NOVO 48

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La culture n'a pas de prix

02.2018

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à vélo

Bernard Plossu David Le Breton

Comme la marche, le vélo est un pied de nez à la modernité. Il rappelle à la sensation du monde.

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Parution avril 2018


ours Directeurs de la publication et de la rédaction : Bruno Chibane & Philippe Schweyer Rédacteur en chef : Emmanuel Abela emmanuel.abela@chicmedias.com 06 86 17 20 40 Secrétaire de rédaction : Cécile Becker Relecture : Sylvia Dubost Direction artistique et graphisme : starlight

Ont participé à ce numéro : REDACTEURS

Florence Andoka, Gabrielle Awad, Cécile Becker, Nicolas Bezard, Valérie Bisson, Marie Bohner, Benjamin Bottemer, Caroline Châtelet, Jean-Damien Collin, Antoine Couder, Sylvia Dubost, Sylvain Freyburger, Lisa Grimaud, Pauline Joerger, Camille Locatelli, Guillaume Malvoisin, Séverine Manouvrier, Fanny Ménéghin, Mylène Mistre-Schaal, Adeline Poidevin Segura, Antoine Ponza, Léa Signe, Martial Ratel, Yves Tenret, Claire Tourdot, Aurélie Vautrin, Nathanaelle Viaux, Pierre Walch.

PHOTOGRAPHES ET ILLUSTRATEURS

Vincent Arbelet, Pascal Bastien, Julian Benini, Laurence Bentz, Sébastien Bozon, Thibaud Dupin, Rodolphe Escher, Benoît Linder, Renaud Monfourny, Nicolas Moog, Arno Paul, Bernard Plossu, Olivier Roller, Dorian Rollin, Christophe Urbain, Henri Vogt, Nicolas Waltefaugle.

CONTRIBUTEURS

Nathalie Bach, Bearboz, Nicolas Bezard, binelange, Myriam Commot-Delon, Alexis Delon, Léa Fabing, Christophe Fourvel, Jérôme Mallien, Ayline Olukman, Chloé Tercé, Mathieu Wernert, Sandrine Wymann.

COUVERTURE

Thomas Lévy-Lasne, Fête n°50, 2017 Aquarelle sur papier, 15 × 20 cm (détail). Exposition Rock’N’Roll à la Fondation Fernet-Branca à Saint-Louis jusqu’au 18 février

IMPRIMEUR

Estimprim – PubliVal Conseils Dépôt légal : février 2018 ISSN : 1969-9514 – © Novo 2018 Le contenu des articles n’engage que leurs auteurs. Les manuscrits et documents publiés ne sont pas renvoyés.

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12 rue des Poules / 67000 Strasbourg Sarl au capital de 37024 € – Siret 509 169 280 00013 Direction : Bruno Chibane bruno.chibane@chicmedias.com – 06 08 07 99 45 Responsable administratif : Gwenaëlle Lecointe administration@chicmedias.com – 03 67 08 20 87

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ÉDITO

sommaire

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Nº48

CARNET Le monde est un seul 7 Identités en séries 9 Une balade d’art contemporain 34-35 Gloria 50-51 Ashiya 86 Take me somewhere nice 90-91 Regard 92 Histoire contact 93 A World within a world 94 Scénarios imaginaires 96-97 Carnaval 98

TELEX 10—11 La sélection de la rédaction

FOCUS 12—26 La sélection des spectacles, festivals et inaugurations

INSITU 28—33 Peinture, vidéo, installation, photographie… tour d’horizon des expositions de notre grand Est

RENCONTRES 36—48 Arundathi Roy 36 Robert Bober 38 Sara Forestier 39 John Maus 40 Valérie Lagrange 44 William Z. Villain 45 Léa Trommenschlager 46

MAGAZINE 52—81 Premio europa per il teatro 52 Le théâtre regarde le monde à Strasbourg 56 Olivier Cadiot 62 Monsieur Toussaint Louverture 66 Alan Lee 69 Éditions 2024 70 David Sala 72 Adolphe Braun au Musée Unterlinden 74 Hélène de Beauvoir au Musée Würth 75 Georg Baselitz à la Fondation Beyeler 76 Thomas Lévy-Lasne à la Fondation Fernet-Branca 78 François Cardey 79 Xavier Legrand 80

SELECTA Disques 82

Livres 84 3


©Kurt Van der Elst

MARS

me je

14 20:30 * 15 20:30

* Kulturbus Offenburg fp Strasbourg MAILLON-WACKEN

Première française

T H É Â T R E D E S T R A SB O U R G SCÈNE EUROPÉENNE maillon.eu

M

+33 (0)3 88 27 61 81

N E

T E U

Théâtre musical / Belgique

D’APRÈS LOUIS PAUL BOON COMPOSITION DAAN JANSSENS MISE EN SCÈNE FABRICE MURGIA


édito Par Philippe Schweyer

Un moment de grâce Après m’avoir entièrement déshabillé et attaché à un poteau planté en rase campagne, Catherine D. s’est mise à me jeter des pleines poignées de boue tout en me traitant de fumier féministe, de misérable mytho et de pisse-copie psychotique. J’en étais là quand mon réveil a sonné et ce n’est qu’après une douche brûlante que j’ai fini par retrouver mes esprits. Comme tous les matins, j’avais rendez-vous pour prendre un café avec un ami qui passait ses nuits dans un club de fitness décrépi. Dans le journal, la ministre de la Culture appelait à « agir en faveur des migrants ». Selon elle, le monde de la culture avait « tous les pouvoirs pour rappeler à ces personnes que le rêve existe et leur offrir des moments de grâce ». J’ai repensé brièvement à mon rêve. C’était curieux de vouloir offrir « du rêve et des moments de grâce » à des personnes qui gaspillaient déjà beaucoup d’énergie à rêver qu’on veuille bien les accueillir avec un peu d’humanité. Mon ami est arrivé en sueur, une serviette de bain Playboy autour du cou. L’espace d’un instant, j’ai imaginé qu’il venait de croiser Catherine M. dans le vestiaire de son club, mais ses exploits nocturnes étaient purement sportifs : « Devine combien de temps j’ai pédalé cette nuit ? — Tu ferais mieux de dormir. — Quand je pédale, je pense à un tas de choses. Au sens de ma vie, par exemple. Il n’y a que dans ces moments-là que je peux réfléchir sérieusement. — Tu m’as déjà raconté ça. Si tu pensais un peu moins, tu dormirais plus. — Sur mon vélo, j’ai les idées claires. C’est quand je mets pied à terre que tout s’embrouille. — Tu devrais commencer par arrêter la picole et la clope. — Toi aussi, tu voudrais me priver de mes seuls plaisirs ? — Tu as mauvaise mine. Tu ne dors pas assez. — Pour Borges, dormir c’est se distraire du monde. — Ça dépend de ce dont tu rêves… — Justement, j’ai encore fait un rêve horrible. — Tu traversais la Méditerranée sur un canot pneumatique ? — Presque. J’étais couché à plat ventre sur le toit d’un train qui fonçait dans un tunnel interminable. Il fallait que je m’agrippe de toutes mes forces pour ne pas lâcher prise. — Tu aurais pu t’électrocuter… As-tu fini par tomber ? — Non, je me suis réveillé juste à temps. Voilà pourquoi j’ai fini la nuit au club… Il fallait que je pédale pour chasser ce rêve épouvantable. — S ans tes rêves, tu ne penserais pas autant à ceux qui risquent leur vie pour venir se réfugier chez nous… — Et toi, tu ne rêves jamais ? »

J’ai préféré ne pas lui raconter. Me faire asperger de boue par Catherine D. n’avait rien de reluisant. En touillant mon café, j’ai regardé autour de moi. Des habitués prenaient le temps de parler de la pluie et du beau temps, d’autres se dépêchaient de filer pour ne pas arriver en retard au bureau. On se serait cru dans un film de Claude Sautet, sauf que personne ne fumait. Attablés à côté de nous, un homme et une femme qui ressemblaient vaguement à Michel Piccoli et Romy Schneider se faisaient face silencieusement. La femme ne quittait pas son smartphone des yeux tandis que l’homme était plongé dans son journal. J’ai fouillé mes poches à la recherche de quelques pièces. Je n’avais même pas de quoi payer mon café. Mon ami s’est dirigé vers le comptoir pour régler l’addition. Tout d’un coup, d’un geste souple, il s’est hissé sur le zinc et s’est mis à chanter à tue-tête le vieux hit de France Gall qui passait à la radio : Musique / Et que chacun se mette à chanter / Et que chacun se laisse emporter / Chacun tout contre l’autre serré / Chacun tout contre l’autre enlacé… Le patron a aussitôt monté le volume et la salle s’est instantanément métamorphosée en discothèque : Musique / On est trop faible pour s’entretuer / On est trop seul pour se détester / On est trop mal pour s’en rajouter / On est trop rien pour se déchirer… Maintenant, tout le monde se trémoussait en chantant à pleins poumons. Même Michel Piccoli et Romy Schneider dansaient comme dans un remake un peu cheap de La Fièvre du Samedi Soir. Pour les moments de grâce, il suffisait d'un peu de musique.


2018 AUCŒURDES CRÉATIONS février

blablabla à partir de 6 ans

Encyclopédie de la parole / Emmanuelle Lafon

Mars

LA VASE

MARGUERITE BORDAT ET PIERRE MEUNIER

spectacle programmé et coproduit en commun avec Les 2 Scènes, Scène nationale de Besançon

DÉSOBÉIR

LE MONDE ÉTAIT DANS CET ORDRE-LÀ QUAND NOUS L’AVONS TROUVÉ

MATHIEU RIBOULET ANNE MONFORT /

AVRIL

SAIGON

CAROLINE GUIELA NGUYEN / LES HOMMES APPROXIMATIFS

MAI

JULIETTE ET LES ANNÉES 70 FLORE LEFEBVRE DES NOËTTES

GEORGES DANDIN OU LE MARI CONFONDU MOLIÈRE / JEAN-PIERRE VINCENT

+

DES RENCONTRES, PROJECTIONS, STAGES, LEVERS DE RIDEAU... PROGRAMME À RETROUVER SUR www.cdN-besancon.fr

www.cdn-besancon.fr / 03 81 88 55 11 AVENUE ÉDOUARD DROZ 25000 BESANÇON / ARRÊT TRAM : PARC MICAUD


Le monde est un seul n°47 Par Christophe Fourvel

Un besoin et une absence de poésie Je lisais, pour clore l’année 2017, le livre d’un écrivain colombien intitulé Trahisons de la mémoire. Au tout début du livre, l’auteur nous raconte que son père a été abattu par des tueurs à moto dans une rue de Medellín. L’homme est mort avec un poème manuscrit dans une poche de son manteau. Trahisons de la mémoire 1 parle pour l’essentiel de ce poème. Car Héctor Abad Faciolince a longuement évoqué la figure de son père dans un autre livre qui semble être la matrice de celui que je possède : L’oubli que nous serons2. Le poème en question, recopié de la main de son père, est attribué à Jorge Luis Borges. Le premier vers dit ceci : « Nous voilà devenus l’oubli que nous serons. » D’où le titre du roman matriciel et la quête qui constituera le fil narratif de ce second livre. Car quête il y aura, du fait que le poème en question ne figure dans aucun ouvrage de Borges. Il est donc possiblement un faux. Allez donc savoir ! Lorsque vous pénétrez dans l’univers de l’écrivain argentin, les jeux de miroir deviennent plus puissants que les rayons du soleil. Mais comme un poème trouvé dans la poche d’un père assassiné est tout sauf anodin, Héctor Abad Faciolince ne se satisfait pas de ces incertitudes. Il va interroger l’authenticité du sonnet et reconstituer le labyrinthe littéraire et géographique qui le conduisit jusqu’au manteau ensanglanté de son père. En lisant ce livre, je pensais qu’il était sans doute extrêmement émouvant de savoir son père mort, un poème dans la poche. Nous qui sommes athées, n’avons peut-être jamais pensé à un rituel de transmission qui aiderait nos enfants à vivre et nous-mêmes, sans doute à mourir : choisir un poème et le garder tout contre soi jusqu’à notre dernier souffle. Je me disais aussi que nous étions nombreux, sans aucun doute, à être émus par cette histoire et que parmi « ces nombreux que nous sommes », beaucoup ne lisent jamais de poésie. Je m’interrogeais alors sur notre besoin de poésie et sur l’absence de poésie dans nos vies. Il me semblait qu’à évoquer ainsi une transmission intime d’un poème (« d’être à être », « de corps à corps », « de père à fils ») nous lui redonnions tout son sens. Peut-être parce que nous renouons ainsi avec les origines orales du texte. Oui, ce qui m’a tant ému dans l’histoire d’Héctor Abad Faciolince est cette évidence : quelque chose ne fonctionne pas dans le nombre, dans la démultiplication de nos adresses, dans l’accroissement des cercles auxquels l’on s’adresse. Car enfin, n’importe quel homme sensé, soit-il allergique à la moindre lecture et à qui vous lisez entre quatre yeux un seul poème exprimant quelque chose de notre condition de mortel, vous écoutera toujours l’œil humide. Parce qu’il sentira que vous lui offrez là une relation d’individu à individu de très haute valeur. Parce qu’un poème ressemble à notre silhouette égarée dans le paysage immense que nous laissons, un jour ou l’autre, parmi l’étrange oubli que nous serons. Il tente de dire l’écrasante complexité du monde qui légitime nos peurs, nos doutes, le mystère qui nous embue la vue quand nous en avons terminé avec la prétendue urgence quotidienne, la fatuité d’être riche ou aimé de tous.

Oui, il serait juste de laisser à nos enfants un poème : lui seul est à même d’incorporer dans sa langue l’émerveillement, la mélancolie, la ferveur, l’oubli, l’incompréhension, la musique poignante qui furent le plus haut et le plus essentiel de nos vies. Seuls les poèmes acceptent intimement la part d’ombre du monde. Les poèmes et une certaine spiritualité sans doute, qui n’a pas vraiment besoin de dieux. Roberto Juarroz écrit quelque part que le sacré est « l’amour non dit ». Cela figure dans un de ses nombreux recueils, tous intitulés Poésie verticale 3 et numérotés de un à douze ou treize, selon les traductions. Poésie verticale est un titre pour nous, qui sommes résolument debout. Alors, parce que je ne suis pas mort et que les poches de mon manteau sont trouées, parce que vous êtes bien vivants et que nous traversons ensemble la frontière d’une nouvelle année, voici un extrait de poème du poète argentin, pour nous accompagner : Que le rêve se transforme en substance / la vieillesse en victoire / et ton absence portative en présence. / Et semer à la volée l’identité des recoins / comme si on allumait la première lumière / avec le lumignon de la nuit. Il faut invertir les signes de la fête, / rompre la maille extravagante / du jeu qui nous enserre / et sauter vers un autre jeu plus ouvert. Il faut trouver plus de regard dans les yeux / ou hors des yeux / et découvrir enfin la fête promise.

1—T raduit de l’espagnol (Colombie) par Albert Bensoussan, éditions Gallimard, collection Arcades 2—T raduit de l’espagnol (Colombie) par Albert Bensoussan, éditions Gallimard, collection Folio 3—T raduit de l’espagnol (Argentine) par Fernand Verhesen, éditions La Différence, collection Orphée

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phénomènes Œuvres de la collection

Balthasar Burkhard Damien Cadio Marc Couturier Edith Dekyndt Jan Fabre Adrien Missika

exposition 3 février ——— 27 mai 2018 Frac Alsace Sélestat

en savoir + sur l’exposition et ses rendez-vous + frac.culture-alsace.org entrée libre

Richard Monnier Carsten Nicolai Pierre Savatier Nathalie Talec Cy Twombly

Balthasar Burkhard, Aile de faucon, 1988, photographie, 171 x 114 cm © Balthasar Burkhard Archive


Identités en séries n°4 Par Cécile Becker

The Crown : combat(s) de femme(s) À l’heure du thé, elles se font face. Duo au sommet : Jackie Kennedy et Elisabeth II. Toutes deux marquées par l’influence et le pouvoir potentiel de l’autre. Tout se joue en un épisode – Dear Mrs Kennedy –, probablement le meilleur de la saison. D’abord, Elisabeth, qu’on voit, depuis quelques épisodes déjà, lutter contre ses désirs d’assumer une féminité qui n’est pas celle d’une Reine qu’on tient en tenaille entre traditions et retenue bien anglaise. Alors lorsqu’elle voit l’élégante Jackie apparaître sur son téléviseur, en femme qu’elle suppose libérée : belle, filiforme, attifée de vêtements sobres et clinquants à la fois, de celle qu’on pourrait dire “moderne”, adoubée par la foule, pire, par les médias qu’elle peine elle à séduire, elle ne dit rien, mais trésaille. Elle la renvoie à ce qui lui échappe, à ce qui lui manque, à ce qu’elle cherche à combler mais qu’elle ne peut pas saisir. En femme, on devine aisément ce qu’elle traverse, quelque chose se joue là, juste à l’intérieur : une lutte infatigable entre l’ego, l’image que l’on souhaiterait renvoyer à l’Autre et ce que l’on voudrait profondément être. Cette femme-là, elle l’abhorre. Quand vient la rencontre, un dîner non-officiel, ce sentiment est amplifié par l’attitude cavalière de son mari, Philip, qu’on se mettra à bien des égards à détester – on ne parlera pas ici des supplices inhumains (au sens propre) qu’il infligera à son fils. Tout homme qu’il est, il se plaira à chercher à obtenir les faveurs de l’Américaine quand Elisabeth assiste au grand déballage général, ne laissant rien paraître de la foudre qui la remue. Quelques heures plus tard, elle s’octroie – ce n’est visiblement pas le protocole – le plaisir un tantinet malsain de faire visiter ses appartements privés à Jackie Kennedy. S’engage une discussion sur leurs manières d’envisager la vie publique, pesante, et son lot d’injonctions : que faire lorsque l’on désire autre chose mais qu’une force qui nous dépasse nous empêche de l’obtenir ? Elisabeth se verra ensuite rapporter des propos désobligeants tenus par Jackie Kennedy lors d’un dîner bourgeois. Piquée à vif, en plein rapprochement du Ghana avec l’Union Soviétique (menaçant alors l’équilibre du Commonwealth), elle prendra en charge un déplacement diplomatique pour sauver les relations entre les deux pays. Une décision politique aussi dangereuse qu’audacieuse. En une danse avec le président ghanéen, largement relayée par les médias, elle renversera la situation à l’avantage des Britanniques. Derrière ce geste, transparaît évidemment l’empreinte laissée par la première dame américaine : l’impuissance et la colère ont généré le risque et l’envie. Jackie Kennedy, ayant eu vent

de la découverte de sa propre trahison, s’invitera au côté d’Elisabeth II pour effacer son indigence. La Reine jouera de sa position de force – sublime indice glissé là par le scénariste : une tartine largement beurrée et avalée par la Reine enfin débarrassée de tout complexe – alors que la “traitresse” se confond en excuses et en justifications aussi sincères que terribles. Dans l’ombre d’un mari violent, souvent droguée pour supporter la pression, elle concède avoir perdu le contrôle… Une femme, ce sont des histoires multiples, des traumatismes évidemment, mais aussi des schémas intimes desquels on cherche à réchapper. Qu’elle que soit cette femme. Elisabeth aura cherché à projeter sur Jackie ses propres luttes, doutes, malaises et maladresses, sans considérer que son égale combat ses propres démons, avant de l’envisager dans sa totalité, puis de la comprendre (elle saura, elle, pourquoi Jackie Kennedy aura, les heures suivants l’assassinat de JFK conservé ses vêtements ensanglantés). Cet épisode, aussi fascinant soit-il lorsqu’il révèle les mécanismes intimes à l’œuvre dans les sphères du pouvoir, l’est aussi pour la sincérité avec laquelle il traite la sororité et ses rapports conflictuels. Il me rappelle mes propres luttes – qui suis-je ? Qui voudrais-je être sans avoir à me référer à un quelconque modèle ? –, celles de mes proches, mais aussi ces frictions entre féminismes. Qu’est-ce qui, au fond, nous réunit ? Ces luttes internes et continuelles qui nous surplombent, cette histoire dont on ne sait que jeter ou que conserver, et ces poids, toujours ces poids, qu’ils viennent du dedans, d’eux ou d’ailleurs, dont on cherche à se délester. Derrière une affirmation, derrière une histoire, il y a toujours des sensibilités qui peuvent nous échapper. Elles sont d’autant plus belles lorsqu’elles sont multiples. Laissons-les advenir.

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Telex Par Lisa Grimaud

Italiart 12e Grâce à l’association Ombradipeter le festival italien de Dijon revient cette année avec un programme très riche : concerts, théâtre, lectures, émissions de radio, expositions, opéra et performance aux sonorités italiennes. Une sélection pointue à voir du 5 au 31 mars dans les différents lieux retenus pour l’occasion. www.ombradipeter.com

Écrire avec les images L’Atelier national de recherche typographique et l’École Nationale Supérieure d’Art et de Design de Nancy ont collaboré pour mettre en lumière les systèmes d’écritures pictographiques d’hier et d’aujourd’hui à l’occasion de la deuxième édition des Rencontres du troisième type. De nombreux champs d’exploration sont interrogés, portés par des conférenciers du monde entier : design, illustration, typographie, art, égyptologie, histoire et théorie du design. Les 19 et 20 février prochains, au campus ARTEM de Nancy. www.iiitype.anrt-nancy.fr

Les étoiles du documentaire L’édition strasbourgeoise du festival des Etoiles, préparée en amont par la Safire en lien avec la Scam et la ville de Strasbourg, met en avant sept films documentaires qui interrogent le sens de la vie dans notre monde où se mêlent légèreté, peine et drame. À la suite, des rencontres et échanges pourront avoir lieu en présence des auteurs. Le 9 et 10 février, au cinéma l’Odyssée de Strasbourg. www.scam.fr

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There and back again John Howe sait nous surprendre avec son réalisme fantastique. À travers ses planches il donne à voir l’imaginaire de Tolkien mais pas que… Du 9 février au 18 mars, au Cercle Cité de Luxembourg. cerclecite.lu

The Fine Art Collection The Fine Art Collection, formé par le duo Fériel Djenidi et Roxane Romann, questionne, à travers des dispositifs créatifs et ingénieux, l’esperanto et le mot « performance » tout en donnant au public une part active. D’autres installations réveilleront la capacité des langages corporels et verbaux de tout un chacun. Jusqu’au 15 avril, au 19 crac de Montbéliard. le19crac.com

POEMA POEMA c’est une aventure singulière, articulée par Sandrine Gironde et Franck Doyen et leurs partenaires, de laquelle est née un festival itinérant croisant les écritures poétiques contemporaines à la musique, la danse et les arts visuels. Plusieurs manifestations (lectures, performances, ateliers d’écriture, conférences, formations, deux weekends de festival à Metz et à Nancy…) et plusieurs acteurs (poètes, musiciens, danseurs, plasticiens…) viendront célébrer ce genre littéraire qui est d’une richesse et d’une variété sans fin. À découvrir durant cinq mois, jusqu’au 30 juin, dans les lieux associés. poema.fr


1001 Gouttes

Robert Doisneau

Un projet à la fois collaboratif, pédagogique et artistique met à l’honneur les 1001 réalisations originales d’élèves de petites à grandes sections. Aidés de leurs professeurs, ils ont su traiter le thème de l’eau grâce à leur créativité débordante. Jusqu’au 25 février, à la Fondation François Schneider de Wattwiller. www.fondationfrancoisschneider.org

Qui mieux que Robert Doisneau pour capturer l’amour derrière un objectif ? L’exposition Amour offre à voir 21 clichés d’où émane ce sentiment vif qui anime toute personne. Du 9 au 18 février, sur la terrasse du Palais Rohan de Strasbourg. www.strasbourg-monamour.eu

La nuit des animaux En 2014, le Muséum National d’Histoire Naturelle avait consacré une exposition sur la vie animale nocturne. C’est au tour du Museum-Aquarium de Nancy de proposer cet événement : le public y découvre avec amusement (jeux ludiques, observations des animaux actifs à la tombée de la nuit) ce monde méconnu : mais que font les animaux, la nuit ? Jusqu’au 8 avril, au Museum-Aquarium de Nancy. www.museumaquariumdenancy.eu

PITCH « Une expo à propos de films qui n’existent pas (encore) », PITCH. Graphisme, illustrations et scénarios sont mobilisés pour permettre au public de saisir la sélection desdits films sans les avoir vus et ainsi mieux comprendre le travail du scénariste et de l’illustrateur. Du 16 février au 4 mars, à la Galerie des Rotondes de Luxembourg. rotondes.lu

Jeux de lumières Les musées de Montbéliard concentrent bon nombre de trésors, notamment des œuvres patrimoniales et contemporaines sur le thème de la lumière : peintures, estampes, photographies, livres ou objets du XVIIe au XXe siècles constituent ainsi un beau corps pour une exposition. Jeux de Lumières au Musée du château des ducs de Wurtemberg à voir à partir du 27 janvier, à Montbéliard. www.montbeliard.fr

Prix d’Art Robert Schuman Quand la créativité des étudiants-artistes fuse, ça donne une quarantaine d’œuvres exposées, à concourir pour la 13e édition du Prix d’Art Robert Schuman, dans 3 lieux d’exposition au sein du territoire messin. Jusqu’au 4 mars, à l’église Saint-Pierre-aux-Nonnains, à la galerie de l’Arsenal et la galerie de l’ÉSAL de Metz. www.esalorraine.fr

Colmar Fête le Printemps Qui a dit que le printemps ne se fêtait pas dans notre Grand Est ? Sûrement pas la Ville de Colmar qui accueille pour la 8e année consécutive un festival musique et culture réunissant deux marchés avec des expo-ventes de créateurs, mais aussi des concerts (jazz, musique classique et musique du monde) et animations de rue. Du 29 mars au 15 avril à Colmar. www.printemps-colmar.com

Napoleon Da Legend Comment revenir aux sources du rap, si ce n’est de retourner sur les lieux mêmes ? De Mulhouse où officie DJ Scribe à Brooklyn où réside Napoleon Da Legend, il n’y a qu’un pas que les deux gars franchissent allégrement avec un savoir-faire qui époustoufle jusqu’aux aficionados. Avec un flow ferme mais chaleureusement sexy, Napoleon balaie tout sur son passage. On salue respectueusement l’initiative. www.mediapop-records.fr

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focus

Roland Barthes, Paris, 1979 © François Lagarde / Agence Opale

Barthes fever

Quatre derniers pour la route Extérieur jour. Sur fond de crépuscule grandiloquent, Sailor lance son corps en culbute par-delà la portière de sa Ford Thunderbird et des mots d’amour ébouriffés à Lula. Le corps et le cœur sont réunis par David Lynch dans les entrelacs magistraux de l’Im Abendrot quatrième poème musical des Vier letzte Lieder de Richard Strauss. Sailor et Lula seront très vite rejoints par la nuit, comme l’a été Richard Strauss en 1949. Au lendemain de la WWII, l’Allemagne nazie voit ses rêves de Reich millénaire s’effondrer. Et le reste du monde de découvrir le cauchemar et l’horreur indicible qui renverseront violemment l’ordre du monde. Richard Strauss est alors un vieillard ambigu. Prêt, lors de la précédente décennie, à vendre son âme et sa musique pour rester hors de portée du revolver de Goebbels, il devient une sorte de témoin mélancolique. Assis sur la catastrophe, il convoque la poésie d’Herman Hesse, tout récent prix Nobel de littérature, et celle d’Eichendorff. « J’ai le fervent désir / D’accueillir en amie la nuit étoilée, / Comme un enfant fatigué », entend-on dans le troisième lied Beim Schlafengenhen. Au cours d’un programme augmenté d’autres réussites comme Le Bourgeois Gentilhomme ou Till Eulenspiegel, l’Opéra de Dijon reçoit Anima Eterna Brugge dirigé par Jos van Immerseel. La soprano Yeree Suh donnera voix aux brillances enfantines, aux pas feutrés du crépuscule d’un vieil homme ayant fait fausse route. Par Guillaume Malvoisin

« La sémiologie est un truc très étrange. » Ainsi débute une enquête échevelée parue en 2015 et astucieusement nommée La Septième fonction du langage. Elle vise un grand mystère de l’année 1980 : le décès brutal d’un philosophe toujours tiré à quatre épingles, Roland Barthes. Laurent Binet, pour décrypter cet événement tragique ébranlant le petit monde franco-américain du structuralisme (french theory outre-Atlantique), y convoque donc ses figures majeures : Foucault, Derrida, Deleuze, entre autres. Alors que la CIA leur préférait à l’époque des constructions médiatiques tels que BHL ou Glucksmann, certes plus faciles à entendre pour des esprits polic(i)és, les positions métaphysiques de la petite clique de gauche provoquent en effet un bouleversement de la sphère politique. Sur un mode ironique et jubilatoire, l’auteur s’emploie donc à dénouer les fils de cette affaire rocambolesque, tentant de résoudre la fonction supposément détenue par le sémillant sémiologue, d’où dérive une reconstitution haute en couleur de cette période où l’on prend les intellos en photo. Pour parler la langue des signes, le théâtre semble tout indiqué. C’est un metteur en scène adepte de drames et de secrets, Sylvain Maurice, qui a pris en main cette adaptation du polar érotico-satirique. Il focalise son spectacle sur les échanges verbaux de trois acteurs, synthétisant du livre sa dimension caustique et la quête d’un commissaire pataud adjoint d’un étudiant en lettres. Par Antoine Ponza

Les quatre derniers lieder, anima eterna brugge, opéra le 24 mars à l’Opéra de Dijon www.opera-dijon.fr

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La 7e fonction du langage, théâtre du 20 au 23 mars au Centre dramatique national de Dijon www.tdb-cdn.com



focus

Tricky

Vivement le printemps ! Han, déjà la 11e édition de GéNéRiQ ! C’est peut-être le propre des belles manifestations que de nous laisser croire qu’elles viennent de naître. La preuve sans doute qu’elles se renouvellent sans cesse, ou se réinventent dans une éternelle jeunesse. Là, pour l’occasion, un festival en balade qui investit les territoires dans ce qu’ils présentent de plus intime, de plus proche aussi. Et puis, cette volonté jamais démentie de nous révéler ces talents qui joueront devant des audiences fournies à l’avenir, reçue comme un privilège pour tous ceux qui savent vivre l’instant. Avec près de 50 rendez-vous, 70 concerts dont 30 gratuits, les Eurockéennes de Belfort, la Vapeur, le Noumatrouff, la Poudrière, le Moloco et la Rodia poursuivent ce travail de fond qui les amène à faire se côtoyer quelques valeurs très sûres dont Wire, Tricky, The Herbaliser et Modeselector, des artistes hautement confirmés restant parfois à découvrir toutefois comme L’Impératrice ou les magnifiques Ulrika Spacek, et puis ces jeunes pousses qui, en plein hiver, attendent le printemps pour s’exposer au grand jour, les talentueux Lysistrata, le rappeur singulier Eddy de Preto ou Fulgeance, parmi tant d’autres belles propositions. Sans oublier nos chouchous à nous, Mouse DTC et les remuants The Hook qui s’apprêtent à publier leur nouvel opus chez Médiapop… Par Emmanuel Abela – Photo : Sébastian Pielles

GÉNÉRIQ, festival du 7 au 11 février, à Belfort, Besançon, Dijon, Pays de Montbéliard et Mulhouse generiq-festival.com

Marlina, la tueuse en 4 actes, Mouly Surya

Perles d’Asie à Vesoul Pour cette 24 e édition toujours placée sous le signe de la diversité et de l’exigence éditoriale, le Festival International des Cinémas d’Asie (FICA) nous promène de films rares en avant-premières (au total, 90 films répartis en 8 sections). Cette édition rend hommage à deux cinéastes de premier plan, Wang Xiaoshuai, Mohamad Malas, et pose son regard sur le cinéma de Mongolie, injustement méconnu. Qu’il mette en lumière de nouveaux talents ou qu’il explore des territoires lointains, le propre d’un festival de cinéma est de faire émerger des tendances où se dégagent les enjeux majeurs de notre temps. à ce titre, la thématique « Paroles de femmes » s’annonce particulièrement d’actualité. 22 films en provenance de 14 pays tenteront d’établir une cartographie de l’évolution de cette parole qui reste, dans la culture asiatique aussi bien que dans la notre, ponctuellement empêchée. De grands classiques viendront appuyer cette réflexion sous l’angle plus décalé mais non moins passionnant du film de genre, comme dans l’étonnant Marlina, la tueuse en 4 actes de la jeune cinéaste indonésienne Mouly Surya. Cette épopée punitive aux accents westerniens impressionne tant par la puissance de son propos que par sa poésie visuelle. Marlina s’impose comme l’héroïne résolument moderne d’une lutte dont on minimiserait la portée en la qualifiant simplement de féministe, tant il est avant tout question de dignité pour chaque représentant du genre humain, hommes et femmes confondus. Par Nicolas Bézard

FICA, festival du 30 janvier au 6 février au cinéma Majestic, à Vesoul www.cinemas-asie.com

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EL BAILE

Mathilde Monnier & Alan Pauls Samba, cumbia, rock, hip-hop et bien sûr tango pour une histoire dansée de l’Argentine des années 70 à nos jours ! MAR. 20 + ME R . 2 1 F É V . 2 0H À LA FI LATURE, S CÈ NE NATIO NA L E – MU L H O U S E


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Concert narratif

(Dés)obéissance civile « Plus que jamais, il me semble nécessaire de parler du monde, de ses urgences, du politique, et de trouver une forme poétique et picturale pour en parler, de confronter la violence du réel d’aujourd’hui à une tentative physique et charnelle d’ “organiser un peu de pensée” ». Dans sa nouvelle création, Anne Monfort a choisi de mêler le corps du texte de Mathieu Riboulet, Entre les deux il n’y a rien, écrit dans les années 70, aux cas de désobéissance civile de l’Europe d’aujourd’hui - comme celui de cet Anglais condamné pour infraction au code de la route pour avoir voulu sauver une fillette paumée dans la jungle de Calais. En découle ce « Désobéir – le monde était dans cet ordre-là quand nous l’avons trouvé », qui mêle les époques et les points de vues, les écrits des philosophes et le cinéma de Jacques Rivette, réalité et fiction, résistances individuelles et fantasmes collectifs, réflexions sur la justice d’hier et d’aujourd’hui, sur la colère sociale, la révolution intime. « Qu’est-ce qui pousse à désobéir ? De quoi les colères se nourrissent-elles ? » Sur scène, trois comédiens tentent de répondre à ces questions sans réponse absolue, avant de créer leur propre communauté de « désobéissants, pour inventer peut-être paradoxalement ensemble un état plus juste ». Pour continuer le questionnement, notez que deux rencontresdébats sur cette forme de (Dés)obéissance civile entourent les représentations de la pièce. Par Aurélie Vautrin

Désobéir, spectacle du 20 au 22 mars au CDN de Besançon www.cdn-besancon.fr

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“Danbé”, en langue bambara, veut dire « dignité »… Danbé, c’est aussi le titre de l’autobiographie de Aya Cissoko, petite fille née à Paris, meurtrie par la mort de son père et de sa sœur dans un incendie criminel, puis par le rejet d’une partie de sa famille, et qui a su, malgré tout, grâce à son courage, à sa force et à sa mère, se construire et devenir championne du monde de boxe quelques années plus tard. Si le texte fût publié en 2011 chez CalmanLévy, sous l’œil avisé et la plume affutée de Marie Desplechin, on découvre à présent son adaptation sous forme de spectacle vivant… Une expérience étonnante, empruntant autant au théâtre qu’au concert ou à la performance : ici, le public est mêlé aux artistes, et vit la séance casque vissé sur les oreilles. Un « concert narratif », à la fois purement intime et entièrement collectif, où le récit, porté par la voix d’Olivia Kryger, navigue entre musique électroacoustique et jazz contemporain, formes mélodiques enregistrées ou improvisées en direct par les deux musiciens. « Danbé est à la fois un portrait sonore et littéraire de la France des 40 dernières années, une pièce musicale et radiophonique, une forme de théâtre documentaire. » De quoi changer toute la perception habituelle que l’on peut avoir d’un spectacle, transformant ainsi l’écoute en expérience, le moment en exercice, et donnant ainsi une véritable dimension universelle à cet étonnant parcours de vie. Par Aurélie Vautrin

Danbé, spectacle, les 22 et 23 février à la Comédie de l’Est, à Colmar www.comedie-est.com



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Photogramme du film Le Pavillon d’or, Ron Ichikawa, 1958

Brasier oriental

Novo, La nuit © Nicolas Lelièvre

Mariages animés Comme une forme générique de créature mortelle au repos, Eri, belle endormie, présente les caractéristiques d’un corps dans les bras de Morphée : respiration, position, mouvements plus ou moins irréguliers. Elle vient ajouter une touche de réalisme à la version scénique de Novo, transformant ainsi une installation basée par Paulo Duarte, plasticien francoportugais, sur un roman de Murakami, Le Passage de la nuit, pour raconter ce voyage au bout des rêves et leurs interactions avec la ville qui les accueille. Robot, plus que Guignol, Eri complètera un grand défilé de marionnettes, dont les plus contemporaines, sous les Giboulées de printemps du Théâtre jeune public. Cette biennale internationale interroge les rapports entre corps, objet et image – autour d’un grand nombre de pièces destinées à différents publics – et plus particulièrement les principes de vie et d’inertie, en une question centrale et actuelle de la représentation de l’humain. Éloignées de la machine, les créations à construire et déconstruire du performeur Tim Spooner, miniatures d’objets divers, seront par exemple manipulées sans fil dans The Pulverised palace. Plus traditionnel, lors du premier week-end de ce festival, le spectacle Solace, de la metteuse en scène allemande Uta Gebert, donnera à voir ses marionnettes d’enfants, qui parce qu’elles sont troublantes de vérité, montrent qu’on peut construire un langage sans paroles. Par Antoine Ponza

Les Giboulées, festival du 16 au 24 mars au TJP Centre dramatique national d’Alsace - Strasbourg www.tjp-strasbourg.com

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La magnificence d’une construction recouverte d’or, palais chatoyant en bordure de forêt, situé dans un immense jardin de Kyoto, a partie liée avec sa mise à mal brutale, semble affirmer Yukio Mishima. Son roman des années 1950, Le Pavillon d’or, relate en effet l’incendie de ce lieu de culte bouddhique érigé au XIVe siècle, témoin aujourd’hui restauré du Japon impérial. Le crime, perpétré par le jeune moine Mizoguchi, envoûté par une puissance étincelante qui le dépasse, constitue le point culminant de sa quête de beauté. On pourrait voir une transposition de cette histoire dans l’Europe médiévale du Parfum, de Patrick Süskind, contant le destin meurtrier de Jean-Baptiste Grenouille. Car les deux figures, ambivalentes, partagent une laideur qui les ostracise et une sensibilité confinant à la folie, l’un cherchant la perfection en odeur, l’autre en esthétique. Dans le cadre du festival pluridisciplinaire Arsmondo, focalisé sur la culture japonaise pour sa première édition, on pourra en découvrir une adaptation scénique datant de 1976 à l’Opéra du Rhin. Toshiro Mayuzumi, ami de l’écrivain, a mis en musique la passion destructrice de l’anti-héros, qui n’est pas sans rappeler, d’ailleurs, les turpitudes de Mishima lui-même. Le koto, instrument traditionnel à cordes pincées, y fait entendre les envolées mystiques de Mizoguchi, opposant la discorde de ses assonances à la sombre plénitude de l’orchestre, soulignant ainsi l’intensité de ce drame inspiré d’un fait divers. Par Antoine Ponza

Le Pavillon d’or, opéra du 21 mars au 3 avril à l’Opéra national du Rhin, à Strasbourg www.operanationaldurhin.eu


DU RÊVE QUE FUT MA VIE Cie Les Anges Au Plafond JEU 22 FÉV 2018 - 20H

s de la peste

Les Cantate

SOUAD MASSI En Concert VEN 23 FÉV 2018 - 20H

amemnoetn à bouquin EnsembleionAargtis tique, corn y direct

François Carde

© Le Jardin des Délices – Jérôme Bosch ©Museo Nacional del Prado, Dist. RMN-GP

lux in s i r b e n e t 3D

DAVID KRAKAUER & ANAKRONIC SAM 17 MARS 2018 - 20H

ve 16 mars 18 - 20h30 Tarifs de 5.5 à 27€

les-dominicains.com +33(0)3 89 62 21 82

FRACASSE ... Cie Des Ô JEU 29 MARS 2018 - 20H Le PréO - 5 rue du Général de Gaulle 67205 Oberhausbergen

www.le-preo.fr / 03 88 56 90 39


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Caspar David Friedrich, Homme et femme contemplant la lune, 1824

Mise au point

Fantomatique Avec Petit Fantôme, l’espace Django Reinhardt nous prouve une fois de plus que sa programmation pointue est définitivement dans son temps, car l’album Un mouvement pour le vent est de ceux qui comptent beaucoup pour la création française. Difficile de définir la musique de Petit Fantôme. Un morceau commence par des flûtes : surprenant. Débute un riff à la guitare électrique : rassurant. Puis un cœur mélodique nous accompagne jusqu’à la fin du morceau : nous voilà perdus. Hybride, inventive, expérimentale, poétique, tantôt électro, tantôt pop, la musique de Pierre Loustaneau dit Petit Fantôme oscille entre les genres, passant d’un style à l’autre avec une douceur surprenante. À l’image du clip stellaire et envoûtant de Ma naissance qui invite à un exercice cardiaque, on ressortira de la salle avec un pouls régulier et les muscles détendus malgré la petite claque causée par cette belle découverte. Par Gabrielle Awad

PETIT FANTÔME, en concert le 21 mars à l’Espace Django Reinhardt, à Strasbourg www.espacedjango.eu

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« Comment fait-on pour exister ? » Cette question, le metteur en scène Laurent Crovella, animant le travail de l’auteur David Greig, la rattache particulièrement à l’adolescence. Et en l’articulant à une réflexion sur la marginalité et l’utopie, forme la pièce Lune jaune, sous-titrée La Ballade de Leila et Lee. Réunion des âmes certes, mais plutôt cavale que tranquille promenade, pour fuir leur environnement misérable, la chape de plomb qu’une société et des familles repliées sur elles-mêmes font peser sur leurs épaules, lardant toute volonté d’émancipation et entraînant brutalité ou mutisme. On peut se rappeler, puisqu’il s’agit d’une des inspirations de la pièce – outre des œuvres mythiques tels que Roméo et Juliette ou Antigone – la rudesse du langage et des paysages de certains films de Ken Loach. Sweet sixteen, par exemple, qui raconte le passage de l’enfance à l’âge l’adulte, la perte d’une innocence quotidiennement mise à mal, jusqu’à frôler, pour le jeune héros, un point de non-retour. Au service de ces représentations, une dramaturgie épurée. Symbolisant ainsi l’absence de repères, les comédiens échangent les rôles : la narration s’en trouve fragmentée et pourtant en mouvement perpétuel, puisqu’elle alterne récit et dialogues. Un peu polar, texte engagé, Lune Jaune cherche aussi, en poème et en chanson, à transmettre de la douceur, mais aussi les doutes et l’espoir qui de l’existence de Leila et Lee, ne semblent pas avoir tout à fait disparu. Par Antoine Ponza

Lune Jaune, théâtre du 3 au 8 avril au Taps Scala, à Strasbourg www.taps.strasbourg.eu


Colmar fête le Printemps

FESTIVAL MUSIQUE &

CULTURE

DU 31 MARS AU 14 AVRIL 2018 ÉGLISE ST-MATTHIEU SALLE DES CATHERINETTES

COLMAR

ORCHESTRE ROYAL DE CHAMBRE DE WALLONIE direction : Frank Braley

ORCHESTRE DE CHAMBRE OCCITANIA

FESTIVAL

ORCHESTRE DE CHAMBRE LA FOLLIA

EXTRA DANSE

direction : Hugues Borsarello

ENSEMBLE DE CUIVRES DU CONSERVATOIRE DE COLMAR direction : Philippe Spannagel

05 > 18 AVRIL 2018

SOLISTES CLASSIQUES

Violon : Augustin Dumay - Johann Soustrot Piano: Frank Braley & Eliane Reyes | Trombone: Fabrice Millischer | Trompette: Thierry Caens Gérard Métrailler David Guerrier - Bernard Soustrot - Clément Saunier Euphonium: Bastien Baumet | Clavecin: Jean-Luc Ho Guitare: Philippe Mouratoglou | Marimba : Adélaïde Ferrière Alto: Gérard Caussé | Saxhorn alto: Owen Farr | Flûte: Marie Puzzuoli | Clarinette: Florent Héau

THE SPEAKEASIES SWING BAND Swing jazz blues

ELECTRIC SWING CIRCUS Electro Swing

MYLES SANKO

Soul, Jazz

Salia Sanou Robyn Orlin Alexandre Roccoli Dorothée Munyaneza Mithkal Alzghair Yan Duyvendak Omar Ghayatt Serge Aimé Coulibaly +++ Film / Masterclasses / Rencontres

Illustration: Vincianne Schleef

CUMBIA YA

Cumbia

GUNWOOD

Blues, Folk, Rock

LURA

Musique capverdienne

INFOS & BILLETTERIE www.printemps-colmar.com

1 rue de Bourgogne 67100 Strasbourg

POLE-SUD.FR /    T + 33 (0)3 88 39 23 40


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Un chant d’amour Quelques accords de guitare soutenus par des percussions, une voix douce qui se pose, et voilà que l’on entend le oud sonner, cet instrument qui d’emblée nous fait voyager. Au PréO, c’est en Algérie que l’on posera ses valises le temps d’un concert acoustique proposé dans le cadre de l’Afrique Festival. Quinze ans de carrière ont forgé le caractère singulier de Souad Massi, cette Algérienne qui a fait du combat politique et du maintien des valeurs que sont la liberté et la justice son cheval de bataille. En témoigne son dernier album El-Mutakallimûn – comprenez maître des mots – dans lequel elle redonne vie à quelques poèmes arabes remontant jusqu’au VIe siècle. Elle se lance un pari fou : mettre ces vénérables vers anciens dans un cadre de musique pop. « Tu penses que tu as écrit, que tu as composé, mais tu n’as rien fait du tout. Il y a des génies qui ont laissé des merveilles derrière eux. Nous ne sommes rien en comparaison avec eux. » Peut-être un peu trop humble, Souad Massi. Le choix des textes transcendés par la beauté et la simplicité de sa voix nous rappelle les valeurs portées par le monde musulman au travers des générations. Les chansons de cet album, empreintes d’amour, d’altruisme et de courage, sont autant de témoignages contre l’intolérance du monde d’aujourd’hui. On ressort du concert complice de ces messages. Par Gabrielle Awad – Photo : Jean-Baptiste Millot

SOUAD MASSI, en concert le 23 février au PréO, à Oberhausbergen www.le-preo.fr

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Sortir du trou Lors d’une visite au centre pénitentiaire de Toul, Françoise Klein et Claude Philippot – l’une, artiste et metteuse en scène, l’autre, photographe, tous deux en charge d’ateliers culturels et réinsertion – découvrent par hasard des milliers d’ours en peluche stockés – abandonnés ? – dans le grenier de cette ancienne caserne… Leur vient alors l’idée de L’Ours en Cage, véritable laboratoire d’expression et de digressions, mêlant photographies, vidéos et installations mixtes, où, désormais, se côtoient et se répondent détenus, artistes, chercheurs et enseignants. Après La peau de l’ours #1 au CCAM en juin 2016 puis Autoportrait d’un ours en cage #2 à la Galerie Lillebonne à l’automne, on peut donc découvrir le troisième volet de ce triptyque jusqu’à la fin du mois de février. Avec une particularité, par rapport aux deux volets précédents : un aspect spectacle vivant grâce à l’installation d’un chœur d’hommes, « voies/voix profondes, marquées, poussantes et vivantes » faisant voler et s’envoler les paroles des détenus. « Dans ce “labo”, nous interrogeons la société humaine à travers un détour par la société des ours et vice versa. Qui est-il ? L’ours raconte, se raconte, observe et imagine... Il participe à la mise en scène du monde vivant. » De cette triple exposition découlera un spectacle qui parlera sans doute d’ours, de détention, de trou, d’oubli, d’abandon et de conditions sociales comme reflet de notre société, et qui sera représenté au Théâtre de la Manufacture de Nancy en mai prochain. Par Aurélie Vautrin

L’Ours en cage, exposition du 30 janvier au 23 février au CCAM, à Vandœuvre-lès-Nancy www.centremalraux.com


Fondation FeRnet-BRanCa Saint-Louis alsace

Rock’ n’roll 19.01 — 18.02 2018

Robert Combas feat. Harald Gottschalk, Les Sans Pattes, Lucas Mancione, thomas Lévy-Lasne, Benoît Grimbert 2 rue du Ballon 68300 Saint-Louis (Fr) +33 3 89 69 10 77 info@fondationfernet-branca.org www.fondationfernet-branca.org

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DumbType, Memorandum Or Voyage, installation Photo : Shizune Shiigi

Ces filles-là d’Evan Placey

Les voix de la jeunesse L’Abbaye des Prémontrés à Pont-à-Mousson accueille une nouvelle édition de la Mousson d’hiver, consacrée aux écritures dramatiques contemporaines. Celle-ci propose aux participants d’explorer, à travers des ateliers, des lectures, des mises en espace, cet instant de l’écriture en amont de la création théâtrale. À la différence de la manifestationsoeur qui se tient en été, la Mousson d’hiver se consacre entièrement à la jeunesse, actrice et spectatrice de l’événement : les textes seront mis en voix par des lycéens et des étudiants qui pourront assister à des ateliers de pratique théâtrale, des spectacles et des rencontres avec les artistes qui font le théâtre d’aujourd’hui. Les textes sélectionnés cette année, présentés pour la première fois en France, proviennent d’auteurs français, québécois, espagnols et allemands. La Mousson d’hiver est organisée par la Maison Européenne des Écritures Contemporaines en partenariat avec le Goethe Institut et le Théâtre de la Manufacture, Centre Dramatique National de Nancy. Entre les murs de ce dernier se tiendra le spectacle Ces filles-là d’Evan Placey, mis en scène par Anne Courel, qui se tient dans l’univers clos d’une prestigieuse institution pour jeunes filles. Au centre de ce spectacle sur l’adolescence, les questions du groupe, du scandale, de la place de l’image et du numérique au sein de ces identités naissantes. Par Benjamin Bottemer – Photo : Guillaume Ducreux

La Mousson d’hiver, du 14 au 21 mars à l’Abbaye des Prémontrés, à Pont-à-Mousson. Ces Filles-là, au Théâtre de la Manufacture les 19 et 20 mars. www.meec.org www.theatre-manufacture.fr

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Conscience collective

Après Japan-ness sur l’architecture et Japanorama autour de la création contemporaine, le troisième volet de la Saison japonaise du Centre Pompidou-Metz est consacré à Dumb Type, collectif d’artistes fondé en 1984 dont les membres cherchent à s’affranchir des codes artistiques et sociaux d’un Japon en plein questionnement. Résolument pluridisciplinaire, il s’attaque par l’image, le son et la théâtralité à de nombreux tabous : l’homosexualité, le sida, la xénophobie, la représentation du corps au sein d’une société d’interdits et de formatage. Dumb Type lui répond en affichant une liberté d’expression et de création totale, volontiers expérimentale. Dans les installations et performances du collectif, l’omniprésence de la technologie est autant un outil qu’un sujet : le scanner de pH éclaire des questionnements métaphysiques et se fait regard inquisiteur et frontière à traverser, les platines de Playback diffusent d’étranges vocalises ou des « bleeps » abstraits évoquant une conversation impossible tandis que Lovers de Teiji Furuhashi projette autour de nous les images d’hommes et de femmes cherchant à nous enlacer, puis tombant dans le vide. Le mur de data-données de Data.tron qui prend d’assaut notre rétine et le paysage à la fois figé et en transformation de Toposcan/Ireland nous invitent à d’étranges contemplations, où le son est conçu comme une architecture pour l’image. Sur une surface immense, les vidéos entrecroisées de Memorandum Or Voyage compilent des images mentales mêlant souvenirs, symboles et corps figés entre la vie et la mort. Au sein de créations saisissantes, le visiteur, comme les membres du collectif, cherche sans cesse à voir et à entendre ses semblables. Par Benjamin Bottemer

DUMB TYPE, exposition jusqu’au 14 mai au Centre Pompidou-Metz www.centrepompidou-metz.fr


BAM

sam 24 mars 2oh3o Techno / symphonique 20/24/27 â‚Ź

Derrick May & Orchestre national de Lorraine feat. Francesco Tristano Dzijan Emin, direction trinitaires-bam.fr citemusicale-metz.fr

Bam 20 boulevard d’Alsace 57 070 Metz

Licences : 1-1097303, 1-1097302, 2-1097304, 3-1097305 Conception : www.fredetmorgan.com


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Étoile montante « Une voix, un piano, des textes », voilà la signature de Juliette Armanet, auteure, compositrice et interprète. Cette jeune artiste, qui est passée par le théâtre et le journalisme, aime remplir tous les rôles. Son premier album Petite Amie, sorti au printemps dernier, aborde le thème inépuisable de l’amour : amour heureux et malheureux, amour sans engagement ou simple amitié. Inspirée par les grands noms de la chanson des années 70-80, on lui concède la place de digne héritière d’une « variété chic » à la française. Sa voix douce et harmonieuse emprunte à Véronique Sanson, ses intonations. L’orchestration qui reprend certains codes propres à Christophe, Michel Berger, Alain Souchon ou même Sébastien Tellier, nous plonge dans un univers aux sons mélodieux rythmés par les paroles. Quant à son écriture, qui s’accompagne de belles rimes et d’un vocabulaire très imagé, quasi surréel, ils résonnent en nous comme de véritables poèmes. Avec des refrains entêtants susceptibles de parler à tous, cette amoureuse des mots rend à la langue française ses lettres de noblesse. L’artiste nous transporte dans son monde, avec une créativité et une fraicheur qui lui permettent de puiser au plus profond de l’être. Et ainsi de renouer avec la tradition soul de manière sensible et actuelle. Par Lisa Grimaud

JULIETTE ARMANET, en concert le 22 février, à la BAM, à Metz www.trinitaires-bam.fr

Venue d’ailleurs Youn Sun Nah, un nom que l'on doit connaître. Cette artiste sud-coréenne qui a fait la une des plus prestigieux magazines de jazz, aurait pu se contenter de son succès, mais non, elle explore d’autres formes, s’éloignant ainsi d’une forme vocale traditionnelle, quitte à surprendre son public. Son dernier opus She Moves On, commercialisé sous le label ACT au printemps 2017, s’inscrit dans cette démarche. La chanteuse s’est entourée d’un quartet de musiciens américains : le guitariste Marc Ribot, le claviériste Jamie Saft, le contrebassiste Brad Jones et le batteur Dan Rieser. Ensemble, ils ont enregistré onze titres dont quatre reprises Teach the Gifted Children de Lou Reed, She Moves On de Paul Simon, The Dawntreader de Joni Mitchell et Drifting de Jimi Hendrix. Grâce à ces collaborations, l’artiste mélange les genres et les tessitures, empruntant à la musique américaine des notes de rock, folk voire de country et blues. Drifting est l’exemple type. On y retrouve l’harmonie, la rondeur et la justesse de la voix de la chanteuse. Ajoutez à cela un solo de Marc Ribot et l’alchimie opère. Explorateur insatiable, ce dernier joue avec les conventions du jazz et nous emmène vers un jazz plus rock’n’roll tout en y ajoutant sa griffe. Sur scène, avec Tomek Miernowski à la guitare, side man d’artistes aussi différents que Mos Def, Angus & Julia Stone ou Son Lux, personne n’y perd au change : Youn Sun Nah offre au public une nouvelle lecture du jazz, lui assurant ainsi de très beaux jours devant lui… Par Lisa Grimaud

YOUN SUN NAH, concert le 27 mars au Grand Auditoire à l’Opderschmelz, à Dudelange www.opderschmelz.lu

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InSitu

The Ripple Effect En côtoyant de nombreuses personnalités de la Beat Generation et du Pop Art telles que Allen Ginsberg, Jasper Johns, Ellsworth Kelly, Robert Rauschenberg et Frank Stella, l’artiste californienne Jay DeFeo (1929-1989) a gravité dans un univers propice à la création. Sa technique mixte, qui mêle peinture sur papier et dessin, rehausse la dimension étonnamment graphique de formes en mouvement constant. (L.G.) Jusqu’au 20 mai au Consortium, à Dijon www.leconsortium.fr

Partitions Régulières Des sculptures modulaires du mathématicien Arthur Schoenflies, Raphaël Zarka retient régularité et justesse. Le travail fin, mesuré et calculé de ses modules de chênes à l’aspect très géométrique – voire organique – permet au public d’interpréter des êtres, certes imbriqués, mais qui se déploient audelà du sol. (L.G.) Jusqu’au 20 mai au Frac Franche-Comté, à Besançon www.frac-franche-comte.fr

Raphaël Zarka, vue de l’exposition Partitions Régulières, Frac Franche-Comté, 2018, photo : Blaise Adilon, Courtesy de l’artiste et Michel Rein, Paris/Brussels

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Pend O Reille No 2 © The JayDeFeo Foundation


Here’s the Answer, What’s the Question ? Objets inanimés, quo vadis ? À travers sculptures, installations et vidéos, Sofia Hultén décortique le passé des objets usés par la vie – quitte à l’inventer –, en restitue la chronologie – quitte à la perturber – et leur invente un futur. Désormais, même dans le monde tangible des objets, rien ne semble plus certain… mais où allonsnous ? (S.D.) History in Imaginary Time, 2012

Jusqu’au 1er mai au Musée Tinguely, à Bâle www.tinguely.ch

The Live Creature

Anna Craycroft, Chalkboard, 2010 Peinture d’ardoise sur bois, 1200 × 6 × 96” Vue d’exposition The Blanton Museum of Art Austin TX – Courtesy de l’artiste

Si elle emprunte son titre au premier chapitre de L’art comme expérience de John Dewey (1934), l'exposition proposée par Soledad Gutierrez se distingue de cette approche théorique et s’intéresse à des démarches individuelles ou collectives qui font de l’art un outil d’une meilleure compréhension de nos modes de vie. L’élément fondamental n’est plus “l’œuvre d’art” matérielle mais le développement d’une “expérience”. (C.P.) Du 15 février au 29 avril à la Kunsthalle, à Mulhouse kunsthallemulhouse.com

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Muchismo La photographe espagnole Christina de Middel s’est fait connaître avec sa série Les Afronautes qui « docu-mentait » avec une bonne dose d’humour, mais aussi de poésie, le projet d’expédition spatiale de la Zambie devenue indépendante en 1964. Depuis, cette ancienne photojournaliste devenue artiste à part entière, continue de jouer avec la notion de vérité et à raconter des histoires au gré de son inspiration débordante. La généreuse exposition rétrospective Muchismo, rassemble plus de 400 tirages extraits de ses différentes séries (ou récits), lesquels se télescopent et se chevauchent grâce à la magie d’un accrochage ébouriffant. (P.S.) Jusqu’au 9 mars à la Filature, à Mulhouse www.lafilature.org

© Christina de Middel Pierre Savatier, Gouttes d’eau (grande) #2, 2002 Photogramme noir et blanc, collection Frac Alsace

Phénomènes Pour sa première exposition à la tête du Frac Alsace, Felizitas Diering revisite la collection à l’aune d’un thème à l’actualité éternelle, qui revêt aujourd’hui une pertinence nouvelle : les fertiles échanges entre artistes et nature. Tour à tour sujet et matériau, elle traverse ici les œuvres de Balthasar Burkhardt, Jan Fabre ou encore Cy Twombly. (S.D.) Jusqu’au 27 mai au Frac Alsace, à Sélestat www.culture-alsace.org

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Le murmure des ombres

InSitu

De son propre aveu, l’artiste mulhousien Joseph Bey s’« aventure dans la vie et les confins du monde », avec pour seul Graal : la quête de l’inconnu. Ses œuvres, teintées de noir, nous renvoient à l’imaginaire spatial. Sa manière bien à lui de sonder les mystères de l’infini. (E.A.) Jusqu’au 11 mars, à l’Espace Contemporain André Malraux, à Colmar www.colmar.fr/espace-malraux

© Joseph Bey

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Danièle Schiffmann, monotype, 2016

Envers, or et brume Danièle Schiffmann mêle tout en un : feuille de papier, dessin, élément végétal et eau. Comme pour revenir au geste premier qui l’unit à la Terre. Une fois l’eau évaporée, il reste la trace d’un passage qui inscrit le motif de manière indélébile sur le support finement choisi. Approche touchante, à bien des égards. (E.A.) Jusqu’au 25 février au CEAAC, à Strasbourg ceaac.org

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2045-1542 (A History of Computation)

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Et si l’Histoire se vivait à rebours ? C’est ce que semblent penser Fabien Giraud et Raphaël Siboni avec leur série The Unmanned composée de trois saisons. Une épopée comme celle qu’on peut suivre avec avidité à l’écran. La première saison s’attache en huit films à l’humanité dans ce qu’elle présente de (dé- ou de ré-)évolutif en partant de l’emprise des algorithmes jusqu’au colonialisme européen, du XIXe au XVIe, mêlant, entrecroisant, perturbant les récits. À rebours donc. Entreprise fascinante. (E.A.) Jusqu’au 15 avril au Casino Luxembourg www.casino-luxembourg.lu

Fabien Giraud et Raphaël Siboni, 2045 − The Death of Ray Kurzweil ; The Unmanned saison 1 épisode 1. Vidéo HD, 26 min. 2014 Courtesy les artistes

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Une balade d'art contemporain Par Sandrine Wymann et Bearboz

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Arundhati Roy 20.01

Librairie Kléber

Strasbourg

Par Marie Bohner Photo : Henri Vogt

Avant même de rencontrer Arundhati Roy, on sent qu’il va se passer quelque chose d’un peu magique. Sa façon d’être libre, jamais où on l’attend, fait d’Arundhati Roy quelqu’un qui fascine et échappe. Quand elle arrive, on comprend mieux cette ambivalence. Elle est discrète mais on ne voit qu’elle. Ses yeux ornés de khôl noir lui donnent un air doux et profond à la fois, éclairant un visage d’une beauté énigmatique. Sourire tranquille en lisière d’abîme. Son deuxième opus littéraire était attendu depuis 20 ans. Son premier roman, Le Dieu des Petits Riens, avait été salué par le prestigieux Booker Prize à sa sortie en 1997 et traduit en une quarantaine de langues. Arundhati Roy n’a pas disparu dans l’intervalle. Elle a utilisé la faveur publique pour donner une voix aux luttes des invisibles que le développement économique laisse au bord du chemin, ceux qui sont « hors de l’imaginaire » indien. Son statut de romancière lui permet, dit-elle, « de ne jamais faire aucun compromis, d’être imprévisible, de voyager sans bagage, d’être seule dans [ses] opinions ». Elle revendique « le droit de décevoir ». Ses voyages en marge des luttes menées en Inde ont développé en elle une « roche sédimentaire », des strates de situations biens réelles accumulées en matériaux bruts littéraires. Si la colère l’habite lorsqu’elle écrit ses essais, elle se mêle à l’amour lorsqu’elle touche la fiction. L’écriture du roman la sort de l’urgence, elle y prend « le temps de jouer, de tourner autour de choses fantasques ». Elle y injecte de l’amour comme une respiration : « En ce moment, tout en Inde est vu à travers le prisme d’un manifeste de haine. C’est ce qui définit le fascisme hindou. Plus personne ne parle avec amour. Il n’y a pas de compassion, on passe sans cesse de l’accusation à la justification. […] L’espoir n’a rien à faire avec la raison. Si nous n’avions pas d’espoir nous cesserions tout simplement d’exister. Les personnages de mon roman ont tout à voir avec ça – la possibilité d’inventer des façons de survivre. » Comment parler autrement de la réalité d’un pays ? « La seule façon de dire ce qui se passe réellement au Cachemire, par exemple, est de passer par la fiction. Parce qu’on parle de 30 ans à vivre sous les bottes de l’occupation la plus dense. Qu’est-ce que cette situation provoque pour les habitants, les soldats, les bureaucrates ? Qu’est-ce qu’elle génère dans la population indienne, ou dans les médias ? On ne parle pas seulement de questions, à proprement parler, de droits humains, de dénombrer le nombre de morts ou de personnes torturées, même si ce sont des choses terribles. Seule la fiction peut parler de la façon dont cette occupation est gérée. »

De l’Inde, un pays qui « vit dans plusieurs siècles en même temps », Arundhati Roy donne dans ses romans une image multiple et foisonnante. Elle y promène sa langue avec une délectation toute charnelle, de ses jungles touffues à ses villes sales et lumineuses. Poétique, parfois cocasse, elle s’arrête auprès de chacun de ses personnages, le temps d’une cigarette, d’un détour bienvenu, d’une conversation nécessaire, d’une anecdote qui vient enrichir délicatement cet envoûtant palimpseste qu’est Le ministère du bonheur suprême. Ni symbole, ni allégorie : chaque figure du roman a une histoire bien à soi, complexe et enracinée. Construit comme une poupée gigogne, le roman est un univers. « Voilà le défi : écrire un livre qui ne soit pas un livre, mais qui soit une ville et qui parle à tout le monde. » Cette ville, on la parcourt aux côtés de quelques destins majeurs et singuliers, des « champs magnétiques » : femmes, hommes, mi-femmes-mihommes, enfants et animaux, musulmans et hindous, évoluant dans une fresque historique et politique violente qui les façonne sans les déterminer. On y chemine, des canaux du Kerala aux lacs du Cachemire, en passant par Delhi qui empile tout ce que l’Inde compte de fondations. Gourmande et consolatrice, l’écriture semble vagabonder alors qu’elle est, sans nulle doute, impitoyablement structurée. Le ministère du bonheur suprême est un voyage en terre d’empathie. Mille voix potentiellement antagonistes y trouvent un écho libre et attentif, ciselé à leur mesure, sans crainte des paradoxes ni des contradictions. Défiant l’idée que la mort est une disparition, Le ministère du bonheur suprême plante la re-naissance au milieu d’un cimetière et la célèbre de rubans colorés et de fanfreluches à paillettes, en y ajoutant le fumet d’un ragout d’agneau. Tout le monde est invité à la fête.

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Robert Bober 02.11

Cinéma Star St Exupéry

Strasbourg

Par Emmanuel Abela Photo : Christophe Urbain

Avec Vienne avant la Nuit, nous nous situons dans la continuité de ce film réalisé il y a quarante ans de cela avec Georges Perec, Ellis Island. Vous empruntez le chemin du retour de votre arrière-grand-père, refoulé à Ellis Island… Quand j’ai fait Ellis Island avec Perec, j’étais loin de me douter que j’en ferai une suite. Avant même de faire Ellis Island, j’avais tourné un film en Pologne sur mon grand-père paternel cette fois-là, c’est même ce qui a suscité chez Perec l’envie qu’on tourne un film ensemble. On procède comme cela par rebondissements, par recoupements d’un film à l’autre, l’on passe sa vie à essayer de comprendre non seulement les moments de notre enfance mais aussi ceux qui les ont précédés et qui nous ont nourris, et c’est ensemble, de manière additionnée qu’on obtient quelque chose qu’on pourrait appeler : ma vérité. Perec, à l’époque d’Ellis Island distinguait vos deux démarches respectives, il disait qu’il ne « savait pas précisément ce que c’était que d’être juif »… En fait, il savait, mais il ne savait pas exactement ce que ça lui faisait puisque rien ne lui avait été transmis. Il était juif par absence.

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Alors que pour vous la transmission s’est faite… Oui, mais pas une transmission naturelle. Après avoir quitté la Pologne, mes parents se sont rendus à Berlin – ce qui n’était pas la meilleure idée –, puis dès 1933 en France. Ils m’ont parlé avec l’accent yiddish ou l’accent allemand. J’ai grandi avec trois langues. Un historien a dit un jour : « On ne sait pas de quoi hier sera fait » [l’historien anglais Eric Howbsbawn à propos d’une expression en Union Soviétique, ndlr]. En faisant des films, nous retrouvons un peu de ce qui a été et ce qui nous a constitués. Dans le film, l’hommage est double : il s’agit d’évoquer la mémoire de cet arrière-grand-père, Wolf Leib Frankel mais aussi celle de tous ces auteurs, Stefan Zweig, Joseph Roth, Arthur Schnitzler et Joseph Kafka… Il s’avère que ce sont des auteurs dans lesquels j’entrais tout naturellement, sans me demander pourquoi. C’est peut-être ce qui m’a été transmis à l’insu de mon arrière-grand-père, un juif pieux qui n’était pas un lecteur de La Ronde, qui m’a permis d’entrer dans cette littérature. Ça n’est pas un hasard si j’aime tant les films d’Ophuls qui a adapté et Zweig et Schnitzler. À la toute fin, on croit comprendre le but ultime de votre démarche : donner une sépulture à ceux qui n’en ont pas eue, les membres de votre famille bien sûr, mais aussi tous les autres. Le cinéma permet-il cela ? Oui, le cinéma permet cela : un film peut être une sépulture. Ça n’est ni dans le livre ni dans le film, mais mes deux fils sont venus se faire photographier avec moi devant la tombe de mon arrière-grand-père. C’était comme si on lui avait dit : on est là, on continue.


Sara Forestier 06.01

Cinéma Star St Exupéry

Strasbourg

Par Emmanuel Abela Photo : Christophe Urbain

Elle, on l’aime d’un amour secret depuis son apparition en 2003 dans L’Esquive d’Abdellatif Kechiche, un peu à la manière d’Abdelkrim, dit Krimo, qui n’osait lui déclarer sa flamme. Ça n’était pas faute de guetter Sara Forestier, mais les petits soucis liés à une arrivée tardive à Strasbourg nous empêchent finalement de la rencontrer. Priorité à la photo, et rendez-vous téléphonique le lendemain. Autant l’avouer, il y a de la friture sur la ligne, quelques coupures – la faute à un échange mains libres peut-être –, mais on retrouve la môme géniale, si impulsive de notre coup de foudre initial. Le récit de son premier long métrage, M, elle le tire d’une relation qu’elle a elle-même vécue avec un garçon qui ne savait ni lire ni écrire, sans qu’elle ne le sache. Fondamentalement, il était question pour elle de relater UNE histoire d’amour. « Il nous arrive énormément de choses dans la vie, nous explique-t-elle, j’aurais pu m’arrêter sur d’autres expériences vécues, mais ce qui m’a touchée dans cette histoire-là précisément c’est qu’on ne pourrait pas soupçonner que des personnes charismatiques puissent cacher de pareils complexes. On se rend compte dès lors qu’on a tous cela en commun, de chercher à dissimuler ces choses qu’on n’a pas réussi à lâcher dans une histoire d’amour. » Le film fonctionne souvent par fulgurances, des jaillissements d’amour, mais aussi de violence, notamment pour Mo – sublime Redhouane Harjane dans le rôle – dans son incapacité à admettre qu’on puisse l’aider, et même l’aimer. « En amour, il nous arrive souvent de nous empêcher nous-mêmes. On a peur, et surtout on ne met pas de mots sur cette peur-là. Comme la peur de l’abandon qui se manifeste dans la jalousie par exemple. » Ce qui surprend le plus dans le film c’est la pureté des

sentiments qu’elle invoque en tant que réalisatrice, par les regards et les corps, d’où cette manière de filmer au plus près des sujets… « L’état amoureux est un état d’insécurité, on se sent plus vivant, comme si les sens étaient exacerbés et que notre rapport au temps avait changé. C’est une vraie expérience et j’avais envie de la traiter ainsi, avec toute la force et la puissance des bouleversements qu’elle provoque en nous. J’avais envie d’exprimer tout cela non pas de manière frontale, mais en creux, parce que c’est ainsi qu’on vit cette expérience-là. » Et effectivement, cette expérience on la vit pleinement, jusqu’au moment de souffrir quand la jeune femme qu’elle interprète essaie de parler, alors que le bégaiement l’inhibe totalement. Là, elle nous lâche un « je ne sais pas quoi dire » tellement en rapport avec le propos même du film qu’on en sort désarmé. On embraye malgré tout sur ce qu’elle montre de fondamental par ailleurs : l’amour des parents dans la construction d’un être. Un manque d’amour, et tout s’effondre ? « Oui, absolument, on a tous besoin de rebattre les cartes qui nous ont été données au moment de l’enfance. C’est comme jouer une nouvelle partie de poker. L’amour est l’espace de cette redistribution des cartes : un espace qui permet de laisser jaillir ce qui se situe en arrière-plan, dans l’inconscient. »

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John Maus 07.01

Laiterie

Strasbourg

Par Cécile Becker Photos : Christophe Urbain

Il y eut We Must Become the Pitiless Censors of Ourselves, il y a désormais Screen Memories. Entre-temps, six ans ont passé : John Maus a passé son doctorat en philosophie politique – pour l’aider à penser la musique – et affiné ses propres processus de création, qui passent nécessairement par le chaos. Un entretien tous azimuts qui aura nécessité recherches, dictionnaires, réflexions et distance. Précieux. Screen Memories nous donne l’occasion de mesurer le chemin parcouru et de constater que vous vous êtes autorisé peut-être plus de légèreté dans la forme… Est-ce un album plus optimiste ? C’est effectivement un nouveau départ, ça faisait six ans que je n’avais rien sorti… c’est long. Cet album est sans doute un peu plus léger dans sa forme, il dégage quelque chose de l’ordre de l’expérience de l’innocence. Du point de vue des textes, le thème que j’ai choisi d’explorer était l’apocalypse mais musicalement, j’ai peut-être manqué d’audace. Cette fraîcheur que je souhaitais est contrebalancée par une rigueur dans la manière de composer, presque désespérée, démodée. Malheureusement cet optimisme dont vous parlez, même musicalement, j’ai du mal à le retrouver… Pour moi, Screen Memories est moins « dançable » que les précédents. J’ai essayé de pousser l’idiome pop un peu plus loin sur cet album, notamment du côté des rythmes, en utilisant plus de toms, de rythmes syncopés aussi. Quand l’album est sorti, j’étais inquiet, j’ai pensé qu’il était trop lourd… Et maintenant que l’album a eu le temps de vivre ? Tous les musiciens nourrissent des espoirs cachés sur leur production, qui devrait être porteuse d’un nouveau langage. C’est un jugement qu’on voudrait réflectif, opposé à un jugement déterminé. Dans la presse anglaise, j’ai lu des concepts prêts-à-imprimer pour décrire la musique que je fais : 80’s synth pop, peu importe… Les détails auxquels j’étais attaché semblent ne pas être passés… Je sais, ça paraît idiot d’être déçu. Au final, ce n’est qu’un nouvel album. Mais tu te dis : “hé merde, j’ai construit des synthétiseurs, développé des algorithmes musicaux, réfléchi les structures…” ; un chanteur-compositeur qui n’uti-

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lise qu’un piano aura toujours plus de crédit… Ça me ramène à ma propre insignifiance… Si on reste strictement sur le son, il apparaît de manière plus claire, plus franche. Peut-on parler de la manière dont vous l’avez produit ? Je pense ne pas avoir réussi à faire ce que j’espérais. Je voulais pousser la basse fidélité jusqu’au bout, plutôt que de continuer à expérimenter ce verbatim que je me pose depuis mes débuts. Je voulais sublimer la basse fidélité, mais je pense ne pas avoir réussi. Dans un monde tout digital, je voulais utiliser la basse fidélité dans son mode le plus expressif, comme le ton d’une couleur, l’embellir grâce à une bande plus large. C’était l’idée générale derrière l’usage des synthétiseurs ou de cassettes passées par une table de mixage digitale. Je pense que certaines oreilles averties peuvent entendre cette intention, mais ce n’est pas ineffable. Par exemple, dans l’idiome pop, il y a cette question de l’avant-garde électronique. Je ne suis pas familier de ce monde, mais il semblerait que ça réponde à une idée ou à une esthétique qui ressemblerait à un studio classique électronique : on recherche des timbres, des textures, il n’y a plus vraiment de mélodies diatoniques ou de mélodies à proprement parler. J’espérais atteindre cette ampleur de tons au sein de l’idiome pop, et c’est ce que je n’ai pas réussi à faire. Si vous utilisez différents pitchs, vos gammes chromatiques sont automatiquement restreintes car vous ne pouvez pas aller vers des séries d’harmonies irrationnelles comme la fonction Weierstrass ou créer des fractales sonores par exemple. J’ai sous-estimé la finesse de l’art du design sonore, je croyais que ce serait suffisant de concevoir les instruments moi-même, mais l’étape suivante c’est de maîtriser l’art de la synthèse sonore soustractive… Vous êtes déçu du résultat ? Vu le labeur que j’ai mis dans cet album, ça aurait dû montrer plus irréfutablement ce que j’avais en tête. Aujourd’hui, on a des super ordinateurs qui peuvent nous permettre de calibrer un son comme s’il provenait des 70’s ou des 80’s…


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Que ce soit beau ou monstrueux, il faut que ça vienne de soi. Tout ça se construit sur une suspicion : quelque chose se passe. C’est ce qui fait de la musique un art étrange, dans un sens plus large. Avec les mathématiques, quand la preuve a été donnée c’est ouvert à tous ceux qui en acceptent les axiomes, il y a moins de place pour la subjectivité. La musique, c’est autre chose.

Avez-vous déjà été satisfait de vos productions ? Je l’ai été précédemment. C’est différent cette fois. Était-ce plus difficile parce que vous n’aviez pas composé depuis longtemps ? Oui, il y a de ça. J’ai passé trop de temps à vouloir bien faire, à vouloir transformer les matériaux bruts en morceaux. J’ai écrit des programmes, des séquences… S’il fallait que l’on vous rassure : cet album est définitivement ancré dans son temps ! C’est ce que je dis, je suis trop confortablement installé dans mon temps. Je veux m’éloigner de toute cette superficialité pop underground. Je ne sais pas si c’est l’âge mais les mécanismes du pouvoir, je les ai désamorcés. Il faut pouvoir se détacher de la machinerie ambiante. La musique est science, mais quelle est la part que vous accordez à l’intuition ? C’est une grande question pour moi. Dans le cadre de la construction d’une œuvre, on se demande toujours ce qui vaut la peine d’être partagé. Quoi que ce soit, une sorte de vérité doit toujours affleurer.

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Vous voir sur scène est une sacrée expérience : la façon dont vous bougez, dont vous criez, dont vous vous frappez… Est-ce de la catharsis ? Oh non, pas du tout… Cathartique, ce serait une sorte de libération, quelque chose de l’ordre de la masturbation… Ce que je fais, c’est un peu la même chose que pendant un enregistrement où, en dehors de toutes considérations financières, j’essaye de mobiliser toutes les possibilités sonores. Sur scène, si j’étais suffisamment créatif, je pourrais faire avec ce que j’ai, mais chaque salle a son propre matériel. J’aimerais aller plus vers ça, je trouve que c’est un aspect totalement négligé dans la pop d’aujourd’hui : on ajoute, on additionne. Au-delà du simple matériel, il y a la question de la performance, de la présence de la voix, je n’ai malheureusement aucune prescription ou recette. J’aimerais aller plus vers le corps, vers quelque chose de frénétique, d’hystérique… Je mobilise cette énergie plus particulièrement vers la voix mais je fais confiance aux ressentis que j’ai sur le moment, sur la manière dont je peux faire que les choses arrivent. Je ne sais pas si je peux en parler de manière juste. C’est quelque chose d’immédiat, de l’intuition, de l’authenticité, il s’agit d’être vrai à ce moment-là, ou d’exprimer sa propre vérité. C’est le seul langage que j’ai à ce moment-là et que je suis capable de formuler sur scène. Vous attendez-vous à des réactions particulières venant du public ? Les réactions du public ont changé au fil des années. Au début, je sentais beaucoup d’hostilité, j’étais préparé à ça. Aujourd’hui, c’est plus ardu pour moi de négocier avec une foule pleine de gratitude. C’est bizarre. J’ai noté des petites choses : par exemple, les spectateurs ont des iPhone et ils le regardent parfois, j’ai pensé à la théologie scholastique, à Saint Thomas d’Aquin : le diable semble contenu dans ce que j’apparente à la lumière incréée [l’instant avant que la lumière ne soit, ndlr]. Ils regardent leurs téléphones


et ils sont illuminés par cette étrange lumière, obscurcie par les images et les textos qu’ils envoient ou reçoivent. Ça a été pour moi une révélation de penser à ce concept de lumière incréée par la Silicon Valley, la bête super-intelligente qui est plus intelligente que vous, que moi, que nous tous réunis... C’est le discours qu’ils formulent ! Le monstre le plus horrible ce serait quoi ? Les groupes punk ? Pour la pure et simple raison qu’ils pensent différemment ? Quel est le but ? Tout le monde s’est suffisamment amusé, je crois. Il y a assez de pornographie, d’intoxications par l’image… Maintenant, il est temps d’accomplir, de participer à autre chose que ce statu quo dans lequel nous vivons. Diriez-vous que vous êtes quelqu’un de spirituel ? Les gens associent le mot spirituel à un ectoplasme immatériel ou quelque chose de cet ordre-là, mais je tends à penser que le langage et la culture sont spirituels, le côté « être avec » de l’être humain, pas dans un sens transcendantal mais plutôt intersubjectif. C’est comme ça que je comprends “spiritus”. Il y a de l’esprit partout et toutes sortes d’esprits. Si la question est à propos de l’Esprit Saint, j’aime tout ce qui a trait à l’évidé, au trou béant. Un esprit où « l’être avec » se rassemble autour d’un trou [en anglais, jeu de mots autour de “all” et “hole”, ndlr], de rien, d’un abysse, un vide qui serait opposé à une présence totale d’une quelconque idole. L’Esprit saint, pour moi, c’est un trou, ce n’est rien, circulez, il n’y a rien à voir. L’esprit du rien, le mot, le signifiant est humilié par le spectacle ambiant… Je crois que le photographe est en bas… C’est tout ? J’ai l’impression d’avoir raconté tout et n’importe quoi, je ne suis pas assez précis… Je suis fatigué, désolé les gars… Non c’est parfait ! Et puis, on nous a accordé 20 min d’entretien… Oh non, je déteste ça… Continuons ! [Prise de court] Euh… À vous écoutez, je ne sais pas… cette vision chaotique me paraît bien pessimiste. Qu’est-ce que tu veux dire ? Allons-y, creusons ! Cette vision du néant, de l’amusement qui s’arrête, je me trompe peut-être… Je ne crois pas être pessimiste, je crois être quelqu’un qui croit, fort même. I’m the Believer [référence à une chanson parue sur l’album We Must Become the Pitiless Censors of Ourselves, ndlr]. C’est justement là où je laisse la critique dialectique derrière moi, là où je suis le plus anti-négatif, justement. Je crois en l’affirmation, je crois en le fait qu’il faille affirmer le saint-Autre. Je crois en la Vérité, je crois en l’Amour, mais je crois aussi, souvent, que l’innocence est humiliée. Le mieux est de répudier tout ça de manière affirmative, une glorieuse répudiation précisément du pessimisme. Je serais plus confortable si on me disait que j’étais cynique… au sens philosophique… mais en même temps, je ne le suis pas ! Je suis peut-

être léthargique ce soir, ces dernières années je suis plus lourd et sobre, peut-être à cause du doctorat ? [John Maus a passé son doctorat en philosophie politique à l’Université de Hawai, ndlr]. Dans le monde dans lequel on vit, ça devient compliqué de départager l’étrange de l’étrange. Il s’agirait de trouver une autre lumière ? Plus de lumière. Qu’est-ce qui est plus affirmatif ? Je pense que le pessimisme est futile, ce n’est pas créatif. Le ressentiment, la mauvaise conscience, ce sont précisément les choses dont je me ris. J’ai récemment vécu une rupture, vous auriez des conseils ? J’ai aussi vécu cela, et un ami m’a dit un jour : « Du temps, donne-toi du temps. » Ouais, super. Je sais que j’irai bien, je ne sais pas, peut-être dans trois ans. J’en ai rien à foutre de penser à l’après, au futur, à dans trois ans… Comment est-ce que je vais m’en sortir dans l’heure qui vient ? C’est ce que je veux savoir. C’était horrible, je le jure devant Dieu, je voulais mourir, me tuer, alors que j’avais la sensation de déjà être mort… On peut aussi regarder cela d’un point de vue psychanalytique : j’aime cette idée que le traumatisme d’une rupture provient du fait que nous sommes arrivés au bout d’un genre de chaos où on est devenu le signifiant flottant du signifié. Tout le chaos est ancré sur cet ordre imaginaire, et quand cela est brisé, vous entrez dans une nouvelle sorte de chaos. Je ne sais pas si vous avez déjà été sous drogue et avez eu une mauvaise expérience. C’est le même genre d’angoisse et d’horreur : tu ne peux pas dormir, tu ne peux pas t’en sortir. Mais en analysant froidement les choses, tout cela est une rencontre avec le réel, à proprement parler. Ce qui a fonctionné pour moi c’est la conscience constante des autres, mais pas “de l’autre”, qu’il ou elle aille se faire foutre. Quand j’ai vécu ce passage, j’étais à Los Angeles et entouré de junkies ; des amis, qui avaient besoin de leurs doses tous les jours. Ils squattaient chez moi alors que j’étais déjà tourmenté : cette infortune qui me poursuivait… Mais leur offrir le gîte, les déposer en voiture, c’était ma façon de m’en sortir. Mais je ne vais pas te dire de la merde : c’est une horreur, c’est la chair de la chair, c’est une foutue mort. Au moins, nous ne sommes pas comateux, nous ressentons les choses. C’est marrant que vous mentionniez Ariel [Pink, évoqué avant de débuter l’entretien, ndlr], parce qu’il a aussi traversé cela et il me disait : « Les amis sont vraiment des trous du cul : tu les appelles, ils sont soi-disant prêts à t’écouter, tu te mets à parler et là tu sens qu’ils perdent patience… Ils ne veulent plus en entendre parler ! » Mais, ce n’est pas vrai. Je crois que n’importe quel ami qui a vécu ce genre de passade aura toute la patience du monde, parce que dans notre monde occidental bien à l’abri, il n’y a pas de pire trauma que celui-là.

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Valérie Lagrange 30.09 Bibliothèques Idéales Strasbourg Par Emmanuel Abela Photo : Benoît Linder

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De Valérie Lagrange, nous retenons cette image obsédante d’une femme qui attend l’opération de son mari coureur automobile, Jean-Louis Trintignant en l’occurrence, après son accident au cours des 24 Heures du Mans. Dans cet extrait d’Un homme et une femme, son mari s’en sort, elle pas. Avec les Mémoires d’un temps où l’on s’aimait, l’on redécouvre non seulement l’actrice, active dans le cinéma underground, amie très proche de Pierre Clémenti et son épouse Margaret, mais aussi la chanteuse qui croise la route de Serge Gainsbourg ou Jimi Hendrix. De son propre aveu, l’ouvrage dans sa nouvelle version chez Le Mot et le Reste, avec quelques rajouts et une sélection affinée de photos en noir & blanc, est beaucoup plus « beau » que lors de sa première parution en 2005. Le titre reste inchangé, Mémoires d’un temps où l’on s’aimait. Le titre semble nostalgique, il est critique. A-t-elle le sentiment qu’on prend moins le temps de s’aimer ? « L’époque d’aujourd’hui fait que l’on est beaucoup plus stressé, nous dit-elle. Nous trouvions du travail comme on le voulait, et donc on se retrouvait déchargé de cette angoisse qui guette les gens au quotidien : perdre son boulot, ne pas en retrouver. Ça change tellement de choses dans une société. » Comme parfois dans le livre, on la sent proche d’une forme de déni, mais elle nuance son propos. « Oui, on le sait, c’était coincé à d’autres niveaux. » Un mot semble faire sens pour elle : rebelle. Comme d’autres, elle a contesté l’autorité de ses parents, les diktats imposés à l’école ou par la société toute entière. Cette envie de contester l’état des choses a animé toute sa vie. Et de nous relater « ces années extraordinaires, 1966, 67, 68 et 69 », au cours desquelles elle a cru que le monde allait changer. « J’étais un peu naïve, nous avoue-t-elle, alors que d’autres n’étaient pas dupes. » La déception est à la hauteur de l’espoir de ces années-là, surtout que les « substances qu’on consommait changeait notre perception des choses ». La grande différence, selon elle, vient du fait que les gens se montrent « moins généreux », même si elle admet une « grande générosité » chez les gens qu’elle croise. Elle garde cette part de candeur qui l’amène à s’enthousiasmer, tout en exprimant sa grande préoccupation face à un monde qui lui échappe. Elle le formule dans le livre : « Le monde est redevenu effrayant. » Si tant est qu’il ne le fût pas de son temps. En femme libre, décisionnaire, artistiquement, en amour et dans ses choix de destination, elle renoue avec ce qui a fait le fondement de l’idéologie d’une époque : la question écologique par exemple, la dénonciation des dégâts causés par la société de consommation, la cause animale. De manière troublante, comme si les problèmes d’un temps n’avaient, et c’est le cas, jamais été résolus. Elle le dit dans le livre, « le merveilleux existe », elle l’a souvent expérimenté dans sa vie, estce l’une des finalités de ce témoignage, de révéler la part de merveilleux qui reste en nous ? « Oui, bien sûr, j’ai le sentiment qu’on a réussi à évacuer cette part de cynisme qui nous conduisait dans le vide. Depuis les attentats, les gens prennent conscience de la fragilité de la vie. Ils délaissent l’individualisme et reviennent au partage. »


William Z Villain 18.11

Le Gueulard Plus

Nilvange

Par Benjamin Bottemer Illustration : Nicolas Moog

Il y a à peine deux ans, William Z Villain n’imaginait pas quitter les bords du lac Michigan où il n’avait que ses potes et les habitués des bars locaux pour public. « C’est vraiment étrange pour moi de me dire que des gens du monde entier peuvent aujourd’hui écouter ma musique, qui n’était d’abord pas destinée à sortir du cercle familial ou amical », songe-t-il à voix haute. Passé sous les radars de la reconnaissance, l’homme a ensorcelé tout le monde, médias compris, avec sa voix protéiforme et sa guitare à huit cordes, grâce au label français Normandeep Blues Records, maison de Bror Gunnar Jansson ou des Nancéiens de Hoboken Division. Tous explorent la face cachée d’un blues mutant, entretenant un goût pour l’inversion, la déviance, créant des espaces sonores volontiers hypnotiques. William Z Villain a pourtant un peu de mal à se reconnaître dans cette étiquette. « Pour moi, ce que je fais n’est pas du blues, je crois qu’en France et aux États-Unis le terme blues n’a pas la même connotation. Aux USA, c’est bizarre pour un jeune blanc de la classe moyenne de se revendiquer blues quand on sait qu’une famille blanche vit mieux et plus longtemps qu’une famille afro-américaine, et qu’il y a tant de Noirs au sein d’un système carcéral qui est en fait la prolongation de l’esclavage. »

On tente donc de définir sa musique de façon moins arbitraire, en s’attardant sur les sentiments, les sensations que suscitent ses histoires, comme des nouvelles sauvages à la poésie fantasmagorique, parfois cruelles ou délirantes. « J’adore écouter les gens parler de ma musique, réagit-il en gratouillant son « stick », guère plus qu’un bout de bois à trois cordes. J’essaye de jouer ce qui me correspond intimement, et c’est très intéressant de se rendre compte qu’elle évoque autant de choses différentes à ceux qui l’écoutent. » Racines américaines, tempos afrocubains, influences latino et méditerranéennes, le son du Villain est un sortilège changeant, passant d’atmosphères brumeuses traversées par des guitares chaloupées à des ballades sous influence ou de petits tubes brinquebalants et bizarroïdes. On a le sentiment qu’il est lié au Wisconsin dont il est originaire, que des forces sauvages ont présidé à sa naissance. « Ma musique n’est pas spécifiquement liée au lieu d’où je viens, lance-t-il. Tu vis à un endroit mais sa culture n’apparaît en toi pas plus qu’une autre, du fait de l’influence d’Internet, notamment. » Il est vrai que William Z Villain tient du sorcier vaudou autant que de l’enfant du Midwest... Le jeune homme de 27 ans fatigué par la tournée se transformera, seul sur la scène du Gueulard Plus, en un show-man élégant et habité, pas avare de communion avec son public et furieusement drôle. Après s’être perdus dans les méandres de son disque, on découvre une seconde fois un artiste talentueux, attachant et authentique.

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Léa Trommenschlager 23.01

Festival Art Danse

Par Guillaume Malvoisin Photo : Vincent Arbelet

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Opéra de Dijon


Ton premier souvenir de musique ? J’accompagnais ma grand-mère à la messe. Je m’asseyais, je l’écoutais chanter à la chorale paroissiale. Mon amour du chant est né là, en écoutant les polyphonies. Ta vocation de chanteuse, aussi ? Non, seulement la passion du chant. Un prof m’a poussée à entrer au Conservatoire de Mulhouse. Concours réussi à 14 ans mais je n’ai pas pu entrer en classe de chant, ma voix n’était pas formée. Je suis entrée en prépa littéraire à Strasbourg et j’ai complètement arrêté la musique et le chant. Comme cela me manquait terriblement au bout d’un an, je me suis présentée au concours du Conservatoire de Strasbourg. Là, un prof génial me montre qu’il est possible de devenir chanteuse. Comment ? Il me dit : « Tu es chanteuse, ta voix est faite pour ça. Elle est encore une voix d’enfant mais voilà ce que tu chanteras. » Et il me fait une tonne de copies d’œuvres du répertoire avec des voix proches de ce que pourrait être la mienne. Je découvre Wagner, Verdi, Strauss. C’est une affirmation assez violente. C’est hyper choquant de s’entendre dire « ta voix n’est pas ce qu’elle va être et tu ne chantes pas le répertoire pour lequel tu es faite ». Je ne comprenais pas. J’ai donc appris. Je retournais souvent à la médiathèque emprunter des VHS d’opéra. À Strasbourg, j’étais ouvreuse, je pouvais voir les spectacles jusqu’à 6 fois. C’est un apprentissage extraordinaire, tu apprends le rôle, la musique mais aussi les problèmes de dramaturgie, les enjeux des costumes, de lumière, à voir si la scénographie fonctionne ou non. C’est l’œil qui semble t’avoir formée. L’opéra est un art d’image. Ce qui te reste en sortant d’un spectacle, c’est l’image, la marque du metteur en scène, la lumière.

Le cinéma, auquel on compare souvent l’opéra, n’a pas cette aura à la fois intimidante et mystérieuse qui peut rebuter le public. L’opéra pâtit un peu de son image bourgeoise, réservée à une élite. C’est fondé en regard de l’architecture intérieure, du décorum des opéras à l’italienne. C’est un peu le pendant de l’église catholique. On peut faire cette musique partout, pour tout le monde, avec la même exigence musicale et artistique. Je tiens énormément à cela. Cependant, tout n’est pas à jeter dans la tradition de l’opéra. On se plaint souvent du metteur en scène, tout en haut de sa pyramide, mais, pour mener à bien cinq semaines de répétitions, cette hiérarchie de travail est nécessaire. Art impopulaire, l’opéra ? Je pense pourtant que sa popularité est dans sa musique. On peut y aller sans être éduqué à son répertoire et être touché par une voix, une fréquence, une lumière ou le charisme d’un interprète. Pas besoin du décorum, des petits fours et des dames très bien habillées. À l’Opéra, on peut aussi se voir proposer de jouer la Vierge Marie… Sans parler religion, il y a vraiment un pouvoir fédérateur dans la musique sacrée. Prenons Bach – le plus grand – il y a forcément quelque chose qui peut toucher chacun. Quand on me propose de jouer la Vierge Marie dans l’oratorio de Draghi, cela me va très bien, je ne me pose pas de questions. Le grand avantage de l’opéra sur le théâtre, par exemple, c’est que la musique te donne le ton, le tempo c’est-à-dire la gestion des silences ce qui est le plus difficile au théâtre. La fameuse magie de l’interprète ? La musique est déjà une seconde peau. Quand la musique entre dans mon oreille et dans mon corps, le personnage se déclenche déjà. La distance nécessaire au contrôle de la voix, à la concentration que demandent les indications du chef ou les retours vidéo, donnent aussi une certaine liberté dans l’incarnation. C’est sans doute plus facile qu’au théâtre. Plus facile ? On m’a dit : « On fait les choses aussi parce qu’elles sont faciles, parce qu’elles nous font plaisir. » C’est à partir de là qu’on peut travailler et devenir bon. Sinon, on ne fait que lutter. Barbara Streisand a arrêté sa carrière à cause de cela, elle ne pouvait plus sortir de sa loge à cause du trac. C’est hyper difficile de se voir gagner de l’argent avec sa voix, il y a quelque chose d’assez prétentieux et à la fois fragilisant. Il faut assumer que des gens ont envie de t’entendre, que ça fait plaisir et qu’il faut bosser avec ceci. Tu fais souvent quelques pas de côté comme par exemple le duo enregistré à France Musique où tu chantes accompagnée d’une guitare électrique… La pièce dont tu parles était un Madrigal de Gesualdo. Cette musique est très ouverte et ne sonne pas

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moins bien jouée avec une guitare. Avec Giani Casaretto, nous travaillons ensemble au sein du Balcon, un ensemble classique qui réunit compositeurs, ingénieurs du son, instrumentistes et chanteurs. J’y ai fait mon premier opéra en 2011. Il y aussi ce projet mené avec un autre guitariste, Marc Ducret. Marc Ducret a une passion géniale pour la voix et l’opéra. Je l’ai beaucoup vu, en bonne Alsacienne que je suis, aux festivals Musica, Météo et Jazzdor. Il m’a contactée quand il cherchait une chanteuse pour un projet à venir, sur Macbeth. Cela devrait être enregistré cette année. En janvier, tu côtoies Lully, Stockhausen, Le Chant de la terre de Mahler et la danse avec la reprise d’Initio de Tatiana Julien… … Je fonce tête baissée. Aucun problème de registre ? C’est juste un problème de fatigue. Je ne vais que là où ma voix me permet d’aller. Pour le Mahler, j’aurais plus de réticence, c’est une œuvre qui est davantage chantée par des mezzo ou des altos. Mais cette œuvre peut faire figure d’opéra et me correspond. Je trouve assez beau de faire chanter une œuvre de fin de vie par des jeunes chanteurs. Je ne crois pas que parce qu’on a pas cinquante ans, on n’a rien compris à la vie et à la mort. Pour Initio, tu es confrontée à des danseurs et à une dramaturgie abstraite. Dans les opéras contemporains, l’abstraction est très présente. On ne peut pas se contenter d’image. Je ne chante pas des intervalles sonores mais des mélodies

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auxquelles je dois croire comme si je les chantais depuis mon enfance. Je reste dans mes habitudes avec Initio. On ne me demande pas de danser. Ceci est très important car j’adore les rencontres mais pas du tout les mélanges, le tutti-frutti. Ça marche parfois, mais à Broadway. En France, pas tellement. Que change la proximité des corps ? Il y a une énergie très forte. Dans la danse voulue par Tatiana, il y a une demande très forte d’attention périphérique permanente, de toujours rester conscient de ce qui se passe au plateau. Les musiciens sont sur scène et en mouvement, le chef aussi. C’est le pitch du spectacle, une communauté se met en route et cherche, chacun abandonne ses habitudes et la rencontre a lieu. Qu’auras-tu découvert sur ce projet ? Quand on commence une production, on a toujours envie d’arriver absolument prêt. Mais, il faut surtout se méfier de ses propres automatismes et garder en tête la flexibilité, l’ouverture, la patience, l’écoute du déroulement du travail avec différents corps de métiers, leurs rituels. La Vierge Marie, Le Chant de la terre, Les quatre derniers Lieder de Strauss et après ? Isolde et mourir ! [Rires] Non, plus sérieusement, j’ai envie de continuer d’avoir le luxe de travailler sur des projets qui m’emballent. De travailler avec des chefs et metteurs en scènes qui se parlent et qui ont choisi leurs interprètes. Ce qui n’est pas beaucoup le cas. Parfois, il y a de superbes rencontres, d’autres fois, c’est moins réussi.


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Par Caroline Châtelet

Compter pour jouer ? À Rome s’est tenu du 12 au 17 décembre la seizième édition de Premio Europa per il teatro, prix Europe pour le théâtre, raout théâtral aux allures de festival.

Mardi 12 décembre Dans l’avion, je débute la lecture de La Coalition de la robe (éditions du remue-ménage, 2017). Dans ce livre, Marie-Claude Garneau, Marie-Eve Milot et Marie-Claude Saint-Laurent racontent leur découverte de ce collectif féministe québécois anonyme réunissant des universitaires, des artistes, des autrices et dont les happenings sont signés de cet intitulé. Au cours de leurs études et de leurs débuts professionnels au Québec, Garneau, Milot et Saint-Laurent vont croiser la coalition, avant de les chercher scrupuleusement. Plus que leurs réflexions sur le sexisme affectant le théâtre québécois, c’est l’élaboration d’une pensée féministe et d’un engagement par la fréquentation des idées et actions d’autres artistes qui se révèlent passionnants. N’est-ce pas tout ce que j’espère du théâtre ? Non pas qu’il me montre ce que je connais, mais ce que je ne connais pas, qu’il ébranle les certitudes, oblige à penser différemment. Marie-Claude Laurent et Marie-Eve Milot ont également co-écrit un autre texte. Un article, paru dans Jeu, importante revue francophone d’Amérique du Nord dédiée aux arts de la scène. Intitulé « Apprendre à compter », l’article aborde par un décompte minutieux la question de la sous-représentation des femmes dans le milieu théâtral québécois. Certes, le procédé a ses limites : il ne s’intéresse, par exemple, qu’à l’écriture et à la mise en scène. Néanmoins les chiffres sont éloquents par le déséquilibre qu’ils révèlent (la norme semblant être 20 à 30% de femmes). Et comme l’article le précise, le décompte « induit un spectre plus large d’inégalités : notoriété restreinte, non-admissibilité à certains prix, difficulté à développer avec le public un dialogue à long terme, moyens de productions réduits, situation socio-économique précaire, etc. ».

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Je décide, à mon tour, de compter, et débute le soir même, devant le Roi Lear de Shakespeare monté par Giorgio Barberio Corsetti (metteur en scène ayant notamment présenté en 2004 un Falstaff à l’opéra national du Rhin, et Le Procès de Kafka au TNS en 2011). Texte d’1 homme, monté par 1 homme, joué par 9 hommes et 4 femmes.

Mercredi 13 décembre Au Palazzio Venezia – palais monumental connu pour avoir accueilli le QG et la résidence privée de Mussolini – où se tiennent les débats avec les artistes, je rencontre quelques


têtes connues. Nous échangeons sur Premio Europa. Car c’est une drôle d’affaire que cette manifestation qui ressemble à un festival, sans en être un. Né en 1986 avec le soutien de la communauté européenne, Premio Europa remet des prix (mentions spéciales, Grand Prix, prix Nouvelles réalités théâtrales). Sauf que les délibérations du jury précèdent la manifestation, qui programme les artistes primés. Si le jury est constitué d’universitaires, critiques, professionnels européens du théâtre, il est difficile de savoir comment les choix sont effectués, sur quels critères (aucun membre du jury ne pouvant connaître tous les artistes à un tel échelon). Ensuite, Premio Europa réunit majoritairement des professionnels et ce sont près de 500 programmateurs, directeurs

de structures, journalistes, artistes, etc. du monde entier qui y assistent – leur logement étant pris en charge par la manifestation. Enfin, depuis 2006, le festival n’a pas de territoire défini. Chacune de ses éditions se déroule dans un pays différent (Pologne, Russie, Grèce), son organisation reposant sur la possibilité d’institutions de pouvoir l’accueillir. Une caractéristique étrange, tant la question du/des territoire(s) est intrinsèque à tout événement culturel. En France, par exemple, le développement des festivals a accompagné la décentralisation et l’investissement dans la culture de plus en plus grande des collectivités territoriales, ces dernières voyant là une publicité et un moyen de dynamisation de leur territoire, de valorisation de leur image. Dans certains cas,

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la relation est devenue métonymique : la ville se confond avec le festival, et on ne va pas “au festival (de cinéma) de Cannes”, mais à Cannes, en mai. Ni “au festival (de théâtre) d’Avignon”, mais “à Avignon”, en juillet. Fonctionnement opaque, adresse à des professionnels, absence de projet de territoire. À la question « à quoi sert Premio Europa ? », la réponse pourrait être 1) à mettre en réseau les professionnels du champ théâtral à l’échelon mondial – tous les temps informels étant des moments d’échange, donc, de travail. 2) faciliter la diffusion des spectacles en proposant ses artistes labellisés. Le soir, j’assiste à Filth (Fange) du Teater NO99. Conçu par 2 metteurs en scène (1 homme et 1 femme), joué par 6 hommes et 3 femmes. Au-delà du spectacle, la démarche de la compagnie interpelle : le Teater NO99 titre chacun de ses projets par un numéro, de 99 à 0, et se dissoudra une fois ce chiffre atteint. Cette démarche évoque le travail du peintre polonais Roman Opalka dont l’œuvre picturale a cheminé vers la disparition, chaque nouvelle toile comportant 1 % de blanc supplémentaire. Cela procède de la même tentative de matérialisation du temps dans l’œuvre, et de l’inscription de chaque spectacle dans un parcours plus vaste. Mais au théâtre le combat est perdu d’avance, cet art étant par nature voué à disparaître.

Jeudi 14 décembre Promenade avec le critique espagnol Juan Antonio Hormigon, qui m’emmène au Caffè Greco, café né vers 1760 et constituant l’un des plus anciens cafés d’Europe. Dans ce lieu qui n’a pas bougé depuis 1869, Hormigon évoque Rome, le baroque de cette ville, son architecture démonstrative, expression de la splendeur du pouvoir. Au moment de partir, le vieil homme me glisse « Quand tu reviendras ici, tu te souviendras que la première fois que tu y es venue, c’était avec moi. Tu te souviendras de moi. Et peut-être que toi aussi, quand tu seras âgée, tu amèneras quelqu’un ici ? » Je repense au Teater NO99 : tous nos actes ne visent-ils qu’à ce combat perdu d’avance contre la disparition, l’oubli ? Le soir, nous assistons à Richard II de Shakespeare monté par l’allemand Pe-

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ter Stein. Texte d’1 homme, monté par 1 homme, joué par 13 hommes, 2 femmes. NB : le roi Richard II étant joué par une femme, est-ce que ça compte double ? Puis, Untitled_I will be there when you die d’Alessandro Sciarroni, exercice de style formel où 4 hommes jonglent avec des massues de façon répétitive. C’est tout. À la fin du spectacle, un comédien hongrois critique Richard II, porte aux nues Filth. Lorsque je tente de lui parler de Untitled... il évacue la question : « It’s only circus » (« Ce n’est que du cirque »). De l’éternel rapport de classe entre les arts...

Vendredi 15 décembre Le soir, Hamlet-Machine d’Heiner Müller, par Bob Wilson. Texte d’1 homme, monté par 1 homme, avec 7 actrices, 8 acteurs. Sauf que cette parité est structurelle : il s’agit d’un spectacle de sortie d’école (eh oui, la parité est présente dans les écoles). Le célèbre metteur en scène américain a été invité par une académie de théâtre romaine à recréer Hamlet-Machine, qu’il avait montée en 1986. Dans cette reprise se déploie l’esthétique de Wilson : postures stylisées, comédiens aux visages poudrés de blanc, absence d’incarnation, répétition du texte, technique parfaite, lumières soignées. Mais cette esthétique maîtrisée est devenue un système qui tourne à vide, du maniérisme pur. À voir ces jeunes comédiens écrasés par le poids de l’œuvre – jouer du Müller / Wilson, ce n’est pas rien – je songe à cet usage consistant à inviter un metteur en scène reconnu à monter les spectacles de sortie d’école. C’est le cas en France, comme à Strasbourg (ainsi 1993 réunit les élèves du Groupe 43 du TNS dans une mise en scène de Julien Gosselin). Cette pratique est problématique, puisque le spectacle de sortie d’école devient un spectacle comme un autre, qui peut tourner et intégrer les programmations des théâtres (sans que soient précisées les conditions particulières de sa naissance). Or, le metteur en scène ne travaille pas avec son équipe de créateurs et de comédiens, il s’adapte à la commande que lui adresse l’institution (l’école). Et il est fréquent de voir les jeunes acteurs peiner à exister dans un tel projet. Dans ce cas, qui le spectacle sert-il : les élèves au début de leur carrière ? Le metteur en scène ? Le prestige de l’école pouvant se targuer de faire travailler ses élèves avec X ou Y ?

Samedi 16 décembre Deux spectacles ce jour. D’abord, The Virgin Suicides, adaptation du roman de Jeffrey Eugenides (et dont Sofia Coppola a tiré un film) par Susanne Kennedy, associée à la Volskbühne


l’Europe. L’euro lui aussi est une enveloppe vide douée d’un pouvoir calmant aussi longtemps que la monnaie européenne, par le biais des aides et subventions de la communauté européenne, est synonyme d’un minimum de confort. »

Dimanche 17 décembre

de Berlin. Texte d’1 homme monté par 1 femme et porté par 5 hommes. Ces derniers jouent des figures féminines (sic) portant des masques de poupées, dans un dispositif saturé d’images, de flux, de couleurs criardes et de références à la culture pop. Sauf que le récit devient anecdotique, elliptique, et le spectacle n’offre que le lointain écho d’un drame qui aurait eu lieu. Puis, Roma Armee. Associée au Gorki Teater de Berlin, Yael Ronen (1 femme) a réuni des comédiens (5 femmes, 3 hommes) de plusieurs pays (Europe, Turquie, Israël), et pour certains d’origine roms. Roma Armee est conçu comme un show féministe, LGBT et queer, soit déjouant les identités hétéronormatives de genre. J’avoue : j’aurais aimé aimer ce spectacle pour son sujet, sa distribution. Sauf qu’après un début enlevé, Roma Armee s’en tient à une succession de confidences. Si ces paroles sont importantes par le racisme qu’elles dénoncent, elles ne dépassent pas le témoignage et Ronen privilégie le consensuel, l’aimable, le rassurant, au détriment de séquences plus grinçantes. Au sortir, je songe à Jean Jourdheuil. Homme de théâtre français, Jourdheuil a été le premier à évoquer la festivalisation de la culture, et, dans le théâtre, la substitution d’une logique de la production et de la création, à une logique de diffusion et distribution – dont le festival est le paradigme. Dans la revue Frictions, il écrit « ce que l’on appelait naguère l’Europe de la culture, au début des années 80, n’est plus aujourd’hui que l’Europe des Festivals (...). Au fond, il en va de l’Europe des Festivals comme de l’euro. Elle a la fonction symbolique d’exprimer l’appartenance potentielle à

Soirée de clôture. Après les discours, les remises des prix, l’Ode à la joie, les deux Grands Prix de cette édition, Jeremy Irons et Isabelle Huppert (totale parité) lisent un extrait de la correspondance d’Albert Camus avec Maria Casares, puis interprètent Ashes to Ashes d’Harold Pinter. Bon, je passe sur l’attribution de prix à deux comédiens plus actifs au cinéma qu’au théâtre. Je ne relève pas ce choix stratégique, leur renommée étant un gage de visibilité médiatique pour Premio Europa. Car il y a du théâtre hors du théâtre, ce soir-là : entre les deux lectures, Irons et Huppert se taclent. Irons, cabotin en diable, fait le clown et séduit le public avec son humour, tandis qu’Huppert, glaciale comme jamais, le rembarre froidement. Ambiance... Si je partage l’incompréhension générale à son égard – elle a vraiment été désagréable – je m’interroge : ce qui lui est reproché, c’est de n’avoir pas joué le jeu que lui imposait cet homme (Irons ayant débuté son « sketch » seul en scène tandis qu’elle était encore en coulisses). Et puis, cet échange à couteaux tirés ne peut oblitérer l’essentiel : au-delà du protocole de la cérémonie, il y a le théâtre. Or, Huppert s’est imposée par son interprétation précise, brillante, de Pinter. Comédienne impressionnante, elle excelle peut-être au final plus dans le travail que dans la vie – « Les gens comme toi, comme moi, tu le sais bien, on est fait pour être heureux dans le travail, dans notre travail de cinéma », dixit François Truffaut dans La Nuit américaine. Une sensation qui ressort aussi de son discours de remerciements, aussi chaotique que sincère : « Si j’évoque mon passé, plein de noms surgissent et ma vie se met à rassembler à un kaléidoscope. Ma vie a été révélée et masquée par eux : les metteurs en scène, les auteurs, les personnages. (...) Ce ne sont pas que des noms, mais des émotions, des lieux différents. (...) Notre pays, le leur et le mien, c’est le théâtre. » www.premio-europa.org

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Par Sylvia Dubost

Au monde À Strasbourg, ces prochains mois, on relève dans les programmations des spectacles ancrés, comme rarement auparavant, dans le monde contemporain et le débat public. Les metteurs en scène ou chorégraphes seraient-ils plus attentifs au monde, ou celui-ci nous rattrape-t-il tous ? Ils nous incitent surtout à nous poser la seule vraie question qui vaille à ce sujet : comment en faire théâtre sans verser dans le militantisme, la mièvrerie ou la pédagogie ? Réponse : c’est la forme, camarade !

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Ça ira (1) Fin de Louis de Joël Pommerat

Photo : Elisabeth Carecchio

Cet enfant, Au monde, La Réunification des deux Corées, Pinocchio, Cendrillon, Le Petit Chaperon rouge : avec ces spectacles qui ont beaucoup tourné, Joël Pommerat est devenu pour le public l’auteur et metteur en scène de la réécriture des contes et surtout de la famille, de ses cruautés et de ses béances. S’il a beaucoup travaillé le registre de l’intime, on se souvient aussi que dans Les Marchands, certes à travers des trajectoires individuelles et sur un mode poétique, il empoignait plutôt fermement le sujet du travail. Avec Ça ira (1) Fin de Louis, créé en 2015, il plonge dans une aventure théâtrale nouvelle pour lui, sur le fond comme sur la forme. Pendant 4h30, le spectateur s’immerge avec les comédiens dans le passionnant processus démocratique et la révolution législative de 1789. 14 acteurs qui, sur le plateau et dans la salle, débattent et s’invectivent sur des sujets toujours fondamentaux : quel rapport instaurer entre l’homme et la société ? Sur quelles bases fonder un état moderne ? Quelles sont les conditions de notre liberté ? Tout est complexe, tout est discuté, y compris le sens des mots. « Les héros de cette pièce, ce sont les idées », explique Pommerat. Son idée de génie (ou de metteur en scène), c’est de privilégier la reconstruction à la reconstitution : à part le roi et la reine, ici, pas de personnages historiques. « J’ai essayé de rendre ces événements présents, de permettre au spectateur de les vivre comme s’il était contemporain. Pour cela, il fallait casser toutes les représentations folkloriques, tout ce qui nous met à distance. Mais je ne voulais pas non plus parler du présent, pour ne pas créer de parasitage. » Les parallèles avec la situation politique, économique et sociale actuelle sont évidents mais risquent de rendre le propos simpliste. Lorsqu’on lui demande si ce spectacle s’imposait dans le climat actuel, Pommerat préfère parler de théâtre. Et rappeler qu’il n’est ni historien, ni philosophe, mais « praticien du théâtre ». « Ce que je propose c’est une expérience », qui convoque « émotions, réflexions, chocs, des registres de sensations intellectuelles et émotionnelles ». Ça ira est en effet une expérience, qui nous entraîne dans une pensée en mouvement et en construction. Une expérience dont on sort épuisé, physiquement et intellectuellement, mais si stimulante qu’on en redemande. Ça ira (1) Fin de Louis, théâtre du 15 au 17 février au Maillon, à Strasbourg www.maillon.eu

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Unwanted de DorothÊe Munyaneza Š Christophe Raynaud de Lage

Festival Extradanse 58


Dans son éditorial, la directrice de PoleSud et programmatrice du festival Joëlle Smadja affirme vouloir « renouer avec le monde tel qu’il nous touche et nous concerne tous ». C’est-à-dire ? « Il y a des situations qu’on observe de l’extérieur, précise-t-elle, comme les guerres. On sait mais on ne se sent pas concernés. C’est important d’entendre la parole de ceux qui vivent cela de l’intérieur. » Cette édition n’en est pas pour autant thématique ; elle reflète seulement ce qui se joue actuellement sur les scènes françaises et d’ailleurs. La question des migrations est très présente, les artistes d’origine africaine aussi, qui abordent des sujets les touchant au plus près. « Les artistes ont toujours été des catalyseurs de ce qui se passe dans le monde, souligne Joëlle Smadja. Ils se sont toujours emparés de ces sujets, on les a peut-être moins montrés. Pour moi, artistique et politique ont toujours été mêlés, même s’il ne s’agit pas toujours de sujets d’actualité. Aujourd’hui, la question du politique s’introduit dans nos vies de manière très brutale, et on ne peut pas s’arrêter à des questions esthétiques. » Et de préciser néanmoins que ces regards « sont un témoignage mais aussi une extrapolation politique et poétique ». À ces égards, elle commente cinq spectacles présentés à l’occasion d’Extradanse. Unwanted de Dorothée Munyaneza « Après Samedi détente, où elle témoignait du génocide dans son pays, le Rwanda, Dorothée Munyaneza aborde un sujet rarement traité, compliqué et tabou, celui des enfants nés de viols. Elle a interviewé des femmes et aussi des enfants, et interprète ces voix : elle est traversée par ces mots, ce qui crée une danse. Accompagnée par une chanteuse, qui apporte un contrepoint, elle propose un concertrécital parlé-dansé très surprenant dans la forme. On y entend des choses glaçantes, et cette façon de traiter ce sujet complexe est très intéressante : elle a réussi à trouver la bonne distance. »

Déplacement de Mithkal Alzghair « Mithkal Alzghair a un rapport direct avec son sujet : c’est son histoire. Il est Syrien, en France depuis 2-3 ans, c’est encore un jeune artiste. Il a choisi une forme un peu narrative et une écriture très émotive. La question qu’il pose par rapport à l’exil est celle du corps, fragile car il ne sait plus où il est. Dans la première partie, il est seul en scène, donc exposé. Il avance, recule, ne sait pas où se poser. Comment trouver son identité, sa place ? Pour la 2e partie il est rejoint par deux autres danseurs ; avec un mélange de danses, il aborde vraiment la question du déplacement. » Still in Paradise de Yan Duyvendack & Omar Ghayatt « Je voulais un contrepoint "blanc", pour voir comment l’Occident regarde l’Orient. Yan Duyvendack fait partie des artistes iconoclastes, il est toujours très impliqué dans ses projets, qui s’intéressent aux mécanismes démocratiques au sens large, au pouvoir. Avec Still in Paradise, il reprend avec Omar Ghayatt leur spectacle Made in Paradise 10 ans après, et requestionne les rapports entre Orient et Occident. La société a changé, la question de l’Islam est plus prégnante aujourd’hui, il y est aussi beaucoup question de migration. Le dispositif reste le même : le public a la possibilité de choisir les séquences, et s’aperçoit assez vite que c’est une fausse démocratie. Ce spectacle pose beaucoup de questions, et on se rend compte que le point de vue qui nous rassure n’est pas celui qu’on croit… » Kalakuta Republik de Serge Aimé Coulibaly « Serge Aimé Coulibaly a toujours travaillé sur les héros [comme Thomas Sankara, Kwane N’Krumah, Nelson Mandela dans sa pièce Babemba, ndlr] Pour lui, l’Afrique est capable de générer des figures extraordinaires, elle doit apprendre à regarder son histoire. Ici, il montre Fela dans tout ce qu’il a d’ambigu : l’inventeur de l’afrobeat (la pièce commence d’ailleurs par un set de 40 mn de musique de Fela), le candidat aux élections, le fondateur du mouvement Kalakuta, cette société idéale et république indépendante dans la banlieue de Lagos, mais aussi son côté obscur. La fin de la pièce réengage néanmoins sur de l’espoir pour l’avenir. » Du désir d’horizons de Salia Sanou « Ici, on est dans un camp de migrants, que Salia Sanou a connu. Il ne traite pas le pourquoi mais le comment ils vivent. C’est très frontal, très visuel, très dessiné, et c’est une pièce très douce, sur la façon dont l’humanité, quelle que soit la situation, reconstitue un moyen de se soigner par le collectif. » Extradanse, festival du 5 au 18 avril à Strasbourg www.pole-sud.fr

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1993 Texte Aurélien Bellanger Mise en scène Julien Gosselin

Après Les Particules élémentaires d’après Houellebecq et 2666 d’après Roberto Bolaño, Julien Gosselin poursuit son examen du mal en l’homme et des maux qui rongent la société occidentale. À seulement 30 ans et en relativement peu de spectacles, il a su créer un langage théâtral immédiatement reconnaissable, où les corps et la lumière, le verbe et la bande sonore stimulent à la fois les sens et l’intellect. Un lyrisme sombre et une tension dramatique d’une impeccable maîtrise qui dérangent et transportent, nous laissant ébranlés et incertains. Artiste associé du TNS, sollicité par Stanislas Nordey pour le spectacle de sortie des élèves de l'école, Julien Gosselin veut travailler sur Calais, dont il est originaire. Il passe commande d’un texte à l’écrivain Aurélien Bellanger, dont les romans comme L’Aménagement du territoire ou Le Grand Paris montrent qu’il sait faire des questions de société, y compris complexes et techniques, un vrai matériau littéraire. Évitant l’écueil du témoignage et de la bien-pensance, 1993 (année de l’inauguration du tunnel sous la manche) s’attache à ce que représente l’Europe pour la génération née à ce moment-là. Plus grand-chose, si l’on en croit Aurélien Bellanger, qui répond à nos questions.

Qu’est-ce qui vous rapproche avec Julien Gosselin ? Une attention à la contemporanéité : l’art est un outil pour parler du monde actuel. Mais Julien est plus révolté que moi. Pour moi la jungle de Calais est inévitable, ce genre d’endroit a existé de tout temps. Pour moi, elle est une anomalie, pour lui un scandale. Quel était le point de départ du projet et comment a-t-il évolué ? Au moment où on commençait à travailler sur le spectacle, on était au sommet de la crise des migrants. Le recueil de paroles de migrants est devenu un sous-genre, et on voulait à tout prix l’éviter. J’ai emmené Julien plutôt vers le tunnel, car je suis très fasciné par les objets technologiques. Ce projet du tunnel apparaissait comme paradisiaque, à un moment où l’Europe était à son maximum d’attractivité historique. En parallèle, celui du CERN [accélérateur de particules entre la France et la Suisse, ndlr] devait concrétiser un idéal socratique, où la science triomphe. Ce sont deux grands mythes de cette époque, qui nous parlent des années 90. C’est aussi le moment de l’apparition de l’Eurodance, cette musique de débiles qui vont s’alcooliser à la frontière du Benelux, là où c’est moins cher. Elle est aussi assez triste, écrite sur un mode mineur, beaucoup de basses, très peu de notes, et les paroles disent : « on lève les bras, c’est super ! » Et en fait c’est vide. C’est l’Europe de la banane bleue qui va se déverser dans le tunnel, une Europe absolument pas charnelle. Julien Gosselin a beaucoup montré dans son travail une génération un peu perdue, happée par le vide. Comment la voyez-vous ? Les acteurs du spectacle [les élèves de l’école du TNS, sortis en juillet 2017] sont de la génération d’après nous, et on n’a pas les mêmes marqueurs. Quand j’avais 20 ans, l’Europe n’était pas associée à des expériences négatives. C’était une utopie de basse intensité mais elle versait quand même du côté de l’idéal. Maintenant, c’est différent, on voit cela comme un ensemble de problématiques. Francis Fukuyama [sa théorie sur la fin de l’histoire est largement citée dans le spectacle, ndlr], c’est débile et vrai pour moi, mais quand on est un enfant du 11-Septembre, c’est différent. Pour eux, c’est une légende lointaine. De même, quand je vois un centre commercial, je vois la paix dans le monde. Depuis Hiroshima, comme les villes ne peuvent plus se défendre, elle ne construisent plus de

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Photo : Jean-Louis Fernandez

remparts avec l’extérieur, et s’étendent. Ikea, Castorama, sont pour moi des mains tendues vers la Chine. Eux voient cela comme des représentations du libéralisme et de la violence qu’il entraîne. Je veux défendre ce sentiment que j’ai, alors je rentre dans ce principe de fin de l’histoire. C’est vraiment un désir. Mais c’est un point de bêtise aussi. Le nazisme nous a très largement vaccinés contre la violence politique, et on arrive au bout de l’immunité. L’idée de la guerre comme dernier tabou commence à être soulevée. L’apparition de groupes identitaires violents est une vraie nouveauté. Vous avez travaillé avec les comédiens sur le plateau : comment cela a-t-il influé sur votre écriture ? Quelle forme avezvous trouvé ? Il y a 12 acteurs sur le plateau, de fait c’est une contrainte d’écriture, car on a forcément un groupe de jeunes, avec forcément des rapports entre eux. C’était sur le fil : on voulait garder l’idée que la jungle était de l’ordre de l’inacceptable,

mais qu’il n’y ait pas une pointe de révolte dans le spectacle. Il fallait prendre le risque du cynisme, sinon cela en aurait affaibli la portée politique. C’est assez facile de trouver que Manuel Valls est un con… Or en jouant pleinement l’élégie en 1ère partie et l’abjection montante en 2e partie, sans aucune voix discordante, le malaise est frontal. J’étais vraiment content d’une réaction bourgeoise marrante d’un spectateur : « On en a marre des spectacles qui nous disent quoi penser ! » Ça m’a fait plaisir que le spectacle puisse apparaître comme un bloc dogmatique, même s’il ne l’est pas beaucoup. Cela veut peut-être dire qu’il n’est pas complètement raté. 1993, du 26 mars au 10 avril au Théâtre National de Strasbourg www.tns.fr

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Par Caroline Châtelet Photos : Olivier Roller

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Chronique termite À l’automne est paru Histoire de la littérature récente, tome 2 d’Olivier Cadiot, ouvrage termite sur la littérature et le monde.

« L’intuition du cinéma termite c’est qu’il faut regarder les films autrement. C’est la possibilité, pour celui qui les voit, d’écrire sur eux autrement. Manny Farber a un rêve fou : écrire tout ce que le film nous dit. Le but n’étant pas de figer sa lecture mais d’accroître le mystère, de prolonger le plaisir avec un texte qui rentre dans sa matière, qui est presque fait de sa matière. » Frédéric Bas

Galerie 1 Sur le site internet du Forum des images, une vidéo retint il y a quelques années mon attention : La critique termite selon Manny Farber (toujours en ligne). « La critique termite », ça sonnait bien, c’était intrigant, aussi. Je l’ai regardée. Il s’agissait d’une conférence de l’enseignant et chercheur Frédéric Bas sur Manny Farber (1917-2008), peintre et critique de cinéma américain. Peu connu en France, Farber est parfois présenté comme l’alter ego d’André Bazin, célèbre critique français, co-fondateur des Cahiers du cinéma et figure tutélaire des réalisateurs de la Nouvelle vague. Mais Manny Farber était, peut-être, plus radical que Bazin, dans la forme de ses écrits (libres, concrets, syncopés et directs) comme dans ses positions – il abhorrait la critique prescriptive ou philosophique. L’expression « critique termite » renvoie à une théorie de Farber, divisant les réalisateurs en deux catégories, les termites (Raoul Walsh, Samuel Fuller) et les éléphants blancs (Citizen Kane d’Orson Wells). Tandis que les termites, cinéastes souterrains, font des films avec une économie de moyens, à la manière d’artisans, progressant de façon industrieuse et sans un but prédéfini, les éléphants blancs ont une stratégie qu’ils poursuivent sans jamais la changer. Leurs films aux dépenses somptuaires, empreints de maniérisme, surchargés, sont conçus dans le but de plaire, d’impressionner. Cette idée d’artiste travaillant sans objectif préalable – l’important étant le chemin parcouru,

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© Poto et Cabengo, Jean-Pierre Gorin

ce qui s’élabore et se questionne pendant cette recherche – ça aussi, ça sonnait bien. Un rapide tour sur google m’apprit qu’un certain Jean-Pierre Gorin avait fait un film sur Manny Farber. Un autre tour sur google m’apprit, également, que Gorin avait travaillé avec Jean-Luc Godard. De 1968 à 1972, tous deux signent sous le nom de groupe Dziga Vertov des films militants (Tout va bien, Letter to Jane, Vladimir et Rosa). Puis, Gorin part aux États-Unis, et y réalise une poignée de films, son premier étant Poto et Cabengo (disponible sur internet, en cherchant bien).

Galerie 2 C’est quoi, Poto et Cabengo ? Ce sont les noms que se donnent deux sœurs jumelles monozygotes. Nées en 1970 aux ÉtatsUnis, Virginia et Grace Kennedy ont développé une langue connue d’elles seules. Si ce phénomène dénommé cryptophasie est fréquent chez les jumeaux, la complexité de leur langue, ainsi que sa longévité rendent ce cas particulier. La cryptophasie se résorbe habituellement lors de l’entrée à l’école. Sauf que les jumelles n’ayant pas eu une scolarisation normale, elles sont âgées de sept ans lorsque leur cas est révélé en 1977. Une batterie de spécialistes (scientifiques, pédopsychiatres, psychologues, orthophonistes, linguistes) déboule, s’intéressant à elles, et la presse s’en fait le relais. Les fillettes font la une des journaux, qui annoncent l’invention d’un langage spontané. Lorsque Jean-Pierre Gorin rencontre les Kennedy en 1978, cette théorie a fait long feu : les jumelles, accompagnées dans leur apprentissage par des linguistes, ont déjà pour partie abandonné leur langue pour l’anglais, ladite langue secrète s’étant révélée en rien forgée de toutes pièces. Il s’agit d’un jargon, né d’une distorsion du langage de leur quotidien : anglais par leur père, anglais mâtiné d’allemand par leur mère, allemand par leur grand-mère. Mais l’élucidation du mystère n’empêchera pas le film d’avoir lieu. En jouant

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avec intelligence du montage, de la déconstruction, de la mise en exergue de phrases, de mots, de sons, Poto et Cabengo est le récit par le menu de la rencontre de Gorin avec cette famille, de la relation qui se noue entre les fillettes et lui. Jean-Pierre Gorin préserve une forme de suspense quant au verdict, et révèle l’explication scientifique en dernier lieu. Tandis que spécialistes et journalistes s’interrogent sur « quelle est cette langue ? », la question qu’il (se) pose dès le début du film est : « que (se) disent-elles ? » Une interrogation qui renvoie au regard posé sur ces enfants. Isolées et élevées essentiellement par une grand-mère soliloquant en allemand, Grace et Virginia ont eu très peu d’interactions avec les autres. Évoluant dans un monde qui ne s’adressait pas à elles, elles ont construit leur langage, babillage de l’instant ponctuant leurs jeux, leurs gestes. Dans les séquences où les fillettes s’amusent, cette langue au débit très rapide semble comme une protection, une façon de meubler le désarroi face à un réel qui ne leur est pas destiné et demeure désespérément mutique à leur égard. Leur langue peuple leur monde, elle lui donne son sens. Maîtrisé formellement, Poto et Cabengo est un récit d’apprentissage passionnant, sans happy end (la famille Kennedy ayant un faible capital culturel, la détermination sociale n’épargnera pas les jumelles). On y voit la beauté de la relation entre les fillettes, leur amitié avec Gorin et, en arrière-plan, la mise en jeu des langues, des discours, des régimes de croyance qui leur sont attachés.

Galerie 3 Fin 2017, les jumelles ont resurgi de façon inattendue, alors que je préparais l’interview d’Olivier Cadiot en vue d’évoquer la parution d’Histoire de la littérature récente, tome 2. L’auteur (dont il a déjà été question dans Novo) n’a de cesse dans son parcours littéraire, de cheminer dans les genres littéraires, les reliant, les vrillant. Après avoir arpenté pendant un peu


plus de vingt ans les champs de la fiction, racontant jusqu’à son avant-dernier roman, Un Mage en été (2010) les aventures d’un même personnage Robinson ; puis après avoir dans Providence (2015) abandonné Robinson, Cadiot s’est éloigné du roman pour aller vers l’essai. Mais il le fait à sa manière... Entre le titre aussi absurde que plastronnant d’Histoire de la littérature récente et les quatrièmes de couverture lapidaire – tome 1 « Une méthode révolutionnaire pour apprendre à écrire en lisant », tome 2 « Cinq techniques pour réaliser un livre » – se trouve contenu tout l’humour, la distance et l’ironie du projet. Comme il l’explique, il s’intéresse à « comment l’écrivain, par les seuls moyens littéraires, s’occupe un peu de pensée, plonge dans des questions. Mais je ne m’improvise pas philosophe, critique ou penseur, je ne change pas d’écriture ». Dans le tome 1, Cadiot « prend au pied de la lettre cette pseudo-idée selon laquelle la littérature a disparu ». Observant l’exercice d’écriture par toutes les facettes, l’ouvrage donne des conseils qui n’en sont pas à de futurs auteurs, s’interroge sur les évolutions du champ littéraire, les attendus et injonctions dont la littérature est l’objet perpétuel. Dans le tome 2, il est question « du « réel ». « Ce mot revient beaucoup dans les arts. Dans la littérature ou au théâtre, par exemple, tout objet culturel et esthétique se doit d’être justifié par sa plus grande proximité avec le réel. Sans résoudre le problème, j’ai plongé dans l’affaire. » Quant au tome 3, en cours d’écriture, Cadiot « aimerait arriver à ne plus du tout employer le mot “littérature”. Comme je m’amuse dans le 1 à dire qu’elle a disparu, j’aimerais dans cette logique qu’elle soit présente sans être nommée. Qu’elle soit dans le sang et qu’il ne soit plus nécessaire d’en parler. Ça donnerait quoi de voir des choses avec ce nouveau corps, cette nouvelle pensée ? » Cette affaire d’ouvrages en plusieurs tomes pour traiter de la littérature – ou, plutôt, pour parler d’autre chose tout en s’intéressant à elle – n’est pas nouvelle. En 1995 déjà, Cadiot a conçu avec Pierre Alferi la Revue de littérature générale, qui, en deux numéros a fait date par sa façon de traiter de théorie littéraire en mêlant littérature, sociologie anthropologie, poésie, etc. Cadiot et Alferi ont réuni des personnes différentes, du jardinier paysagiste Gilles Clément, à l’autrice Nathalie Quintane, en passant par le plasticien Claude Closky. « C’était de l’hypertexte, comme des couches d’écritures infinies sur un même endroit, la littérature. Solliciter ces personnes était aussi une façon de dire que pour écrire des livres, on peut se servir, même de manière désinvolte, de tous les savoirs et techniques de domaines différents. »

Galerie 4 Fin 2017, donc, j’ai consulté la Revue de littérature générale (disponible en bibliothèque). Choc : en couverture du numéro 2 figure une photo de Poto et Cabengo, tandis que dans l’ouvrage sont reproduites les seize façons qu’ont les fillettes de prononcer « potatoes » (pomme de terre). Sur ce choix, Olivier Cadiot précise : « Outre que c’est un film qui m’a bouleversé,

cette image charriait beaucoup de choses : il y a ce langage, avec toutes ces manières différentes de dire “potatoes”. Il y a l’idée d’une gémellité intellectuelle, du fait de parler une drôle de langue – or dans le tome 2 c’est comme si prose et poésie se pinçaient. Et puis, c’est un peu ironique de mettre en couverture d’un livre théorique des enfants qui inventent leur langue. » Si cette explication est belle, en ce qu’elle renvoie autant à la réception personnelle du film qu’à l’application dans d’autres champs de ce qu’il met en œuvre, elle n’a pas atténué le choc de la découverte de cette image en regard du travail de cet auteur. Car qu’il s’agisse de la façon de regarder la langue et les discours sur elle, de la position de l’écrivain/personnage, comme de la pratique termite, les affinités entre Gorin et Cadiot sont nombreuses. Dans Poto et Cabengo, des spécialistes s’enflamment pour une langue qu’ils pensent spontanée, avant de la délaisser lorsqu’ils comprennent qu’il ne s’agit que d’un anglais vrillé, abâtardi. De la même façon, Histoire de ... 1 et 2 ne cessent de dégonfler la baudruche de la littérature, ses aspects grandiloquents – voire, éléphant blanc – et se méfient des discours quant au mythe du génie littéraire. Avec leur ton parfois pince-sans-rire, leurs constats implacables et leurs évocations mélancoliques, les deux tomes sont des antimanuels de littérature autant que des éphémérides scrutant en mode termite les différentes positions de celle-ci. Puis, il y a dans les livres comme dans le film la même position inquiète, louvoyante, incertaine, allant entre auteur et narrateur. Gorin et Cadiot se mettent en scène eux-mêmes dans leur travail d’enquête, et ramènent dans ce qui relève chez l’un du documentaire, chez l’autre de l’essai, des mécanismes fictionnels, des outils littéraires. Une position renvoyant à ce que Manny Farber « appelle l’art du termite : l’auteur poursuit, au-delà de l’intrigue, une sorte d’activité fébrile qui consiste à enquêter sur le terrain et sa nature au mépris de l’anecdote narrative. » (Jean-Pierre Gorin, Cahiers du cinéma 476, février 1994). Si cela donne des objets singuliers, peut-être parfois déroutants, il importe de ne pas oublier qu’au-delà de ce que sont ces livres, il y a ce qu’ils disent. Les deux tomes de Cadiot regardent le monde, observent sans surplomb, de l’intérieur, l’omniprésence des discours marketing, la contamination de tous les espaces de nos vies par les logiques managériales, le cynisme et la violence de la politique, ou encore l’hypocrisie de la bien-pensance. Pour finir, Jean-Pierre Gorin disait de ses films qu’ils « travaillent, et comme ils travaillent ils ne produisent pas tellement de réponses mais des questions ». De la même façon, films de Gorin et livres de Cadiot cheminent, imposant au spectateur/lecteur « une position de travail, c’est-à-dire que pour les comprendre il faut se mettre à travailler. Donc il faut se mettre à les penser et, d’une façon un peu “vieillotte”, se mettre à penser au cinéma, aux images, aux sons, au monde, etc. » HISTOIRE DE LA LITTERATURE RECENTE, Olivier Cadiot, P.O.L., octobre 2017

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Par Benjamin Bottemer Portrait : Rodolphe Escher Photos : Monsieur Toussaint Louverture

Littératures réanimées Monsieur Toussaint Louverture s’est fait un nom en tant que découvreur de pépites oubliées ou méconnues. Son fondateur Dominique Bordes revendique la valeur de la parole éditoriale et d’un travail minutieux sur le texte comme sur l’objet.

Les livres remis entre nos mains par Monsieur Toussaint Louverture sont aussi monumentaux que la maison d’édition bordelaise, créée en 2004, est modeste. Le Dernier stade de la soif de Frederick Exley, Et Quelquefois j’ai comme une grande idée de Ken Kesey l’auteur de Vol au-dessus d’un nid de coucou, Vilnius Poker de Ricardas Gavelis, auteur lituanien à la pensée et à l’écriture labyrinthiques, Tous les Hommes du roi, chef-d’œuvre de Robert Penn Warren, l’écrivain aux trois Pulitzer... Ces romans à l’écriture ample et racée sont les réceptacles d’humanités exacerbées, touchent au grandiose comme à l’intime, animés par un violent appétit pour la vie même lorsqu’ils sondent les profondeurs de l’âme humaine. Sur les étals surchargés des librairies, on repère les livres de la maison par leur format, le soin apporté à la couverture, au papier, à la typographie, loin de tout formatage. Quelques œuvres auront permis à Monsieur Toussaint Louverture, qui ne publie pas plus de trois ou quatre livres par an, de sortir de l’anonymat en suscitant l’enthousiasme d’une partie de la critique et en rencontrant parfois le succès. Le fruit du travail passionné de Dominique Bordes, « capable de passer des heures avec quatre ou cinq personnes autour d’un mot ou d’une quatrième de couverture ».

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Ces dernières années auront vu Monsieur Toussaint Louverture rencontrer un relatif succès auprès des critiques et des lecteurs. Cela vous a-t-il rendu plus serein pour l’avenir ? D’un point de vue financier, nous avons pu mettre un peu d’argent de côté, mais nous n’avons toujours pas droit à l’erreur. Les lecteurs sont moins durs que les journalistes, qui aujourd’hui ont tendance à nous trouver présomptueux... Je fais attention à ne plus utiliser le mot “chef-d’œuvre” quand je parle d’un livre ! Je croyais beaucoup en la capacité de la presse à nous porter, aujourd’hui c’est moins le cas. Le fait d’être situés en province ne facilite pas non plus les choses. Vous ne publiez que quelques ouvrages par an. Une façon d’entretenir le désir ? On passe beaucoup de temps à préparer la sortie d’un livre, probablement trop, mais c’est sûrement ce qui nous permet d’obtenir de beaux objets, qui doivent absolument rencontrer un certain écho. Quand échec il y a, c’est une énorme remise en question. J’ai une grande responsabilité vis-à-vis du texte : s’il ne trouve pas son public, il peut être enterré pendant des années. Justement, votre politique éditoriale vise à réhabiliter des ouvrages méconnus ou oubliés. Quels sont vos outils pour cela ? Je pense que le rôle de l’éditeur est central : il doit produire une parole éditoriale capable de capter, de créer un lectorat. On doit convaincre en créant un attachement à Monsieur Toussaint Louverture et à nos livres, une relation forte et particulière avec le lecteur. Par exemple nos couvertures sont


très identifiables, soignées, ça parle à certaines personnes qui cherchent une relation quasi-charnelle avec l’objetlivre. Nous allons davantage communiquer sur le grand travail d’enquête et de recherches que nous effectuons en amont : je le décris pour l’instant surtout sur notre site web, mais on va prochainement créer un journal qui rendra compte de ces histoires autour des livres. À ce propos, on pourrait évoquer l’exemple de Et quelquefois j’ai comme une grande idée de Ken Kesey, qui aura nécessité huit ans de travail... Vous dîtes que c’est sa découverte qui vous a donné envie de lancer la maison d’édition.

La découverte du second roman de Ken Kesey, jamais publié en France, a eu lieu à nos débuts. Je n’avais alors pas les moyens de le valoriser, il me fallait des fonds, des réseaux, des personnes avec qui travailler... Cette aventure collective nous a donné une direction, un cap. Tout ce que je voulais faire en créant MTL a pris sens avec ce projet. Votre démarche est assez particulière, dans le sens où vous ne lisez pas les manuscrits avant d’en acheter les droits. Il faut avoir une grande confiance en son instinct, non ? C’est surtout à travers les expériences et la parole des autres, des critiques, des éditeurs, des lecteurs que je me

fais une idée. J’ai choisi de passer par d’autres subjectivités car je pense qu’on ne peut pas se fier à une seule vision ou une seule parole. J’essaye de trouver des indices suffisants pour me convaincre qu’il se passe quelque chose avec un livre. Comment se passe le travail de traduction, qui semble être l’élément charnière dans la naissance ou la renaissance d’un livre chez MTL ? On peut travailler à partir de premières traductions, mais la vision d’un unique traducteur est forcément incomplète. On y passe énormément de temps. Pour Tous les Hommes du roi, on s’est rendus compte qu’au bout de cinq ou six

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éditions un dixième du texte original avait été élagué. Concernant Personne ne gagne de Jack Black, les deux traductions étaient très littéraires alors que le livre est une aventure contée dans un langage plus brut, très direct. On peut aussi parler de Watership down de Richard Adams, où toute la poésie et l’humour avaient disparu ; je pense qu’on a vraiment réhabilité ce texte. Vous vous concentrez surtout sur la littérature américaine ; allez-vous porter votre attention sur la littérature française ? Au départ je ne m’intéressais qu’à la littérature française, mais les circonstances ont fait que je me suis tourné vers les États-Unis car j’avais davantage de facilité à repérer des livres làbas. Dès 2019 nous allons à nouveau nous tourner vers les auteurs français. Vous avez créé en 2015 la collection Les Grands animaux, des éditions en format poche, véritablement exploitée depuis l’an dernier avec deux ouvrages, Personne ne gagne de Jack Black et Tous 68

les Hommes du roi de Robert Penn Warren. Quelle est sa ligne éditoriale ? Les Grands animaux permet de proposer des ouvrages à un prix réduit tout en conservant la qualité du support. Il s’agissait aussi de valoriser et de rendre accessible une certaine catégorie de romans : leur ambition est plus narrative que stylistique, mais surtout ils sont intemporels, capables de nous emporter encore dans 50 ou 100 ans. Ils bénéficient d’une jeunesse éternelle, c’est difficile à expliquer. Nous allons prochainement y rééditer Le Dernier stade de la soif de Frederick Exley, publié chez MTL en 2011. Après Alcoolique de Jonathan Ames et Dean Haspiel, vous venez de publier en janvier Du Sang sur les mains de Matt Kindt, le second comic-book chez MTL. Avez-vous l’intention de vous consacrer davantage à la bande-dessinée ? C’est une direction qui nous intéresse, en tout cas. Il y a beaucoup de bons éditeurs indépendants de bande-dessinée en France, moi je n’ai que les miettes ! Et j’attends toujours d’avoir quelque chose

d’exceptionnel entre les mains. Concernant Matt Kindt, il a déjà été publié en France mais n’existe pas. C’est un as du storytelling, avec ce polar il manipule et interroge admirablement le médium. J’avais déjà acheté les droits de son cycle Mind MGMT mais je voulais d’abord réintroduire l’auteur avant de publier son grand œuvre. À noter qu’en août nous publierons Moi ce que j’aime c’est les monstres d’Emil Ferris ; c’est un OVNI qui a, je crois, la même ampleur que Black Hole de Charles Burns ou Jimmy Corrigan de Chris Ware. Entretenez-vous la même relation intime avec vos livres que celle que vous tentez de créer avec les lecteurs ? Les livres que j’aime sont comme la vie : bizarres, brutaux, parfois désagréables mais toujours magnifiques à leur façon. Cependant publier des livres seulement parce qu’on les aime n’est pas un gage de qualité. Tout ce dont il faut être convaincu, c’est que certains livres doivent exister. www.monsieurtoussaintlouverture.net


Par Emmanuel Abela

Le trésor caché Les admirateurs de J.R.R. Tolkien le savent bien : Alan Lee a mis en image les récits du célèbre auteur anglais. Rencontre avec un illustrateur qui a façonné notre imaginaire. Il est remarquable de constater le temps que consacre Alan Lee à ses fans lors d’une séance de dédicace. Au-delà de la signature, un mot pour chacun, et surtout ce regard qui s’enquiert de savoir qui est la personne d’en face. Du haut de ses 70 ans, l’artiste garde un œil vierge sur ce qui l’environne. Lors d’une courte balade à Strasbourg, on le surprend à parcourir les architectures de la ville avec une grande attention. Bien sûr, il sait que John Howe, avec qui il a travaillé sur l’adaptation cinématographique du Seigneur des Anneaux, a fait ses études ici aux Arts Déco. « Je constate à quel point les bâtiments de cette ville l’ont inspiré pour certaines réalisations. » Une courte halte admirative devant la Cathédrale, et il confirme son propos. Mais c’est sans doute sa modestie toute britannique qui le conduit à se cacher derrière le génie de son collègue parce qu’au final les univers de Tolkien tels qu’on les connaît, mais aussi tels qu’on

les fantasme visuellement, on les doit en grande partie à sa plume à lui. Et de manière générale, l’esprit même de ce qu’on appelle l’heroic fantasy. Il acquiesce avec un brin de fierté quand on lui signale que J.R.R. Tolkien a été passeur d’une certaine littérature anglaise – de Shakespeare à William Blake, en passant par Milton, pour la faire très courte –, mais que lui aussi, à sa façon, était passeur d’un certain type d’images : les tableaux anglais préraphaélites de John Everett Millais ou les gravures de Aubrey Beardsley. « Oh merci, j’aime cette idée ! J’ai tenté de m’inscrire dans cette filiation des préraphaélites, effectivement, mais aussi dans la tradition du mouvement Arts & Crafts. Ces deux courants ont alimenté une belle manière de faire en Angleterre : cette façon si originale d’inscrire une histoire dans des paysages. » En présence de Dominique Bourgois des éditions Christian Bourgois, il nous retrace cette longue histoire artistique qui a donné naissance à l’heroic fantasy, mais aussi par extension à la culture des comics aux États-Unis dès les années 40. Aujourd’hui, il avoue son plaisir à pouvoir retourner à sa façon première, l’illustration, à l’occasion de l’édition de Beren et Lúthien, l’histoire d’amour entre un homme et une Elfe qui donne naissance au monde du Seigneur des Anneaux et du Hobbit. Du fait du grand âge de Christopher Tolkien – 93 ans –, exécuteur littéraire de son père, une urgence se fait ressentir quant aux éditions à venir. Alan Lee en a bien conscience, et même s’il affirme qu’il garde « l’espoir » de pouvoir poursuivre avec lui cette belle aventure, il ne peut s’empêcher de faire fi des échéances en nous affirmant, hilare : « Ça nous met la pression, non ? » Si Britannique, et surtout si classe, il nous livre la réaction de Christopher au moment de découvrir les nouvelles illustrations : « Il m’a simplement dit que tout cela faisait partie de l’héritage de son père, les textes mais aussi ces images, et que cela formait un tout indissociable. » Un trésor en quelque sorte, dont le secret est révélé à chaque page.

Alan Lee, Illustration de 1991 pour Le Seigneur des Anneaux 1, La Fraternité de l’Anneau, Christian Bourgois, 2014

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Par Cécile Becker

Futur antérieur Après deux rééditions d’œuvres méconnues de Gustave Doré, les Éditions 2024 continuent de remuer le patrimoine et d’en exhumer des trésors. C’est au tour de G.Ri, l’un des pionniers de la BD de science-fiction, dont les histoires, le trait et les compositions… étonnantes, nous aident à porter un nouveau regard, plus ancré, sur la bande dessinée.

C’est un grand livre, un très grand livre aux finitions bien léchées – la marque de fabrique des Éditions 2024 dont on ne cesse, ici, de louer le savoir-faire. La couverture est cosmique : un paysage lacté et volcanique sur lequel flotte ce qu’on imagine volontiers être un savant fou. La prise en main de Dans l’infini, co-édité avec la Bibliothèque Nationale de France, recueil de trois récits illustrés de G.Ri, auteur et illustrateur collaborateur régulier des Belles images tombé dans l’oubli, est réjouissante. La couverture l’annonce : 19061915, nous voilà à une page d’entrer dans un univers fascinant. Comment travaillaient alors les auteurs-illustrateurs ? On tourne les premières pages et foule d’interrogations viennent saisir le lecteur un tant soit peu familier de l’univers de la BD. Si habitué aux ouvrages contemporains, le voilà un peu perdu : pourquoi tant de textes ? Quelle est cette façon d’écrire, presque naïve ? Pourquoi ces incises régulières dans le récit venant zoomer sur l’Histoire de France, les grands esprits du monde ou les savoirs de l’univers ? Pourquoi une page sur deux est-elle en couleurs, et l’autre en noir et blanc ? Après enquête, l’on découvrira que la première de couverture des Belles images était en couleurs, les suivantes, toujours en noir et blanc. La lecture est dense, les images, détaillées, nous rappelant les petits décors typiques de l’imagerie spinalienne. Les cases laissent apparaître des variations de plan et des effets de trucage quasi cinématographiques. La main devient caméra, le trait est au service entier du récit – le texte n’étant souvent qu’une description poussée de l’image –, les planches se confondent en un storyboard commençant toujours de la même façon : un scientifique, avide de découvertes, se laissera tenter, d’une manière ou d’une autre, par les affres de son propre imaginaire. Imaginaire farfelu dans lequel il embarque le lecteur à la découverte d’un univers peuplé de créatures étranges, traversé par des paysages foisonnants

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– la nature, particulièrement, étant illustrée avec un grand talent par G.Ri – ; un ailleurs qui fascine l’auteur autant que ses contemporains qui cherchent visiblement à en percer les mystères tout autant qu’à y projeter leurs fantasmes. Il faut parcourir Dans l’infini avec assez d’engagement et de curiosité pour faire l’effort de transposer une grille de lecture inhabituelle. À la fin de l’ouvrage, les Éditions 2024 et la BNF ont invité des contributeurs à livrer des réflexions éclairantes sur la façon dont la science-fiction est traitée durant la Belle Époque (forcément influencée par les récits de Jules Verne ou le trait d’Albert Robida) et particulièrement dans les publications périodiques entièrement dédiées à la bande-dessinée – notamment jeunesse. Pour comprendre le travail de G.Ri, son apport à la bande dessinée, il est impossible de se passer de ces éléments de contexte à la fois historiques, artistiques, sociologiques et structurels. Le lecteur est ainsi contraint d’appliquer de multiples filtres à sa lecture qui contribuent à lui faire voir autrement l’évolution de la BD à travers les âges et à enrichir sa compréhension de la création contemporaine. C’est d’ailleurs la volonté première d’Olivier Bron et Simon Liberman des Éditions 2024 : « Ce travail relève de la responsabilité de l’éditeur : rendre accessible des récits d’époque, à la fois pour proposer un pendant à la jeune création, mais aussi pour que certains auteurs qui ont largement contribué à la bande dessinée ne tombent pas dans l’oubli. » Si la responsabilité est double – ce genre de projet demande une implication totale de l’éditeur qui devient « moteur » : recherche, contact, compilation d’archives, tri –, elle l’est d’autant plus que lorsque l’équipe tombe sur quelques images de G.Ri sur Internet, l’auteur-illustrateur ne dispose même pas d’une notice Wikipedia. « On se souvient bien de la génération juste avant, de Töpffer ou Robida et de celle d’après.


Entre les deux, il y a une sorte de trou. Deux personnalités importantes, Omry et G.Ri, qui travaillaient tous les deux pour Les Belles images, sont complètement zappés. Nous pensons que ça vient du fait que les journaux sont périssables. Leurs histoires ne sont pas reprises en album, c’est ce qui fait probablement qu’on les a oubliés. Le livre ne garantit pas de traverser les âges, mais ne pas être édités garantit cependant l’oubli. » Friande de ce genre de projets, la BNF a fourni à 2024 une ribambelle de planches manquantes – l’achat de recueils auprès de collectionneurs ou antiquaires, sur eBay ou Le Bon Coin n’a pas suffi à compléter certains récits. Résultat : les ordinateurs et tiroirs des éditeurs sont remplis d’anciens périodiques qui révèlent d’autres manières d’envisager la

pédagogie, le jeu mais aussi l’intérêt fou des enfants pour ce genre de littérature. Et Simon Liberman d’ajouter : « Le rapport au périodique tombe en désuétude. J’ai l’impression que les gens sont tellement gavés de séries Netflix que ce genre de publications ne les font plus rêver. Nous, éditeurs, ça nous fait fantasmer de voir sortir un truc toutes les semaines tirés à 50 000 exemplaires… » Certains fantasmaient l’espace, d’autres rêvent le rapport à l’objet, le trait d’union, ici symbolisé par ce livre n’en devient que plus passionnant. Dans l’Infini, G.Ri, co-édition Éditions 2024 + BNF www.editions2024.com

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Par Benjamin Bottemer Illustration : David Sala

Coup de maître Avec son adaptation en bande-dessinée du Joueur d’échecs de Stephan Zweig, l’auteur et illustrateur David Sala sublime ce récit diabolique et fascinant.

À bout de souffle : c’est ainsi que l’on achève la lecture du Joueur d’échecs, la nouvelle de l’auteur autrichien Stephan Zweig. On referme l’adaptation en bande dessinée de David Sala dans le même état. Illustrateur pour l’édition jeunesse à l’univers singulier, poétique et coloré, ce dernier a également dessiné pour la BD des histoires entre polar et science-fiction et adapté récemment, en solo, Cauchemar dans la rue de Robin Cook. Lorsque Benoît Mouchart, directeur éditorial de Casterman, lui propose de réaliser un projet qui lui tient à cœur, David Sala n’hésite pas : Le Joueur d’échecs sommeille dans un coin de sa tête depuis ses études à l’école Émile Cohl à Lyon. L’ultime récit de Zweig est un monument d’efficacité narrative, il n’y a rien à ajouter ou à écarter : « Le Joueur d’échecs, c’est mathématique, observe David Sala. En terme de narration, on ne peut pas avoir la prétention de faire mieux. » Sans aucun doute. Mais l’image est là pour augmenter encore la charge émotionnelle du récit, et David Sala, après plus de deux ans de labeur, va en faire une bande-dessinée grandiose. Outre la qualité de l’histoire, le rapport étroit de celle-ci avec l’existence et l’état d’esprit de son auteur a fortement intéressé David Sala. La « Schachnovelle » de l’autrichien (Nouvelle des échecs, ou de l’échec, au sens ambigu) prend place au début des années 40 sur un paquebot en route pour l’Argentine ; on y voit déjà un parallèle avec l’exil de Zweig, parti vivre au Brésil après la montée du nazisme, où il se suicidera en 1941, quelques semaines après avoir achevé l’écriture du Joueur d’échecs. Le joueur du titre n’est pas Mirko Czentovic, le champion du monde que croise le narrateur lors de la traversée, mais plutôt l’énigmatique Monsieur B., un Autrichien qui semble avoir une maîtrise exceptionnelle du jeu royal. Le narrateur, poussé par la curiosité, proposera à celui-ci de disputer une partie contre Czentovic, et découvrira que son talent est né d’un traumatisme vécu alors qu’il était emprisonné par les nazis. Pour Monsieur B., jouer équivaut à évoluer sur le fil du rasoir, entre folie et virtuosité. « C’est une nouvelle très politique, nostalgique et pessimiste, qui parle avant tout du triomphe de la tyrannie sur l’esprit humain, commente David Sala. Elle parle aussi de la fin d’un monde tel qu’a pu le décrire Stephan Zweig dans d’autres de ses œuvres. »

La nouvelle, chargée d’émotions traîtres et sombres, est aussi véritablement palpitante, et plutôt périlleuse à mettre en images : tout se passe dans l’esprit des joueurs ; le huis-clos, voire l’isolement physique et mental, y règne. « Quand je me suis attaqué à l’adaptation, j’étais devant un Everest », raconte David Sala, dont le pinceau trouvera malgré tout des prises : par un astucieux montage des pages, par les attitudes et les expressions des protagonistes, il joue avec le temps et avec l’absence, livre de superbes aquarelles où la réalité fait parfois un pas de côté. « Ce texte parfait, très respecté dans l’album, est une base : il ne fait que souligner l’image, explique l’auteur. Ma réinterprétation passe par le visuel, qui doit parfois forcer le lecteur à s’attarder sur une planche pour en comprendre la mécanique. C’est la seule façon de lui imposer un rythme. » L’album a initié une nouvelle approche graphique pour David Sala, qui a travaillé sur les aplats de couleurs, sans ombres et sans encrages, chaque case étant un tableau à part entière nécessitant un travail acharné pour trouver le bon geste, la bonne formule qui reste à réinventer sans cesse. « La maîtrise, pour moi, c’est la liberté. Dans les écoles d’art aujourd’hui, on prône un dessin instinctif, moi je crois que tout passe par le travail. C’est seulement une fois que l’on a acquis une grande technique que l’on peut s’en affranchir. » Ayant expérimenté diverses méthodes de dessin, de l’ordinateur à la peinture, David Sala apprécie avant tout cette dernière, son exigence et la vie qui l’imprègne : « On doit produire soi-même chaque effet, en sachant que l’on part de rien et que le repentir en peinture est toujours très compliqué. Mais dans la possibilité de se tromper il y a aussi celle d’exploiter ses erreurs ; en somme, c’est un labeur enthousiasmant. » Admirateur d’Egon Schiele et de Gustav Klimt à qui son style emprunte certains aspects, l’auteur du Joueur d’échecs est aussi amateur de Stanley Kubrick, « sa science du cadrage bien sûr mais aussi sa propension à fouiller dans les profondeurs de l’humain ». Avec sa dernière réalisation, la beauté du trait nous émerveille avant de nous lier à un esprit tourmenté, de nous soumettre à une tension constante. Ainsi, il apporte sa contribution à un chef-d’œuvre littéraire, devenu une œuvre graphique étourdissante. Le Joueur d’échecs de David Sala, chez Casterman

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Par Mylène Mistre-Schaal

Tectonique des plaques Le musée Unterlinden nous propose une escapade en noir et blanc. Un flashback sur la carrière du photographe Adolphe Braun, qui interroge aussi le dialogue alors établi entre peinture et photographie. Nous sommes en 1875, quelque part dans les Alpes. Devant nous, moutonnent des vagues de glace aux crêtes figées, sur lesquelles sont posées de minuscules silhouettes humaines, presque dérisoires dans cet océan de reliefs et de contrastes. Cet instantané de l’extrême, façon « premier de cordée », relève de l’exploit technique. Il nous embarque derrière l’objectif d’Adolphe Braun, photographe expérimentateur et brillant entrepreneur, dont l’itinéraire artistique et commercial ressemble à une lente escalade. S’il débute en tant que photographe floral pour les manufactures de textile et de papier peint (sa carrière s’écrit entre Paris et Mulhouse), Adolphe Braun s’émancipe assez vite des compositions ornementales. Les délicats bouquets des débuts ne font pas que tapisserie : ils l’entraînent sur les chemins de l’expérimentation et ouvrent son regard. La suite de son parcours est une

exploration permanente des ressources aussi bien thématiques que techniques de ce nouveau médium : panoramas locaux ou exotiques, stéréoscopies urbaines, portraits, sans oublier la reproduction photographique d’œuvres d’art, devenue fer de lance de la société Braun. Mais L’évasion photographique élargit le champ et va au-delà de la revue monographique en posant une question plus large et plus complexe : celle des enjeux artistiques et culturels de la photographie à une époque où elle est avant tout considérée comme une innovation industrielle. Pour y répondre, le musée Unterlinden, en collaboration avec le Stadtmuseum de Munich, s’est penché sur les interférences entre les tirages de Braun et la peinture de ses contemporains. On y croise des toiles de Monet, de Courbet ou de Henner. La rencontre entre la peinture et l’image est de l’ordre de la fusion plutôt que de la compétition, comme un dialogue où questions et réponses se font écho. De cet échange, on retient la place singulière que prend la photo dans le processus créatif des peintres. Mais aussi à quel point l’esthétique picturale guide les choix du photographe. La magistrale série des Vues des Alpes ne frôle-t-elle pas le sublime romantique à la Caspar David Friedrich ? Et les ruines égyptiennes capturées à l’occasion de l’inauguration du Canal de Suez, n’évoquent-elles pas l’engouement orientaliste ? Les felouques peintes par Fromentin (Vue du Nil, Musée d’Orsay), très proches de celles capturées par Braun fils lors de son voyage africain, nous le laissent penser. L’évasion photographique dresse ainsi une cartographie des influences, des confluences et de la circulation des tirages. Une sorte de tectonique visuelle retraçant les enjeux de la naissance du regard photographique, entre art et industrie. L’ÉVASION PHOTOGRAPHIQUE, ADOLPHE BRAUN, exposition du 17 février au 14 mai au Musée Unterlinden, à Colmar www.musee-unterlinden.com

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Adolphe Braun, Alpinistes sur le glacier de Morteratsch, 1875 Tirage sur papier albuminé, Collection particulière Droits réservés.


Par Emmanuel Abela

Petite sœur Une grande rétrospective au Musée Würth révèle l’œuvre d’Hélène de Beauvoir, la sœur de Simone.

Sans titre, 1958, Geny

Pour ceux qui l’ont bien connue, Hélène de Beauvoir était une personne tout à fait avenante. La première fois qu’on croisait ce petit de bout de femme, chez elle, à Goxwiller, dans la maison qu’elle avait achetée dans les années 60 avec son mari qui travaillait à Strasbourg, elle vous donnait le sentiment de vous connaître depuis toujours. Conversant aisément, elle échangeait avec vous sur des thèmes qui lui étaient chers : l’art bien sûr, mais aussi l’évolution de la société toute entière. Son engagement n’était pas chose feinte : le féminisme et la cause environnementale faisaient partie des combats de sa vie. Femme libre, elle l’a été, consacrant sa vie à ce qui avait sans doute le plus de sens pour elle : la peinture, toujours la peinture et encore la peinture. À parcourir les œuvres réunies dans le cadre de cette vaste rétrospective, on s’attache plus spontanément à ces tableaux des années 50, à l’époque où, résidant à Milan, elle partait à la rencontre de ces femmes et hommes au travail, sous le soleil, dans des paysages à perte de vue. La maîtrise d’une

approche post-cubiste, pas si éloignée de Sonia Delaunay, avec ce fil ténu qui la retenait du côté de la figuration. Toutefois, elle explorait alors des formes colorées enthousiastes qui n’en disaient pas moins sa préoccupation face à une forme de servitude. L’approche plastique semble encore plus accomplie dans sa représentation de skieurs à Courchevel. Une silhouette ici, un clocher là, ou encore un sapin, se fondent dans l’immensité de la nature blanchie par la neige. La nature comme ultime refuge pour cette amoureuse des grands espaces. À la fin des années 60, la préoccupation devient grandissante à l’occasion de la répression du Joli mois de mai. La politique a repris ses droits. Les tableaux s’obscurcissent d’une présence policière menaçante, même si des formes de prismes colorées suffisent à ouvrir une porte vers cet idéal auquel Hélène n’a jamais cessé d’aspirer. Les premiers drippings apparaissent, comme des coulures plus ou moins aléatoires, parmi les collages d’un tableau comme Paris, Mai 1968. Elle vit les événements à distance – à Strasbourg, le mouvement est largement suivi –, mais elle les documente à sa manière, comme la merveilleuse illustratrice qu’elle n’a jamais cessé d’être, de manière précise graphiquement. Le dessin se mêle à la peinture avec des effets mi-réalistes mi-oniriques qui ne la quitteront plus désormais. Alors, on nous explique que le grand œuvre suit au début des années 70 dans une série de tableaux qui dénonce l’oppression des femmes. Sans déni aucun, on se fait la réflexion que la posture semble surjouée pour aboutir à quelque chose de probant alors que le message passe tellement mieux quand il se fond à son univers propre, de manière enchanteresse, à la limite du surréel, comme c’est le cas au cours de sa dernière période dans les années 80 et 90. Hélène de Beauvoir nous manque depuis sa disparition en 2001. L’histoire a voulu qu’elle ait manqué certains de ses rendez-vous avec une vraie reconnaissance publique. La belle exposition au Musée Würth lui rend l’hommage qu’elle méritait. Et lui restitue la place qui est la sienne. HÉLÈNE DE BEAUVOIR, exposition jusqu’au 9 septembre au Musée Würth, à Erstein www.musee-wurth.fr

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Par Emmanuel Abela et Mylène Mistre-Schaal

Georg Baselitz, Schlafzimmer, 1975, huile et charbon sur toile, 250 × 200 cm / Collection privée, © Georg Baselitz, 2018 Photo : Jochen Littkemann

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L’outsider

En inversant la composition, l’artiste allemand Georg Baselitz a bousculé bien des conventions picturales. Deux rétrospectives, peintures et œuvres sur papier, offrent un éclairage nouveau sur cet anticonformiste de 80 ans.

Devant un parterre impressionnant de journalistes réunis à la Fondation Beyeler, Georg Baselitz nous le rappelle : « Très jeune, je ne voulais rien faire de raisonnable, j’étais contre tout. » Il le dit avec le sourire, celui d’un homme de 80 ans qui mesure le chemin accompli. Et pourtant, rien n’était simple pour lui, à un moment où la peinture, dans les années 60, se voyait sérieusement bousculé par le happening et la vidéo. Avec le sentiment de n’avoir « rien à voir avec tout cela », l’artiste allemand s’est « volontairement isolé ». Pourquoi cet isolement ? Tout simplement parce qu’il avait le sentiment que le discours finissait par l’emporter sur le geste : un dessin sur une feuille de papier, l’approche plastique du tableau, tout cela faisait sens pour lui, et mieux que cela, lui permettait de créer du sens à son tour. Cette réserve par rapport au discours, peut-être la puisait-il dans la sécheresse de son protestantisme, comme il aime à le rappeler. La façon de s’exposer des artistes de son temps, il ne la « connaît pas », y voit une forme d’« immorale », lui préférant d’autres voies. Bien sûr, les esprits malins décodent les choses et comprennent que dans sa manière de poser le sujet à l’envers dès la fin des années 60, au-delà de le positionner en pourfendeur de « la théorie sur la peinture non-figurative », lui a permis de signer une œuvre distinctive. Identifiable parmi tant d’autres. « Lorsque [une image] est peinte à l’envers, elle se libère du poids de la tradition », écrivait-il en 1981. Derrière cette citation, on perçoit de la malice chez Baselitz. À force de s’afficher en « outsider », il est devenu leader d’une pratique picturale qui, elle, s’inscrit dans la tradition du siècle précédent. Ça ne serait pas lui faire injure que de rappeler le tribut qu’il a payé aux peintres expressionnistes du début du XXe, Kirchner et Nolde en tête, au mouvement Cobra d’immédiate aprèsguerre, à l’expressionnisme abstrait de Willem de Kooning et à bien des avant-gardes picturales, quitte à épouser pleinement son temps et anticiper un mouvement qui a conduit à l’avènement d’artistes comme Basquiat – certaines œuvres exposées à Beyeler l’attestent de manière troublante. Les variantes qu’il apporte à sa manière de peindre, notamment quand il place la toile au sol, avec un contact qui « se fait avec le bas » afin de « chercher à débusquer ce qu’il y a en dessous », démultiplient le cadre et ouvrent des perspectives nouvelles. Il aime rappeler que le fait de peindre à l’envers avait été lancé comme un défi, mais l’inversion l’a conduit à repenser totalement non seulement la représentation mais aussi, bien sûr, la composition. C’est ce qui apparaît le plus tangible dans cette vaste rétrospective : la somme des œuvres montre une évolution qui tend à l’inconfort chez cet anticonformiste qui a connu deux totalitarismes, le nazisme et le communisme en Allemagne de l’Est. Et au-delà de cet inconfort né d’une plongée au tréfonds de la psyché allemande, à un renouvellement d’un regard redevenu vierge de toute certitude.

Travaux sur papier Une première aquarelle, réalisée à 17 ans, inaugure l’accrochage. Un lavis dans lequel le motif se fond déjà dans la matière. Sur ce paysage évanescent se lève un soleil noir, une sombre clarté. Cette énergie sauvage et ambigüe baigne les 103 œuvres de Georg Baselitz présentées par le Kunstmuseum. Comme un contrepoint aux toiles monumentales du Baselitz peintre, les travaux sur papier proposent un format plus modeste. Le regard doit s’accorder un instant avant d’en adopter les contours, le temps de dompter l’imbroglio de tâches, de traits et de formes pour en faire émerger le sens. On y distingue alors, comme par enchantement, la silhouette furtive d’un oiseau ou les branches dénudées d’un arbre dans le vent. À leur sourde violence, hantée de crucifix, de corps fragmentés et d’arbres sans racines, s’ajoute une profonde mélancolie. Elle prend une ampleur toute particulière dans Father Johannes et Sister Josy, portraits à distance d’une famille restée en Allemagne de l’Est. Les couleurs sont douces mais les traits se diluent irrémédiablement, comme un souvenir lointain et douloureux, marqué par l’exil. La fluidité de l’aquarelle s’allie parfois à la noire franchise du fusain dont le trait semble presque érafler la feuille. Pourtant, malgré l’explosion pléthorique de la matière, sous forme de giclures, de coulures ou de gribouillis, rien n’est de trop. Le superflu semble avoir été balayé au profit d’une intensité brute. « En quelque sorte, les dessins sont plus honnêtes que la peinture », nous rappelle Anita Haldemann, commissaire de l’exposition. « Ils révèlent l’intention du trait, sans complaisance. » Alors que la peinture maquille plus aisément repentirs et hésitations, le dessin laisse voir ses failles et les imperfections de sa genèse. En montrant leurs fêlures d’encre ou de fusain, ces Werke auf Papier permettent un aparté intimiste avec l’univers clair-obscur de Baselitz. GEORG BASELITZ, expositions jusqu’au 29 avril à la Fondation Beyeler et au Kupferstichkabinett (Kunstmuseum), à Riehen et Bâle www.fondationbeyeler.ch kunstmuseumbasel.ch

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Par Mylène Mistre-Schaal

Instants volés Des corps qui se trémoussent, des robes à paillettes, des verres à moitié vides ou à moitié pleins : Thomas Lévy-Lasne conjugue peinture à l’eau et « regard alcoolisé » pour mieux nous faire notre fête !

« On dirait des photos ratées, non ? » Cette spectatrice n’a pas tout à fait tort. Pourtant, il ne s’agit ni de photos ni de ratés, mais d’aquarelles « instantanées » à l’hyperréalisme savamment trash. Déambuler devant ces petits formats, qui se succèdent à un rythme soutenu, donne l’impression de feuilleter du bout des doigts l’album photo d’une soirée, shootée téléphone au poing. De ces photos qui nous grignotent des gigas sans que pour autant on ne se résigne à les effacer. Aucun visage n’y est vraiment net, aucun cadrage vraiment réussi, mais elles retranscrivent à la perfection la quintessence de la fête. Le son joyeux des bouteilles vides et des gobelets plastiques écrasés, les rires éméchés, l’odeur du tabac froid et les confettis collés dans la moquette. Mais aussi une énergie collective matinée de tension érotique, le tout, une bière dégoupillée en main. Chez Thomas Lévy-Lasne, la nuit n’est pas tendre, elle est intense. Il revendique ce qu’il appelle un « regard alcoolisé », traduit picturalement par un décadrage systématique et une attention toute particulière au détail des objets et des matières. Mieux, ces corps sans visages, anonymisés, favorisent l’immersion tout en amplifiant les sensations du regardeur. La trame d’une étoffe, les reflets d’une bouteille, le crémeux d’un gâteau entamé par la moiteur, délivrent une lecture singulière des apparences. « Ce qui m’intéresse là-dedans, c’est une sensation, quelque chose de l’ordre de la saturation cognitive. » Assez évidemment, cette rencontre entre le quotidien et la peinture nous fait penser au genre de la nature morte, mais réveillée par le goût de la fête. À la Fondation Fernet-Branca, la cinquantaine d’aquarelles présentée s’enjaille d’ailleurs sur des murs aux couleurs pop : bleus, jaunes ou roses.

Si ces images semblent prises sur le vif, elles résultent en réalité d’un long et minutieux travail de copie, glacis après glacis, sans repentir possible. Formé à l’école des Beaux-arts de Paris, leur auteur les peint d’après ses propres photos, souvent au petit matin alors qu’il est encore empli des vibrations de la nuit. Les after de Thomas-Lévy Lasne ressemblent donc à un tête-à-tête avec ses pinceaux. « Je peins des sujets banals en tentant d’en faire exister la présence. » En résulte un enchantement de l’ordinaire paradoxalement sans complaisance. Simplement, une fête comme on la vit dans la génération Y. C’est un peu poisseux mais fun, gentiment décadent mais décomplexé. Comme une soirée réussie finalement. ROCK’N’ROLL, exposition collective jusqu’au 18 février à la Fondation Fernet-Branca, à Saint-Louis www.fondationfernet-branca.org Thomas Lévy-Lasne, Fête n°92, 2017 Aquarelle sur papier, 15 × 20 cm

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Par Antoine Ponza

Réalisme baroque En tête du répertoire de la musique ancienne, ici la jubilation neuve des débuts du baroque, on trouve l’ensemble Agamemnon. Entre recréation et modernité, François Cardey, son fondateur, revendique l’interprétation d’une musique pour elle-même, toute à ses charmes naturels.

Agamemnon, force mythologique, mais figure tragique, connote de l’art grec sa tradition de spectacle total, une théâtralité alliant masques et chants, une musique de l’âme qui raconte des histoires. Probablement en ce sens, les musiciens du jeune ensemble lyonnais Agamemnon, contextualisant leurs interprétations, visent à rendre compte de la beauté simple, dramatique ou colorée, du répertoire qu’ils se sont choisis. Lequel, d’abord, découle de l’envie de « découvrir des partitions qui n’avaient jamais été jouées, retrace François Cardey, fondateur du groupe. J’ai eu l’idée d’organiser une saison de concerts pour essayer de refléter ce qui se faisait dans les pays germaniques entre 1550 et 1700. Cela n’a pas mal marché ! » Soit, après la Renaissance, les premiers temps de la musique baroque, « une période charnière entre le développement d’une musique allemande propre, et, une génération après, Bach. » Pour autant, François Cardey ne souhaite pas restreindre l’imaginaire de ce genre de musique, dont il réfute – sans volonté polémique – l’étiquetage. « Plus je lis de livres ou d’articles, plus je trouve ça dur de lui attribuer des mots. C’est une période qui est assez dense et pas du toute unifiée, en termes de style. » Cette recherche, l’ensemble Agamemnon l’hérite des travaux vingtièmistes débroussaillant principalement les XVIIe et XVIIIe siècles, notamment dans les années 1970. Une quête dénuée toutefois, ici, de dogmatisme, pour

essayer d’aller « plus loin ». « On joue sur des instruments dits modernes, tout simplement parce qu’on ne prend pas de cours de cornet à bouquin (l’instrument de François Cardey, ndlr) dans l’école de musique de son village. J’ai été trompettiste pendant longtemps ! Aujourd’hui, grâce au travail merveilleux de luthiers, on a pu réaliser de très bonnes copies des instruments historiques, qui soient aussi en adéquation avec les exigences qu’on a aujourd’hui : résistance, justesse… » Ce manifeste de qualité historique et interprétative s’accompagne également d’une volonté de liberté créatrice, pour restituer, loin d’un art figé, l’ébullition d’une musique de représentation qui rythmait la vie religieuse courante. Le concert aux Dominicains de HauteAlsace donnera l’occasion de goûter à un programme d’Agamemnon, ici des œuvres regroupées sous le titre évocateur des Cantates de la Peste, augmenté d’un dispositif vidéo-pictural, imaginé à la fois par Bekir Aysan, créateur 3D en résidence au pôle numérique, et François Cardey lui-même avec un choix « de tableaux de Jérôme Bosch, de Brueghel, et en miroir, de Salvador Dalí, pas si éloignés au niveau graphique ». Profondément spirituelles, contre la mort tapie dans les maisons, les compositions y « transcendent la rédemption de l’âme et la peine de la perte d’un être cher par une musique dense et profonde. » Une invitation à « un moment de vraie musique ! », selon les vœux du directeur du Centre culturel, Philippe Dolfus. Les Cantates de la Peste / Lux in Tenebris 3D concert le 16 mars au Centre culturel de rencontre, à Guebwiller www.les-dominicains.com L’ensemble Agamemnon. De gauche à droite : François Cardey, Lucile Tessier, Mathieu Valfré, Anaëlle Blanc-Verdin, Arnaud Brétécher.

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Par Cécile Becker

Cacher pour mieux briser Avec Jusqu’à la garde, Xavier Legrand signe un film poignant sur les violences conjugales. D’une discrétion – comme ces violences, toujours cachées – qui incarne justement sa force, ce long-métrage fidèle au réel jusque dans le travail du son, rappelle la puissance du médium cinéma.

On avait oublié. On savait que le cinéma était l’art le plus fidèle au réel, mais on avait oublié qu’il l’incarnait à tel point qu’il pouvait en devenir glaçant. On avait oublié, à force de tout nous révéler – de nous indiquer par tous les moyens possibles quelles émotions ressentir – qu’il était si passionnant d’essayer de traverser ces regards et intentions pour ressentir les personnages. Devant Jusqu’à la garde, nous avons tressailli, tremblé, craint… enfin, pleuré. De soulagement, de peur, ou de trop-plein, ou tout à la fois, on ne sait plus vraiment. La violence qui se dégage insidieusement de scènes a priori banales est saisissante. Au plus proche de la réalité des violences conjugales, elle nous perce à point. « Je ne voulais pas montrer la violence, explique le réalisateur. D’abord, dans ces cas-là, elle n’est jamais montrée. Et je pense que ce n’est pas la violence en soit qu’il faut comprendre, c’est la peur, celle qui paralyse les victimes. » Xavier Legrand avait exploré ce sujet dans un premier court métrage, Avant que de tout perdre, en se concentrant sur le moment crucial du départ du domicile. Déjà, il avait fait appel à Léa Drucker et Denis Ménochet qu’il a dirigés « dans l’action, c’est-à-dire dans les mouvements, les gestes et non dans l’émotion ». En demandant à ses comédiens de ne pas

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ressentir l’émotion pour favoriser celle des spectateurs, Xavier Legrand « enlève le gras » et débarrasse son film de toute psychologie encombrante. Dans Jusqu’à la garde, Miriam et Antoine divorcent et s’écharpent pour la garde du plus jeune de leur enfant, Julien, magistralement interprété par le jeune Thomas Gioria. La première scène, longue, précise, bavarde, se joue dans les bureaux de la juge. Après les plaidoiries de chacune des avocates – Miriam se battant pour obtenir la garde de Julien en fournissant des preuves contestables de la violence de son ex-mari envers elle et ses enfants –, la juge accorde un week-end sur deux et la moitié des vacances au père… Tout le film se noue ainsi autour du personnage de l’enfant et de ses allers-retours. Un choix que Xavier Legrand explique : « Les enfants sont souvent des victimes qui sont un petit peu oubliées. Ils deviennent un moyen pour les auteurs d’atteindre les victimes. Otages, bombes humaines et boucliers à la fois, parce qu’ils essaient de protéger les mères. Or, la mère peut protéger l’enfant mais c’est à la société que revient de protéger la mère. » La violence se vit à tous les endroits : l’emprise du père sur son fils, ce dernier luttant à tout prix pour tenir son père à distance, les harcèlements ininterrompus d’Antoine pour toucher


son ex-femme, l’attitude de Miriam, qui se fera volontaire, forte, presque tyrannique... L’une des forces de Jusqu’à la garde tient justement au renversement des rôles, fidèle à la réalité : une femme victime de violences conjugales se sent bien souvent coupable, lorsque l’homme se place en victime. L’autre force provient du travail du son, évocateur du ressenti des personnages : talons venant longuement frapper le sol, sonneries d’un téléphone qu’on ne veut pas décrocher, alarme d’une ceinture qui tarde à se boucler, bruit d’un ascenseur qui grimpe, d’un interphone incessant… Quand lors d’un tournage de scène de fête, la plupart des réalisateurs imposent aux figurants de singer leurs dialogues en restant muets, ou de danser sans musique – pour que les échanges des personnages principaux restent audibles –, encore une fois, Xavier Legrand favorise le réel et passe sous silence une discussion cruciale entre Miriam et sa fille, offerte alors à l’imaginaire du spectateur. Des trouvailles qui participent de la montée en tension et qui témoignent de la volonté du réalisateur de se servir de situations comme contraintes. On sent dans les gestes et déplacements très chorégraphiés, dans l’attachement aux décors et dans le travail du scénario – qu’il nous confie être d’une précision militaire – son passif

de comédien de théâtre. Il a d’ailleurs un temps pensé écrire une pièce avant de se trouver plus juste au cinéma. « Le moment qui me passionne dans les répétitions de théâtre, c’est le travail autour de la table : quand on décortique le geste de l’auteur. On analyse la pièce d’en haut et de fait, on en maîtrise la dramaturgie. Ainsi, la manière de préparer les rôles ou le découpage – je choisis mon décor en fonction de mon découpage et non l’inverse –, ces choses qui viennent directement du théâtre, m’influencent en tant que réalisateur. » Il faudra tenir le choc jusqu’à la scène finale, imprévisible et bouleversante. On ne dira de cette scène que son plan d’une efficacité renversante : fixe, immobile, vue plongée d’une baignoire. Dur, toujours à la limite du supportable, Jusqu’à la garde doit être vu pour ce qu’il raconte, de manière juste et jamais criarde, de ces violences. Il trahit l’engagement sans bornes de son réalisateur pour son sujet. « Il est temps, aussi, que les hommes prennent la parole. Cette domination masculine qui nous vient de la nuit de temps et les constructions sociales qui lui sont rattachées sont absolument abominables, ça me révolte. » Indispensable.

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******** The Drink / Domino

BEECHWOOD

Songs from the Land of Nod / Alive Il fut un temps pas si lointain, avant l’Internet, où l’on se fiait à la pochette pour l’acquisition d’un disque. Il faut croire que la méthode n’était pas si mauvaise – toute notre culture en a découlé –, et qu’elle resterait presque à privilégier aujourd’hui encore. Il a suffi d’un coup d’œil à une édition import de cet album chez notre ami disquaire pour s’interroger. Que pouvaient bien produire des petits gars, ainsi attifés dans le plus pur esprit new yorkais 70’s ? Quelques notes de musique plus tard – l’intro du magnifique Ain’t Gonna Last All Night, plus belle chanson pop de ses dernières années – finissaient de nous convaincre : on tenait là quelque chose d’exceptionnel. Du Big Star de belle facture, avec cette manière de flirter avec les sixties, les Pretty Things, mais aussi les Kinks revisités ici dans une version sonique de I’m Not Like Everybody Else. Que ces trois gars se soient emparés de la compilation psychédélique Nuggets pour en explorer les moindres détails ne fait guère de doute, mais qu’ils affichent leur admiration pour le « Beatle John », y compris à l’époque du Plastic Ono Band manifeste chez eux une belle culture qui les amène à défier, à la manière de Deerhunter, les plus grands sur leur propre terrain. Le Land of Nod, assurément, est terre promise. (E.A.)

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Dès le nom du groupe, ******** [prononcez Guinness], ce duo très à l’ouest – d’on ne sait où – nous dit fuck you ! Attention, la malice qui habite certains de leurs titres, dont les hilarants I’m a Zookeeper (Not a Goalkeeper) ou Kinderpunsch, ne s’adresse qu’à un public très averti, friand de dissonances, readymades blues et autres collages sonores. Une fille d’aujourd’hui dirait : sérieux, là ? Non, heureusement pas ! Comme cette reprise industrielle de Supertramp, The Logical Song rebaptisée Practical Song, ce qui entre nous ne rend pas Supertramp plus écoutable pour autant ! Bref, avec ********, l’esprit foutraque des Monty Pythons rencontre l’univers D.I.Y. ÀDieu-vat, les moutons électriques seront bien gardés. (E.A.)

Pete Astor

The Third Eye Foundation Wake the Dead / Ici d’ailleurs Dès le titre, Matt Elliott nous l’annonce : il cherche à réveiller les morts. Pas sûr qu’il parvienne à réinsuffler de la vie, tant l’obscurité traverse cet opus ténébreux qui se construit à partir de longues boucles drum & bass décharnées. Et pourtant, une vibration s’anime en dessous, dans l’écho d’un dub lointain ; elle révèle la part enfouie, cette ultime lueur qui fait que, malgré le chaos ambiant, une vie demeure possible. Que ça soit sous son nom en solo ou avec The Third Eye Foundation – y compris en tant que remixeur –, en acoustique ou avec une facture plus électronique, notre britannique sait mieux que quiconque faire résonner le tempo au plus profond de nous-mêmes. De manière ultime et imparable. (E.A.)

One for the Ghost / Tapete Records

JULIEN SAGOT

Que ça soit à la grande époque des Weather Prophets ou plus récemment sous le nom de The Wisdom of Harry, Pete Astor a toujours été un compagnon de route fiable. Jamais il ne se détourne de son objectif pop, avec une générosité et une chaleur dans la voix que les années ne parviennent pas à démentir. Là, empruntant des voies folk-country bien séduisantes qui ne dédaignent pas, à la manière d’un Gram Parsons, de subtiles sonorités psychédéliques, il arrive à nous surprendre avec la fraîcheur du vieux sage : celui qui sait depuis bien longtemps mais ne le montre pas. (E.A.)

Et si l’issue venait d’ailleurs ? Du Québec en l’occurrence, où Julien Sagot poursuit le travail qu’il a entamé il y a 20 ans de cela avec Karkwa. Avec son troisième album solo, il montre une nouvelle fois que la chanson rock francophone a de beaux jours devant elle. Il y a du Bowie dans sa manière d’évoluer sans fard dans des univers mutants. Sa voix exagérément grave ne dissimule guère une belle matière écrite, dictée, narrée ; il a beau faire, noyer celle-ci sous des programmations électroniques ambitieuses et enthousiastes, rien n’y fait : le mot passe, l’émotion nous glace sur place. (E.A.)

Bleu Jane / Ici d’ailleurs


Scène de musiques actuelles

Dijon

lavapeur .com

VITALI Studio COMPOSÉ EN Minion & Dijon licence 1–1076375 2-1076376 3-1076377

Ouverture de La Vapeur

Verdi

orchestre dijon bourgogne chœur de l’opéra de dijon direction musicale Roberto Rizzi Brignoli mise en scène Philipp Himmelmann

Sans titre-1 1

Auditorium 14, 16, 20 & 22 mars 20h Dimanche 18 mars 15h

15/11/2017 11:05:00

SCÈNE DE MUSIQUES ACTUELLES DE BESANÇON

EN 2018

programme

JANV. > JUIN 2018

HER + FLÈCHE LOVE + LINO (ÄRSENIK) + CHAPELIER FOU + BCUC La Rodia 2018 / Graphisme © Johanna Grandgirard

Lee Fields ∙ King Earthquake Stuck in the so und ∙ Awek ∙ Alg iers Cradle of Filth ∙ Rouge Sagan ∙ Moss Eddy de Pretto ∙ Tricky Snapped Ankle s ∙ Biffty ∙ Geng ahr Knives ∙ Dan Ri co ∙ BB Brunes ∙ Bar9 l’Impératrice ∙ Corine (DisKO ) Before Circasis mic ∙ Sch ∙ DBFC L’entourloop ∙ General Elektrik s Girls in Hawaii ∙ BCUC ∙ Norma Feu! Chatterton ∙ Exoria ∙ Lorenz o Feder ∙ Ultra Vo mit ∙ Moovies Marlon William s ∙ Nova Twins No One is innoce nt ∙ Romeo Elvi s Arthur H ∙ Deerh unter Meshuggah

+ PAULINE CROZE + THE COMO MAMAS + RIOPY + ERIC GALES + SAMSON SCHMITT TRIO + PETIT FANTÔME + SOFIANE SAIDI & MAZALDA + GRIOT BLUES + THE JACQUES + MO LAUDI + DEER BOY + LES CHICS TYPES + AMOR BLITZ + FLORE M + KAMARAD + LUANZA + BLACK CAT CROSSIN’ + BALLERINE + NOCTO & ELISA + TOUBABOU & FARAFI + DANS MA FORÊT… + QUARTIERLIBRE + CINÉDJANGO + EXPOSITION RETROUVEZ TOUTE LA PROGRAMMATION SUR :

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ESPACE DJANGO 4 Impasse Kiefer, Strasbourg

La Rodia 4 av. de Chardonnet à Besançon www.larodia.com • info@larodia.com

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© Gilles Abegg Opéra de Dijon 2018 -

Simon Boccanegra

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7 février 2018


QUE LES ÉTOILES CONTEMPLENT MES LARMES De Mary Shelley Éditions Finitude

Là où le cœur attend De Frédéric Boyer / P.O.L. On peut se poser la question de l’attachement qu’on manifeste à certains auteurs. Frédéric Boyer fait partie de ces écrivains dont on guette la moindre publication depuis quelques années. Roman, pièce de théâtre, essai, poésie, celui qui évolue aussi en tant que traducteur émérite – il a dirigé la traduction de la Bible des écrivains et traduit lui-même Shakespeare ou Saint Augustin – semble en capacité de tout aborder avec un semblant de décontraction. Il nous a ému bien des fois, mais nous a-t-il autant ému qu’avec Là où le cœur attend, un essai sublime avec lequel il s’efforce de réhabiliter, après l’avoir longuement interrogée, la notion même d’espérance. On le sait, il a été frappé par deux deuils successifs, mais l’origine de cet ouvrage est antérieure, elle puise au cœur d’une soirée de profonde mélancolie – « une nuit de décembre » 2016 – une réflexion qui nous ramène à la Bible et à la figure de Job en passant par saint Paul, avant de tirer quelques conclusions saisissantes sur le dépassement de la raison par l’espérance, « espérance qui se confesse, qui s’avoue, et se fait jouissance de ce que nous ne possédons pas encore, unité dans le déchirement et la séparation ». On comprend mieux pourquoi on aime tant Frédéric Boyer ; en ces temps troublés, il est salutaire à bien des égards. (E.A.)

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Mary Wollstonecraft a 16 ans quand elle rencontre le poète Percy Shelley ; elle en a 19 quand elle l’épouse – après le suicide de sa première femme –, l’année même où elle écrit Frankenstein ; elle en a 25 quand le poète meurt noyé sur un petit voilier qu’il vient d’acheter. Dès lors, Mary Shelley entame son Journal d’affliction, dans lequel elle consigne sa détresse à la suite de la disparition de son époux, mais aussi de trois de ses enfants sur quatre. On le suppose, le propos est chargé en émotion, mais la beauté de la langue, d’un romantisme éperdu, vient illuminer des pages dans lesquelles la toute jeune femme n’hésite pas à se livrer avec une lucidité comme on en rencontre peu. Beau, très beau. (E.A.)

MON GRAND-PÈRE De Valérie Mréjen / Allia Derrière l’insouciance de façade – bien que les choses soient posées d’emblée –, on trouve de l’obsession dans cet étrange petit livre, à nouveau réédité, construit comme une suite ininterrompue de notes. Le grand-père, mais aussi la grand-mère, le père, la mère, les oncles et tantes – y compris par alliance –, son frère, sa sœur, ils sont tous scrutés par le regard d’une petite fille devenue grande, avec une pointe d’acidité sèche et sans complaisance. Le pire c’est qu’on se prend à se reconnaître en elle parfois, mais en eux aussi souvent. Ou comment partir de la singulière intimité pour embrasser la troublante généralité. (E.A.)

LE MUSÉE DES RÊVES De Miguel A. Semán La Dernière Goutte Un narrateur qui revend ses rêves à un gang de résistants clandestins dans un pays totalitaire ressemblant à s’y méprendre à l’Argentine des années 80. Une voleuse de livres un peu perturbée qui les amasse dans la pénombre de son antre en attendant de pouvoir les libérer (« Tous te disent bien plus que les mots qu’ils renferment. Je les touche et je les sens respirer, gémir. Certains pleurent même »). Un footballeur qui refait toujours le même rêve… Dans ce roman envoûtant à la fois cru et poétique, l’écrivain argentin Miguel A. Semán imagine des stratégies surprenantes de résistance. Pour toute dictature, rien de plus dangereux, de plus subversif, de plus libre et porteur d’utopie que les livres… et les rêves. (P.S.)

INCIDENT SUR LA COLLINE 192 De Daniel Lang / Allia Le 19 novembre 1966, Phan Thi Mao, une jeune vietnamienne est kidnappée, violée puis assassinée par quatre soldats américains. En ces temps de chaos général, la violence d’un tel acte passe pour anecdotique. Cependant, un 5e soldat, qui a assisté impuissant, au crime, en vient à le dénoncer officiellement. Il en découle un procès, perdant pour tout le monde, où l’Amérique se retrouve confrontée à ses pires démons. La guerre du Vietnam, elle l’a perd là sur la base du reportage poignant que publie Daniel Lang dans le New Yorker. (E.A.)


15.02

29.04.2018

anna craycroft, esther Ferrer, adelita husni-Bey, allan kaprow, Teresa lanceta, nicolas malevé, aimée Zito lema une proposition de soledad Gutiérrez

www.kunsThallemulhouse.com

ARSENAL

JEU

15.02 Jazz

EUROPA OSLO ORCHESTRE NATIONAL DE JAZZ / OLIVIER BENOIT arsenal-metz.fr

Arsenal 3 avenue Ney 57000 Metz

arsenal-metz.fr citemusicale-metz.fr 03 87 39 92 00

citemusicale-metz.fr

N° L.E.S. 1-1097300 / 2-1097304 3-1097305 Photo : Denis Rouvre

Aimée Zito Lema, A Score for Mother and Child (détail)

The live creaTure


Ashiya n°5 Par Jérôme Mallien

Jérôme Mallien travaille dans le petit bar qu’il a ouvert à Ashiya, tout près d’Osaka et de Kobé. Cinquième volet de son journal.

Corps assis, esprit aussi 10 octobre

27 octobre

Alors que l’automne japonais commence à peine de déployer ses merveilleuses polychromies végétales, je relis, exhume de quelque malle, le formidable bouquin de Julien Freund, Qu’est-ce que la politique ?, paru en 1965 au Seuil (mais il est très vraisemblablement épuisé). Julien Freund, aujourd’hui oublié de tous, fut entre les années 1960 et 1980, professeur de sociologie à l’Université de Strasbourg, et à ce titre fort justement détesté des situationnistes – ceux-là même qui l’année suivante allaient éditer sur les fonds de l’UNEF De la misère en milieu étudiant, au grand scandale de tous. Bref. Nonobstant sa détestable situation académique, Freund écrit, dans cet opuscule remarquable et machiavélien, ceci sur ce qu’il nomme « l’art politique » : « Rien n’est plus contraire à cet art de la décision et de la responsabilité que la vanité qui, comme le montre Max Weber, tourne à la griserie du sensationnel et de l’intéressant, faute de la distance nécessaire qui permet à l’homme de laisser agir sur lui, dans le recueillement, le désordre des événements qu’il faut précisément dominer ». À cet instant précis de ma lecture, pourquoi pensai-je in petto à ce présidentiel Emmanuel Macron ? À cause bien sûr de cette merveilleuse « griserie du sensationnel et de l’intéressant », et que dire de ce quasi-gaullien « recueillement » dont l’idée même, au plan politique comme ailleurs, a pour ainsi dire disparu. Cette écriture d’un autre temps, où l’on rédigeait encore tenu jusqu’au corseté, manifeste donc de la pensée d’un autre temps, bien avant que la République ne se mît à marcher et les macroniennes trompettes à trompeter.

Sur France Info ce matin, a propos de ce qu’on est désormais prié d’appeler « l’affaire Harvey Weinstein », un quelconque préposé aux news interroge Bruno Le Maire, ministre de l’Economie et des Finances (si je ne m’abuse, la distance relativisant pas mal et titres et fonctions) : « Si vous aviez connaissance, dans le milieu politique, de quelqu’un qui aurait eu un comportement comparable, le dénonceriez-vous ? ». Réponse immédiate : « La dénonciation n’est pas dans ma culture politique ». Il n’est pas nécessaire d’être un fan de Bruno Le Maire, si la chose existe, pour estimer la réponse, d’apparence fort spontanée, très respectable et défendable. Ah mais la police de la pensée correctement féministe n’en juge à l’évidence pas ainsi, et l’on ne se risque pas impunément à des extrémités si désagréables. À donneuse, donneuse et demi, et Le Maire se vit – sous quelles pressions ? – contraint dans les heures qui suivirent à un acrobatique rétropédalage, d’où il s’ensuivit que certes, si la dénonciation lui paraissait éminemment déshonorable, il n’hésiterait pas un instant, dans les circonstances évoquées, à « signaler » tel ou tel comportement, n’est-ce-pas, inapproprié. Quand l’épouvantable « dénonciation » (la Gestapo, Georges-Henry Clouzot, Anne Frank, le petit Grégory Villemin, tout ça) se transforme en quelques heures en benoît « signalement », on peut mesurer les progrès qu’a fait, en quelques courtes décennies, la novlangue annoncée au mitan du siècle dernier par George Orwell. (Par ailleurs, je note aussi que traîne dans l’air du temps législatif le projet de créer un délit de « harcèlement de rue », dont je n’ai pu cependant cerner même lointainement les contours : siffler une fille parce qu’elle a un joli cul, lui sourire parce que c’est le printemps, la regarder même avec approbation en se disant qu’il ne serait pas absurde de partager le même lit et qu’il est toujours permis d’espérer, tout cela constituera-t-il un délit ? Je n’ose même imaginer comment seront traités les sympathiques déviants que sont, entre autres, les fétichistes du pied, les adorateurs du collant noir ou les sadiques de la golden shower, je suppose que pour eux c’est le bûcher, fut-il métaphorique. Je tiens évidemment Weinstein, si j’en crois tous les témoignages connus, pour un gros enculé ; mais il n’est en la circonstance que le prétexte vectoriel à un retour du pire des moralismes, mal vêtu des oripaux du néo-feminisme mondain et quart-mondiste (« Pensons, lance-t-elle actrice germanopratine, à toutes ces pauvres femmes ordinaires harcelées qui n’ont pas, comme nous, accès à la tribune médiatique », voici le grand retour de Marie-Chantal). Dans une formule épouvantablement paradoxale, c’est ce qu’on nommera désormais, et qu’il sera interdit de nommer autrement : la « libération de la parole ».

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Ici, on échange encore beaucoup de cartes pour les fêtes de fin d’année, et chacun les personnalise volontiers. Voici la mienne, exécutée à l’encre et au pinceau, et inspirée de la calligraphie japonaise.

12 novembre

EZ-san a photographié dans les années 1990 certaines des plus sexy top models du Japon. Aujourd’hui, il pense toujours que les marges ont raison contre les majorités et il vient boire des coups dans mon bar.

Masuko et moi sommes allés, comme souvent le dimanche matin, faire zazen dans la villa de Katanosensei, sur les contreforts de Ashiyagawa. Le murmure de la rivière, le murmure du vent dans le petit bois de bambou, le murmure de la respiration de mon voisin Shoji-san qui, sur son zafu, a tendance à s’endormir pendant sa méditation. Je retrouve, dans un vieux volume d’extraits du Shôbôgenzô de Dôgen, ceci : « Lorsque vous êtes assis en zazen, vous devez examiner le monde dans sa totalité en long et en large. À ce moment-la, que pensez-vous de zazen ? Est-ce que le monde est sens devant derrière et frétillant de vie ? Pensez-vous ou ne pensez-vous pas ? Agissez-vous ou n’agissez-vous pas ? Êtes-vous assis dans votre corps et votre esprit ? Le corps doit être assis, et l’esprit doit être assis ». Et en écho, maître Takuan (on trouve le texte dans Le Zen des samourais, édité chez Albin Michel) : « J’ai un assistant qui s’appelle « le vide ». Il n’a ni parents ni frères. Il n’appartient pas à un clan et il ne sait pas où, ni comment il est né. Il n’est pas venu en ce monde et il ne veut pas s’en aller. Même si je le gronde, il ne se fâche pas. Il ne tombe pas malade. Mais heureusement, il est bien comme assistant. Il m’interroge quelquefois et je lui réponds. Je lui ai expliqué tout ce qui flotte dans ma tête et il me répond. Le pinceau a glissé sur le papier. » (à la fin de zazen, je ne sais pourquoi, dans la voiture, la conversation roule avec Masuko sur les rapports entre le pouvoir d’État et les familles yakuzas. Elle me dit, lapidaire : « Yakuzas interdits, mais nécessaires ». Mon Japon est le pays où je ne cesse un instant d’apprendre).

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10 décembre La mort de Johnny ? J’ai l’impression qu’on n’a même pas le droit de dire qu’on en a rien à secouer, et il faut que ce pays soit sévèrement déboussolé pour faire d’un vieux rocker sympathique et pathétique une sorte de héros national. On a d’ailleurs, si j’ai bien compris, frôlé les obsèques nationales plus ou moins désirées par l’Elysée (rien de mieux qu’un bon deuil national pour faire bander l’électeur, c’est connu, et un électeur qui bande bien est un électeur qui vote de même), et auxquelles se serait opposée la famille. Ouf ! Mais enfin, hier sur les Champs, le journaliste de CNews pleurnichait ostensiblement dans sa moustache (« C’est bouleversant, c’est bouleversant », hoquetait-il, on eut dit le morse de Lewis Carroll coincé dans un embouteillage place de la Concorde), et Philippe Manœuvre, soupçonnant pour lui-même le sapin et que bientôt on ne lui confierait plus même ce vieux job de consultant en rock’n’roll qui a fait sa relative fortune, grasseyait à l’envi sur la terrasse d’un quelconque Club Martini surplombant la funéraire avenue. C’était donc l’adieu à Johnny, « unanime » comme on dit dans les tribunes. Unanime mon cul, oui. Voici cependant ma contribution : « Sauf chez quelques illettrés du peuple et du monde, pour qui la différence des genres est lettre morte, ce qui rapproche, ce n’est pas la communauté des opinions, c’est la consanguinité des esprits ». (Marcel Proust)

« Le rossignol ne chante pas la nuit, et c’est grand dommage. Tout ce qui chante la nuit est ravissant. Il est vrai qu’il n’en est pas ainsi pour les enfants » (Sei Shônagon, Notes de chevet, début du XIe siècle)

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Mes grandes copines Masami-san et Miyukisan ont la cinquantaine pétulante – mais elles sont sans illusions : « Devant ça va, mais derrière, quel désastre », dit Masami-san en rigolant.

1er janvier

3 janvier

Beaucoup de monde hier dans mon bar. On a beaucoup bu, on a chanté, on a dansé – on a étrenné un micro de karaoké made in China, aussi caréné d’or que le sex toy d’un clip de Bruno Mars. Notre gros succès, avec Masuko : une interprétation personnelle de Paroles, Paroles, elle fait Dalida (avec l’accent japonais, « Caramels, bonbons et chocolats » !), moi Alain Delon (« Je voudrais tant que tu m’écoutes, au moins une fois... » ; et elle : « Si tu savais comme j’ai envie de silence », histoire connue).

Je viens de finir Les Décombres de Lucien Rebatet, enfin réédité dans la collection Bouquins de Robert Laffont – et sans coupures, alors que l’édition de JeanJacques Pauvert, parue dans les années 1970 sous le titre de Mémoires d’un fasciste, avait été caviardé de toute la partie finale, « Petite méditation sur quelques grands thèmes », et notamment du chapitre « Le Ghetto », ou l’antisémitisme forcené de Rebatet se donnait des airs de théoriser. Bon, cette édition de ce qui fut, plus que les Bagatelles ou Les Beaux Draps de Céline, le grand succès d’édition du fascisme francais – nous sommes en 1942 – fait aussi sa coquette, notamment par son titre : le volume, regroupant Les Décombres et le manuscrit jamais publié L’inédit de Clairvaux, rédigé entre 1947 et 1949 par Rebatet emprisonné et condamné à mort avant d’être gracié, est ici baptisé Le dossier Rebatet, laissant ainsi entendre que l’auteur serait tout de même plus justiciable politiquement ou judiciairement que littérairement. On ne fait pas plus faux-cul. Or on ne saurait tourner autour du pot : si Rebatet n’est certes pas un génie de la dimension de Céline, c’est un bon, un très bon écrivain – et notamment un immense mémorialiste. Exemple, sa vision de l’Action francaise dans la seconde moitié des années 30 : « Un rassemblement d’abbesses, d’antiques vierges, de dames et de puceaux d’œuvres, de gentilshommes bretons à bottines et sacrés-coeurs, de vieillards qui ont perpétué jusqu’à notre âge la race des ultras et des zouaves pontificaux ». Quant à Maurras lui-même : « Catholique sans foi, sans sacrements et sans pape, terroriste sans tueurs, royaliste renié par son prétendant, (...) illusionniste brillant de l’aboulie ». C’est, au moins, du journalisme de très grande classe, et que Rebatet eut été un fasciste revendiqué, de surcroit jamais repenti, ne change rien à l’affaire. Question : pourquoi faut-il que les meilleurs écrivains du siècle dernier eussent été des hommes de droite, voire d’extrême droite, voire d’ultra-droite ? Poser la question, est-ce y répondre ?

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Take me somewhere nice n°6 Par Nicolas BÊzard

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Regard n°11 Par Nathalie Bach – Photo : binelange

La nuit fut longue Tu étais petite sauvage Ensemble nous n’avons pas grandi Ensemble nous étions pourtant La nuit fut blonde De tes cheveux gardiens Sur ton visage toujours enfant Je rêvais de te dire La nuit fut grave Et le bruit des cithares Courait dans le vent Celui même qui nous séparait Cette nuit fut belle Tu m’as faite une Dans le nommable et le vrai Et le j’aime à jamais Ma sœur

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Histoire contact N°1 par Léo Duquesne & Anabelle Michon

Hélène de Beauvoir, Sans titre, 1956, huile sur toile, collection privée / Photo : Christian Kempf


A world within a world n°12 Par Emmanuel Abela – Photo : Léa Fabing

Je me sens comme anesthésiée. À trois, tu dors, m’a-t-on dit. À deux, je n’étais plus là. Plus rien ne me fera me résigner, j’ai envie d’aimer, vivre et pleurer. Le réveil sera dur, mais je n’ai plus peur. Sans doute la force de l’accomplissement.

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Scénarios imaginaires n°12 Par Ayline Olukman

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Carnaval n°16 Par Chloé Tercé — Atelier 25

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Mannequin : Lilas Marchand / Up Models - www.dmg-paris.com

Chic, un Site.

chicmedias.com



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