mère et sa grand-mère, Liebe, il accepte des travaux de grouillot, donne des leçons d’allemand aux étrangers, joue du violon le soir dans un cabaret et, la nuit, porte des pierres pour la reconstruction de l’Opéra de Vienne. En 1916, la guerre le mobilise dans l’armée autrichienne comme courrier d’un général. Libéré de ses obligations militaires en 1918, il renoue avec son père qui lui pardonne ses incartades. En retour, le fils prodigue accepte de s’inscrire à la faculté de Droit de Berlin, puis change d’avis et s’inscrit à l’Académie Royale de peinture de Munich. Nouvelle rupture et à nouveau les vivres sont coupées. Pour subsister, Weissberg a recours à des travaux réguliers. « Il fait de la figuration dans les films, donne des leçons d’allemand, fait des portraits », indique Marie Ber Warszawski dans son témoignage. Une réconciliation passagère va très vite être rompue à la suite de ses fiançailles arrangées par son père avec la fille d’amis respectables et aisés. Cette fois, la rupture entre le fils prodigue et le père est irrévocable. Le chèque reçu du futur beau-père destiné à acquérir un logement pour le jeune ménage lui est retourné, et un chèque identique reçu de son père servira à acheter des toiles et des couleurs. Léon Weissberg est peintre, et libre.

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La liberté sera l’interlocutrice de Weissberg durant toute sa vie, jusqu’à son ultime accomplissement. Il sait que sans elle, rien ne s’accomplit d’authentique et qu’elle engendre sa propre vérité. Les étapes déjà franchies et celles à venir, dans un monde qui se relève à peine des ruines et de la misère, se révéleront des épreuves déterminantes, auxquelles vont bientôt répondre le chômage et l’inflation qui n’augurent guère d’un avenir meilleur, un avenir déjà menacé par la monté du nazisme et la recrudescence de l’antisémitisme. Un monde désemparé, en proie aux affres d’un existentialisme qui ne dit pas encore son nom, mais dont les origines contestataires et les remises en question des valeurs originelles de la civilisation sont déjà en germe dans des mouvements intellectuels que Weissberg s’apprête à côtoyer.


L’art est un miroir. L’apprentissage du jeune Weissberg dans les capitales européennes le lui révèle. Réceptacle des pulsions vitales, des espoirs et des révoltes, l’art est aussi un baromètre et un diapason qui donne le ton. Il anticipe et précède, tel un oracle. Il est le pouls, la respiration d’une époque, et voilà sans doute ce qui le rend subversif et dissident aux yeux de toute une classe dirigeante, dont la méfiance à son égard et a fortiori à celle des artistes ne peut que déboucher sur la censure. Face à une situation asphyxiante de dépendance sociale et politique – Weissberg appartient à une génération qui assiste au suicide d’un monde qui emporte avec lui son entité et ses racines –, l’urgence est dans l’immersion créatrice, nécessité salvatrice comme unique réponse à la montée du totalitarisme. Mais l’heure est encore à l’étude et aux découvertes. Les musées relayent les académies, lieux incontournables et obligés où la connaissance passe par l’expérience visuelle. Weissberg en sera imprégné pour la vie. Dresde, Vienne lui révèlent leurs trésors avec Munich, dont la Pinacothèque est riche d’œuvres de peintres français : Corot, Manet, Renoir, Cézanne. Weissberg séjourne deux années à Munich, entre 1919 et 1921, et suit les cours de l’Académie des Beaux-Arts, tout en étudiant les grands peintres du XIXe siècle français et ceux de l’école allemande, Cranach, Altdorfer, Grünewald, Hans Holbein le Jeune et bien sûr Dürer.

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L’étude des Maîtres s’inscrit dans une tradition pérenne de la transmission d’un héritage et la continuité du métier et de ses acquis techniques indispensables à tout jeune créateur. Weissberg regarde, émerveillé, questionne l’art des anciens et celui des modernes qui ont élu Berlin ville phare du carrefour des mouvements avant-gardistes, littéraires et artistiques. Foyer fécond offert à l’inventivité la plus novatrice, Berlin fut en 1920, pour Weissberg, un laboratoire. Rien n’échappe alors à sa curiosité comme à son attente. Peut-on imaginer ce que représente sa découverte de Chagall, dont l’imprégnation de la culture juive, vécue dans l’exil et la séparation d’avec les siens, enfante un imaginaire qui fait voler les ânes dans le ciel et transposer les scènes de la Bible dans des paysages fauves ? Comment être insensible au rôle joué par la couleur chez Kirchner, Schmidt-Rottluff, chez ces Expressionnistes allemands qui misent tout sur les tensions chromatiques ? Pour Weissberg, il est évident que toutes les conquêtes qui délivrent l’art de l’académisme ont éclos dans cette ville. Que d’audaces picturales face au malaise existentiel et moral qui va bientôt déboucher sur une révolte sociale ! Les peintres de la Brücke de Dresde, du Blaue Reiter de Munich, puis le mouvement Dada de Tzara, Grosz, Haussmann et le Bauhaus de Weimar, incarnent bien un art de rupture, dans une société où s’exacerbent les tendances les plus


contradictoires, de la souffrance au mal-être. Une explosion artistique sans pareille dans laquelle Kandinsky et Klee font figures de modèles. Weissberg s’ouvre à cette énergie qui submerge et magnifie l’effervescence créatrice. Impatient de se réaliser et de se nourrir des richesses du passé, en 1922 il part pour l’Italie à pied, traverse les Alpes, renouant avec le voyage initiatique pratiqué au XVIIe siècle par les artistes flamands et français. Il découvre Venise, puis Rome et Florence, visitant, avec une appétence inépuisable, musées et églises. Une invitation à une croisière le conduit en Hollande où il voit les œuvres de Vermeer et de Rembrandt. La proximité de tous ces chefs-d’œuvre convainc le jeune homme de la force de rayonnement de la création. Une création jamais passive, mais toujours dans l’action. Cette expérience le persuade du pouvoir d’une œuvre, objet de rencontres et de flux infinis, concentrant des forces et une énergie, une vertu nietzschéenne par excellence, au cœur de toute entreprise avec laquelle l’homme se dépasse. Pour Weissberg, la leçon vaut comme exemple. Il ne reculera pas devant ce qu’il sait être son destin. De retour à Berlin, il exécute un Portrait de Franz Kafka (1923). Dans le corpus de l’artiste, il porte le numéro deux. Presque monochrome, l’écrivain est représenté assis devant une bibliothèque, légèrement tourné vers la droite. L’élégance du dessin, souple et délié, est au service d’un classicisme bien légitime pour celui pénétré du rôle joué sur sa formation par les chefs-d’œuvre. En ouverture, une composition Roses dans un vases bleu (1922) d’une veine expressionniste, qui sera celle de Weissberg à Paris où il arrive fin 1923.

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Le mythe montparnassien commençait suffisamment à circuler dans toute l’Europe et jusqu’au États-Unis pour que Weissberg, à peine débarqué de la gare de l’Est et le pied posé sur le pavé parisien, se rendît dans le quartier où une concentration d’artistes venus de tous les horizons déploie ses arcanes aux ramifications infinies, entre la place de Rennes et de l’Observatoire, au carrefour stratégique, Vavin. Dans ce quartier provincial en pleine mutation depuis la création de la ligne Nord-Sud reliant la gare Montparnasse, qui a nécessité le percement du boulevard Raspail, à l’embouchure des rues Delambre et du Montparnasse, Vavin et Joseph-Bara, la légende de Montparnasse est déjà riche d’histoires et de scandales qui courent sur les habitués, au-delà des frontières de la capitale. La gloire attend certains, la misère est le lot du plus grand nombre installé dans les remises à chevaux qui pullulent au fond des cours, jouxtant des entrepôts aménagés en ateliers. Ces chercheurs d’absolu se retrouvent dans les cafés qui rassemblent les nouveaux venus et réconfortent artistes et poètes, rejoints par les rupins et les modèles, les collectionneurs, les critiques et les marchands. Avec les disparitions d’Apollinaire, de


Modigliani et de Jeanne Hébuterne qui viennent de quitter tragiquement la scène sur laquelle affluent de jeunes artistes russes, polonais, galiciens, c’est un chapitre qui se clôt. Mais la vie continue, une bohème qui pactise avec la réalité et qui rêve de refaire le monde. De Gomel, de Vitebsk, d’Odessa, de Lodz, c’est l’Europe centrale qui se donne rendez-vous dans la capitale mondiale des arts. Ils trompent la solitude en se retrouvant à la Rotonde, au Dôme, et à La Coupole. Soutine, Kikoïne, Krémègne (aucun des trois ne reverra la Russie), Chagall, Kisling, Zadkine, ManéKatz, Hayden, Lubitch, Mendjizky, Pascin, Pougny, Chana Orloff, Kogan, Charchoune, les Delaunay partagent à la cantine Vassilieff un quotidien frugal. L’amour et la souffrance sont au menu, mais tous sont affamés d’art. Ils partagent une ferveur qui, en dépit des difficultés, les protège des drames – qui n’épargnent pas certains, comme Diego Rivera qui vient de mourir, victime du froid, dans son atelier de la rue du Départ. Foujita, figure emblématique, multiplie ses frasques avec sa muse Youki, tandis que Kiki passe d’un atelier à l’autre pour poser. Deux lieux sont incontournables, le Dôme et la Rotonde, dont le patron, Libion, instaure le principe de l’échange pour ses clients fauchés, ce qui explique la présence de nombreuses peintures sur les murs. Derain, Matisse, Vlaminck, Picasso, Van Dongen sont des habitués. « L’atmosphère de la Rotonde jusqu’en 1924 fut celle d’un foyer où l’on venait retrouver les copains, où il faisait chaud l’hiver », écrit Jean-Paul Crespelle (in La Vie quotidienne à Montparnasse à la Grande époque, 1905-1930, Hachette). C’est donc à la Rotonde qu’en toute logique Léon Weissberg arrive à deux heures du matin, sans bagage – une boîte de corned beef américain pour tout bien – pour son premier rendez-vous avec Paris et l’art vivant. Sa première rencontre avec son compatriote, le peintre Sigmund Menkès, qui l’a précédé de peu, est comme un adoubement. Menkès l’emmène dans son hôtel à Montparnasse où Weissberg passe sa première nuit à Paris. Pour les artistes, le logement reste une priorité, et un problème vécu au quotidien. Certains ont élu domicile à la Ruche, étrange pagode occidentale construite avec des matériaux récupérés de l’Exposition Universelle de 1900. Dans ses pavillons insalubres se sont installés Chagall, Kikoïne, Krémègne, Indenbaum, tandis que d’autres lui préfèrent la Cité Falguière. Weissberg choisit de s’installer rue Campagne-Première au numéro 9.

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Les difficultés partagées scellent des amitiés. Weissberg et Menkès se lient rapidement avec deux autres Galiciens, Alfred Aberdam, qui arrive à Paris en 1924, et Joachim Weingart, en 1925. Tous deux ont connu Menkès et peut-être Weissberg à Berlin. Les trois mousquetaires, qui sont quatre comme l’on sait, se font connaître sous le nom de « Groupe des


Quatre » lors d’une exposition commune organisée par la galerie de Jan Sliwinski, Au Sacre du printemps, 5, rue du Cherche-Midi, de novembre 1925 à la fin janvier 1926. Au sein de l’École de Paris, les artistes immigrés ne constituent pas une enclave, bien que la diaspora juive ait grandement contribué à son rayonnement international. Ils se retrouvent à Paris parce que tout y est possible et qu’il faut être là et pas ailleurs. D’un séjour temporaire, ils ont fait un ancrage définitif, comme unique réponse à leur vocation artistique. On assiste à une fermentation sans précédent, portée par un métissage qui féconde l’art français comme jamais il ne le fut. L’aventure pour chacun est unique et plurielle, par le choix d’une vie libre. Une prolifération culturelle identifie la scène artistique parisienne marquée par un esprit naturel, enclin à la convivialité et à la tolérance, l’ouverture et le partage placés sous les auspices de la littérature et de l’art. « Toute la jeunesse du temps respirait l’air d’une véritable révolution artistique […]. L’entente intellectuelle qui régnait parmi nous et l’esprit de camaraderie qui nous liait les uns aux autres étaient vraiment merveilleux », écrit Otto Freundlich dans son journal (1931), publié en 1957 in Prisme des Arts. Le brassage social et l’intégration dans les différentes communautés (appelée à être déstabilisée) renforcent une fusion à laquelle des personnalités comme André Salmon, Blaise Cendrars, Waldemar George ont efficacement contribué.

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Paris fascine Weissberg. Le temps de l’apprentissage se prolonge au Louvre où il se rend régulièrement en compagnie de ses amis. Weissberg est ébloui par Léonard de Vinci, le Titien, Vélasquez, Goya, et Rembrandt dont il étudie la magie lumineuse. Il n’oubliera pas leur palette, dominée par les tons bruns de l’ombre, des noirs travaillés pour de francs contrastes. Dans l’école française, il s’attache à Watteau et Fragonard pour leur lumière ambrée, et Corot pour sa transparence lumineuse. Au musée du Luxembourg où sont exposés les Impressionnistes, il est sensible à la liberté de la touche de Pissarro, la sensualité de la couleur chez Manet et Renoir. Cézanne peint comme un classique des sujets de son temps et Van Gogh fait irradier la couleur. Weissberg vérifie ses acquis à l’aune des chefs-d’œuvre des Maîtres. Pour cet homme élégant, au charme qui le fait apprécier, dont la culture européenne répond à la richesse de son tempérament profond, le premier devoir est d’être authentique dans tout ce qu’il entreprendra, à commencer par son œuvre. L’heure n’est plus aux questions ni aux hésitations. De ses séjours à Vienne, Munich, Berlin, en passant par l’Italie et les Pays-Bas, il a mûri un héritage irréfutable qu’il mettra au service du monde visible. Sa vision humaniste lui fait rejeter tout autant le réalisme et le post-cubisme, l’un et l’autre enlisés


dans l’académisme, mais aussi les mouvements plastiques tels que le Suprématisme, le Constructivisme, au nom d’un retour à l’ordre exsangue d’un épanchement personnel, et conséquemment de sa vérité. Pour Weissberg, quel sens peut revêtir la modernité ? Il n’est pas religieux et il est pénétré d’un esprit universaliste. Ses études l’y ont formé. Sa présence dans la capitale l’a fait réfléchir sur les richesses qu’elle lui apportait tout en prenant conscience qu’elles le révélaient à lui-même. Puisque la culture biblique bannit la représentation de Dieu et que celle de l’homme n’y a pas davantage sa place, il en affrontera les anciens interdits et rejettera tout ce qui n’exprimerait pas sa vérité. Il refuse d’adhérer à toute théorie, se réservant de puiser son inspiration dans le réel et dans l’émotion, aussi fugitive soit-elle. Par les formes, les couleurs, qui débusquent le secret des choses et des êtres et leur identité profonde, les blessures comme les joies de l’âme, la peinture accède à une expression, vraie, par la voie la plus authentique, celle de la sincérité. Pour réaliser sa vocation, rien ne l’arrêtera, ni les privations ni les travaux réservés aux étrangers qui lui permettent de pallier la réalité prosaïque. « Le temps est un phénomène de mise en perspective, mais il faut vivre », écrit à cette époque Cocteau. Dans un Montparnasse encore fraternel, Weissberg donne libre cours à ses dons. Il s’engage naturellement sur la voie d’un réalisme au service des thèmes classiques : le portrait, la nature morte, le paysage. Il faut noter que tous ces jeunes artistes pratiquent le dessin avec conviction, lui reconnaissant la part d’expression instinctive qu’il renferme. L’expression, Weissberg lui accorde la priorité. La diversité de ses sujets le fait passer indistinctement du portrait au paysage et aux objets, suivant les circonstances. Ses premiers portraits sont ceux de ses proches. Celui du Jeune peintre Aron Haber-Beron (1924). L’attitude mélancolique du personnage se renforce d’un graphisme aigu, qui caractérise le Portrait d’un garçon juif, peint une année auparavant. Attentif à ne pas trahir la ressemblance du modèle, Weissberg se situe ici dans la mouvance de Modigliani et de Kisling par cette matière lisse qu’il délaissera. La gamme de couleurs sobres – des bruns noirs, des ocres jaunes et un blanc pour la chemise qui introduit une vibration lumineuse – répond à une austérité naturelle, sans nuire à l’émotion, pudiquement retenue. Weissberg la traduit par une modulation délicate, que l’on retrouve dans La Grand-Mère (1925) et le Portrait du jeune Léon Ber. Une composition frontale, presque hiératique que soulignent le raccourci des lignes et la massivité des volumes, pour privilégier le visage et les mains modelés dans la lumière. 39


Ces années sont décisives pour Weissberg. Le Cubisme a fait son temps. Picasso, Braque, mais aussi Van Dongen, Kisling, Foujita, Lhote, dominent la scène parisienne, sans oublier Matisse. La Nature morte à l’encrier (1924) reste un exemple unique chez Weissberg qui expérimente délibérément l’articulation nette et souple, le caractère cursif et la planéité de la surface. La couleur s’y libère dans la veine d’une palette dont la richesse s’épanouit dès sa nature morte le Grand Bouquet aux fruits et au couteau (c. 1925) ainsi que dans ses paysages peints à la même époque. Les origines terriennes du Galicien retrouvent leur substance vivante dans ses premiers paysages dont la filiation évidente avec l’École de Paris se traduit par une palette expressionniste aux couleurs vives : Les Maisons au portail ouvert, La Route de la colline et Village aux toits rouges. Contemporaines, la Nature morte au bougeoir et au pot blanc et la Nature morte aux pinceaux (première toile exposées au Salon d’Automne, 1925) revendiquent l’héritage cézannien dont Weissberg médite la leçon. Il construit à partir de verticales sur un alignement décalé qui dispense des formes triangulaires pour une perspective ouverte sur plusieurs plans travaillés dans les tons foncés, des bruns rougeâtres, des verts, des bleus réveillés par des blancs qui caractérisent d’autres compositions peintes en 1925 : Nature morte avec livre ouvert, bougeoir et lunettes et encore Nature morte à la statue, qui prolongent un classicisme d’une puissante plénitude. Elles allient la simplicité du sujet à une préoccupation d’équilibre qui témoigne d’un don véritable de peintre. Une saine inspiration dispense la mise en espace de ces objets quotidiens organisés avec la sûreté de métier qui le préserve de toute tentation envers la mode. Il se souvient de Chardin, de Courbet, et tend au seul art qui vaille, celui qui donne une forme plastique à son émotion pour communiquer ses sentiments. Une expressivité ardemment libérée dans ses paysages de Paris, qu’il découvre. Weissberg se révèle et nous déconcerte un peu par cette soudaine irruption de la couleur dans sa peinture, qui rend compte de sa sincérité, à la fois fervente et reconnaissante envers la ville qui l’a accueilli. Le Parc Montsouris à Paris et Rue à Montmartre inaugurent une suite de paysages qui scandent son parcours. Bien construites dans un réseau équilibré de perspectives et de plans simples, ses peintures sont réalisées avec un procédé de notations rapides, légères au service du dynamisme des couleurs contrastées qui rappellent les tableaux de Kikoïne et de Soutine. Weissberg apprivoise son geste. Délicat, et spirituel dans sa part d’invention, il affirme une séduisante sûreté, dont la puissance et l’effusion accèdent à une forte concision. 40


L’année 1926 est prolifique. Weissberg confirme un tempérament original, et une évidente personnalité dans la diversité des sujets abordés. Ceuxci lient la robustesse et la sensibilité dans cet état d’équilibre conquis, qui favorise le naturel de son art et son épanouissement ininterrompu. Le portrait, genre noble, trouve en Weissberg un peintre clairvoyant, débusquant leur mystère tout en respectant le silence et ses modèles. Un artiste qui pénètre au fort des secrets de la création. Sa Femme à la bouteille s’impose par cette atmosphère subtile dans laquelle baigne son modèle. Ici, le sujet oscille entre le portrait pur et la scène de genre, qui évoque Degas. Le traitement expressif du visage délicatement soutenu par une main gracile se renforce de vigoureux accents peints dans une matière qui ne dissimule pas l’appel expressionniste. C’est à cette époque que Weissberg peint Léopold Zborowski, qui lui achète de temps en temps une toile. Ce poète d’origine polonaise arrivé à Paris et devenu courtier en tableaux est passé à la postérité pour avoir été le marchand et l’ami de Modigliani. Il fréquentait La Rotonde et s’occupait des Expressionnistes de l’École de Paris, en particulier de Soutine. Weissberg en donne un portrait réfléchi, dans la tradition des portraits nordiques. Entièrement tourné sur lui-même, les mains retenant ses gants, Zborowski est auréolé d’une lumière mystique rembrandtesque. La touche de Weissberg a gagné en finesse, la matière s’est nourrie d’aplats repris, travaillés dans les tons chauds qui accrochent la lumière dispensée par la croisée située à la gauche du modèle. Dans une attitude sobre, l’homme trahit une fragile solitude, inattendue, sous l’action d’une facture ayant désormais conquis sa liberté d’expression. À cette veine appartient le portrait de son ami, le peintre Roman Kramsztyk. Le portrait intitulé Garçon à la mandoline (c.1928) est peint du bout du pinceau prestement enlevé, à la façon d’une esquisse afin de sauvegarder l’impression première. Une leçon que préconisait Cézanne et qui permet à la couleur de garder toute sa richesse, et l’expression de ses dégradés, comme l’expriment Femme à la tresse et Portrait d’une jeune femme, peintes la même année.

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Chez Weissberg, la volonté se fait instinct. Ainsi dans La Marié juive, considéré comme un des chefs-d’œuvre de l’artiste qui l’expose en 1926 dans un Salon : Schalom Asch, apercevant le tableau, s’exclame : « C’est la mariée juive ! » Il est passé à la postérité sous ce nom. Ce nu à peine dissimulé par un voile ne cache pas sa filiation avec Rembrandt. Brossé d’un pinceau plus fin et plus tendre, il s’en dégage un trouble particulier dispensé par l’apparence iconique du modèle, paradoxalement offert dans sa vérité la plus charnelle, pour une intimité quasi tactile. D’une


sensualité frémissante, à fleur de la toile, chaque touche est une caresse qui provoque le jeu instinctif de la main. Une provocation faussement ingénue qui inscrit la peinture dans un ordre poétique. Ce qui prévalait dans le portrait de Zborowski, que l’on retrouve dans La Mariée juive et les portraits en général, c’est leur propension à la rêverie, qui évoluera progressivement vers le rêve intérieur vécu par ses clowns futurs. Le nu reste une exception dans le corpus de Weissberg (Femmes nues au violon, 1925) qui peindra deux autres nus en 1929 : Nu assis et Nu assis sur une chaise. L’attitude de confiant abandon du modèle s’accorde à l’intimité du sujet. La femme est célébrée dans la plénitude sensuelle de son corps qui absorbe et renvoie la lumière obtenue à partir de touches d’ocres lentement posées, superposées, jusqu’à ces vibrations orchestrant des harmonies d’ocres et de blancs. Liberté et souplesse du métier s’unissent désormais pour donner une image du réel qui célèbre la vie. Baigneuses au pommier (c. 1929) ne cache pas sa dette envers Renoir. Weissberg peindra un Nu sur le lit défait en 1938, dont la trace a été perdue, qu’il devait aimer puisqu’il en avait emporté la photo en noir et blanc lors de son exode à Rodez. […] La vie s’écoule rythmée par la peinture et une vie familiale fragilisée par le départ de son épouse Marie, qui s’est éprise d’un ami proche, l’écrivain Oser Warszawski qu’elle épousera en 1942. Le couple se sépare. Le peintre Maurice Mendjizky suggère à Weissberg de le rejoindre dans le midi. Mendjizky, que Kiki a laissé, a épousé une jeune Niçoise, Rosette. Weissberg séjournera deux ans à Saint-Paul-de-Vence, où il a été invité par l’aubergiste de La Colombe d’Or, monsieur Roux – un amoureux de peinture et un collectionneur avisé qui, en échange de tableaux, assure la chambre et le couvert. C’est à La Colombe – haut lieu cosmopolite dans ce village alors d’une rare beauté, où des artistes, souvent impécunieux, attirent des millionnaires et des célébrités – que Weissberg se lie d’amitié avec Michel Fontaine, un fils de famille charmant et discret qui a interrompu ses études pour faire une cure de santé, et qui deviendra ambassadeur. Fidèle à ses souvenirs de Saint-Paul et à cette amitié de jeunesse, Michel Fontaine conservera sa vie durant ses cinq toiles du peintre disparu.

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En Provence, Weissberg est ébloui par la lumière. Sa Vue de Saint-Paul-deVence (1934), qu’il a choisi de représenter par temps gris, renoue avec une palette assourdie, ravivée dans L’Olive Bleue (1933) d’aplats vibrants de couleurs ivres de vie. Des bleus, des verts, des jaunes, débordent sur les bruns et les ocres crémeux ou rosés dans la joie d’une éblouissante journée d’été. Il se rend à Cagnes comme le lui a conseillé Soutine, à Cannes dont


il peint la baie avec une mer verte. Au printemps, Weissberg va chercher à Paris la petite Lydie, qui vivra au côté de son père dans un logement prêté par M. Roux, rue Grande, où il installe son atelier. […] De retour à Paris, Weissberg s’installe au 2 bis, rue Perrel, dans l’ancien atelier du Douanier Rousseau (qui sera repris par le peintre Victor Brauner à la fin de la guerre) laissé meublé par son ami Menkès parti pour les ÉtatsUnis. Sa petite fille vit avec lui. Weissberg l’ignore mais il est en scène pour vivre le dernier acte de sa vie. Des portraits et des compositions florales jalonnent ces ultimes années – Jeune Fille en blanc (portrait de Mlle Henriette Tachon, c. 1936), peint dans une pâte gorgée d’une sève d’une blondeur rosée qui confère au modèle une dimension noble et profondément habitée. La peinture se vend mal. La crise économique se fait durement ressentir chez les artistes. Raykis, de la galerie Zak, le soutient par quelques achats et lui organise une exposition personnelle en 1937. Sa peinture gagne en sourde violence. Plusieurs variantes mettent en scène une cruche, un pichet bleu, un vase noir dans des peintures qui font la synthèse entre fermeté de l’écriture et raffinement de la palette. La palette, dont il exploite les tonalités vives, répond à une écriture appuyée, nourrie d’une matière plus grasse. Le Pont Neuf et Notre-Dame (c. 1939) est peint par touches énergiques qui construisent sur deux plans. Il faut déplorer la rareté des œuvres des années 30, due principalement au vandalisme ultérieur de son atelier.

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Un thème a fait son apparition. Celui des clowns, des saltimbanques et des musiciens ambulants, des acrobates, acteurs d’une comédie transposée dans un temps d’angoisse et d’incertitudes. Inaugurée en 1928 par un Clown mousquetaire (ou Clown matador) aux côtés de Bohémiens à cheval et Les Roulottes, entre la Femme en veste, cette thématique domine les quatre années qui lui restent à vivre. En juin 1940, devant l’arrivée des troupes allemandes, Weissberg fuit Paris et rejoint sa fille, Lydie, réfugiée à Rodez. Pour tout bagage, il a emporté les œuvres complètes de Heine en allemand (en un seul gros volume sur papier bible), un album de bois gravés des maîtres allemands du XVIe siècle, un dessin réalisé par sa fille à trois ans, une boîte de couleurs, sa palette et un petit chevalet pliant. À son arrivée, la préfecture l’assigne en résidence forcée dans le village de La Capelle-Saint-Martin où il vit en ermite et peint. Durant le rude hiver 1941 vécu sans chauffage, il contracte un abcès pulmonaire suivi d’une pleurésie purulente qui nécessite une hospitalisation de six mois. À sa sortie de l’hôpital, il obtient un Ausweis de dix jours pour Marseille où s’est


réfugié Raykis, et un changement de résidence forcée pour Entrayguessur-Truyère où il s’installe à l’auberge Andrieu (aujourd’hui Auberge de la Truyère) grâce à un contrat que lui fait avoir Raykis avec la Benjamin Gallery de Chicago, s’engageant à lui verser mille francs par mois en retour de six petites toiles. Plusieurs petites peintures nous sont parvenues, représentant le paysage rouergat : Le Chemin, Paysage à l’arbre jaune, Les Arbres roses (1942). Alors que Weissberg vit des temps menaçants et sombres, il peint des œuvres d’une rare vitalité. Empâtées dans la couleur qui baigne tout, transparente et profonde, elle dispense des émotions visuelles que nous fait partager cette âme noble habitée par le sentiment de la grâce.

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La peinture est un acte de vie. Weissberg le vit au quotidien. Peindre, c’est toute sa vie, avec sa fille dont il est séparé – sauf pendant les vacances scolaires. Une sorte d’ivresse s’empare de lui. Il embrasse avec une égale ferveur tous les sujets. Les formats sont petits car les toiles sont rares. Tous les supports sont bons, le contreplaqué, le carton, des couvertures de cahiers d’écolier. Son Portrait (imaginaire) de Rimbaud de 1942, si évocateur, est peint sur un petit carton de 19 sur 13 cm ! Il gratte lorsqu’il est mécontent et repeint par-dessus une première peinture ou bien peint au dos. Une énergie particulière anime son pinceau par lequel toutes traces témoignant de l’existence des êtres et des choses entreront dans la permanence de la peinture. Il trouve dans le monde sensible un répertoire de formes, de reflets et de symboles que leurs similitudes désignent comme les sujets offerts à ses propres rêves. Ainsi la composition de fantaisie intitulée par Lydie Lachenal Le Peintre Macznik à l’atelier peignant une femme et deux enfants (c. 1940) est-elle une scène imaginaire dans laquelle se juxtaposent portraits et objets, scène de genre élevée au mythe dans une démarche qui ne peut passer que par la vie même. Celle qui transfigure Jeune fille aux boucles d’oreilles (1941) mystérieusement illuminée, d’une intensité picturale particulière par sa simplicité classique et cette façon si personnelle de parvenir à une beauté intemporelle à partir du particulier. La gravité parfois mélancolique qui imprégnait ses portraits peints les années précédentes répond aux recherches plastiques et de lumière qui sont faites pour exprimer un idéal profondément humain, bien dans la tradition des portraitistes français, traduisant un état d’âme sous une enveloppe physique affirmée. Ce rêveur a toujours su conserver un contact étroit avec la nature. Les paysages gardent leur mystère tout comme ses modèles, et cela même lorsque le rêve semble l’emporter sur le réel – avec ses clowns conteurs, écuyères, danseuses et modèles. L’unité de l’inspiration et du sentiment qui anime l’artiste est si profonde qu’il atteint naturellement, pourrait-on dire, à l’harmonie des formes et l’harmonie des tons.


Nous sommes parvenus à un ensemble qui est une des créations les plus émouvantes du peintre. Sa richesse inventive est telle, qu’elle en est presque irréelle, par son sens du mystère. Avec ses clowns, musiciens, en conversation avec une écuyère, il allie un mysticisme et son sens de l’immatérialité à une observation de la nature qui se développe en profondeur. Au monde des ténèbres, Weissberg oppose celui de la lumière. Coloriste savoureux, il connaît le pouvoir poétique de la couleur en portant la vie réelle qui nous entoure dans un univers féerique, sinon de légende. Les tons montés exaltent les formes vigoureuses, maçonnées pourrait-on dire dans un esprit de synthèse qui tend au rapport du temporel au spirituel. Ses personnages de cirque nous enchantent par leur possibilité à transfigurer toute banalité en beauté, par l’enrichissement de tout ce que sa vie intérieure a de profond, s’inspirant de l’exemple des plus grands, à commencer par Rembrandt qu’il vénère. Ses visions nostalgiques, sereines, sont celles d’un cirque transposé, revisité par une âme de poète. On est bouleversé par la valeur émotive de certaines scènes qui ont quelque chose de vénitien dans la blondeur d’une tonalité chaude, notamment avec les nus dans Clown, danseuse et modèle, Gens du cirque. Leur présence relie le réel et l’irréel et se pare d’un mystère qui réunit tous les élans offerts par la nature. Ses rêves se referment sur son Autoportrait en clown (1942), visage énigmatique qui fixe pour l’éternité le rêve ultime d’une liberté conquise par son art. La souffrance a pris les traits d’un masque qui n’oublie jamais la réalité – cette réalité qui, en dépit de tout, nous domine. Le réalisme âpre, d’une rare force évocatrice, passe par une truculence matiériste, à la fois généreuse et retenue dans la façon dont le dessin construit chaque partie du visage. En toutes choses et quel que soit le sujet, Weissberg a parfaitement su équilibrer son sens de la nature, exalter les forces vivantes de son désir de peindre, sa quête d’humanisme jamais achevée, à laquelle la mort seule mit un terme. Le 18 février 1943 deux gendarmes se présentent à l’auberge Andrieu où il loge et l’enjoignent de les suivre. De Rodez, Weissberg est interné au camp de Gurs puis transféré à Drancy le 2 mars. Le 6 mars 1943, Weissberg envoie à sa fille sa dernière « carte interzone » : « Je pars pour destination inconnue». Déporté par le convoi n°51, il arrive le 11 mars au camp de Lublin-Maïdanek, à quelques kilomètres de Lwow, où il est assassiné le même jour.

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Avec Le Repas du clown (février 1943), Weissberg a peint son dernier songe avec une liberté traversée d’un lyrisme qui est comme une préfiguration symbolique. C’est précisément son geste symbolique qui donne toute sa valeur émotive à cette scène mystérieuse. On y décèle une des sources essentielles de son art, le côté magique de toutes choses dont Weissberg n’a cessé d’exprimer la singulière beauté et de la traiter avec un sentiment d’idéal et d’unité morale à travers les qualités plastiques de couleur et de lumière qui les rendent plus profondes. Seule l’imagination du peintre et celle du poète peuvent prétendre recréer ce qui nous entoure et donner la vie à une émotion plastique. Weissberg a conquis l’une et l’autre avec l’éloquence permise par l’élévation de sa pensée, constante, noble et rayonnante – la vérité de l’art. ◆ Lydia Harambourg Critique et Historienne de l’Art, Correspondante de l’Institut Académique des Beaux-Arts spécialisée dans la Première et la Seconde École de Paris

Extraits de « La Peinture de Léon Weissberg » in Weissberg, Catalogue raisonné © Éditions Lachenal, Lachenal & Ritter, Paris 2009

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Village au clocher c. 1928 - Huile sur toile - SignĂŠe en bas Ă droite - 73 x 100 cm


Jeune Fille aux boucles d’oreille 1941 - Huile sur carton - Signée en bas à droite - 27 x 21,5 cm

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Femme aux bras croisés 1928 - Huile sur toile - Signée en haut à droite - 65 x 54 cm Dédicacée << à mon cher ami Raykis, 1928 >> et contresignée, au dos  Wladimir Raykis était le courtier puis le directeur de la célèbre galerie Zak, rue de l‘Abbaye à Paris, 6 e

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Femme à la tresse c. 1927 - Huile sur toile - Signée en bas à droite - 73 x 60 cm


Bouque t de fleurs e t roses sur un entablement 1939 - Huile sur toile - Signée en bas à gauche - 41 x 33 cm Dédicacée << au symphatique Monsieur Louis, Paris 1939  >> et contresignée

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Portrait d’une jeune femme (Marie) c. 1927 - Huile sur toile - Signée en bas à droite - 55 x 46 cm


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Bords de Marne c. 1929 - Huile sur toile - Signée en bas à droite - 54 x 73 cm


Visage de fille tte 1942 - Huile sur toile - SignĂŠ en bas Ă gauche - 27 x 19 cm

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Bord de Seine en Automne c. 1929 - Huile sur toile - Signée en bas à droite - 46 x 65 cm


Remerciements La galerie remercie chaleureusement Lydie Marie Lachenal, la fille du peintre, et son époux, Kenneth Mesdag Ritter, qui ont permis la réalisation de cette exposition, Madame Lydia Harambourg, Historienne de l’art, qui nous a donné son aimable autorisation pour la publication dans ce catalogue de son beau texte sur Léon Weissberg, Monsieur Christophe Zagrodski, expert de l’École de Paris, et son épouse, qui sont à l’initiative de cette exposition et qui ont permis la rencontre entre la fille du peintre et la galerie, Ainsi que le photographe des œuvres : Thierry Bécouarn.

Conception Graphique Tanguy Ferrand 2019

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