NOVO N°52

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Déc. 2018 — Jan. 2019



Collection desseins

La collection desseins laisse libre cours aux artistes : photographes, plasticiens ou illustrateurs en publiant leurs carnets. Une adresse au corps, à la nudité, à la sensualité.

N°1

N°3

N°5

Assez flirté, baisser culotte Anne-Sophie Tschiegg

Milo Songbook Nicolas Comment

Lot et ses filles Peter Knapp Emmanuel Abela

N°2

N°4

L’Être Prioritaire Hakim Mouhous Hélène Schwaller

La Nuit Jérôme Mallien

éditions

La Vitrine (point de vente) 14, rue Sainte-Hélène - Strasbourg 03 67 08 20 87 www.chicmedias.com


©David Baltzer

FÉVRIER

(YO NE U’ SO VER VE GO HA OD D I ) T

GO KIT B S CH QU EN AD’ S

première française

me 06 20:30 je 07 20:30 ve 08 20:30

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DE GOB SQUAD Performance / Allemagne, Grande-Bretagne

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sommaire

Directeurs de la publication et de la rédaction : Bruno Chibane & Philippe Schweyer Rédacteur en chef : Emmanuel Abela emmanuel.abela@chicmedias.com 06 86 17 20 40 Secrétaire de rédaction : Cécile Becker D. a. + graphisme : Star★light

ÉDITO 7 INTERVIEW DE L’ÉDITION 9 — 14 Zadie Smith

Ont participé à ce numéro : REDACTEURS Françoise Abela-Keller, Florence Andoka, Nathalie Bach, Cécile Becker, Nicolas Bezard, Valérie Bisson, Marie Bohner, Benjamin Bottemer, Caroline Châtelet, Jean-Damien Collin, Héléna Coupette, Elise Deubel, Victoria Dotkter, Sylvia Dubost, Christophe Fourvel, Xavier Frère, Julie Friedrich, Sylvain Freyburger, Lisa Grimaud, Pauline Joerger, Paul Kempenich, Nicolas Léger, Camille Locatelli, Guillaume Malvoisin, Séverine Manouvrier, Fanny Ménéghin, Mylène Mistre-Schaal, Grégoire Muckensturm, Adeline Poidevin Segura, Antoine Ponza, Gilles Poussin, Nicolas Querci, Léa Signe, Martial Ratel, Michaëlle Roch, Yves Tenret, Claire Tourdot, Aurélie Vautrin, Nathanaelle Viaux, Pierre Walch. PHOTOGRAPHES & ILLUSTRATEURS Eric Antoine, Vincent Arbelet, Pascal Bastien, Julian Benini, Laurence Bentz, Sébastien Bozon, Régis Delacote, Alexis Delon, Richard Dumas, Thibaud Dupin, Chloé Fournier, Benoît Linder, Stéphanie Linsingh, Stéphane Louis, Patrick Messina, Renaud Monfourny, Nicolas Moog, Elisa Murcia-Artengo, Zélie Noreda, Arno Paul, Bernard Plossu, JC Polien, Olivier Roller, Dorian Rollin, Christophe Urbain, Henri Vogt, Nicolas Waltefaugle.

FOCUS 17 — 30

La sélection des spectacles, festivals et inaugurations

PORTFOLIO 32 — 37 Régis Delacote

SONS 38 — 62

Anna Calvi 39-40 Arno 42-43 Dossier Jazz 44-55 : Henri Texier 45-46 Vincent Peirani 47-48 Mette Rasmussen 49-52 Christophe Imbs 53-55 Fred Poulet 56-57 Hommage à Rachid Taha 58-61

SCÈNES 62 — 73

L’Orestie 63-65 Le Procès de Kafka 66 Winterreise 67 Thyeste 68 Eve Ledig 69-71 Amala Dianor 72-73

IMPRIMEUR Estimprim / PubliVal Conseils

ÉCRITURES 74 — 85

Dépôt légal : décembre 2018 ISSN : 1969-9514 – © Novo 2018 Le contenu des articles n’engage que leurs auteurs. Les manuscrits et documents publiés ne sont pas renvoyés.

Nicolas Mathieu 75-77 Emmanuelle Richard 78-79 Nicole Marchand-Zañartu 80-82 KidiKunst 83-85

ÉCRANS 86 — 89

Ce magazine est édité par ChicMedias & médiapop ChicMedias 12 rue des Poules / 67000 Strasbourg Sarl au capital de 37024 € – Siret 509 169 280 00013 Direction : Bruno Chibane bruno.chibane@chicmedias.com – 06 08 07 99 45 Responsable administratif : Gwenaëlle Lecointe administration@chicmedias.com – 03 67 08 20 87 médiapop 12 quai d’Isly / 68100 Mulhouse Sarl au capital de 1000 € – Siret 507 961 001 00017 Direction : Philippe Schweyer ps@mediapop.fr – 06 22 44 68 67 www.mediapop.fr

Lukas Dhont 87-89

ARTS 90 — 106

Jeff Wall 91-93 Peindre la nuit 94-95 Joana Vasconcelos 96-98 Parallèle 99 La Fièvre de la danse 100-101 Cinq femmes 104-105 Namibia 106

InSitus 108 — 114

ABONNEMENT Novo est gratuit, mais vous pouvez vous abonner pour le recevoir où vous voulez. ABONNEMENT France : 5 numéros — 30 € Hors France : 5 numéros — 50 €

SELECTA

Disques 116 Livres 118

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TELEX 120 — 122

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La sélection de la rédaction

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CAMPING SAUVAGE

Par Philippe Schweyer

J’étais en panne d’inspiration, complètement lessivé. Je suis allé me coucher, malheureusement j’avais bu trop de café pour réussir à m’endormir. Quelque chose me travaillait, je ne savais pas quoi. Je suis retourné sur le canapé pour regarder un vieux DVD de 8 ½, mais je piquais du nez et Fellini ne faisait que m’embrouiller davantage. Finalement, je me suis dit qu’un tour en voiture vitre baissée me ferait peut-être du bien. Après quelques kilomètres, je suis arrivé sur l’autoroute. Il faisait nuit noire et j’étais seul à doubler les rares camions qui se collaient au train sur la voie de droite. À la radio, un type expliquait qu’il fallait racheter le White Album des Beatles, lequel venait d’être entièrement remixé pour Noël. J’avais toujours trouvé les Beatles mous du genou, mais ça ne justifiait pas de tripatouiller leur double-album trente ans après sa sortie. Ensuite, le type de la radio a passé un nouveau morceau de Bertrand Belin. Ce chanteur singulier avait une façon bien à lui de mâchouiller les mots qui me rappelait vaguement CharlÉlie Couture, mais c’était très beau, exactement ce qu’il me fallait pour me vider la tête avant de rentrer me coucher. En quittant l’autoroute après avoir fait demi-tour, je suis passé par un rond-point sur lequel une dizaine de gilets jaunes faisaient cuire des saucisses autour d’un bûcher de trois mètres de haut. L’odeur de viande et de pneu grillés parfumait sauvagement l’atmosphère. Une jeune femme en pantalon de treillis et rangers m’a fait signe de m’arrêter. Elle s’est penchée pour me parler : – Tu nous rejoins ? On a de la bonne bière et des merguez. – Je suis cuit. Faut que je dorme pour retrouver l’inspiration. – Moi aussi je suis crevée. Ça fait trois jours que je suis là. – Je bosse demain. – T’as de la chance, j’ai été licenciée le mois dernier. – Je suis de tout cœur avec vous, mais vous êtes en train de trouer la couche d’ozone avec votre barbecue. – Tu peux parler avec ta vieille Lancia. – D’habitude, je circule à vélo. – Qu’est-ce que tu fiches-là alors ? – J’avais besoin de me défouler. – Nous, on se bat pour toi. – Je sais, mais je n’aime pas la violence.

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– Arrête de faire ta chochotte. T’en as pas marre de passer à la caisse ? – Non. Rien que pour le personnel hospitalier, je suis prêt à payer beaucoup plus d’impôts. – Tu me provoques ? – Je suis aussi prêt à payer plus pour la culture, pour l’enseignement, pour l’accueil des migrants… – On voit bien que ce n’est pas toi qui n’a plus rien à bouffer le 15 du mois. – Si on ne prend aucune mesure radicale pour sauver la planète, on sera bientôt tous cramés comme tes saucisses. – En attendant, comment je fais pour payer mon loyer ? – Tu traverses la rue pour trouver un job. Il a commencé à pleuvoir à grosses gouttes. Il était temps que je rentre, mais elle n’avait pas encore fini : – Tu crois au ruissellement ? – Je suis pour la justice sociale. Ce n’est pas acceptable que les riches échappent à l’impôt. – Alors reste avec nous. Tu es des nôtres si tu penses ça et un peu de chaleur humaine ne peut pas te faire de mal. – Je suis crevé. – T’as pas faim ? On a plein de saucisses ! – Je mange presque plus de viande. – T’es pas marrant. T’as l’air tout triste, ça te ferait du bien une petite merguez. – J’ai sommeil. – Ma tente est plantée à côté du feu. – Le camping en plein hiver, ça me rappelle l’armée. – T’as pas envie d’un câlin ? – Faut que je rentre. – Tu sais pas ce que tu rates. – Je préfère mon petit confort. – Pauvre type. J’ai démarré avant qu’elle appelle ses potes pour me casser la gueule. J’étais un rebelle de salon, pas un révolutionnaire. Les rebelles chérissaient leur liberté et leur indépendance, alors que les révolutionnaires passaient leur vie à se battre. C’était sans fin. Je détestais vivre dans un monde de plus en plus injuste, mais il ne fallait pas compter sur moi pour faire cuire des saucisses sur un rond-point à quatre heures du matin.



Zadie Smith Tout est politique

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Avec Swing Time, l’autrice britannique Zadie Smith fait se croiser les rapports de classe, les injustices raciales, la question de la famille et les héritages culturels. Un roman politique qui ne dit jamais son nom. Par Cécile Becker ~ Photos : Pascal Bastien

Vos romans ont toujours été très ancrés dans l’Est londonien. Une nouvelle fois, avec Swing Time, nous sommes à Kilburn, quartier populaire où vous avez vous-même grandi. En quoi ce territoire influence-t-il votre littérature ? Je suis née à un endroit qui est représentatif de l’histoire anglaise. D’abord, ce qui frappe c’est que jusqu’à la fin des années 1880-1890, ce territoire, c’était la rase campagne, il symbolise aussi l’industrialisation rapide de l’Angleterre. Kilburn a été l’une des premières banlieues anglaises à émerger puis l’un des premiers territoires à accueillir des vagues successives d’immigration. Dans les années 40, c’était pratiquement entièrement un quartier juif, puis sont arrivés les Pakistanais et Indiens et enfin, quand je suis née, les Jamaïcains et Irlandais. Je suis chanceuse car cette histoire me permet à la fois de parler du particulier et de l’universel. Peut-on dire de votre écriture qu’elle est cosmopolite ? Je dirais que mon écriture a plus à voir avec la liberté de mouvements, c’est en tout cas là que j’en suis en tant que personne. J’écris souvent sur ceux qui n’ont pas le luxe de pouvoir se déplacer comme ils le souhaitent, ils sont sur-définis en étant considérés comme des « locaux ». Swing Time se situe dans un entre-deux : je parle de ces « locaux » qui payent leurs impôts, appartiennent à un État (pour le meilleur ou pour le pire) et sont très enracinés. Et je les confronte, dans ce cas précis, à une pop star multimillionnaire [Aimée, icône pop à mi-chemin entre Beyoncé pour la notoriété et Madonna pour ses aspirations humanitaires, ndlr] qui vit sans attaches, sans nation, qui paye peut-être ses impôts, qui a de l’influence et jouit d’une exceptionnelle liberté de mouvements. Quand j’écrivais je pensais à ces deux manières de vivre en tant qu’individus.

Swing Time c’est une référence directe au film de George Stevens qui cristallise les souvenirs de la narratrice, cérébrale, élevée par une mère ayant une très forte conscience politique. Elle raconte cette amitié qui la lie à Tracey, fillette pleine de vie, qui s’exprime magnifiquement par la danse. De ce contraste découle toute l’histoire : de fillettes, elles deviendront adolescentes et se construiront adultes, pas toujours pour le meilleur. Pourquoi cette confrontation-là ? Je suppose que je suis naturellement attirée par les contrastes, et suis fascinée par les dons innés dont certaines personnes sont douées, et leur signification enchevêtrée à une construction sociale. En écrivant, j’ai fait beaucoup de recherches sur la méritocratie, ces sociétés dans lesquelles nous vivons qui disent à leurs citoyens : « Si tu te comportes bien, si tu travailles dur, alors tu peux t’inscrire dans le monde ». J’ai grandi au sein de cette culturelà, dans l’Angleterre des années 70. Cette méritocratie représentait pour beaucoup, dont moi, un article de foi. Mon but a notamment été de démontrer que cette méritocratie n’est pas aussi méritocratique qu’elle le dit. J’ai fréquenté une école publique, comme des milliers d’autres enfants, et j’ai été l’une des deux filles qui étaient suffisamment douées pour intégrer une bonne université. Quand je suis arrivée dans cette université et que j’ai rencontré des enfants qui sortaient d’écoles privées onéreuses, je leur ai demandé : “Qui sont les deux élèves qui viennent de cette école ?” Et ils me répondaient : “Deux élèves ? 2/3 de notre école a intégré cette université ! ” [Rires] Et là, j’ai cherché une explication : soit les 2/3 des effectifs des écoles privées sont des génies – ce dont je doutais sincèrement – ou le système n’est pas aussi équitable qu’il le dit. C’est un de mes points d’accroche dans l’écriture : qui passe devant ? Pourquoi ? Sur quelles 10


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bases ? Quelles sont leurs capacités qui sont reconnues ? Lesquelles sont ignorées ? Dans mon roman, Tracey est ce que l’on peut considérer comme un génie physique, qui, dans le contexte que je viens de nommer, n’a aucune valeur, et la question est pourquoi ? Je ne dis pas que les dons devraient être ignorés, certaines personnes sont très belles, certaines sont douées en maths, d’autres peuvent courir un 100 mètres sans être essoufflées. C’est ce qui fonde la beauté humaine. Mais qu’est-ce qui découle de ce principe ? L’un des arguments de la gauche, en tout cas originellement, c’était de dire peu importe les dons qui nous sont offerts par la nature, nous sommes tous égaux. Et cela passait par l’école et la sécurité sociale gratuites. La vie que j’ai vécue et celle que mes amis ont vécu dépendait des aptitudes et nos droits en découlaient. En Angleterre, il est désormais impossible d’intégrer une université gratuitement. Et si les arguments de la droite continuent à être entendus, on perdra cet autre acquis : la sécurité sociale. 12

Si Swing Time est un roman politique qui révèle sa force à mesure de la lecture, c’est pour moi un livre sur la famille au sens large : celle avec laquelle on a grandi, celle qu’on se crée et celle qu’on idéalise. Qu’avez-vous voulu dire de ces familles ? La famille est quelque chose de comique ! On ne réalise qu’à partir de 13-14 ans que c’est une forme de dictature. Et cette dictature prend différentes formes en fonction des foyers. Ce que je trouve très comique c’est à quel point les règles sont prises au sérieux par ceux qui les instaurent, en l’occurrence les parents, et à quel point les enfants arrivent à prouver qu’elles sont absurdes. Je suppose que la famille est l’un des autres focus de mon travail. Le symbole politique qui entoure la famille est celui de la tribu. Dans les sociétés occidentales tout du moins, la tribu est définie par la race, par la religion, et là, tout d’un coup, on n’est plus du tout dans le registre comique et on rejoint celui de la tragédie. Ce qui m’a toujours intéressée c’est


— Aucun de nous ne voudrait être réduit à une identité. —

la supposée grandeur de la tribu blanche et l’étroitesse qui entoure les représentations Zadie Smith, le 12.10 des autres tribus. Si on parle d’héritage et à Librairie Kléber à Strasbourg de son poids – et qu’on retrouve par endroits dans ce livre –on peut évoquer les questions que les jeunes gens noirs se posent souvent : si je fais si ou ça, est-ce que ça me rend moins noir ? Plus noir ? Si je vais à l’université suis-je moins noir ? Si j’écoute cette musique, suis-je moins noir ? Ce concept est impossible à inverser. Il n’y a aucun contexte dans lequel une personne blanche se poserait les mêmes questions : suis-je moins blanc ? [Rires] Ce genre d’exemple devrait nous donner un indice sur ce que l’identité signifie. Le contrat culturel suppute que tout le monde voudrait avoir sa propre identité, mais la question n’est pas de savoir ce que les gens veulent puisqu’on se base sur ce qu’ils ont et représentent ! Je crois qu’aucun de nous ne voudrait être réduit à une identité. Ou alors, disposer d’une identité assez fluide pour contenir chaque détail de notre existence. Ce qui se passe aujourd’hui aux États-Unis est très révélateur : les Blancs se voient révéler leur identité pour la première fois. On les renvoie à ce qu’ils sont à chaque seconde et vous voyez comment ils réagissent : ils souhaitent qu’on les appelle par leurs prénoms : Sarah, Mickaël, Brett, peu importe. Je ne crois pas qu’il s’agisse de ne pas avoir de couleurs, on est fier d’être ce que nous sommes : noirs. Ce qui est terrible c’est de constater que désormais un mot peut contenir l’identité entière d’une personne. L’insouciance blanche, pratiquée depuis des siècles, est très violente. Alors peut-être que c’est important de reconnaître que nous sommes des personnes particulières évoluant dans des contextes particuliers. Vous dites que les mots enferment, y-a-t-il des mots qui ouvrent ? C’est inconcevable : le propre de l’humain c’est justement de préfabriquer des concepts et un langage pour que l’on puisse vivre et se comprendre. C’est beaucoup plus facile de se dire : « Je vis en France » plutôt que « Je vis au sein d’une masse d’atomes qui bouge ». [Rires] Nous avons des concepts préfabriqués pour une raison : pour que l’on puisse partager une réalité. Si on part du modèle blanc, un modèle qui a prouvé qu’il pouvait s’étendre, il a permis à un grand nombre d’individus qui se reconnaissaient dans la même réalité, de vivre sans se sentir oppressés ou contraints. On a fait le même travail autour des mots « homme » et « femme », le mot « femme » reflète désormais une tout autre 13

réalité par rapport à celle d’il y a 150 ans. Trouver des réalités alternatives, c’est le travail des écrivains, intellectuels, artistes, musiciens et citoyens : il faut parler, écrire, créer quand on considère que les concepts et mots préfabriqués nous paraissent artificiels. Pour moi, le concept-clé c’est la contingence, elle nous permet d’aborder les choses avec humour. Précisément, quand je pense à mon fils et que je me l’imagine à 65 ans : est-ce qu’il se définira en tant qu’Américain ? Pensera-t-il à la guerre civile ? À Lincoln ? La vérité c’est qu’il est Américain parce que j’étais trop enceinte pour embarquer dans l’avion ? [Rires] Le droit du sang et du sol pratiqués en Angleterre, en Amérique et en France, est plus que toute autre chose comique. Vous parliez du particulier et de l’universel. Comment envisagez-vous ces allers-retours ? C’est une chose que de nombreux écrivains tentent d’acquérir car rester sur le personnel c’est adopter le modèle capitaliste. C’est considérer que vous êtes un individu spécial, que vous méritez de vous mettre en avant et d’exprimer ce soi particulier. Aucun problème ! Sauf que ça vous rend incapable de vous penser au sein du collectif. Partout, on peut rencontrer des personnages charismatiques : aux États-Unis, où je vis aujourd’hui, notre président a plus de charisme que quiconque. Et vous voyez avec cet exemple-là, les dérives du charisme… L’autrice française Annie Ernaux se sert du personnel pour exposer des concepts plus larges : elle part d’elle mais aussi d’un contexte historique. Elle démontre que peu importe votre singularité, vous avez partagé un certain nombre de circonstances avec les autres : une histoire, des tragédies, des événements et vous êtes un produit de cette expérience partagée. Ceci dit, je défie les lecteurs de pouvoir ouvrir un roman qui raconte l’histoire d’une jeune fille camerounaise et de voir l’universel en cette personne. Parce que jusqu’à présent, nous, Européens, lisons des classiques en s’imaginant volontiers être Madame Bovary, mais il semblerait que ce soit un petit peu plus difficile de convaincre les lecteurs blancs de se reconnaître en cette jeune fille camerounaise ou ce migrant syrien. Ils lisent avec sympathie mais pensent : « Oh, voilà une histoire particulière d’un migrant. » [Rires] C’est incroyablement difficile pour eux de concevoir la vie des autres comme si elle pouvait être la leur. Et c’est justement ce que la nouvelle génération d’auteurs vous demande de faire. Pourquoi votre narratrice ne porte-t-elle pas de nom ? En écrivant ce livre, j’ai vraiment essayé de vider le narrateur de ce qu’on appellerait une per-


sonnalité. En fait, j’essaye de garder les portes les plus ouvertes possibles ! Pendant l’écriture de Swing Time, j’ai lu beaucoup de philosophie française, notamment les existentialistes, et je crois en cette vision de l’humain jeté dans le monde. On apprend à devenir femme, à devenir homme, et je pense que parfois, la version préfabriquée de ces deux modèles est source de suffocations ; aussi bien pour les femmes, que pour les hommes. Les lectrices le constatent : leurs compagnons par exemple, ne lisent pas souvent des livres écrits par des femmes. Il y a parfois des distances impossibles à franchir. Moi, j’adore pénétrer les esprits des autres : je me mets constamment dans la peau des personnages que je crée. J’ai été un vieil homme, un jeune garçon, plusieurs jeunes femmes de races différentes, j’adopte différentes caractéristiques physiques : j’ai été grosse, petite, maigre. J’ai incarné beaucoup de personnages dans mes fictions. J’adore ça. Dans une interview au Monde, vous disiez avec Swing Time avoir voulu lier la danse et la diaspora, pourriez-vous expliquer ça ? Je pense que les connexions entre les communautés et leurs produits culturels sont intéressantes. La question que vous devez toujours vous poser c’est : est-ce que telle ou telle chose représente la quintessence de la France ? Est-ce que telle ou telle chose coule fondamentalement dans nos veines ? C’est très sentimental. Je ressens ce genre de choses très souvent même si je sais que c’est irrationnel. Où est-ce que ces attachements sont essentiellement constructifs ? Mon sentiment c’est que les différences entre le supposément authentique et l’inauthentique n’ont pas d’importance. Je mentionne souvent les claquettes dans ce livre qui sont le parfait exemple de la confusion entre culture et race. Si je me sens sentimentale et que je suis entourée de Noirs et que l’on se met à parler de claquettes, une grande part de moi-même va penser : c’est une danse africaine, c’est cette danse qu’on pratiquait lorsque nous étions esclaves, elle est inscrite dans nos corps et dans nos âmes. C’est ce que vous avez envie de dire, non ? Et si je vois quelqu’un faire des claquettes, je vois la quintessence noire dans ses mouvements. Le meilleur remède contre le mysticisme et l’idéologie c’est l’histoire. Lorsque les Noirs sont arrivés de l’Afrique de l’ouest, ils étaient esclaves. On dansait alors comme les Africains de l’ouest mais il y avait aussi des Irlandais qui s’occupaient de tâches de bas-étage et qui dansaient le jig ! Le métissage de ces deux formes de danse a donné naissance aux claquettes. Et les claquettes aux États-Unis, comme le jazz, sont fondamentalement considérés comme des formes d’art impures. Toute cette idée de ce qui appartiendrait aux Noirs 14

— J e crois en cette vision de l’humain jeté dans le monde. — ou aux Blancs ne relève d’aucun fait. Il y a des gens qui continuent d’opposer des arguments aux faits : mais alors, si les claquettes viennent d’Afrique, que dites-vous de Fred Astaire ? Ce que l’on appellerait “appropriation” est peut-être une forme d’amour ? Il faut beaucoup aimer le jazz pour jouer aussi bien que Glenn Gould ! Dans Swing Time, s’affichent en toile de fond les inégalités sociales, le racisme, le poids de l’héritage, une critique du capitalisme… Pourtant, vous ne délaissez jamais la fiction. Il faut prendre de la distance avec votre livre pour prendre toute sa mesure… Je ne crois pas que les écrivains choisissent leur sujet, c’est quelque chose qui s’impose. Je ne sais pas vraiment d’où ce ton me vient. En Angleterre, l’humour est quelque chose de très important, à ce point important qu’on refuse de croire en la philosophie parce que ce n’est pas drôle... [Rires] J’utilise la fiction pour faire réfléchir les gens. On a beaucoup parlé durant cet entretien de narrations autour des identités nationales, culturelles et raciales, mais je pense que, que l’on soit à droite ou à gauche, on a besoin d’histoires. Les gens ont clairement besoin qu’on leur raconte qu’ils sont Français et qu’ils ont quelque chose à voir avec Victor Hugo ou Baudelaire. On a tous besoin de s’enraciner, de revenir vers notre histoire, nos ancêtres, nos reines et nos rois. Mais il faut prendre conscience que toutes ces histoires-là construisent nos propres fictions, elles construisent nos imaginaires et nos aspirations. Je ne dévalorise pas du tout ces histoires, mais la bonne nouvelle c’est que c’est précisément parce que ça relève de la fiction que les gens peuvent y adhérer et de manière collective. On peut ressentir une certaine fierté à l’évocation de certains événements historiques mais c’est absurde : il faut être réaliste, on ne garde de l’histoire que les parties qui nous arrangent. Il existe différentes versions d’une seule et même histoire en fonction du territoire dans lequel on se trouve. — SWING TIME, Zadie Smith, Gallimard


FE STIVAL D E S C U LT U R E S DU SUD

L A FIL ATURE SCÈNE NATIONALE MULHOUSE

FO CU S M OY E N-O R I E N T – S P EC TAC L E S – C O N F É R E N C E S – E X P O S I T I O N S WA J D I M O UAWA D – A N A S A B D U L S A M A D – A M I R R E Z A KO O H E STA N I WA E L K A D O U R – DA R I A D E F LO R I A N & A N TO N I O TAG L I A R I N I N E DA S O KO LOV S K A – N E W S H A TAVA KO L I A N… W W W. L A F I L A T U R E .O R G

Création graphique : Atelier 25, photo d’après Ce que le jour doit à la nuit © Didier Philispart

DU 9 AU 20 JANVIER 2019


House for a Painting Inessa Hansch + Susanne Kühn exposition 23 septembre 2018 31 janvier 2019

Frac Alsace Sélestat entrée libre du mercredi au dimanche de 14h à 18h nocturne le jeudi jusqu’à 20h avec visite guidée à 18h30

© Inessa Hansch + Susanne Kühn, BANK, 2015 (détail) photo Bernhard Strauss, VG Bild-Kunst Bonn 2018


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Du théâtre, de la danse, de l’opéra, du jazz et de la pop : la sélection des spectacles, expositions et festivals du Grand Est.

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Brûlent nos cœurs insoumis

Dance Machine « L’éducation artistique est certes l’acquisition de savoirs et de techniques mais aussi une éducation de l’imaginaire. » En citant Robert Abirached comme mot d’ordre de sa nouvelle édition, le festival Art Danse de Dijon donne le ton de sa 31e saison : découverte à l’autre et ouverture d’esprit, avec, plus globalement, un appel à (mieux) réfléchir au monde qui nous entoure. Ainsi, pendant plus de deux semaines, onze compagnies y partagent leur vision de la danse contemporaine, plurielle, éclectique, résolument engagée, souvent instinctive, se voulant accessible aux initiés comme aux néophytes. Avec, comme toujours, l’envie de mêler les genres et les atmosphères, de supplanter les attentes, et d’aider le public à aiguiser ses points de vue sur la société, entre nouvelles graines à suivre et chorégraphes incontournables. Cette année, on y parle beaucoup de résistance et de révolte, mais aussi de temps passé, de flow, de rencontres, de peur, de poésie. À voir notamment Soulèvement de Tatiana Julien et la Compagnie C’Interscribo, qui « pose la question de la dimension poétique comme geste de rébellion », ou encore Brûlent nos cœurs insoumis de Christian & François Ben Aïm, une pièce choc bercée par la mélodie « à la fois douce et percutante » d’Ibrahim Maalouf. Bref, de quoi intriguer les uns et passionner les autres. Infos et horaires détaillés à retrouver sur le site. Par Aurélie Vautrin ~ Photo : Patrick Berger — Festival Art Danse, du 21 janvier au 6 février, à Dijon www.art-danse.org

Bach to Black Il n’est pire sourd que celui qui ne veut pas entendre. Dit-on. Il y a aussi celui d’entre nous qui pousse si loin le soin d’entendre, qu’il pousse aussi ses prunelles hors de ses orbites. Tectonique organique ? Va savoir, toujours est-il que Jean-Sébastien Bach est de ceux-là. Le compositeur allemand travailla sans relâche jusqu’à la cécité partielle. C’est son fils qui prendra en dictée les dernières pages des partitions de la Messe en si mineur, commencée 25 ans plus tôt. L’œuvre, on pourra l’imaginer aisément - nous sommes à l’établi de Bach - touche autant pour l’abstraction qui s’y dispute avec le gigantisme que pour ses secrets de cuisine sacrée. Conçue comme un défi lancé à sa propre faconde, la Messe remet au pied de la lettre le procédé de parodie, celui qui consiste à attribuer à un air connu de tous de nouvelles paroles. Ainsi Bach assemble dans sa réécriture une paire de pages extraites de plusieurs de ses ouvrages antérieurs. Le challenge que Bach relève face à son monde, constitué désormais d’ombres chancelantes, est celui de la cohérence d’une collection d’airs prenant la crucifixion pour axe de symétrie. L’utile à l’agréable, en quelque sorte. Et l’édifice, dans ses macrosomies magnifiques, s’élève impeccable. Leonardo García Alarcón, la Cappella Mediterranea et le Chœur de Chambre de Namur, loin d’être frileux quand il s’agit de tutoyer les anges baroques, devraient relever haut la main le même défi, allant jusqu’à descendre certains des artistes dans la salle. Tant pis pour les sourds, il y aura de quoi entendre. Par Guillaume Malvoisin — Messe en si mineur de Jean-Sebastien Bach, concerts les 15 et 16 décembre à l’Opéra de Dijon www.opera-dijon.fr

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Créa, scène conventionnée jeune public - Illustration : Isabelle Vandenabeele / Alphabet Momix : Daniel Depoutot

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The Basement of Dancers

Allons enfants 28e édition pour Momix, festival de théâtre jeune public indispensable aux petits comme aux grands. Et qui, selon nous, articule comme aucun autre exigence artistique et ouverture au public. Philippe Schlienger, son directeur, commente quelques-uns de nos affirmations subjectives à son égard. Momix est un activateur de regard « Oui, tout à fait. Un activateur de consciences aussi, à travers les artistes qui ont cette responsabilité d’interroger les enjeux de notre société. Ils activent un regard exigeant, affuté. Un regard actif, finalement, qui est pour moi la posture du spectateur. » Momix est un festival avant-gardiste « On est de notre temps. En revanche, on était pionnier dans la volonté de mettre en valeur des compagnies qui s’adressaient à des publics divers avec un vrai propos artistique. Les spectateurs fidèles ont vraiment ce sentiment d’avoir été être nourris par des formes peu présentes dans le domaine du jeune public. » Momix est un festival engagé « Je suis assez sensible à l’idée qu’on va au spectacle d’abord pour se faire plaisir : c’est le premier vecteur de tout acte culturel. Mais il s’agit aussi de savoir ce qu’on raconte. Les spectacles de Momix abordent des sujets comme les migrants, l’amour, la maladie, de manière poétique et imagée. On est loin de la façon dont la culture de masse proposée aux enfants évoque le monde. Sur scène, le corps, l’image, le son, le texte… apportent plusieurs niveaux de lecture et des possibilités de débat intéressantes. » Par Sylvia Dubost — MOMIX, festival international jeune public du 31 janvier au 10 février, à Kingersheim www.momix.org 20

Summerless de Amir Reza Koohestani

Le Moyen-Orient sur le plateau Pour cette 7e édition, le festival Les Vagamondes accueille seize spectacles dont deux premières mondiales, Yes Godot de Anas Abdul Samad, un des plus grands metteurs en scène irakien, et Chroniques d’une ville qu’on croit connaître de Wael Kadour & Mohamed Al Rashi (Syrie). Si le focus est mis sur le Moyen-Orient, l’Italie n’est pas oubliée avec Quasi niente qui s’inspire du personnage joué par Monica Vitti dans le Désert Rouge d’Antonioni. Mal-être féminin sur fond de déclin industriel au programme de ce spectacle attendu avant un concert revigorant du groupe Wow. Également au menu d’un festival qui se plaît à sauter les frontières : du cinéma au BelAir, des expositions photo à la Filature (la jeune iranienne Newsha Tavakolian) et à l’Espace 110 (le vieil irakien Latif al Ani) ainsi que des rencontres et conférences pour tenter de comprendre le contexte culturel et géopolitique. Par Philippe Schweyer ~ Photo : Luc Vleminckx — Les Vagamondes, festival des cultures du Sud : arts et sciences humaines du 9 au 20 janvier 2019 à Filature de Mulhouse et chez ses partenaires dans le Haut-Rhin et outre-Rhin. www.lafilature.org


09 NOVEMBRE 2018 10 FEVRIER 2019

FABRIQUES DE CONTRE-SAVOIRS AVEC JAY CHUNG & Q TAKEKI MAEDA, GROUND (MARLIE MUL & HARRY BURKE), SHEILA LEVRANT DE BRETTEVILLE, ALEX MARTINIS ROE ET EVA WEINMAYR AUTOUR D‘ŒUVRES ET PROJETS DE JOHN LATHAM. -------------------------------------------------------------------------

49 NORD 6 EST FRAC LORRAINE WWW.FRACLORRAINE.ORG

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ENTRÉE GRATUITE becdf -

OUVERTURE : MARDI-VENDREDI 14H-18H SAMEDI &–DIMANCHE 11H-19H VISITES GUIDÉES GRATUITES WEEK-END À 11H & 17H


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Fée électricité Si les collections des musées mulhousiens du train, de l’automobile et de l’impression sur étoffes sont mondialement reconnues, on oublie parfois que la ville de Mulhouse dispose aussi de la principale collection européenne d’objets liés à l’électricité avec Electropolis. Mille objets en exposition marquent les décennies. À chaque période son ambiance : citons le cabinet de curiosités des Lumières, les découvertes Belle Époque marquant l’irruption de l’électricité dans la vie quotidienne, le foyer tout-électrique des Trente Glorieuses – ah, ce film ménager désuet dont la comédienne fut repérée par Chabrol –, les années 80-90 si loin, si proches. Rien de tel que la contemplation d’un Minitel, d’un Mac I ou d’une Game Gear pour ressentir la caresse du temps qui passe... Electropolis vient de rafraîchir sa scénographie, avec des nouveautés coordonnées par l’agence Klapisch Claisse. Une animation vidéo dans l’air du temps, léger-décalé juste ce qu’il faut, accompagne la grande machine autrefois utilisée par les usines DMC, fleuron de la collection. Les éoliennes ont poussé sur la fameuse maquette du monde électrique cueillant le visiteur à l’entrée. En bout de parcours, l’espace autrefois dédié aux expositions temporaires entend désormais réagir au big-bang numérique du XXIe siècle : on s’y tient au courant d’innovations connectées parfois aussi inquiétantes qu’“intelligentes” ! Une mosaïque d’écrans fait le point sur les enjeux énergétiques, une autre nous évoque fab-labs, biomimétisme et autres horizons neufs en transition. Financé principalement par EDF, le musée n’entend pas prendre parti dans les débats sur le nucléaire ou le tout-numérique par exemple, mais les alimente en mettant en évidence le rôle de l’électricité dans nos vies. C’est éclairant. Par Sylvain Freyburger — MusÉe Electropolis, nouveau parcours et espace Un avenir électrique, à Mulhouse www.musee-electropolis.fr 22

Fever La scène anglaise l’a de suite intégrée, Yazz Ahmed, trompettiste et bugliste d’origine bahreïnie, n’a de cesse que de multiplier les expériences en tout genre, que ce soit aux côtés de Lee ‘Scratch’ Perry, Max Romeo, mais aussi Transglobal Underground ou même Radiohead. Au sein de sa propre formation, celle qui se qualifiait de Saboteuse sur un album en 2011, puise à la source de ses cultures multiples, avec un sens de la rythmique qui étonne son auditoire. Musiques du monde enjouées, touches électroniques subtiles, folklore coloré, son jazz touche au cœur, sans délaisser l’humour qui semble caractériser cette jeune artiste très souriante. Par Emmanuel Abela ~ Photo : Giulietta Verdon-Roe — YAZZ AHMED, en concert le 12 janvier au Cheval Blanc, à Schiltigheim www.schiltigheim.fr


5 femmes : l’engagement poétique Marie-Hélène Fabra, Vanessa Fanuele, Marie-Amélie Germain, Marine Joatton, Haleh Zahedi

25.11.2018 — 10.02.2019 2 rue du Ballon — 68300 Saint-Louis Du mercredi au dimanche : 13h – 18h 03 89 69 10 77 – www.fondationfernet-branca.org

STÉPHANE PENCREAC’H

DU 12 JANVIER AU 10 MARS 2019 DE L’ESPACE D’ART CONTEMPORAIN ANDRÉ MALRAUX AU MUSÉE UNTERLINDEN ESPACE D’ART CONTEMPORAIN ANDRÉ MALRAUX 4 Rue Rapp 68000 COLMAR - rens. au 03 89 24 28 73 ou artsplastiques@colmar.fr Du mardi au dimanche de 14h à 18h, excepté le jeudi de 12h à 17h.

ENTRÉE LIBRE


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Circumnavigation (répétitions)

Le cygne des temps On se souvient avec émotion des dernières performances de Radhouane El Meddeb en solo sur une scène strasbourgeoise, à Pole Sud en l’occurrence, à l’occasion d’un éblouissant Sous leurs pieds, le paradis, puis d’un déconcertant À mon père, une dernière danse et un premier baiser. Il avait su déclencher en nous un amour immodéré pour sa danse. Autant l’avouer sans détours : on trépigne d’impatience à l’idée de découvrir son Lac des Cygnes qui sera interprétée par l’intégralité du Ballet du Rhin. On soupçonne notre facétieux chorégraphe tunisien de bousculer bien des idées reçues avec ce ballet considéré comme l’un des plus académiques qui soient. On le sait, Radhouane n’a pas son pareil quand il s’empare de la tradition pour mieux la libérer d’elle-même, et révéler ce qui se cache au plus profond d’elle-même. Par Emmanuel Abela ~ Photo : Agathe Poupeney — LE LAC DES CYGNES, spectacle de danse du 10 au 15 janvier à l’Opéra du Rhin, à Strasbourg ; les 24 et 25 janvier au Théâtre Municipal de Colmar ; du 1er au 3 février à la Filature, à Mulhouse www.operanationaldurhin.eu

Avec Bacchantes – Prélude pour une purge, la danseuse et chorégraphe cap-verdienne Marlene Monteiro Freitas présente un show stimulant, entre dada et carnaval. Formée à l’école P.A.R.T.S. de Bruxelles et à la Fondation Gulbenkian de Lisbonne, la chorégraphe nous fait d’emblée plonger dans un univers baigné de musique et de pantomime afin de mettre en lumière un humain trop humain guidé par ses pulsions et réfréné par sa raison. Inspiré de la tragédie d’Euripide, le spectacle invite à suivre cinq trompettistes, un maître de cérémonie et six incroyables danseurs, lancés à corps perdus dans une célébration orgiaque de la vie. Quitte à en perdre toute notion de sens, c’est bien Dionysos qui mène le bal sur fond de gestuelle disloquée, de grimaces immatures et de déplacements saccadés, vocabulaire millimétré et transgressif de la désormais incontournable chorégraphe. Dans cette composition sonore et visuelle, Marlene Monteiro Freitas donne au chaos du monde les couleurs d’une anarchie originelle. Sur scène, bonnets de bain dorés et gants en caoutchouc accentuent le sentiment de décalage singulier mais les références aux Ballets russes de Diaghilev, à l’expressionnisme allemand, au ready-made, à l’univers circassien ou encore aux danses urbaines et folkloriques ne sont pas très loin, et la musique veille sur l’ensemble. Ce qui émerge de cette traversée endiablée est avant tout l’engagement des corps et l’énergie vitale et insatiable de la danse et le Boléro, qui nous prend par surprise, fait fonction de borne de recharge alors que tout semblait toucher à sa fin. Par Valérie Bisson ~ Photo : Laurent Philippe — Bacchantes - prÉlude pour une purge, spectacle de danse du 11 au 13 décembre au Maillon avec Pole Sud, CDNC (dans le cadre de Parcours Danse) www.maillon.eu 24


01.12.18 24.02.19 Parallèle Regionale 19 Exposition autour du dessin contemporain Avec : Franziska Furter Mireille Gros Marianne Mispelaëre Saba Niknam Maren Ruben Baktash Sarang Maria Tackmann

Super Image #4 Exposition /vente d’affiches sérigraphiées Avec : aaaaa-atelier Alexis Beauclair Alaric Garnier Anne Margot Ramstein Bettina Henni Frite & Vase Grégoire Romanet Horstaxe

Centre Européen d’Actions Artistiques Contemporaines

7 rue de l’Abreuvoir, F—67000 Strasbourg www.ceaac.org

Mer > Dim : 14h > 18h Fermeture :24.12.18 > 02.01.19 & jours fériés


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Remise de maquette 7 Minuti © Opera national de lorraine

A Slice of Shakespeare

Lutte ouvrière

Irina Brook, fille du metteur en scène Peter Brook, plonge pour la troisième fois dans La Tempête, la pièce-testament de Shakespeare. Après s’être concentrée sur la relation père-fille entre le duc Prospero et Miranda, puis sur la question du pouvoir, elle transporte le décor originel, une île déserte où Prospero s’est réfugié après avoir été renversé par son frère, dans une pizzeria napolitaine... une relecture contemporaine festive voire survoltée portée par Renato Giuliani, acteur passionné de potions magiques et de cuisine. Caliban, monstre de l’île et esclave, ne supporte plus les tortures quotidiennes des gnomes malveillants envoyés par son maître. Ariel, esprit de l’air et serviteur dévoué, attend avec fébrilité la fin de son contrat tandis que Miranda s’ennuie à mourir et rêve d’amour. Prospero, lui, rêve de vengeance. Lorsque le fils de son ennemi échoue sur l’île, il doit choisir entre accomplir ce désir obsédant et pardonner, accepter aussi de ne plus être tyran en toutes choses. Il y a du Fellini dans ce conte de fées romanesque empreint de légèreté, du rugueux et de la tendresse, un naufrage, un Roi de Naples, de la pasta, des lampions, des amoureux... comme dans le texte original, Tempête ! constitue une incursion dans le domaine du conte mais aussi dans celui de la spiritualité, et recèle une profondeur insoupçonnée qu’Irina Brook se plaît une nouvelle fois à explorer.

Une usine textile est menacée de fermeture… sauf si ses ouvrières acceptent de perdre sept minutes sur leur temps de pause quotidien. Sept minutes, à l’heure des Troubles MusculoSquelettiques où l’ouvrière est chronométrée au 10e de seconde près. Au cœur du débat, la question, cruciale, lancinante : jusqu’où peut-on aller pour garder son emploi ? Adapté de la pièce de théâtre de Stefano Massini récompensée par le Premio Pier Vittorio Tondelli (le prix italien le plus important de dramaturgie contemporaine), 7 Minuti se la joue opéra syndical sur fond de guerre économique, résolument engagé et ô combien ancré dans l’air du temps… Une création de l’Opéra National de Lorraine, en italien dans le texte, et dont la mise en scène a par ailleurs été confiée au talentueux directeur du CDN de Nancy, Michel Didym.

Par Benjamin Bottemer ~ Photo : Gaëlle Simon

Par Aurélie Vautrin — 7 minuti de Giorgio Battistelli, opéra du 1er au 08 février à l’Opéra National de Lorraine, à Nancy www.opera-national-lorraine.fr

— Tempête, pièce de théâtre du 29 janvier au 2 février au Théâtre de la Manufacture, à Nancy www.theatre-manufacture.fr theatre-manufacture.fr

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Assan Smati PASSERI

www.centredart-dudelange.lu

rĂŠalisation :

bunker palace.com

10.11.2018 - 20.12.2018


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Plucked’n Dance, Alpha Classic / Outhere Music France

Le poids de la plume On en parlait déjà dans le numéro précédent et pour cause ; le duo français formé de Violaine Cochard et d’Édouard Ferlet a publié en octobre dernier un second album audacieux sous le nom de Plucked’n Dance. Le premier, Bach Plucked Unplucked, sorti en 2015, a démontré que l’idée, inédite et étonnante, de mêler clavecin et piano s’avère être ingénieuse. Portant la danse à l’honneur, les deux prodiges n’hésitent pas à traverser les époques, les styles et les pays pour en sortir le meilleur de la musique classique, reprenant judicieusement Rameau, Satie, Purcell, Mussorgsky, Nebra et Bartók. Pour rendre l’œuvre encore plus singulière, Édouard Ferlet y a glissé quelques unes de ses compositions originales pour piano et clavecin. Même si les deux artistes maîtrisent à la perfection les tempi, les pulsations et explorent une vaste palette sonore de laquelle ressort une justesse incontestable, les grésillements du clavecin peuvent par moment troubler. C’est alors que la délicate reprise de la Danse de travers de Satie – Danse de profil sur l’album – réconcilie sans effort notre oreille grâce à la rondeur du piano et la sonorisation légère de l’instrument baroque. Suite aux propos de Violaine Cochard pour Muse Baroque en 2011, affirmant que « la qualité primordiale pour être un bon continuiste est d’être toujours à l’écoute, en alerte, prêt à réagir tout en essayant de s’amuser », il est aisé de comprendre pourquoi leurs plages d’improvisation si subtiles sont quasi indécelables. Par Victoria Dockter ~ Photo : Joachim Olaya — Violaine Cochard et d’Édouard Ferlet, en concert le 11 décembre à l’Arsenal, à Metz www.citemusicale-metz.fr

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Lyrique’n’roll Fin janvier, les it-boys de Feu! Chatterton clôtureront la tournée qu’ils avaient commencé à Nancy en mars dernier. Puis ce sera silence radio pendant au moins un an, le temps d’écrire le prochain album… Raison de plus pour ne pas manquer leur concert à la BAM, histoire de profiter une (ultime) fois des sons envoutants de L’Oiseleur. Car ces cinq garçons dans le vent, qui citent Apollinaire et Aragon, font de la musique comme d’autres une thérapie et des chansons comme des refuges. « C’est un disque très intime, un petit entre-soi, pour nous, pour l’auditeur… Ces dernières années ont été magnifiques, mais ont eu leur lot de sacrifices. On a appris à ne pas rester bloqué sur la fin de l’histoire. À comprendre que les souvenirs sont encore vivants à l’intérieur de nous. » Carpe Diem et à bientôt, comme on dit. Par Aurélie Vautrin ~ Photo : Arno Paul — Feu! Chatterton, en concert le 12 janvier à la BAM, à Metz www.citemusicale-metz.fr


Tous les visages de la musique

Danse

Arsenal • sam 15 déc

Narcose Aïcha M’Barek & Hafiz Dhaou

citemusicale-metz.fr Photo @ Blandine Soulage N° L.E.S Metz en Scènes : 1-1112124 / 1-1112123 / 1-1112125 / 1-1112122 / 2-1112126 / 3-1112127. N° L.E.S. Orchestre national de Metz : 2-1111982 / 3-1111981.

Tous les visages de la musique

BAM & TRINITAIRES déc 2018 fév 2019 SCH • Yom & The Wonder Rabbis • Calypso Rose • Feu! Chatterton • Kikesa • Cannibale • The Limiñanas Dj set • Hoboken Division • Heart Attack • Gringe • Hyphen Hyphen • Alessandro Cortini • Decapitated • Synapson • Bumcello • … citemusicale-metz.fr N° L.E.S. Metz en Scènes : 1-1112122 (Bam) 1-1112123 (Saint-Pierre-aux-Nonnains) 1-1112124 (Arsenal) 1-1112125 (Trinitaires) 2-1112126, 3-1112127. N° L.E.S. l’Orchestre national de Metz : 2-1111982, 3-1111981. Photo Hyphen Hyphen © Manu Fauque


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Le puits ultime D.R.

L’équilibre Michel Meis est issu de la jeune génération des instrumentistes luxembourgeois. À la batterie, il manie la puissance du geste et la subtilité dans le plus parfait équilibre. Ce qui lui permet d’aborder bien des facettes, y compris du côté de la pop et de l’électro, avec cette volonté toujours affichée de révéler ses précieux partenaires comme c’est le cas dans le cadre du Michel Meis 4tet, batterie, piano, contrebasse et trombone. Le projet Lost in Translation dit quelque chose de cela : cette frontière ténue qui passe de la difficulté de communiquer au dialogue enflammé. « C’est le besoin, nous explique-t-il dans une note d’intention, de se laisser aller, d’avoir confiance, de dire son opinion, de rêver et d’espérer. » Par Emmanuel Abela — MICHEL MEIS 4TET, release concert le 1er février au centre culturel régional Opderschmelz, à Dudelange www.opderschmelz.lu

On se souvient qu’un jour Louis Sclavis nous avait répondu fermement qu’il ne jetait pas de passerelles entre les genres musicaux mais qu’il creusait un puits. L’image nous a poursuivi longtemps, elle nous semblait pleine d’un espoir véritable. Plus tard nous découvrions l’extrême gravité de ce clarinettiste, qui compte parmi les jazzmen les plus talentueux de sa génération. Il nous affirmait alors son profond pessimisme. « Instinctivement, fondamentalement, il me semble impossible d’être optimiste », nous affirmait-il alors. « J’ai pas mal voyagé, notamment en Afrique et les dernières fois que je m’y suis rendu, j’y ai vécu les choses de manière négative. Par ailleurs, quand on aborde un sujet tel que le réchauffement de la planète, on se dit que c’est cuit ! Il n’y a pas beaucoup de raisons de penser que ce sera autrement, et pourtant, il y a des gens qui vous disent qu’il existe des solutions. J’envie ces gens, ils ont raison ! » Et de vanter les mérites d’une forme de transmission. « Ce qui importe finalement, c’est de pouvoir communiquer et échanger. » C’est ce qu’il continue de faire allégrement avec son compagnon de très longue date, le violoniste Dominique Pifaréli, et le si talentueux violoncelliste Vincent Courtois. Avec eux trois, renouons avec une forme d’optimisme, et creusons, creusons encore le puits ultime. Par Emmanuel Abela ~ Photo : Luc Jennepin — LOUIS SCLAVIS TRIO, concert le 23 janvier à la salle de musique de chambre de la Philharmonie Luxembourg www.philharmonie.lu

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Accélérateur de particules: HEAR – La Chaufferie + Shadok, Strasbourg (F) Ausstellungsraum Klingental/Rank, Basel (CH) Cargo Bar, Basel (CH) CEAAC, Strasbourg (F) E-WERK – Galerie für Gegenwartskunst, Freiburg (D) FABRIKculture, Hégenheim (F) HeK (Haus der elektronischen Künste Basel), (CH) Kunsthalle Basel (CH) Kunsthalle Palazzo, Liestal (CH) Kunsthaus Baselland, Muttenz (CH) Kunsthaus L6, Freiburg (D) Kunst Raum Riehen (CH) Kunstverein Freiburg (D) La Filature, Scène nationale – Mulhouse (F) La Kunsthalle Mulhouse (F) Projektraum M54, Basel (CH) Satellit M54 – Nord Théâtre, Cité Danzas, Saint-Louis (F) Städtische Galerie Stapflehus, Weil a. R. (D) T66 Kulturwerk, Freiburg (D)

Marta Caradec, Vincent Chevillon, Hélène Delprat, Jimmie Durham, Corentin Grossmann, Hippolyte Hentgen,

Exposition Anna Maria Maiolino, Denis Savary du 10 novembre 2018 au 17 février 2019

Du mercredi au samedi de 14h à 18h, le dimanche de 11h à 18h. Entrée libre. Visites commentées tous les dimanches à 16h.

23.11.2018 —— 06.01.2019

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22.11.2018 —6.1.2019

19/09/2018 18:13

Zeitgenössische Kunst im Dreiländereck/Art contemporain de la région tri-rhénane

Regionale 19


Nostromo

Par RĂŠgis Delacote

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On connaît principalement Régis Delacote pour son travail photographique : il aime travailler sur la question de sens, inversant les fonctions de telle ou telle image. Il en résulte cette forme d’ambigüité qui confère à celles-ci une signification diffuse, tendue, aux interprétations infinies. À la limite de l’approche métaphorique, et donc de la poésie pure. — www.regisdelacote.com 37


Aux quatre vents Anna Calvi libérée, Arno déjanté, Fred Poulet au sommet, et toutes les générations du jazz fédérées en une passion commune, la musique se vit au quotidien de manière subjuguée. 38


Anna Calvi

Déchaînée [Unleashed] Par Marie Bohner Photos : Maisie Cousins Stylisme : Emma Wyman

Libérée, Anna Calvi est prête à manger le monde.

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Anna Calvi était déjà une icône inclassable et quasi-unanimement saluée avant l’album Hunter. Sa voix grave, sirène hurlante et mélodieuse, était sa marque de fabrique, alliée à un rouge à lèvre explosif et une guitare Telecaster greffée au corps. La sortie du nouvel opus était attendue depuis 5 ans. Publié à la fin d’un mois d’août torride, Hunter révèle une Anna Calvi embrasée, libérée et en totale possession de ses moyens. Prête à manger le monde. La pochette de l’album annonce une artiste en rouge et noir, au menton conquérant et aux yeux encore emplis de l’expérience qu’elle vient d’accepter de vivre. La promesse d’aller au bout, de ne plus craindre la transgression. La liberté de prendre et de se laisser prendre. Les titres qu’on y retrouve, puissants, mélodieux et joyeux dans l’abandon, accompagnent cet itinéraire de chasse où Anna Calvi joue à son gré tous les personnages. L’album est orné d’un texte – manifeste qui affirme l’identité queer de la chanteuse en refusant les trappes et les cases. Et qui invite chacun.e à en faire autant. Rencontre. Quelle est votre expérience de ce nouvel album en tournée ? Ce show est plus visuel, plus sauvage aussi. Définitivement plus que ce que j’ai pu faire avant. Quelle a été la genèse de Hunter ? J’ai écrit pendant plusieurs années. Je voulais écrire un album sur une femme qui serait une chasseresse. Une femme qui s’aventure dans le monde et qui s’empare de ce qui lui appartient, qui s’en sert et le jette sans honte. Je voulais que la musique s’écoute comme une force qui défie toutes sortes de limites. Qu’elle raconte cette histoire-là. Comment est-ce que la tournée que vous effectuez en ce moment rencontre votre travail sur l’album ? C’est comme une expansion : insuffler une énergie différente en s’engageant autrement. C’est une belle sensation d’expérimenter cette musique sur scène, de réagir à ce que le public renvoie. Avez-vous été parfois surprise par les retours que vous avez pu avoir ? Je me sens heureuse, et j’imagine aussi un peu soulagée, que parmi les retours que j’ai eus, peu de gens aient mal compris ma démarche. C’est l’essentiel. Le plus important pour moi c’est que les gens aient compris l’intention. Après je ne peux pas contrôler s’ils aiment ce que je propose ou pas. Qu’est-ce que la figure de la chasseresse représente pour vous ? J’imagine une femme qui explore, qui cherche, qui découvre. Qui soit en contrôle de son propre destin. Elle est la protagoniste de sa propre histoire.

L’album en tant que tel sonne comme un manifeste pour la liberté et l’expérimentation. Pourquoi avoir ressenti l’urgence d’y ajouter un texte ? Ces thèmes étaient très importants pour moi, j’avais envie de les exprimer. Mais je ne pense pas qu’il est nécessaire de lire ce texte pour comprendre de quoi l’album parle. La musique conduit l’histoire. C’est un appel à la libération, à se libérer soimême. Comment s’autoriser à se libérer des limites posées par la société ? C’est une vraie question. Je pense que la clé est peut-être dans le fait de ne pas attendre l’approbation des autres. Du moment qu’on ne blesse personne, il faut se faire confiance et aller là où on a envie d’aller. Ne pas se sentir contrainte par le regard des autres et leurs projections. Vous avez dit, à propos du fait d’être queer, qu’il ne s’agit pas seulement de sexualité mais aussi de la volonté de ne pas être enfermée dans des cases. C’est un message qui porte aujourd’hui. Avez-vous l’impression de renvoyer une forme d’exemplarité ? Je ne me vois pas du tout comme un modèle, mais j’imagine que ce que j’ai dit peut résonner chez certaines personnes. Cela me rendrait heureuse en tout cas. Est-ce un problème aujourd’hui d’être une femme dans le milieu de la musique, en termes de visibilité, de moyens de production, etc. ? La réponse est dans la question. Je ne crois pas qu’on demande aux hommes ce que ça fait d’être un homme dans le business de la musique. C’est étrange de penser qu’il est exotique d’être une artiste en tant que femme. Il y a cette idée persistante dans la pensée des gens que la seule chose que les femmes peuvent bien faire ce sont des enfants, mais pas de l’art. C’est frustrant. Dans cet album, il y a une vraie revendication de pouvoir. Vous affirmez souvent « I want [Je veux] ». Comment avez-vous écrit les paroles ? Je voulais que les textes soient directs. Je voulais affirmer cette idée d’exploration, de prise de contrôle. Cela revient à l’idée d’être la protagoniste de sa propre histoire. On sent aussi une énergie qui porte votre voix et la guitare à une sorte de fusion. Comment travaillez-vous sur votre voix ? Je voulais que la voix ET la guitare expriment cette idée de liberté, de libération, de sauvagerie. Je chante plus haut que dans mes disques précédents. J’ai dû travailler dans ce sens pour l’enregistrement : affermir ma voix pour assurer la rencontre avec ces notes plus hautes. C’était ma manière de renforcer l’idée de liberté dans la voix. 40


Vous avez habité en France quelques temps pendant l’écriture de cet album : qu’est-ce que vous auriez envie de partager à propos de cette expérience ? Comparé à l’Angleterre, j’ai apprécié la façon dont les Français attachent de l’importance au fait d’avoir une vie en dehors de leur travail. Les gens s’amusent et exigent un niveau de vie agréable. J’ai l’impression qu’en Angleterre les gens souvent – pas tous évidemment – acceptent ce qu’on leur donne et s’en plaignent ensuite. Les Français, il me semble, veulent plus. Comment réagissez-vous à l’imminence du Brexit ? C’est très déprimant. Je ne comprends vraiment pas comment quelqu’un pourrait croire que c’est une bonne chose qu’un aussi petit pays au milieu de l’univers soit coupé d’une communauté tellement plus large. Pour l’instant je n’ai ni vu ni entendu parler d’aucun bénéfice à cette séparation. Je ne 41

peux que souhaiter qu’il existe un moyen de faire autrement. Mais je crois qu’il n’y aura pas d’autre voie. Effrayant. Est-ce que la musique est politique ? L’art est politique. Il s’agit de regarder le monde autour de soi et d’en donner une interprétation individuelle. En ce sens, il ne peut pas ne pas être affecté par les tourments du monde dans lequel nous vivons. Savez-vous déjà vers quoi vous avez envie d’aller après cette tournée ? Pour l’instant je butine, je collecte des idées pour aller vers une musique nouvelle. — ANNA CALVI, concert le 25 janvier à L’Autre Canal, à Nancy festival GéNéRiQ (solo) le 8 février au Moloco, à Audincourt et le 9 février au CDN à Besançon


Arno

Le poète combattant Par Gilles Poussin

Avec Arno, le rock reste vital. Retour sur ses sources : Captain Beefheart, le blues et la soul. Il est 16h30 quand Arno vient me rejoindre à cette petite table en bois dans le backstage du festival bisontin Détonation. On dirait qu’il vient de se lever et que l’exercice de l’interview lui pèse gravement. Ses petits yeux me scrutent tandis que nous nous serrons la main. Il s’installe. Il a 69 ans, un instinct affuté de matou tranquille et j’ai dix minutes pour tenter de lui arracher, avec son expression verbale hésitante et sa syntaxe toute personnelle, quelques précisions sur son humeur du moment. Depuis ses débuts avec Freckleface en 1972, le Belge toujours ébouriffé a tracé sa route, entre blues, rock, funk et chanson déglinguée. 42

Arno nous fait Retour vers le futur avec son spectacle actuel, il reprend, pour l’essentiel, des morceaux de deux de ses anciens groupes, Tjens Couter et surtout TC Matic. « C’est pas dans la nostalgie mais j’ai un peu le bazar comme ça aujourd’hui... Le rock est mort, parce qu’il n’y a plus que du rock’n’roll dans un salon de coiffure et... j’ai envie de faire un truc des années 70 et 80, donc j’ai mélangé mes deux groupes. Comme je fais pas du sport, je fais cent mètres à coucher, deux cents mètres aussi à coucher, trois cents mètres, alors j’ai besoin de faire quelque chose de physique sur scène, je suis plus zen. Basse, drums, guitare et pas de sample. Je suis un chanteur de charme raté. » Raté ? « De charme, oui. » Quelques heures plus tard, sur la grande scène, Arno et son trio de musiciens, baptisés pour l’heure Tjens Matic, Bruno Fevery à la guitare, Laurens Smagghe à la batterie et le fidèle et impressionnant bassiste Mirko Banovic, délivrent une prestation abrasive et rude qui ne laisse aucune place au romantisme mélancolique qu’on lui connaît. Une machine de guerre sexuée. Langue palpitante et gestes éloquents, Arno nous sert un blues torride et un funk bien salé. À l’image des pochettes des quatre albums de TC Matic (1981-1985) à l’esthétique très gay – « c’est normal, je suis lesbienne. » « Les années 60, 70, 80 étaient une époque de grande liberté.


— Moi, j’ai fait la cuisine pour Marvin Gaye quand il est venu à Ostende. — Arno, le 29.09 à La Rodia lors du festival Détonation

C’est le contraire d’aujourd’hui, on est dans une période très “conservatif” et le “conservatif” a une érection comme la tour Eiffel aujourd’hui. » Arno est de plus en plus préoccupé par la situation politique actuelle, Trump, l’Europe, sa défense est éruptive contre les périls montants. Il ne cherche pas à séduire, il est dans le combat, boxeur et chanteur à l’attaque. Énergique, lyrique, précis. Pendant son concert, et malgré des problèmes techniques pour le guitariste, il enchaîne les morceaux de manière impitoyable, le climax est atteint avec une version de Oh La La La à la rythmique imparable qui fait swinguer les corps et au refrain à reprendre en chœur. Le final est du même tonneau, Putain Putain, son hymne européen, poing levé, donne la tonalité de tout le spectacle. « Quand j’ai fait des concerts dans les années 80 en Scandinavie, c’était “gauche”, maintenant le plus grand parti, c’est “extrême droite”, en Belgique aussi. Tout est possible. On vit dans un film de cowboys. Quand on voit Trump, moi, j’ai peur. T’as pas peur de Donald Trump, toi ? Il a une coiffure comme le cul de lapin jaune. Mais c’est le peuple qui a voté pour ça. »

— Je suis un chanteur de charme raté. — Arno vient d’Ostende en Belgique, son père était socialiste, rigoureux, et rêvait d’une carrière plus sage pour son fils, sa mère était plus « artiste », plus libre. On comprend mieux Les Yeux de ma mère, une de ses plus belles chansons et des plus connues. À Ostende, on parle là-bas un flamand particulier dont le chanteur aime à parsemer ses albums. C’est coton à comprendre mais c’est bien agréable à écouter. « Moi, j’ai fait la cuisine pour Marvin Gaye quand il est venu à Ostende. Un mec, Freddy Couseart, qui était tourneur de groupes afro-américains avait un restaurant et l’avait récupéré à Londres. » On sait que 43

le chanteur soul avait besoin à cette époque [en 1981, ndlr] de « prendre des vacances », esseulé par le fisc et les abus. Il restera plus d’un an et demi à Ostende à récupérer santé et confiance avant de repartir pour son destin tragique de l’autre côté de l’océan. Il existe une trace de ce passage, un petit film, réalisé par Richard Olivier, Marvin Gaye Transit Ostende. L’Angleterre n’est pas loin et dès qu’il le pouvait, le jeune Arno filait se fournir en vinyles. « Les premiers disques que j’ai achetés, c’était à Londres, à Portobello Road, un samedi après-midi. Captain Beefheart, j’ai tous ses disques. » Pour qui connaît l’œuvre et la voix de cet Américain, ami de Frank Zappa, ce n’est pas une surprise qu’il ait attiré l’oreille d’Arno. En remontant un peu plus loin mais dans le même sillage, Howlin’ Wolf, le bluesman à la voix chaude et puissante aura aussi laissé des traces profondes chez lui. « C’est dans le temps, j’avais 16 ans, mon prof, il me dit, après le cours : “il faut que je te donne quelques disques, parce que je sais que tu es un fan des Kinks, surtout des Rolling Stones, et leur musique, ça vient tout de ces gens-là”, et il m’a donné Howlin’ Wolf, Lightnin’ Hopkins, Sleepy John Estes, Sonny Boy Williamson. Mon prof vit toujours, à Katmandou, au Népal. » Arno aurait pu évoquer tous ces grands anciens avec Bashung sur le tournage de J’ai toujours rêvé d’être un gangster de Samuel Benchetrit, dans cette scène d’anthologie entre les deux artistes qui se tirent la bourre, européens aux racines et influences similaires. La discussion s’achève, Arno se lève, bienveillant, sourire malicieux, « et sois sage, hein ? » Lui ne le sera sans doute jamais et c’est très bien comme ça.


Jazz musique d’aujourd’hui Le jazz est vivant, vibrant et mouvant. Rencontres avec Henri Texier, Vincent Peirani, Mette Rasmussen et Christophe Imbs. 44


Henri Texier ( ) Just re play Par Benjamin Bottemer Photo : Audrey Krommenacker

Avec Sand Woman, le contrebassiste Henri Texier puise dans son répertoire pour faire offrande aux dieux du “jouage” et de l’interplay. La musique d’Henri Texier a toujours été une affaire d’alchimie et de feeling. L’instinct et la curiosité nécessaires pour allier au jazz les spécificités musicales d’Europe, d’Amérique, d’Afrique, d’Inde sont liés à la liberté et à l’inventivité de l’autodidacte. Au milieu des années 70, c’est en solo qu’il exprimera ces valeurs sur ses deux premiers disques Varech et Amir : basse, percussions, oud bricolé... Il joue chaque ligne séparément avant de les enregistrer et de les mixer ensemble « pour pouvoir faire apparaître ces sons que j’avais dans la tête ». Un maître-mot : l’improvisation, au service d’une envie de jouer qui en fera l’une des figures fondatrices du jazz hexagonal, et ne l’a jamais lâché. 45


Plaisir d’offrir Quarante ans et une carrière plus tard, Henri Texier replonge dans ces prémisses solitaires aux côtés d’un nouveau groupe pour Sand Woman. Sur une proposition d’Armand Meignan, directeur du festival Europajazz au Mans, à l’occasion des 40 ans du label JMS, il remet sur l’ouvrage Les là-bas, issu de Varech, ainsi que Quand tout s’arrête et le titre éponyme d’Amir, son premier album. Indians du disque An Indian’s week, sorti un peu plus tard, en 1993, complète la playlist aux côtés de deux compositions originales. Un seul objectif : les offrir en pâture à un groupe. « À l’époque de ces premiers disques, je façonnais ma musique seul, je bricolais, je ne voyais pas comment demander à d’autres musiciens de la jouer, raconte Henri Texier. Aujourd’hui ces musiques sont d’autant plus vivantes qu’elles sont partagées. » Manu Codjia à la guitare, Sébastien Texier et Vincent Lê Quang aux saxophones (ce dernier rappelé après Liberi Sumus, live au Triton avec Aldo Romano, exercice de pure impro tout indiqué pour Sand Woman) accompagnés par le jeune batteur Gautier Garrigues apportent une relecture inspirée et intense dont l’énergie respire le cool et la liberté. « Ça joue hein, ça respire, y a zéro hystérie ! » commente le contrebassiste à l’évocation de notre ressenti après écoute. Ça joue oui, et ça joue sec. Voix du cœur Initialement centrées autour d’une « ligne de basse obsessionnelle, presque dervichienne », les quatre compositions solos se déploient ici en dialogues incessants, les chorus lâchés dans la nature, les pistes excédant volontiers les dix minutes. « Le seul concept à l’œuvre ici, c’est le “jouage”, indique Henri Texier. Aujourd’hui je veux juste jouer, ne plus gamberger mais laisser parler l’interplay, le feeling entre musiciens. Ils sont excellents, élégants et subtils, je ne me voyais pas les mettre dans un carcan. On peut jouer dix minutes mais pour moi il n’y a pas une note de trop, je ne m’ennuie jamais ! » Nous non plus, M. Texier, on vous rassure. Car loin de plonger dans d’obscures circonvolutions jazzistiques, Sand Woman nous enivre, nous emporte, chante avec ce sens de la mélodie omniprésent sur ces nouvelles versions

que le contrebassiste se plaît d’ailleurs à qualifier de « chants ». Il est vrai que les interventions de Texier fils et du volubile Vincent Lê Quang font office de véritables « voix du cœur ». De plus, on se souvient que les versions originales laissent entendre la voix d’Henri Texier, qui y chante avec un sens certain de l’envoûtement. « Lorsque j’étais adolescent, il n’y avait pas de partitions, même trouver des disques était difficile, et encore fallait-il pouvoir se les payer, se souvient-il. Donc l’une des seules façons d’apprendre c’était d’écouter en boucle les disques dans les cabines des disquaires, et on les apprenait par cœur, on les chantait pour pouvoir les rejouer ensuite. » Voyages en harmonie Quelques années avant de sortir les premiers albums revisités ici, Henri Texier, qui a toujours « préféré jouer à l’indien qu’au cow-boy » découvrait les musiques traditionnelles en pistant le Bagad de Lann-Bihoué à Quiberon, en traquant les disques de Ravi Shankar, et après l’écoute de Africa Brass de Coltrane ce sera l’Afrique. Au sein de sa discographie, la culture amérindienne revient inlassablement sous formes de clins d’œil ; le titre Sand Woman, à l’instar du précédent opus Skydancers, évoque irrésistiblement les noms donnés aux individus des tribus amérindiennes. Ce brassage culturel et musical, tout comme l’interaction constante avec les musiciens depuis ses débuts en groupe n’est « jamais né d’une recherche ». Encore une fois, tout se fera à l’instinct sous l’égide du plaisir et de l’harmonie, des sensations ressenties tout au long de Sand Woman. « Les Indiens respectaient profondément la nature car ils croyaient avant tout à l’harmonie, explique Henri Texier. Cette croyance était une manière de préserver leur subsistance, l’équilibre de leur existence ; c’est aussi ce qui me porte à travers la musique, mon moyen d’expression et de partage avec le monde. » — Henri Texier, Sand Woman, Label bleu 19.10 La Manufacture Nancy (Festival Nancy Jazz Pulsations) 46


Vincent Peirani L’esprit vagabond Par Benjamin Bottemer ~ Photo : Arno Paul

On déambule dans les paysages oniriques de Night Walker avec toujours la même fascination pour l’élégance de l’accordéoniste Vincent Peirani. Celui qui est devenu une figure-clé de la scène européenne a su déployer, dans des projets éclectiques et toujours inspirés, toutes les possibilités offertes par son instrument fétiche : sur le romantique Tandem avec le pianiste Michael Wollny, au cœur du répertoire classique et traditionnel, des Balkans à l’Orient, avec François Salque, en complicité totale avec Michel Portal et à plusieurs reprises aux côtés du bouillonnant saxophoniste Émile Parisien. Avec ce dernier, il invente le « freemusette » sur Belle époque et le convie dans son quintet Living Being, qui réunit également Tony Paeleman au Fender Rhodes, Julien Herné aux guitares et Yoann Serra à la batterie. En solo, en duo, en trio, quartet ou quintet, Vincent Peirani parvient toujours à toucher juste avec une virtuosité discrète mais évidente. Avec Night Walker, second

opus du Living Being, il fait à nouveau figure de leader intelligent et de musicien précieux au sein du jazz actuel. Mais il n’en a pas toujours été ainsi. Combattre et inspirer Le grand gaillard se remémore ses premières jam sessions, où les conversations avec ses confrères jazzmen allaient bon train jusqu’au moment où la question du bœuf pointait le bout de son nez : de l’aveu de Peirani, mentionner l’instrument d’Yvette Horner refroidissait beaucoup de monde. Mais quid aujourd’hui, alors qu’il a acquis une reconnaissance publique et critique certaine ? « Il y aura toujours des gens qui n’acceptent pas l’instrument... le combat continue ! explique-t-il. C’est aussi le cas pour ce qui est de l’intégrer dans les conservatoires, au milieu d’instruments “nobles”. Mais on commence à l’entendre dans de nouveaux contextes. » Lorsque l’on évoque son rôle de précurseur, il préfère évoquer avec humilité les noms de Marcel Azzola, Richard Galliano ou Daniel Mille. Certes, mais n’a-t-il pas inspiré une nouvelle génération ? « C’est vrai que de jeunes musiciens viennent me voir en me disant que de m’écouter leur avait donné des envies... Mais c’est un cycle naturel, moi-même je ne serais pas là si je n’avais pas écouté les aînés. » Lors d’un récent festival, Jorge Rossy, batteur pour Brad Mehldau, lui avoue avoir « rigolé » lorsqu’il a lu sur le programme : « Vincent Peirani, accordéon solo. » « J’ai écouté, et j’ai arrêté de rigoler », lui confiera-t-il. Aujourd’hui, les deux hommes préparent un projet commun. Rock spirit Alors qu’il était un jeune virtuose collectionnant les prix, Vincent reprenait dans sa chambre des titres de Deep Purple et Rage Against the Machine. Un penchant auquel il rend hommage sur Night Walker en revisitant Kashmir et Stairway 47


to Heaven de Led Zeppelin. « On a commencé à travailler sur Stairway to Heaven, mais ça ne fonctionnait pas, idem avec Kashmir, raconte-t-il. Donc j’ai décidé d’associer les deux et d’en faire une suite [sous le titre Kashmir to Heaven, ndlr]. Dedans il y a notre esprit et celui de Led Zep, qu’on ne voulait pas dénaturer. J’aurais adoré avoir vingt ans dans les années 70 ! C’est une période qui me fascine, tout était en ébullition. » Sur Night Walker, où figure également Bang Bang, la chanson de Cher popularisée par Nancy Sinatra, ses compositions millimétrées découpent des ambiances tantôt soyeuses, tantôt électriques, où chacun trouve sa place au sein d’une dynamique 100% collective. Il semble n’y avoir aucun terrain impraticable pour la machine Living Being, qui progresse avec élégance tout au long des douze pistes de l’album, du fiévreux K2000 à la dentelle de Falling ou Smoke and Mirrors. « Ce groupe, c’est un laboratoire, mais j’aime bien aussi le qualifier d’orchestre de chambre rock car les morceaux sont très écrits, avec des respirations ultra précises, décrit son leader. On est très minutieux, avec aussi cette énergie rock. »

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La nuit lui appartient Sur les teasers vidéo réalisés pour la sortie de l’album apparaît un Vincent Peirani errant sur un pont à la nuit tombée, ou aux aurores face à un paysage enchanteur. Deux atmosphères qui résument bien les sensations ressenties à l’écoute de Night Walker. « Je suis plutôt un noctambule, j’aime marcher jusqu’à me perdre dans cette atmosphère particulière, explique le musicien. La nuit, tu vas faire des rencontres que tu ne feras pas en journée, et en même temps tu peux rester chez toi et te concentrer... C’est un autre rapport au temps. J’ai écrit le disque dans ces moments-là, en quelques semaines. » Capable de passer de l’humour potache au romantisme, d’une fièvre électronique à des élans rock tout en offrant au jazz d’aujourd’hui originalité et maîtrise, Vincent Peirani n’a pas fini de nous émouvoir, et certainement de conquérir des publics bien au-delà de la jazzosphère. — Living Being II, Night Walker, ACT 13.10 Salle Poirel Nancy (Festival Nancy Jazz Pulsations)


Mette Rasmussen

Mener une conversation honnête

Par Guillaume Malvoisin ~ Photo : Sébastien Bozon

The Shape of Jazz to Come. Ou alors de l’impro seulement, mais de l’avenir, oui. Mette Rasmussen souffle chaud depuis les pays du froid. Le free en tremble souvent et pour longtemps encore. 49


Tu as récemment ouvert en solo pour des concerts de Godspeed You! Black Emperor. Cela a été une très belle rencontre et une expérience intense. Je suis très concernée par la manière de toucher le public, que ce soit pour un concert intime ou un live sur une scène plus vaste qui vous amène parfois, à jouer devant plus de mille personnes. En solo devant mille personnes ? Non, là, j’avais rejoint le groupe. J’ai commencé par ouvrir pour eux puis, l’alchimie étant plutôt très bonne entre nous, je les ai rejoints en scène pour les dates australiennes et américaines. Quelle connexion fais-tu entre leur musique et ta façon d’improviser ? Avec eux, j’étais toujours en improvisation. Tout s’articulait sur le feeling avec les guitaristes et la violoniste. Nous jouions d’abord ensemble et je m’appuyais ensuite sur cela pour pouvoir jouer free dans les structures post-rock. Ton jeu et celui du groupe sont tous deux très puissants. Mais penses-tu avoir apporté une certaine clarté au côté dark de cette musique ? Je crois qu’il s’agit plus exactement de deux énergies différentes. Ces musiciens savent quoi et quand jouer. Je crois qu’ils se sont beaucoup amusés avec ces glissements d’énergie free dans leur musique et dans leurs habitudes très cadrées. Reprenons au début. Quel serait ton tout premier souvenir de musique ? Je suis enfant et je chante seule, dans la cuisine. Comme le font souvent les enfants. J’adorais faire toutes les voix qui parcouraient les chansons. Ton premier contact avec un instrument ? J’ai grandi dans une petite ville de campagne. Tout le monde faisait du sport. J’ai essayé mais vraiment sans succès. J’étais plutôt attirée par le saxophone. Comment rencontre-t-on le jazz quand on habite une petite ville au Danemark ? Je suis allée à la bibliothèque, à la section jazz. J’étais môme et je ne connaissais rien ni personne. Le premier disque que j’ai emprunté a été Expectations de Keith Jarrett. J’ai vu qu’il jouait du piano et du sax soprano sur cet album alors je l’ai pris. Il y a aussi Dewey Redman, au ténor, sur ce disque, qui joue de très belles phrases. Ce CD m’a donné envie d’écrire, avec sa manière de démonter et de remonter ses morceaux. Je rentrais à la ferme de mes parents et je faisais mes devoirs avec un 50

énorme casque sur les oreilles. Puis j’ai dû aller apprendre dans une autre ville. Il y a eu les cours puis le Conservatoire. Te considères-tu comme une musicienne de jazz ? Je pense que le mot jazz est un mot assez mal compris, sans doute également par moi-même. Jazz est une étiquette sur une musique. Elle peut éventuellement aider à faire comprendre un peu mieux tel ou tel concert ou disque. Le jazz est si vaste, qu’on ne peut se tromper en nommant ainsi une musique, surtout aujourd’hui où tout se mélange. D’ailleurs, je peux entendre cette musique dans un festival rock comme Haven au Danemark où on croise Arcade Fire et les improvisations synthétiques de Serpentwithfeet. Te souviens-tu de ta première impro et quelle a été ta sensation ? J’ai senti une connexion avec quelque chose. Je me suis un peu perdue à l’école, rien ne m’inspirait vraiment. Un jour je suis entrée par erreur dans une salle où des saxophonistes répétaient et l’un d’eux n’était pas encore arrivé. J’ai commencé à improviser avec le groupe. Déjà à l’alto ? Oh oui, et toujours, depuis. Quand on pense impro scandinave, on pense surtout à un musicien majeur comme Mats Gustafson. Est-ce que ce réflexe laisse un peu de place aux autres ? C’est une question très étrange. J’ai eu l’occasion de jouer avec le Fire Orchestra! et le Mats Gustafson New Ensemble. C’est un super ami. Il est toujours aux aguets de ce qu’il se passe sur la scène improvisée, il se demande souvent où en sont les autres, ce que font les anciens, comment faire jouer les nouveaux. C’est une jolie attitude. Fait-il le lien avec l’héritage jazz américain ? Il est inspiré par tellement de sources, du rock groovy à l’avant-garde de Chicago, qu’il est presque impossible de le faire entrer dans une catégorie. Si tu regardes seulement sa collection de disques qui est énorme, tu comprends facilement. Ce qui est certain, en revanche, c’est qu’il a su amener le sax baryton toujours un peu plus loin. On entend cela dans ses albums en solo. Tu sais que c’est lui qui joue. En France, on le compare souvent avec Colin Stetson. Sérieusement ?


Oui, et bizarrement, à l’avantage de Mats. C’est curieux. Ils ont deux approches de la musique très différentes. Leur manière de créer des mélodies, par exemple. Je ne nommerais pas improvisation, la musique de Colin. Mais c’est un type de jeu si spécifique qu’il lui appartient complètement, qui le rapprocherait plus de la pop ou du rock, même si c’est du sax. C’est intéressant, cette question de savoir si c’est du jazz ou non, si on peut jouer ceci dans un festival de rock ou non. Tiens, par exemple, Meteo, est-ce que c’est un festival de jazz ? Je ne pense pas. Je crois que cela tient plus d’un lieu où le musicien cherche la connexion avec le public. C’est tout.

Quand tu joues un solo, que tu t’exposes, le public s’expose beaucoup, lui aussi. Il y a beaucoup de choses qui entrent en jeu et pas seulement du jazz. En tant que musicienne, j’ai la responsabilité d’élargir l’écoute de la musique. Comment décrirais-tu le lien au public ? Est-ce quelque chose de physique ? Tu sembles devoir beaucoup bouger pour jouer. J’ai l’impression de devoir beaucoup chercher pour jouer. Il en va de même avec le monde, non ? Nous devons faire face à pas mal de désillusions, très souvent. Il faut faire face, chercher des solutions et continuer d’avancer, trouver comment mener une conversation honnête, choisir ce qu’on 51


mange. Il y a tellement de trucs pour nous tenter d’éviter de faire cela. J’ai pu lire des notes de concert te considérant comme une joueuse punk. Parfois, je fais du jazz punk, parfois je joue du noise jazz tout à fait régulier. Il m’arrive de jouer en solo dans des clubs punks. C’est sans doute là encore une histoire d’étiquette. Te sens-tu punk ? Non. Le punk est, pour moi, celui qui va prendre un instrument et exprimer qui il est vraiment. Moi, j’ai dû aller à l’école et ce parcours m’a amenée à devoir trouver comment être libre, à ne pas vouloir me laisser enfermée dans un cadre. J’ai trouvé la liberté dans l’improvisation, j’ai pu me mettre à chercher, je me suis ouverte et je suis devenue ce que je suis. Peut-être y a-t-il un rapport avec le fait d’être punk. Mais, mon boulot n’est pas vraiment de décrire ma manière de jouer. Peut-être est-ce le mien. Peut-être est-ce davantage le tien. On décrit aussi ton jeu comme enragé, hargneux. Tu es d’accord avec cela ? Non. Je n’aime pas la colère. Peut-être a-t-on pu se sentir agressé quand j’ai commencé à jouer avec plus de force et plus de puissance. Plus de vitesse aussi. Mais je n’ai jamais rien cherché d’agressif ni de furieux. Je n’étais pas en colère. Je le suis parfois quant à notre façon de vivre sur cette terre mais mon sax n’a rien de colérique. On parle alors de puissance ? D’énergie ! J’aimerais que les gens se réveillent. La rencontre idéale serait celle où je serais capable de faire se lever quelqu’un qui m’écoute, de lui faire voir le monde différemment. Nous sommes tellement coincés dans ce monde matérialiste, dans le capitalisme du “moi moi moi”. Il faut qu’on repense tout cela. En t’entendant en duo avec Chris Corsano, à Jazzdor l’an passé, j’ai pu entendre qu’à la puissance tu savais ajouter une sorte de douceur qui englobait l’auditeur, qui pouvait aussi le mystifier. C’est une forme de challenge. Ne pas perdre cette énergie et garder cet équilibre, rester connecter au public en variant les intensités.

de Marion Brown. Avec tout le respect que je dois à un tel musicien. À l’écoute, j’ai entendu ce que je devais jouer, comment je devais aborder la musique et son lyrisme. C’était très amusant. Tu as joué, il y deux ans, avec Alan Silva. Fais-tu un lien entre l’âge d’or du free des 70’s et la période actuelle, celle où tu joues, free toi aussi ? Il y a effectivement pas mal de connexions. Il faut aujourd’hui encore rester très attentif. Ces deux époques sont très bruyantes, de manière malsaine : ce que le monde des médias raconte en permanence, le climat qui demande notre attention. Tout cela est un peu effrayant. Cherches-tu toujours à tester les limites de ton instrument ? Assurément. J’adore expérimenter. Déjà, avant d’entamer la collaboration avec Chris, mais encore plus depuis qu’il y a ce duo. Comment cela se fabrique ? Tu t’assois dans ta salle de répétition, tu essaies beaucoup de choses. Tu as peut-être avec toi un morceau de métal venant d’une canette que tu auras trouvée. Il te vient une idée et tu la testes. Tu joues de longues heures et soudain tu joues un son que tu ne t’étais jamais entendu jouer auparavant. Très souvent, j’improvise en scène et quelque chose arrive que je n’avais pas prévu. Alors, tu pousses l’interaction avec ton instrument et le public dans des voies que tu n’avais anticipées. Parfois, en voyant un musicien improviser, on a l’impression qu’il vient de trouver quelque chose mais qu’il n’a pas eu le temps de s’en rendre compte. Tu te souviens de la première fois que tu as réussi à tenir sur un vélo ? C’est pareil. Un petit éclair. Tu t’en souviens pour le reste de ta vie. — Mette Rasmussen 23.08 Motoco Mulhouse (Festival Météo)

Est-ce que tu as parfois l’impression de poursuivre un travail laissé par d’autres avant toi ? Oui, cela m’est arrivé en écoutant les disques 52


Christophe Imbs Borderjazz Par Nathalie Bach ~ Photo : Philippe Savoir

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Entouré d’Anne Paceo à la batterie et de la contrebasse de Matteo Bortone, For Your Own Good est le dernier opus du pianiste et compositeur Christophe Imbs. Divin. Un titre ambivalent, une allusion à la psychanalyste Alice Miller ? J’avais envie d’un titre un peu imprononçable et puis ça m’amusait de faire un parallèle avec les deux versants qui existent sur ce disque, le côté un peu rock, brut et celui plus lyrique, plus intérieur. Mais évidemment le titre est en lien avec l’un de ses ouvrages parce que son œuvre m’a profondément bouleversé. Alice Miller est un rocher dans ma vie qui m’a fait entrevoir la liberté que l’on pouvait avoir par rapport à la société, donc par rapport à soi. Une liberté que vous vous autorisez dans le jazz. J’ai un rapport particulier à cette musique et je pense que ça s’entend. Frère-ami, frère-ennemi c’est comme ça que je nommerai ma manière d’éprouver cet art, de me battre avec lui pour en tirer quelque chose. J’ai un profond respect pour le jazz historique, je veux dire par là celui qui est référencé et qui s’inscrit dans une tradition que certains vont respecter absolument ou contrer. Je suis entre ces deux courants. Artistiquement, je ne suis pas extrême. Vous avez une musique organique que l’on reçoit de façon très physique. Organique est un terme dans lequel je me retrouve assez dans ma manière de faire de la musique parce que je n’y vois rien d’intellectuel, je travaille à partir de l’intérieur, de sensations. Ce sont des états psychologiques qui me traversent.

C’est flagrant sur scène dans ce corps à corps avec le piano qui vous laisse rarement assis de façon conventionnelle ! Que cherchez-vous à dompter ? C’est un instrument énorme pour lequel j’ai un amour passionnel, nous ne nous donnons jamais assez l’un à l’autre. Toujours cette dualité, amiennemi. J’aime cette animalité, cette violence, cette tendresse. Cette bataille reflète sans doute mon histoire avec la musique. J’ai commencé à 16 ans, donc très tard, et même si j’ai intégré le conservatoire et si tout a été très vite, la musique je me la suis prise dans la gueule avec mes lacunes parce que j’avais dix ans de théorie en moins. Il m’en reste un manque d’assurance qui ne passe pas. Comment s’est passée votre collaboration avec Anne Paceo et Matteo Bortone ? Anne m’a vu jouer il y a quelques années, notamment avec les effets que j’utilise sur le piano. Ça lui a plu et elle me l’a dit. Puis très simplement nous nous sommes échangé nos numéros avec le désir de travailler ensemble. Nous nous sommes tout de suite très bien entendus. Dans cet album, j’ai voulu qu’elle soit l’élément le plus brut, le plus rock. Puis nous avons rencontré Matteo avec lequel nous avons enregistré trois titres à Paris. Nous avons poursuivi en faisant une série de concerts pendant deux ans avant d’enregistrer l’album en quatre jours ici à Strasbourg au studio Downtown. Il nous fallait vraiment éprouver d’abord la scène sans laquelle cette musique n’a pas vraiment de sens pour moi, transpirer ensemble avant de se retrouver en studio. J’avais besoin de comprendre et d’affiner ce qui se passait chez chacun d’eux, et pour moi d’écrire et de retravailler au fur et à mesure. Je mets beaucoup de temps à écrire mais j’écris beaucoup, c’est mon activité principale. C’est un album que l’on pourrait qualifier d’élégiaque. Je n’y ai pas pensé mais ça voudrait dire qu’il est cohérent dans ce qu’il raconte ! Je lisais Aragon il y a peu de temps, sur l’indicible, ces mots qui pourraient sortir mais qui n’y parviennent pas. Par rapport au langage oral, je me concentre, je fais des efforts mais j’ai une pensée si alambiquée que cela m’est difficile. La musique me permet cette poésie. Tout comme l’anglais que j’utilise mais que je ne parle pas, sa sonorité décale ma propre langue et la précise autrement. Ce qui crée un univers très cinématographique, les mélodies sont obsédantes. Le côté mélodique est quand même au cœur de mes compositions. Je ne suis pas dans une recherche de complexité, j’aime les mélodies 54


simples. Dans le jazz c’est plutôt à éviter, comme la pop, le rock, la violence, le romantisme, bref tout ce que je me permets de faire mais justement par amour et respect du jazz. J’y travaille de façon chirurgicale, je prends beaucoup de temps à trouver le son que je veux. Ce qui était formidable avec Anne et Matteo c’est que j’arrivais avec mes matières et dans cette contrainte ils trouvaient leur liberté. Le disque est édité sous le label OH. Oui, et plus ça va plus notre travail nous ressemble, c’est si important. Nous sommes un collectif et notre label est artisanal. Le jazz est une musique qui a toujours pris des risques, peut-être l’une des dernières à le faire, comme de sortir encore des disques alors que tout est dématérialisé.

Compulsive, obsessionnelle, hypnotique votre musique vous ressemble ? Troublé, obsessionnel, compulsif, oui c’est bien moi. Les critiques sont plus qu’élogieuses. Certaines ont écrit que mon album est celui qu’on attendait dans le monde du jazz. Cela me touche infiniment. Parce que j’ai vraiment envie de dire que le jazz est une musique d’aujourd’hui. — Christophe Imbs, For Your Own Good, Label OH

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FRED POULET UNE FORME D’ÉLÉGANCE Par Guillaume Malvoisin ~ Photo : Renaud Monfourny

Il n’est pas mort le soleil. The Soleil de Fred Poulet sort chez Dernière Bande et dans une version vinyle chez Médiapop Records. 56


« Souvent, j’suis pas filmé mais j’souris quand même. » Non content d’être intouchable, Fred Poulet maîtrise également une forme de tautologie très singulière. Qui veut la décoder s’y brûle le foie ou les doigts. Tant pis pour le mystère, le chanteur qui a su faire rimer Grace Jones avec Indurain, fait du rock comme d’autres grimpent le Ventoux et sort ses jours-ci The Soleil. Album rock, faussement international et joliment frenchy. Cocorico monsieur Poulet ! Elle vient d’où l’urgence qui parcourt The Soleil ? De l’urgence du désir que j’avais d’inventer des chansons. J’étais devenu réalisateur pendant quelques années, je n’étais donc plus tenu de faire un disque ou d’exister par la musique. J’ai eu clairement envie de faire ce que je faisais dans mes premiers groupes, quand je ne savais pas ce que je faisais. C’est pour rendre discrète cette urgence que tu affiches, paradoxalement et sur la longueur du disque, une sorte de nonchalance ? Non, c’est juste que c’est mon style. Si je chante de façon engagée ou avec de l’émotion, c’est moche. C’est la forme d’élégance qui est à ma disposition. Tu as fait le choix du talk over à la place du chant. Comment c’est venu ? Je peux aussi chanter, mais là, c’est un répertoire qui ne s’y prête pas vraiment. N’y aurait-il pas un peu de violence latente, dans cet album ? Bien sûr, c’est quand même du rock. Même si c’est devenu une musique de vieux, il reste de la violence dedans. Imagine alors, un novice du rock. Quelle définition idéale de Pornoricain pourrais-tu lui donner ? Cupides coincés libidineux clients mondiaux. Parlons du titre de The Soleil. C’est un défaut de grammaire ou une trace d’influence de la sono mondiale ? Le son ‘eil’ est farouchement français. Essayez de faire dire écureuil à un Américain, vous verrez. Le ‘the’, je suppose que c’est pornoricain. Dans tes chansons, tu joues beaucoup et tords les mots à loisir. Combien de temps passes-tu à faire rendre gorge à des textes comme ceux de The Soleil ? En l’occurrence, j’ai presque tout écrit pendant que Maxime [Delpierre de Joakim et Jeanne Added, ndlr] construisait les musiques, avec la pression d’avoir (presque) fini en même temps que lui. Donc, on va dire deux heures par titre.

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Tu en penses quoi, toi, du retour du vinyle ? Je pense qu’on s’est bien fait entuber à racheter toute notre discothèque en CD. Mais l’industrie de la musique est ultra douée pour piquer l’argent de poche aux gamins. Moi, je suis content parce que j’ai commencé à faire des disques quand le vinyle est tombé en désuétude et j’ai arrêté quand ça revenait. Donc c’est mon premier, alleluïa Médiapop ! Est-ce que sortir cet album aussi en vinyle a pu vous donner des pistes quant au travail du son avec Maxime Delpierre ? Non, on n’avait aucune piste, aucune stratégie. Je le rappelle : juste le désir de faire ce qu’on avait envie d’entendre. Avez-vous longtemps discuté ensemble avant de définir le son de The Soleil ? On n’avait même pas l’idée de faire un disque. On s’est aperçu seulement après du son qu’on avait. À la première écoute, une seule question. Économie de moyens ou laconisme glitter punk ? Laconisme glitter punk. Bravo, la formule est parfaite. Il y a, bien entendu, le son brut mais il y a surtout un vrai soin du détail. Cela ne viendrait-il pas de ton passé de peintre patineur ? Ça vient surtout du talent de Maxime. C’est facile de caler une chanson avec ‘jupe’, ‘vibrato’ et ‘photon’ comme tu le fais dans Tout Scintille ? C’est marrant que tu me demandes ça, c’était vraiment ma préoccupation quand je l’ai écrite. The Soleil sort, notamment, chez Dernière Bande. As-tu l’impression de faire partie d’une écurie ou d’une bande dans le paysage musical français ? J’ai l’impression de faire une bande de jeunes avec Rodolphe [Burger, ndlr]. Mais vraiment. Que gardes-tu de ta rencontre avec Pierre Barouh ? Énormément de choses. Il m’a donné confiance, m’a fait découvrir le Japon, envoyé sur le Tour de France avec Jean Cormier, m’a prouvé qu’on pouvait faire les choses autrement… Deux slogans accompagnaient le nom de Saravah : « Il y a des années où on a envie de ne rien faire » et « Les rois du slow biz ». C’est pas rien. Parlons enfin sérieusement. Tu es fan de cyclisme. Fred Poulet, plutôt baroudeur, puncheur ou génial gregario ? Grimpeur ! Lucien Van Impe forever. — THE SOLEIL, Fred Poulet, Médiapop Records + Dernière Bande www.mediapop-records.fr www.dernierebandemusic.com


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RACHID TAHA COUSCOUS ROYAL

Par Michaëlle Roch (Micka) ~ Photo : Richard Dumas

Rachid nous a quittés le 12 septembre. En guise d’hommage, le récit de son dernier déplacement avec le Couscous Clan.

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— J’ai vu Les Tontons Flingueurs plein de fois, je le connais par cœur. — Le 1er septembre 2018, un concert Couscous Clan, le projet de Rachid Taha et de Rodolphe Burger, est programmé à Marseille sur le toit terrasse de la Friche La Belle de Mai. Toute l’équipe part de Paris la veille pour pouvoir répéter sur place : Rachid et Rodolphe, Hakim Hamadouche au mandoluth, Kenzi Bourras au clavier, Franck Mantegari à la batterie, Idris Badarou à la basse, Yves Aouizerate pour la régie personnelle de Rachid, Léo Spiritof au son, Christophe Olivier aux lumières, Ludo pour le plateau, Delphine et moimême pour la régie de production. On se retrouve tous à la gare.

Rachid Taha avait une culture générale immense et un intérêt prononcé pour le cinéma. Après un concert de Rodolphe Burger à Paris auquel il avait assisté, nous étions allés boire un verre tous ensemble et il était resté un bon moment à côté de moi, en compagnie de mon groupe d’amis. Il avait parlé de films avec l’un d’eux, s’était emporté, avait vivement défendu ses points de vue, et puis ils avaient ri tous les deux. Quand nous étions partis, mon ami m’avait demandé « Qui était-ce ? » On avait ensuite éclaté de rire en constatant qu’il ne l’avait pas reconnu.

— Salut Rachid, ça va ? On est tous dans la voiture 2, tu as la place 84. Ah, tu es à côté de moi mais je peux échanger ma place avec Yves si vous voulez discuter. — C ’est bon, on va au bar d’abord, on rejoint Rodolphe. J’ai faim. — Vous allez déjà manger tous les deux ? Il y a un déjeuner prévu au restaurant quand on arrive à Marseille, tu sais. Vous prenez du couscous ?! Ah ah, c’est osé ça, du couscous dans le TGV ! Alors qu’on va en manger là-bas, c’est le thème de l’événement. Ils ont voulu vous faire jouer en entendant parler du concert Couscous Clan que vous avez fait à Calais. Ils vont préparer un couscous géant pour mille personnes ! Il est bon, là ? — Vraiment pas mal. Regarde Kenzi avec un bébé dans les bras, il est gaga ! La maman le lâche pas des yeux ! Elle a peur qu’il kidnappe son fils, à mon avis. — Oh, ils sont mignons. Regarde Rodolphe, il adore les petits, il fait une vidéo de Kenzi avec le bébé pour son Instagram ! — O uais ouais, je vais à ma place. Faut que je trouve des écouteurs pour regarder Les Tontons Flingueurs sur la tablette, tu l’as vu, ce film ? J’adore ! Je l’ai vu plein de fois, je le connais par cœur. Maintenant à chaque fois que je le vois, je m’endors au bout de cinq minutes. — Tiens, voilà mes écouteurs. Dors bien !

Un peu plus tard à Marseille en studio sur le site du concert prévu le lendemain :

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— Rodolphe, on répète la nouvelle chanson J’aime pas la nuit ? — Oui Rachid on va la faire, quand Yves aura trouvé le texte pour l’imprimer. Si on faisait d’abord les morceaux de mon répertoire pour Idris qui les a jamais joués avec nous ? — Oh, Idris, ouais OK, il va jouer tout ça sans problème, quand ils arrêteront de se prendre la tête sur les structures des morceaux avec Hakim ! Ça suffit vous deux ! Eh, on pourrait jouer la recette du couscous ! La veille, qu’est-ce qu’on fait ? La veille ? Faut faire gonfler les pois chiches ! La veille, faut faire gonfler les pois chiches ! Et surtout pas de poivrons, Rodolphe déteste les poivrons ! — Ah ah, oui la recette sur l’intro de Eisbär, et ensuite FX of Love, Hard times, Da Da Da. On va faire à peu près la même liste qu’à Calais. Idris a eu l’enregistrement pour écouter les morceaux et les préparer. Micka, on pourrait avoir de l’eau pétillante et du vin s’il te plait ? Après la répétition en studio, on est allé voir à quoi ressemblait l’endroit où aurait lieu le concert Couscous Clan le lendemain. Un groupe jouait sur le site, magnifique, très grand, une jauge d’environ 2000 personnes. Rachid a maugréé « Y a que des bobos ici ! » Ensuite, on a rejoint l’équipe au restaurant où presque tous mangeaient du couscous.


— C’est quoi ce couscous ? Regarde la semoule, elle est sèche ! Il est dégueulasse ce couscous ! Ils organisent la soirée sur mon nom et ils ne savent pas cuisiner, ça ! C’est la honte ! — Ok Rachid, viens, on a commandé un taxi, tu peux aller au resto chez ton pote avec Yves. Deux femmes qui mangent à une autre table nous regardent passer devant elles et s’adressent à Rachid : « Vous avez raison, il est pas terrible du tout, ce couscous. ». Un moment après le départ du taxi, mon téléphone sonne : — Oui, Rachid ? — Vous êtes où ? — Toujours au resto, on termine, on va bouger bientôt. — Tu es allée à l’hôtel ? — Pas encore. — Il est pourri ! — ?? — Magnez-vous ! Tout le monde a bien dormi et personne d’autre ne s’est plaint de l’hôtel. Mais à la réception, quand Rachid est arrivé, il a demandé « C’est un hôtel ici ou un foyer de la Sonacotra ? » C’est Yves qui m’a rapporté ça quand on est allé boire un thé à la menthe sur la Cannebière le lendemain matin avec Franck et Kenzi. Quand j’ai raconté ce détail à Idris des semaines plus tard, il a ri et m’a fait remarquer qu’il n’y avait pas de bar à l’hôtel ! Le jour du concert à Marseille, en début de soirée : — Rodolphe, c’est l’heure d’aller près de la scène sur le plateau de Radio Nova pour le direct — Et Rachid ? — Il arrive, il attend le taxi à l’hôtel avec Yves. Quelqu’un est parti les chercher à l’entrée du site pour les accompagner jusqu’au plateau. Tu commences et il te retrouve ? — OK tu peux prévoir des verres et du vin s’il te plait ? Rachid, bien reposé, rejoint Rodolphe et l’équipe de Radio Nova dans la bonne humeur. Ensuite tout le monde se prépare dans la loge pour le concert, sauf Idris qu’on a perdu de vue depuis la fin de la balance, ce qui stresse Rachid, qui répète à plusieurs reprises : « Il est où Idris ? » Tout le reste du groupe sait qu’Idris arrivera pile à l’heure. Et il nous rejoint juste à temps pour enfiler sa tenue de 61

scène, pantalon de cuir, chapeau et lunettes noires. Rachid est tout en paillettes, costume trois pièces noir dépareillé par dessus son tee-shirt. Franck raconte des anecdotes à Rachid qui a le trac. C’est presque l’heure, on rejoint tous ensemble le côté de scène. On attend que la DJ finisse son set. Puis on entend L’Arabécédaire, morceau extrait de l’album No Sport de Rodolphe Burger : la chanson évoque la langue arabe, en duo avec Rachid. Et tout le groupe monte sur scène. Ça démarre. Ce soir là, le public est nombreux – c’est complet, des gens ont même été refoulés – et très mélangé – pas que des bobos – pour assister au dernier concert de Rachid Taha et Rodolphe Burger sous le nom de Couscous Clan dans une ambiance de partage, chaleureuse et énergique. Aux premiers rangs serrés devant la scène, on peut voir des femmes, des hommes, des jeunes, des plus vieux, ils chantent, ils dansent, ils ont l’air de s’amuser comme des fous. Sur scène, tous sourient beaucoup aussi et se regardent avec complicité. Un excellent moment. Le lendemain du concert, dans le hall de l’hôtel : — S alut Rachid, salut Yves, si vous êtes prêts on va à la gare déjà, les autres nous rejoindront. Ah Franck est là aussi, super. On avance alors, c’est pas loin. — C’est vraiment pas loin ? — Tout près Rachid, 50 mètres, au bout de la rue. Tu veux de l’aide pour tes bagages ? — Nan ça va. Et Idris ? Il est où Idris ? ­— I l va arriver. Comme à l’aller, il sera là cinq minutes avant le départ du train. Ah je le vois, il fume une cigarette devant la gare. — Où ça ? Ah oui ! Hein, l’Oranaise ! — Ah, c’est Yves qui t’a dit que ma grand-mère était d’Oran ! Et même peut-être de Saint-Denis-duSig comme toi ! — EH OUI, C’EST TOI, L’ORANAISE !! — Ah ah, j’y suis jamais allée moi ! — On va manger ! — Tu vas encore prendre du couscous au bar du TGV ? — Oui ! Il est bien meilleur que celui du restaurant d’hier ! Tu sais pourquoi ? Parce que la veille ! Qu’est-ce qu’on fait la veille ? On fait gonfler les pois chiches la veille !


Retour aux sources Le théâtre renoue avec son passé, la danse avec le geste premier. Dans son mouvement, on y lit une nécessité : puiser à la source pour tendre à la modernité.

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Théâtre en mouvement Par Caroline Châtelet ~ Photos : Elizabeth Carrechio

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Fruit d’un travail au long cours, Looking for Oresteia d’après L’Orestie d’Eschyle a constitué le premier des trois Focus Irak proposés cette saison par le Centre dramatique national de Besançon. Récit d’un théâtre en mouvement. « Ce qui compte, ce n’est pas le spectacle, c’est le processus ». À une poignée d’heures de la deuxième représentation de Looking For Oresteia, cette phrase du critique Jean-Pierre Han, collaborateur artistique du spectacle, m’a semblé, de prime abord, mystérieuse. Ce n’est qu’au terme de la journée qu’elle a révélé son sens. Ce vendredi 21 septembre, nous étions, avec quelques autres journalistes, au Centre dramatique national de Besançon. La veille avait eu lieu la première de Looking for Oresteia, adaptation de L’Orestie d’Eschyle et aboutissement de plusieurs années de travail. Comme souvent les lendemains de première, l’atmosphère était joyeuse : il flottait dans l’air une forme d’allégresse mâtinée de fatigue et d’excitation. Mais, fait plus inhabituel, aux émotions mêlées s’ajoutait ici les langues : français, arabe, anglais. Car ce projet, hors-normes par sa forme comme son déroulé, réunit au plateau des artistes français et irakiens, chacun jouant dans sa langue. Ce n’est pas sa seule particularité, et les divers échanges – avec les deux metteurs en scène Célie Pauthe et Haythem Abderrazak, comme avec d’autres membres de l’équipe –, ont permis de saisir la puissance d’une aventure hors-normes et saute-frontières. Dont Looking For Oresteia constitue le premier rendez-vous de la saison, avant un Bagdad Festival en janvier réunissant des artistes de la scène bagdadie (pour des spectacles, lectures, rencontres,

expositions, etc.) – certains étant accueillis également par la Filature, à Mulhouse, dans le cadre des Vagamondes – et suivi en mai de La Maladie du Machrek conçue par le metteur en scène, pédagogue et acteur Haythem Abbderrazak. Comme le détaille Célie Pauthe, la genèse de Looking For Oresteia remonte à 2011. Par l’entremise de Jean-Pierre Han, la jeune metteuse en scène est invitée par la directrice artistique de Siwa (laboratoire artistique itinérant des mondes arabes contemporains) Yagoutha Belgacem, à participer à un projet devant réunir des artistes irakiens et français. Pour celle qui, à cette époque, ne dirige pas encore le CDN, la proposition arrive à point nommé. « J’étais dans des cadres de travail très francofrançais. Ma compagnie venait d’être conventionnée, c’était le moment que quelque chose bouge dans mon geste artistique, me déplace. » Ne connaissant rien à l’Irak, pas grand-chose au monde arabe, Célie Pauthe se retrouve à Erbil, capitale du Kurdistan irakien, pour découvrir La Maladie du Machrek. « Adaptant la pièce Horace d’Heiner Müller, Haythem transpose la guerre civile entre Horace et Curiace dans le Bagdad des années 2000, soit après la chute de Saddam Hussein, l’invasion américaine, la montée des violences inter-communautaires. C’est un geste incroyable. » De retour en France, le dialogue porté par Siwa, structure impressionnante par sa ténacité à impulser des rencontres entre artistes de différents pays, se prolonge. C’est là que l’idée de L’Orestie apparaît. Écrite par Eschyle, L’Orestie est composée d’Agamemnon, des Choéphores et des Euménides. Dans cette trilogie, la seule du tragique grec qui nous soit parvenue, le roi Agamemnon est assassiné par la reine Clytemnestre après son retour victorieux de Troie (Agamemnon). Son meurtre sera vengé par ses enfants Oreste et Électre, qui tuent leur mère et son amant Egysthe (Les Choéphores), amenant Oreste à être jugé, puis acquitté, par un tribunal instauré par la déesse Athéna (Les Euménides). Comme le souligne Célie Pauthe, « cette œuvre universelle qui contient l’histoire de l’humanité, son chaos autant que ses lumières, et quelque chose d’un devenir commun », est également la première pièce traitant de la naissance de la démocratie. Une démocratie que la trilogie interroge, pour Haythem Abderrazak, dans ses fondations : « La démocratie est-elle originellement née d’une décision divine ? S’est-elle fondée sur une marginalisation du rôle de la femme ? » Car c’est bien cela qui se joue dans Les Euménides : la première institution démocratique dirigée par Athéna (qui, toute déesse, n’en est pas moins femme) acquitte Oreste – tuer sa mère étant nettement moins grave que tuer son époux. Si cette histoire est celle du patriarcat, les deux metteurs en scène ont choisi de l’assumer, de ne pas en évacuer l’ambiguïté. Idem 64


concernant les visions de la justice qui s’affrontent et Haythem Abderrazak raconte trouver là deux acceptions, « la justice qui juge le crime selon son acte, et celle qui se base sur les motivations ayant poussé au crime. » Lancé pour de bon en 2012-2013, le chantier de création a suivi plusieurs étapes : réunions préparatoires, traduction, discussions sur le texte et décisions de coupes dans celui-ci, choix de la distribution, voyages de repérage et répétitions à Bagdad, Besançon ou encore au Mans (où l’équipe a été accueillie par François Tanguy au Théâtre du Radeau). Ces allers et retours d’un pays à l’autre, comme cette temporalité exceptionnelle ont naturellement modifié, infusé la démarche : le projet est, notamment, passé de trois à deux metteurs en scène. Une défection qui a amené Haythem Abderrazak et Célie Pauthe à concevoir la troisième partie des Euménides de concert. Un geste étonnant, « une folie », pour ces artistes issus d’horizons théâtraux radicalement différents. « Haythem est acteur avant d’être metteur en scène, il a une physicalité très grande, et si le texte véhicule du sens, c’est un matériau. Pour moi, le texte constitue une boussole, il est l’endroit de la rencontre avec l’acteur. » Au-delà des difficultés, tous

soulignent les bénéfices d’une telle collaboration. Pour Haythem Abderrazak, « Les différences de travail, de langues, de cultures, de réalités dans lesquelles nous vivons, [l]’ont amené à réfléchir non plus seulement à partir de [sa] position, mais de manière plus globale. » Le résultat, vu le soir même, est à la hauteur de l’ambition du projet. Après un Agamemnon à la matérialité forte succède Les Choéphores, avec une interprétation plus douce et distanciée, avant que Les Euménides n’opère un autre geste, profondément singulier et harmonieux. Synthèse des deux premières parties autant que déplacement, cette troisième séquence dégage une concorde saisissante. Comme s’il se racontait, au-delà de la tragédie, l’histoire des rencontres et du cheminement commun des équipes. Déroutant de prime abord – l’équipe ayant fait le choix de ne pas traduire la totalité du texte –, Looking For Oresteia se donne comme une création à la fois métaphorique et organique. Comme rarement, le spectateur (re)découvre la puissance physique du théâtre, sa capacité à déplier des émotions articulées à une pensée et des corps. Porté par une présence entière des acteurs, animés d’une urgence à incarner ce récit, le spectacle condense toute la sédimentation accumulée au fil des ans, des échanges. Il n’y a plus ici trois textes – celui d’Eschyle, celui de la culture irakienne et celui de la culture française – mais une langue commune façonnée au fil des ans, une langue inscrite dans un mouvement. Et le spectacle ne semble, en effet pas tant l’aboutissement d’un projet que l’une de ses étapes. Ce serait, enfin, l’une de ces rares créations que l’on reçoit par le ventre sans qu’ils n’éludent la puissance politique de leur propos. Propos sur l’Irak, puisque pour Haythem Abderazzak, Agamemnon contient l’Irak : « Le chaos, les mensonges, les meurtres qui accompagnent la guerre et dont parle Eschyle existent en Irak. Depuis cinquante ans, chaque gouvernement qui prend le pouvoir a pour objectif principal de se venger du précédent. C’est une chaîne qui ne s’arrête pas. Travailler L’Orestie n’est pas un luxe pour moi, et j’essaie à travers cette pièce de présenter ce qui empêche la paix, en Irak et ailleurs. Plutôt que de rester bloqué dans le cercle vicieux de la vengeance, il importe de remédier à la situation générale. » Propos, enfin, sur notre monde tel qu’il va, les deux metteurs en scène partageant la même interrogation, formulée par Célie Pauthe : « Quelle société peut-on encore rêver ensemble ? Quel devenir avons-nous encore à inventer ? » — BAGDAD FESTIVAL, du 24 au 27 janvier au Centre dramatique national de Besançon www.cdn-besancon.fr

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Krystian Lupa

Plaidoyer pour un procès Par Caroline Châtelet ~ Photo : Natalia Kabanow

Krystian Lupa adapte Le Procès de Franz Kafka et livre un spectacle à la puissance magistrale.

Écrire un article s’apparente parfois à une bataille perdue d’avance. Imagine, lecteur : j’aurais beau écrire tout le bien que je pense du Procès, la seule évocation de sa durée (4h30) comme de sa langue (polonais surtitré) suffira à faire tourner la page à 95% d’entre toi. Pourtant, s'il y a bien « un » spectacle d’« un » artiste à voir, c’est celui-là. D’abord, parce que chaque création de Krystian Lupa est une leçon magistrale de ce que serait la mise en scène élevée au rang d’art, le metteur en scène né en Silésie en 1943 maîtrisant autant les effets scéniques, la direction d’acteurs, que la transposition au théâtre de romans. Ensuite, car toutes ses créations sont des traversées temporelles passionnantes, chacune se déployant dans des durées hors-normes et révélant progressivement leur construction par sédimentation de récits, d’histoires, de propos. Se saisissant du récit de l’auteur tchèque, Lupa se nourrit, entre autres, de la correspondance et du Journal de Kafka pour déplacer et amplifier le récit. Outre les démêlés troubles de Joseph K. (personnage sans visage ni nom) avec une machinerie judiciaire implacable, Le Procès déplie une confrontation imaginaire entre Kafka et ses proches Felicia Bauer, Greta Bloch et Max Brod. Lors de celle-ci s’annonce les horreurs à 66

venir, notamment dans le dialogue anachronique : « - Tu n’as pas sauvé tes sœurs / - Je n’aurais pu sauver personne / - rien n’a de sens » (les sœurs de Kafka étant mortes en déportation vingt ans après son propre décès). Si ce choix peut, certes, perturber le spectateur, il permet d’accentuer l’ambiguïté et la puissance de l’œuvre. Dans ce propos à double ou triple fond, où le malheur revient de manière cyclique, Lupa injecte ses préoccupations et expériences personnelles. Le Procès ayant bien failli ne pas voir le jour – les répétitions au Teatr Polski de Wroclaw furent interrompues en 2015, conséquences de l’arrivée au pouvoir du parti ultraconservateur et eurosceptique PiS (Droit et Justice) – le pessimisme de Kafka devient celui de Lupa. Alors que les partis extrémistes arrivent au pouvoir un peu partout dans le monde, son inquiétude n’a rien d’infondée. Comme le dit l’un des personnages, « Avant, je croyais que tout finirait bien. Maintenant, j’ai des doutes ». — LE PROCES, théâtre le 15 décembre à La Filature à Mulhouse www.lafilature.org


Kornél Mundruczó

On connaît le Hongrois Kornél Mundruczó pour des films singuliers qui n’hésitent pas à faire se percuter film social et cinéma fantastique. White God, prix de la sélection Un certain regard à Cannes en 2014, suivait ainsi une meute de chiens se vengeant des hommes qui les ont si longtemps réduits en esclavage. Au théâtre – où, selon lui, les spectateurs sont davantage prêts à des expériences radicales (et où il s’est formé) – on l’a découvert dès 2008 avec The Frankenstein Project, son 2e spectacle, présenté à l’occasion du festival Premières. À Strasbourg, on l’a retrouvé avec Disgrace, d’après le roman de J.M. Coetzee, sombre portrait de l’Afrique du Sud post-apartheid, et Imitation of Life, autour de la cruelle éviction d’un couple de son appartement. Dans son théâtre au réalisme cru et brutal, comme dans son cinéma souvent plus onirique, Kornél Mundruczó se consacre aux laissés pour compte et aux marginaux, « parce qu’ils nous tendent un miroir ». Avec sensibilité et frontalité, servi au théâtre par des comédiens au jeu direct et très physique, il part en quête de ce qui nous reste d’humanité, dont il déniche des bribes le plus souvent dans les petits détails d’un quotidien souvent sordide. En 2014, Kornél Mundruczó se rend ainsi dans un camp de réfugiés pour filmer quelques images… Il raconte que le dénuement et le désespoir qu’il y a rencontré l’ont si profondément bouleversé qu’il n’a pu en rendre compte par des mots… Il se tourne alors vers Winterreise (Voyage d’hiver), le cycle de Lieder profondément mélancolique composé par Franz Schubert en 1827 sur les poèmes de Wilhelm Müller. De cette figure romantique du Wanderer, ce voyageur errant sans but et sans espoir qui traverse le cycle, le migrant lui semble la plus récente et juste incarnation. Dans sa mise en scène, il opte pour un dispositif d’une redoutable simplicité : un comédien-chanteur, János Szemenyei, forcément seul, interprète avec son accent hongrois les mots de Müller, tandis que l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg interprète en direct la partition revisitée par Hans Zender en 1993. Derrière, des images filmées dans les camps tour à tour nous mettent à distance de la réalité et nous l’envoient en pleine figure. Poignant et révoltant tout en évitant le piège du pathos, Winterreise interroge sur ce qu’un homme peut bien construire lorsqu’il est coincé au purgatoire, et sur ce qui pourrait lui offrir un refuge.

No future

Par Sylvia Dubost ~ Photo : Bálint Hrotkó

— WINTERREISE, spectacle en allemand surtitré en français les 17 et 18 janvier 2019 au Maillon, à Strasbourg www.maillon.eu 67


Le règne du monstrueux Par Caroline Châtelet ~ Photo : Jean-Louis Fernandez

Philosophe, dramaturge et homme politique romain – il fut précepteur de Néron puis son conseiller lorsque ce dernier devint empereur –, Sénèque est connu comme « LE » auteur de tragédies latines. Parmi les neuf pièces de lui qui nous sont parvenues, Thyeste est la plus noire, ainsi que celle réputée irreprésentable par sa mise en jeu du cannibalisme et de l’infanticide. Dans celle-ci, la rivalité entre deux frères jumeaux croît jusqu’au désastre : Atrée – interprété par Thomas Jolly lui-même – se dispute avec Thyeste le trône de Mycènes. Floué par son frère qui accède suite à diverses roueries au trône, Atrée prendra finalement le pouvoir par l’entremise de Zeus. Après avoir imposé l’exil à Thyeste, Atrée se rétracte et lui promet pardon et partage du règne. Un serment qui s’avère une ruse pour lui permettre de déployer sa vengeance : non content de tuer les enfants de Thyeste, Atrée les lui sert à manger et à boire lors d’un banquet. Metteur en scène rompu à l’œuvre de William Shakespeare – pour avoir notamment monté Henry VI et Richard III –, Thomas Jolly change ici de cap. Pour autant, s’il passe de l’ère élisabéthaine au premier siècle après Jésus-Christ, le jeune metteur en scène et artiste associé au Théâtre national de Strasbourg ne cède en rien sur ce qui le passionne. Outre que ce soit Shakespeare qui l’ait mené à Sénèque – le premier ayant été largement influencé par le second –, Thyeste réunit tout ce qui fonde le travail de Jolly :

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une croyance fondamentale dans le texte et une vigilance quant à le monter pour ce qu’il est ; un travail au plus proche des acteurs, considérant ces derniers comme des créateurs et non de seuls interprètes ; un goût pour le spectaculaire, sans crainte de l’excès. Cet équilibre savant, sur le fil, s’incarne autant dans le choix de la traduction que dans le rapport d’échelle qui se joue entre la scénographie et les interprètes. En optant pour la version de Florence Dupont, latiniste reconnue pour sa double attention à la poésie et à la clarté, Thomas Jolly conçoit une tragédie empreinte de vivacité, fondée sur la puissance du souffle et des mots. Quant au décor, constitué de deux membres d’une immense statue sombre déboulonnée, il signale par sa démesure massive l’insoutenable horreur du geste d’Atrée. La main comme le visage mi-grimaçant mihurlant renversés au sol incarnent un pouvoir disloqué, contaminé par la monstruosité. Incapables d’être à la hauteur des symboles et des institutions qu’ils ont érigés, les hommes, minuscules, sont les artisans et les témoins de leur propre chute. — THYESTE, pièce de théâtre du 5 au 15 décembre au Théâtre national de Strasbourg www.tns.fr


Eve Ledig

À corps et à vie Par Nathalie Bach ~ Photo : Pascal Bastien

La compagnie le Fil Rouge théâtre livre sa création : Un Opéra de Papier. Rencontre avec sa créatrice. « Le lisse et le froissé » que vous utilisez comme métaphore des deux extrêmes de la vie aurait pu faire titre ? En réalité, et comme souvent pour mes spectacles, c’est le sous-titre qui est devenu titre. C’est venu comme une fulgurance sur les questions existentielles que j’avais envie d’aborder. Qu’est-ce que vivre, venir au monde, mourir, je voulais qu’on entende tout de suite l’étrangeté dans cet assemblage Opéra de papier qui s’adresse à tous, et bien sûr aux enfants à partir de cinq ans. Vous l’avez réellement construit comme un opéra ? Nous sommes partis d’une matière concrète, le papier de soie. C’est une matière qui m’a toujours parlé, une sensation que j’aimais et qui rendait visible ce dont je voulais parler, c’est-à-dire l’âme. Je voulais quelque chose qui puisse rendre compte et entourer l’âme et ses débordements. Et puis, 69

avec Yvan Favier, chorégraphe et scénographe, et Jeff Benignus, compositeur, mes compagnons de route, nous avons démarré chacun à notre endroit à partir d’une installation plastique que le corps et le mouvement des actrices mettaient en paysage. Dans un Opéra de papier, on est dans la métamorphose, tout le temps. Voilà pour le matériau, puis la musique. Comme livret, je me suis servie d’une légende alsacienne, archaïque, c’est-à-dire avant les religions monothéistes. J’ai une telle passion pour cette période animiste. On s’est coupé de ça, on a perdu tellement de choses, quand la terre, la rivière, enfin tout avait une âme. En fait, je crois que je suis restée totalement archaïque ! Vous convoquez beaucoup la mythologie, la philosophie. Et la psychanalyse ? Elle infuse…De la même façon, la mythologie rassemble nos fantasmes. Comme les légendes. Par exemple, pendant longtemps les êtres humains n’ont pas su que l’acte sexuel était la procréation, qu’on faisait des enfants, qu’on faisait l’amour alors ils se baignaient dans les sources pour avoir un enfant parce que la légende dit que les bébés attendent dans des puits qu’une femme vienne les chercher. C’est une idée qui m’a convenu longtemps ! Ça m’émeut tellement l’idée de venir au monde à partir du désir d’une femme. Il faut dire qu’enfant, je suis tombée dans un de ces puits à bébé et c’est ma grand-mère, protestante calviniste, qui m’a repêchée, emmaillotée et fait renaître si je puis dire, une seconde fois. Et puis je suis née plein d’autres fois dans ma vie, avec des rencontres, c’est ce qui m’anime tout le temps. Un Opéra de papier touche au tabou, à la mort, celle si difficile à nommer ? Parce qu’on a oublié qu’elle fait partie de la vie, qu’elle est l’ultime métamorphose. Et c’est grave de taire ou de cacher ce sujet aux enfants. On a perdu le lien avec la vie et la mort, indissociablement liés. Il faut que les adultes, les enfants entendent ça. Parce que non seulement ça aide à vivre mais ça éclaire. En Occident, rites et rituels semblent s’amenuiser ou bien en sont-ils recouverts par d’autres ? On s’est considérablement appauvris à ce sujet. Mais heureusement toute cérémonie peut s’inventer et les enfants ne s’en privent pas, c’est vital. En Occident toujours, même si la parole de l’enfant est par moment mise en lumière, celle des « ainés » paraît amoindrie. C’est terrible. D’ailleurs j’aime beaucoup le terme de grand âge et de petit âge, juste avant


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le départ et juste après l’arrivée. C’est pour cette raison aussi qu’il était important de collecter la parole des uns et des autres, et celle des enfants nous ramène invariablement au réel. Nous avons démarré un labo de recherche à Québec en 2016 dans des centres de petite enfance et des maisons de retraites. J’ai été frappée de voir à quel point les hommes ne parlaient pas, parce qu’ils sont aussi ceux à qui l’on a défendu de pleurer. Pour les femmes c’était plus facile. Mais pour ces deux « bouts » de la vie, la parole est plus difficilement prise en compte d’une manière générale. Vous avez conçu et mis en scène tout en écrivant ? Au théâtre, j’envisage les choses comme une partition, j’ai envie de dire que j’écris à la verticale. Il y a la musique, puis les chants, la parole des collectés, puis la lumière etc., en même temps que les répétitions. Ce qui ne veut pas dire qu’on y arrive vierge. Chacun a beaucoup pensé avant et de mon côté j’ai écrit le projet en amont ce qui m’a permis de l’oublier et de le redécouvrir en y travaillant avec Sarah Gendrot-Krauss et Naton Goetz qui sont au plateau avec Jeff. Le choix des timbres de voix a été très important. Sarah a une voix de cristal extrêmement travaillée, Naton vient du rock et Jeff a une voix “tout-terrains”. J’avais vraiment envie que cette matière sonore, ce trio vocal soit sculpté en se frottant et en se heurtant aussi par leur particularité. Après c’est la rencontre de trois corps, trois énergies. Ledig

— La première parole c’est le corps. — Eve

Dans tous vos spectacles, le rapport au corps est primordial Oui, parce que la première parole c’est le corps et elle nous concerne tous. C’est bien plus qu’un instrument, c’est notre être. Il est passé, présent et avenir. On peut y lire notre histoire. Quand un corps parle, ne bavarde pas mais parle, les enfants entendent tout parce qu’eux-mêmes le reçoivent dans le corps. Nous, adultes, nous nous sommes coupés de tout cela alors que c’est le corps qui écoute et qui regarde. Et tout de suite après il y a la musique. Ce sont les arts premiers. Même si ces images d’Indiens par exemple qui chantent et dansent peuvent paraître cliché, ils parlent et entrent en résonance avec la terre. Quand on les laisse vivre et se déployer tranquillement, les enfants ont cela en eux. Et je trouve qu’une des choses les plus fortes et les plus belles de la vie est de redevenir soi-même, et non pas « retrouver son âme d’enfant », je n’aime pas du tout cette expression. Mais par des stratégies de détournement et 71

de désir retrouver ce que l’on a fait taire ou tout ce qui a été blessé dans nos corps à un moment. Dans la création, c’est de là qu’on part aussi… Depuis 2003, votre compagnie a amené sa singularité dans le théâtre jeune public sur le territoire national et international… Pourtant je m’y sens à l’étroit et en même temps absolument à ma place. À l’étroit parce que le geste artistique envers les enfants n’est pas suffisamment reconnu, quelque part on ne le considère pas comme étant du théâtre parce que d’une certaine façon ce sont les enfants qu’on ne reconnait pas à leur juste mesure. Quand ils sont amenés au théâtre quelquefois les instits se croient encore dans la salle de classe. On les engueule, on leur dit de se taire, on leur donne des ordres au lieu d’écouter leurs pensées et leurs silences aussi. Les adultes ont tellement peur des enfants ! Je suis en porteà-faux avec cela. Je crois que c’est une erreur profonde de mettre d’abord l’éducation, la pédagogie au premier plan. C’est évidemment indispensable mais la priorité c’est de laisser la place aux sensations. Lorsqu’elles étaient petites, mes filles m’ont tellement appris le jour où je leur ai proposé différentes activités. « Oh, non ! Laisse-nous jouer ! » Le jeu, avec la terre, l’eau, des bâtons, l’espace du rêve, de l’ennui, leur laisse-t-on encore cette possibilité ? Tout ça dans un monde d’hyper contrôle et d’hyperactivités. Même dans le théâtre jeune public on n’attend de nous de distraire les enfants, de tendre vers une normalité qui conforterait l’idée que les enfants veulent du joli, du beau, des petites fleurs et des papillons. Forcément je suis à contrecourant ! On vit dans un monde où la peur et donc le politiquement correct ont tout envahi. Après, je déteste les gens qui disent « c’était mieux avant » ! Mais oui, j’aime l’audace, l’art, le sauvage, parce que l’art c’est le sauvage. Et le théâtre, le sacré ? Totalement. Et je ne peux m’y permettre aucune complaisance parce que vraiment, c’est l’endroit du désir. — UN OPÉRA DE PAPIER, pièce de théâtre musical le 17 janvier à la Minoterie, à Dijon ; les 22 et 23 janvier à la salle Europe, à Colmar ; à la MJC Palente, à Besançon ; du 29 janvier au 3 février au TJP CDN d’Alsace www.tjp-strasbourg.com


Avec The Falling Stardust, Amala Dianor, artiste associé à Pole-Sud, monte un prétexte à la rencontre et aux croisements.

Amala Dianor

Amala Dianor est artiste associé à Pole-Sud depuis 2017. Danseur et chorégraphe aux mille facettes, il cherche l’hybridation transcendante de tous les vocabulaires dansés qui ont nourri son parcours : de la sabar sénégalaise à la danse contemporaine en passant par le hip hop. Dialectique du métissage, quand le croisement fait la richesse. Avec The Falling Stardust, il donne un nouveau rendez-vous au public, allant cette fois-ci taquiner la danse classique jusque dans ses fondements. Plus le mouvement est osé, plus belle est la rencontre. Entretien.

Constellations Par Marie Bohner ~ Photo : Jef Rabillon

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Dans votre nouvelle création, The Falling Stardust, il y a l’idée d’amener des danseurs classiques à aller explorer d’autres vocabulaires chorégraphiques. Je me souviens d’un temps où le milieu de la danse « reconnue » était celui qui poussait les danseurs hip hop à la même injonction : s’ouvrir à d’autres danses. Est-ce que les danseurs classiques font face à cette injonction régulièrement ? Les danseurs qui sont en ballet, et ils sont nombreux, travaillent régulièrement avec des chorégraphes invités. Parmi eux il y a de plus en plus de chorégraphes contemporains. C’est le cas pour l’Opéra Garnier comme pour le Ballet du Rhin – où je suis allé en immersion pendant quelques jours. Les danseurs y étaient contraints de s’éloigner de leur esthétique et de leurs techniques de base. Existe-t-il des différences de mouvement majeures, techniquement, entre la danse classique, le hip hop et d’autres vocabulaires chorégraphiques ? Quand j’étais étudiant en danse contemporaine, on avait régulièrement des cours de danse classique – avec l’idée d’avoir une meilleure connaissance du corps, une structuration. Un travail sur l’axe. Le travail de la danse hip hop est très éloigné de ça, mais les deux se rejoignent dans la rigueur et dans l’exigence de s’approcher du mouvement parfait. Vous parlez « d’axe » pour la danse classique : qu’est-ce que vous entendez par là ? Dans la danse classique il y a un réel travail vers la verticalité. Tendre à se détacher du sol pour s’envoler. C’est là tout l’intérêt de la recherche de la danse classique à mon sens. S’élever, en opposition à d’autres danses qui pourraient être plus primales et terriennes, avec un appui au sol très enraciné. Vous dites justement dans un entretien que vous venez « de la terre »… Je fais un lien avec mes origines et les premières danses que j’ai pratiquées au Sénégal, le sabar par exemple. Sa particularité est d’être une danse terrienne qui imite des animaux, essentiellement des oiseaux qui veulent s’envoler. Un rapport au sol très présent, une volonté d’élévation. Prendre des danseurs virtuoses dans un domaine pour les emmener vers un autre vocabulaire chorégraphique, n’est-ce pas les mettre en danger ? C’est là tout l’intérêt de ce projet. Les danseurs, classiques ou autres, tendent à une maîtrise totale de leur technique. Ils ne sont formés qu’à ça. Moi, ce sont les individus qui m’intéressent, danseurs à part entière. Je veux les inviter à se révéler autrement, avec leurs forces et leurs faiblesses. 73

Vous êtes allé chercher de fortes personnalités sur ce projet. L’objectif est-il aussi de vous laisser surprendre par rapport à votre propre recherche chorégraphique ? Il s’agit vraiment de faire un chemin les uns vers les autres. J’y découvre et j’y apprends des choses. Au départ, par exemple, je devais danser sur ce projet. Mais après les auditions je me suis rendu compte qu’il y avait une forte différence de générations et de techniques avec les danseurs retenus – 5 danseurs classique et 4 contemporains. Je n’y avais pas ma place. Par contre je les invite à comprendre comment se construit le mouvement dans mon corps pour qu’ils puissent, ensemble, transgresser ce qu’ils ont appris. Comment est-ce que la scénographie et la musique accompagnent ce mouvement ? Je travaille pour la première fois avec un scénographe qui s’appelle Clément Debras, qui va aussi faire les costumes. Ensemble nous avons réfléchi à la façon de transgresser les codes. La danse classique, c’est la danse du Roi Soleil, un cadre prestigieux. Il y a souvent un lustre. Comment donner à cet objet une autre couleur ? Il prend une place inédite dans le projet, c’est le dixième danseur. Pour la musique, j’ai travaillé une fois de plus avec Awir Léon. Nous sommes en train de créer ensemble la partition en se référant à une œuvre composée pour un orchestre classique, transposée en électro. Le titre du spectacle, The Falling Stardust, évoque l’idée de la chute. Plus que les chutes, ce qui m’intéresse ce sont les poussières d’étoiles et les étoiles filantes. Poussières d’étoiles en référence aux danseurs qui ne sont cantonnés qu’à une seule technique. Je pense aussi au danseur étoile, à ce que cela révèle d’élitiste dans la danse classique. Ceux qui ne sont pas étoiles brillent moins, or ce sont eux que je voudrais donner à voir. Vous questionnez l’élitisme en vous appuyant sur des danseurs virtuoses. Pour questionner il faut donner à voir. Mais pour moi tout cela est d’abord un prétexte à la danse plus qu’un discours politique. Ce que je veux avant tout, c’est entrer dans la danse. — THE FALLING STARDUST, danse les 16, 17 et 18 janvier 2019 au Théâtre de Hautepierre www.pole-sud.fr


L’œuvre prodigue En littérature, l’œuvre naît d’une co-création entre un auteur et un lecteur. C’est un prix Goncourt qui nous le dit : Nicolas Mathieu. Un point de vue sans doute partagé par les autrices Emmanuelle Richard et Nicole Marchand-Zañartu, ou l’éditrice Barbara Hyvert.

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Bête de Goncourt Par Aurélie Vautrin ~ Photo : Arno Paul

Nicolas Mathieu a remporté le prix Goncourt avec “Leurs enfants après eux”. Rencontre.

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—C ’est la littérature qui compte. — Nicolas Mathieu

On dit parfois que le plus difficile à écrire, ce n’est pas le premier livre mais le deuxième, ça a été le cas pour vous ? Plus difficile, je ne sais pas, mais ça l’a été tout autant. Aussi parce que le précédent avait été apprécié… C’est angoissant de se remettre à écrire, on a l’impression que chaque phrase va entamer ce capital de sympathie. J’avais fait un burn out, j’étais dans un état d’épuisement très fort… Ça m’a pris du temps pour « retrouver mes sensations » comme disait Henri Leconte. Et puis j’ai travaillé sur l’adaptation en série d’Aux animaux la guerre, ça m’a redonné confiance.

Avec son premier roman, Aux animaux la guerre, ce jeune quadra originaire des Vosges s’était taillé une solide réputation d’auteur à suivre de (très) près. Pressentiment confirmé : Nicolas Mathieu vient de remporter le plus prestigieux des prix littéraires avec le second, Leurs enfants après eux (Actes Sud), une fresque sociale bouleversante sur la jeunesse des 90’s confrontée à la réalité d’un monde empoisonné par le chômage et la désindustrialisation. Le style est vif – avec une bonne dose de vitriol façon tord-boyaux – et le talent, indéniable. En parallèle, Aux animaux la guerre a été adapté en série et sera diffusé en novembre sur France 3. Alors, forcément, la rencontre est belle… De celle qui marque au fer rouge en laissant des traces en dedans. Votre état actuel résumé en trois mots, ce serait… Fatigue, ivresse, lévitation. Il y a encore quelques jours, vous affirmiez partir vaincu, mais maintenant, vous pouvez nous le dire, n’y avait-il pas une petite voix qui y croyait quand même à ce Goncourt ? Si, et Dieu sait pourtant que je l’avais bâillonnée et rouée de coups… 76

Justement, parlons de la série. C’est un projet auquel vous vous attendiez ? Aux animaux la guerre est un roman choral avec plein de personnages différents, que j’ai un peu construit comme une série, avec un enjeu local pour chaque chapitre et une grande arche narrative, donc d’une certaine manière il y avait cet ADN dedans, même si je ne l’ai pas fait à dessein. Écrire pour la télé c’est très différent… Je pense que ça peut être un cauchemar, mais heureusement je me suis très bien entendu avec le réalisateur Alain Tasma. Alors, ce n’est pas la lune de miel qu’on raconte, hein, la grande famille du cinéma et tout, c’est beaucoup de travail, d’exigence, de pression, mais je me suis fait un ami pendant l’écriture de ce projet. Je crois que la première chose à faire, si vous voulez participer à l’adaptation d’un truc que vous avez fait, c’est le deuil de l’identité du roman, sinon vous allez être le gardien du temple “ah mais oui mais dans le livre ce n’est pas comme ça”. Alain voulait faire sa série à partir de mon livre… C’est ce que je l’ai aidé à écrire. Un peu comme il faut laisser le livre vivre sa vie entre les mains des lecteurs… Exactement. Une fois qu’un roman est dans la nature, il est co-construit par la lecture. On n’est pas des gardes-chiourmes du sens de l’histoire. D’autant qu’à la base, on n’est même pas le maître à bord – en tout cas pour ma part, j’ai l’impression qu’il y a des choses qui passent dans mon écriture que je n’ai pas forcément voulues au départ. Après, chaque lecteur va combler les vides.


Il y a une certaine mise à nu dans votre façon de conter l’intimité. Comment faites-vous pour ne pas vous auto-censurer ? Alors ça, c’est une question que j’ai réglée depuis très longtemps : c’est simple, je m’en fous, c’est la littérature qui compte. C’est une question de hiérarchie de valeurs. Ce qui importe, là, c’est d’écrire des livres qui parlent du monde, d’avoir cette honnêteté-là, alors ménager sa famille, c’est secondaire. Aux animaux la guerre était un roman noir au sens strict, celui-ci est noir dans l’écriture. Vous aviez besoin d’écrire un genre « populaire » avant de vous autoriser une fresque sociale ? En fait, l’écart n’est pas de mon fait, je n’ai pas décidé d’arrêter d’écrire des romans noirs, c’est juste que pour celui-là, j’avais tellement l’obsession du réalisme, que finalement, j’ai moins respecté les codes… J’étais focalisé sur la restitution. Mais le roman noir avait un certain confort que je regrette : personne ne me faisait chier en me disant que c’était pessimiste ce que je faisais – le genre nous dédouane un peu, “c’est noir mais c’est normal c’est dans le code” – alors que là on n’arrête pas de me le reprocher ! Le côté transgénérationnel était conscient dès le départ ? Parler d’hier pour raconter (aussi) aujourd’hui ? Oui, je savais que ça allait se passer comme ça. Parce que même si l’on parle des 90’s, tout ce qui vous tourmente aujourd’hui va ressortir d’une manière ou d’une autre. C’est pour cela qu’il ne faut jamais écrire sur ce qui vous tient à cœur, mais sur des personnages et des histoires. Votre avis sur le monde, l’actualité, le fonctionnement du social, etc., ça va sourdre de soi-même, il n’y a pas besoin d’écrire dessus. Il n’y a pas besoin de le planifier en tout cas. À quel moment vous êtes vous dit : « Je veux être écrivain » ? J’étais en CE1, notre instit’ nous avait donné une histoire à écrire, ça devait être en décembre parce que c’était sur Saint-Nicolas… J’avais eu la meilleure note. À partir de là, c’était parti. Quand je fais des ateliers dans les bahuts, je cite souvent une phrase d’un ancien boxeur poids lourd. Joe Louis, à qui on a demandé quel regard il portait sur sa carrière, a répondu : « J’ai fait du mieux que je pouvais avec ce que j’avais ». Ce qui compte c’est le « ce que j’avais ». Longtemps j’ai écrit avec ce qu’avaient les autres, des histoires qui n’étaient pas les miennes, je voulais refaire les livres que j’aimais. J’ai mis un bout de temps à trouver mes sujets, mon tempo. 77

Vous avez un parcours très éclectique, une enfance proche de celle de vos personnages, estce une revanche d’avoir la reconnaissance de vos pairs, de la presse, du public ? Pas du tout, c’est un soulagement. Arrivé à 35 ans, j’avais employé beaucoup de temps à écrire – du temps que l’on ne consacre pas à ses hobbies, ses amours, à gagner du fric, j’avais tout misé làdessus. C’était mon truc je le savais, mais j’avais peur de m’être fourvoyé, d’être un raté dans ce domaine-là. Le jour où un éditeur m’a dit : « On voit tout de suite que vous êtes un écrivain », j’étais guéri. Et remporter le Prix Goncourt, c’est un accomplissement ? Je le vois plutôt comme un honneur, un coup de chance, un mégaphone, une forme de reconnaissance, un risque, une aubaine, une bénédiction ambiguë. Le livre est mis sous les spots, et c’est super important pour qu’il puisse trouver son lectorat. Il y a des milliers de bons livres qui n’ont jamais trouvé de lecteurs. Et concrètement, ce que ça change ? Ça réduit la durée de mon emprunt immobilier, ça me donne une espèce de légitimité, j’ai plein de nouveaux amis et les gens se montent plus respectueux – ça fait le jeu du social comme on dit. Tout est politique comme vous dites souvent… Ça c’est sûr ! Ça fait partie du jeu. Et vous auriez voulu en faire, de la politique ? [La réponse fuse] Non. [Rires] De par ma situation de transfuge, je ne me sens d’aucun camp, je me sens davantage porté à défendre les dominés que les dominants c’est évident, mais c’est un peu comme Flaubert dans sa correspondance, qui trouve des raisons et de la bêtise partout tout le temps – on essaye d’être lucide et ça n’aide pas à prendre fait et cause pour un parti. Moi mon boulot, c’est la restitution, à la limite la critique, mais je n’ai pas de programme. Je n’ai même pas l’idée que le monde puisse être amélioré. Ah ça, c’est pessimiste en revanche, non ? Non, dans le sens où le monde me convient assez parce qu’il favorise le plus de possibles… Mais bon là on rentre dans un autre débat ! — NICOLAS MATHIEU, Leurs enfants après eux, Actes Sud


La part du je Par Florence Andoka ~ Photo : JC Polien

Avec son troisième roman, Désintégration, Emmanuelle Richard aborde les rapports de force d’une passion amoureuse. Votre biographie semble se confondre avec celle des héroïnes de vos trois premiers romans : La Légèreté, Pour la peau et Désintégration. Qui est le “je” de vos livres ? Je pense que l’autobiographie est impossible. Pour la Peau était un roman à intention biographique, Désintégration est le texte où j’ai mis le plus de ma propre vie et en même temps celui qui est le plus fictionné, j’aime jouer de cette ambiguïté. Lunar Park de Bret Easton Ellis est pour moi un chef-d’œuvre de l’autofiction. Je pense qu’on ne parle vraiment bien que de ce qui nous traverse. Partir de soi est un chemin pour montrer quelque chose de général. Dans quelle mesure la littérature est-elle émancipatrice ? J’ai la chance de gagner de l’argent sans avoir à exercer ou subir un pouvoir. En tant que transfuge, la littérature me permet d’accéder à des milieux qui me seraient restés fermés, comme le cinéma ou la musique. Le statut d’écrivain est un passe-partout. Quand je ne pouvais pas me définir autrement que par mes boulots alimentaires, je me souviens des réactions des gens. Aujourd’hui, je suis dans cette situation confortable, mais cet écart me choque. J’ai lu Annie Ernaux et Marguerite Duras assez jeune. Elles ont été pour moi les premiers modèles de femmes puissantes, incarnant la liberté et la littérature comme un territoire de vérité. King Kong Théorie de Virginie Despentes a été une lecture 78

marquante, parce que j’ai pris conscience de la dimension systémique de la domination. Je trouve également que le travail de Christine Angot sur la déconstruction des rapports de force entre les milieux est parfois sous-estimé, alors qu’il est très important. J’essaie de montrer dans Désintégration que la honte éprouvée ne doit pas immobiliser. Au début de Désintégration, vous évoquez une période de dépression qui vient en contrepoint d’une histoire d’amour et du succès littéraire. Que désire-t-on lorsque l’on a obtenu ce que l’on a désiré ? Il y a une désillusion, on se dit qu’on a obtenu ce pour quoi on a couru jusque-là. Ce passage est comme un lien entre ce livre et le précédent, Pour la Peau. J’ai fait une dépression dans ma vie réelle, mais ce n’était pas lié au succès. C’est loin, mais j’ai eu envie que cela apparaisse en filigrane dans ce nouveau livre. La Légèreté évoque les hypothèses du désir, Pour la peau, sa réalisation et Désintégration, la disparition de la libido. Les rapports de force sont présents dans les trois livres. Mais je n’ai jamais voulu ne faire qu’écrire, je pense que ce n’est pas sain, qu’on n’a plus rien à dire. Je cherche maintenant à faire un travail de terrain, à partir du côté de la non-fiction. J’ai envie de m’effacer derrière le sujet. À la fin, la narratrice, en tant que transfuge de classe, affirme désirer les hommes qui ont eu à faire leur place et non les héritiers. Est-ce que l’apologie du mérite n’entretient pas l’humiliation à l’égard de celui qui n’a pas eu les moyens de s’affranchir de la domination ? Il y a une forme de mépris dans cette exposition de l’homme rêvé de la narratrice, mais il s’adresse surtout aux vainqueurs qui n’ont pas combattu et pas à ceux qui n’ont pas réussi. C’est un texte très ambigu parce que lorsqu’on change socialement de place comme la narratrice, on s’habitue très vite aux privilèges. Il n’y a pas d’essentialisme. Les pauvres ne sont pas de meilleures personnes que les riches, c’est la structure qui est problématique. — EMMANUELLE RICHARD, Désintégration, Éd. de l’Olivier


— J’ai envie de m’effacer derrière le sujet. — Emmanuelle Richard, le 15.09 à Besançon lors du Festival Livres dans la Boucle

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Jouer à regarder Les Grands Turbulents

Par Caroline Châtelet ~ Photo : Renaud Monfourny

Les Grands Turbulents dessine à travers des portraits de groupes d’artistes une géographie de la création collective, entre invention, subversion et imagination. Dans On n’y voit rien, publié en 2000, Daniel Arasse observait six œuvres de peintres (Diego Vélasquez, le Titien, Pieter Brueghel, etc). En s’attachant aux détails, l’historien d’art renouvelait autant par le ton – érudit, libre, passionné – que par la forme – il s’agit de fictions narratives –, l’analyse d’œuvres et les rendait accessibles à tous. À lire Les Grands Turbulents édité chez Médiapop (co-créateur de l’inénarrable revue Novo), une parentèle apparaît avec On n’y voit rien. Alors, certes, les différences existent : réalisé par Nicole Marchand-Zañartu avec la collaboration d’Isabelle Chabot, Véronique Huyghe, Valdo Kneubühler, Nelly Kuntzmann et Elisabeth Pujol, Les Grands Turbulents est un livre collectif. Il réunit les textes de cinquante-quatre contributeurs se prêtant à l’exercice de description de portrait d’un groupe d’artistes. À la diversité des auteurs répond celle des « turbulents », de leur pays, leur nombre, leurs actions et créations, ou de leur durée de vie. Si progressivement un territoire émerge – celui d’un monde où les individus traçaient par le collectif une voie alors impensée, entre subversion et refus de l’ordre établi –, si des résonances faisant fi des continents, des périodes et des disciplines apparaissent, Les Grands Turbulents propose aussi, comme On n’y voit rien, de regarder les œuvres différemment. Émancipées de l’autorité d’un discours uniquement savant ou universitaire, ces images et textes nous rappellent qu’interpréter, c’est autant réapprendre à regarder, tenter d’élucider, que jouer.

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Comment sont nés Les Grands Turbulents ? En travaillant sur l’ouvrage Images de pensée [livre édité à la Réunion des musées nationaux et réunissant des dessins, schémas, ou esquisses d’auteurs, philosophes, poètes chercheurs, etc., ndlr], je fréquentais un peu la maison et j’étais frappé de voir que les seules photos publiées, visibles, de groupes étaient en général celles de Dada et des Surréalistes. Convaincue qu’il devait en exister d’autres, j’ai commencé à chercher. Après avoir écarté les groupes politiques pour m’en tenir aux littéraires et artistiques, j’ai rencontré par Valdo Kneubühler, un ami chercheur à la Cinémathèque, Nelly Kuntzmann, conservatrice à la Bibliothèque nationale de France, qui a souligné l’importance qu’ils nous regardent dans les yeux. Dès le début, j’avais ce souhait d’une image qui ne soit pas « volée », et le fait qu’ils regardent l’objectif atteste de ce désir. Tous ont la volonté de s’exposer. Progressivement, de cent cinquante groupes environ nous sommes arrivés à cinquante-quatre. Et de là, à cinquante-quatre auteurs, aux profils aussi différents que les groupes réunis… Aimant les chemins de traverse, j’ai confié l’écriture des textes à des personnes très diverses, écrivains, musiciens, poètes, philosophes, chercheurs, cinéastes, contactées via des connaissances, ou rencontrées par les hasards d’internet. Certains sont des spécialistes pourrait-on dire de leur groupe (je pense par exemple à Jean Lauxerois, Les Romantiques d’Iéna ; à Jean-Philippe Jaccard, Oberiou ; à Yves Tenret, Cobra ; à Isabelle Després, les Conceptualistes moscovites ; à Marianne


Bujard, les Etoiles – Xing xing ; Jean Seisser, Bazooka, etc.), d’autres avaient une attirance pour tel ou tel groupe, une curiosité, d’autres, enfin, n’ont pas eu le choix. Mais aucun n’a refusé et cela pour moi tient du miracle, qui s’est enchaîné avec la chance de l’édition. Ce travail sur les groupes a été luimême réalisé par un groupe qui s’est constitué sans se connaître… Pourquoi ouvrir l’ouvrage sur un groupe antérieur à l’invention de la photographie ? J’avais l’intuition que les groupes débutaient avec les romantiques allemands, parce qu’on retrouve dans leur fonctionnement cette attirance, cette alchimie collective, et le philosophe Jean Lauxerois m’a confirmé cette hypothèse. Ce qui est extraordinaire dans les Romantiques d’Iéna, c’est qu’en juste deux ans, ils changent le visage de la littérature. Ils travaillent ensemble et vivent dans une extrême proximité. Jean Lauxerois écrit dans son texte qu’il se mêle dans ce groupe – comme dans tous – « vie et pensée, poésie et philosophie, art et politique ». Vous dites dans la préface que « désormais, c’est autour de projets rassemblant des compétences diverses que se forment des collectifs d’artistes ». Pourquoi différencier ainsi le groupe du collectif ? Le groupe n’exclut pas la vaste question de ce qui est commun, communautaire, collectif, qui surgit à partir de 1830/1848 avec le romantisme et la révolution, et qui n’a peut-être jamais été étudiée dans toute la complexité philosophique, politique qu’elle mérite. Quand je dis que les collectifs ont pris la place des groupes, je pense au collectif de façon restreinte, tels qu’entendu après 1980. Là où le groupe découvre en faisant ensemble, les membres d’un collectif se réunissent aujourd’hui pour un « projet commun » défini au préalable et leur geste répond à des problématiques de production. Même s’il peut donner lieu à la création de formes nouvelles, celui-ci n’ouvre pas sur des terres inconnues qui dépasseraient la réalisation de leur but plus immédiat. L’horizon est plus fermé. Sans compter que dans la réalité concrète, l’utopie s’est brisée et il en fallait une grande dose pour se lancer à corps perdus dans l’aventure souvent houleuse, ou pour résister aux coups du sort comme l’ont fait certains turbulents. Il y a aussi dans le groupe le phénomène d’allégeance : ce sont des personnalités fortes qui abandonnent leur « je » pour former un « nous ». Mais c’est une allégeance sans servitude, personne ne dirige – et c’est d’ailleurs pour cela que la majorité des groupes n’a pas duré très longtemps : le « je » a repris le dessus sur le « nous »… 82

Il y a néanmoins un contraste entre le qualificatif de « turbulent » et l’austérité, le caractère sérieux de nombre de prises de vues ? Si le formalisme de certains portraits peut surprendre, il relevait souvent d'une moquerie, d’une irrévérence face aux portraits officiels. Comme s’ils nous disaient : « nous avons l’air sages, comme ça, mais cela ne va pas durer … » Il y a aussi parfois des jeux de référence : au sujet du groupe d’avant-garde russe Queue d’Âne, l’auteur du texte et rédacteur en chef de la revue Europe Jean-Baptiste Para évoque l’iconographie russe, où « la notion de visage intègre non seulement la face mais aussi les mains ». L’une de ses membres Natalia Gontcharova était sensible à l’art de l’icône et aux images populaires, ses peintures se sont pour un temps inspirées des loubki que l’on pourrait rapprocher de nos images d’Épinal. Peutêtre est-ce cela qui a inspiré ce portrait avec toutes les mains des artistes posées à plat sur les genoux. Pourquoi intégrer le Nouveau roman ? Nous voulions « démonter » un groupe qui n’en était pas un. J’ai été très liée à Claude Simon et à Réa Karavas sa seconde épouse, et lorsqu’ils parlaient des autres auteurs du Nouveau roman, il était clair qu’ils ne se voyaient pas entre eux à part un ou deux. La photo publiée, qui a toujours été présentée comme la photo officielle du Nouveau roman, a été mise en scène, commandée par leur éditeur Jérôme Lindon. Mais ils n’ont jamais fait groupe, c’était les Éditions de Minuit et l’audacieux Jérôme Lindon qui les reliait. Leur détachement, même dans l’espace, leur chacun pour soi est l’envers de l’esprit des Turbulents. Ce faux groupe est comme un contrepoint pour montrer ce qui constitue justement un vrai groupe. Et terminer par les Guerrilla Girls ? Parce que – et plusieurs auteurs le relèvent – il y a peu de femmes sur les photographies réunies. Si elles existent au sein des groupes, elles ne sont pas toujours présentes lors de la prise de vue. Mais pourtant, elles sont là. Comme l’écrit l’auteur, plasticien, photographe et vidéaste Philippe de Jonckheere, « Les Guerrilla Girls, c’est la fin de l’histoire de l’art. De cette histoire de l’art-là », qui n’a eu de cesse d’éliminer les femmes. — Les Grands Turbulents. Portraits de groupes 1880-1980, chez Médiapop éditions www.mediapop-editions.fr


KidiKunst Sur le bout de la langue Par Mylène Mistre-Schaal Photo : Pascal Bastien

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Jeune maison d’édition strasbourgeoise, KidiKunst s’est forgé un caractère sur mesure : la littérature jeunesse, un rapport singulier au bilinguisme et une place de choix accordée à l’illustration. Voir se dessiner les traits d’un visage dans les nœuds d’un tronc d’arbre ou déceler la silhouette d’un animal dans le flot des nuages, est une expérience que beaucoup d’entre nous connaissent. Une assimilation de formes par surprise ou par jeu, qui nourrit l’imaginaire. C’est avec une poésie toute personnelle que Sag mal, comment on fait les animaux ?, deuxième album publié par KidiKunst, reprend à son compte notre goût pour les métamorphoses. Une réponse inventive à la question des origines de la vie, à hauteur d’enfant. On l’entend déjà dans le choix de ce titre, Barbara Hyvert, fondatrice de KidiKunst, entretient un rapport très particulier au langage. Ayant grandi dans une famille binationale, le métissage de l’allemand et du français est à ses yeux quelque chose de naturel. « Quand on est bilingue, on se crée en quelque sorte son langage, c’est un jeu ! » Une singularité qui est devenue une des marques de fabrique de sa maison d’édition. « Mêler les deux langues était l’occasion de créer quelque chose de nouveau. Je ne voulais pas être dans un modèle trop pédagogique ou didactique, je préfère vendre du rêve aux enfants en racontant une histoire… » Elle encourage une forme de bilinguisme peu conventionnelle qui s’exprime autrement que par la traduction littérale. À la clé, point de texte avec sa traduction en miroir, point de redondances mais des illustrations qui peuvent pleinement se déployer. Chacun des trois albums jusqu’ici publiés par la jeune maison d’édition donne lieu à sa propre hybridation bilingue et invente de nouveaux modes d’imprégnation de la langue. Dans Lunes…eine mondlose Nacht, premier livre édité en 2017, l’histoire débute en français, pour se finir en allemand. L’entrée dans la langue germanique 84

est progressive, comme une immersion en douceur. Lancé à la poursuite de la lune disparue, le lecteur veut connaître le dénouement de l’histoire et en oublie presque le changement d’idiome. S’il veut connaître la fin, il faut qu’il se prenne au jeu ! Avec Sag mal, comment on fait les animaux ? (2018) chaque phrase est l’occasion d’un métissage, souvent poétique, du français et de l’allemand. Les langues, les consonances et le sens se tissent tout en éveillant la surprise, sans pour autant perturber la compréhension. Le dernier né, Mes petits gâteaux de Noël, envisage la langue sous l’angle des compétences et des savoirs. « Au fil des recettes, l’enfant peut associer un mot, un geste et une action : c’est un apprentissage ludique ! » Des modes de lecture variés qui parlent sans aucun doute à l’imaginaire des enfants. « Un adulte plus “éduqué”, ou disons clivé, risque d’être surpris », précise l’éditrice, par ailleurs enseignante bilingue à Strasbourg et anciennement responsable du service éducatif de Stimultania, entre autres fonctions au sein du pôle photographique strasbourgeois. « Je teste les livres sur mes enfants et dans les classes. Généralement, c’est un bon indicateur ! » L’édition jeunesse est aussi l’occasion pour Barbara Hyvert de renouer pleinement avec sa sensibilité d’historienne de l’art. « J’ai un regard très pictural qui porte une grande attention aux détails


Hérissons © Suzy Vergez, Sag mal, comment on fait les animaux, 2018

et à la poésie inhérente à l’image. Indubitablement, je fonctionne au coup de cœur artistique ! » Un goût qui se ressent dans le choix des illustrateurs à qui elle laisse « page blanche ». Pour Lunes…eine mondlose Nacht, Mélanie Vialaneix déploie des ambiances nocturnes à la patine travaillée. Elle choisit la peinture sur bois et une touche dense, presque matiériste, qui évoque les reflets de la lune au travers des feuilles, ou la lumière changeante qui moire le plumage d’un hibou. Les lignes plus dépouillées des papiers découpés de Suzy Vergez, ancienne élève des Arts Décoratifs de Strasbourg, se prêtent quant à elles aux facétieuses métamorphoses animales de Sag mal… Le cactus se fait hérisson, les rebonds d’un ricochet se muent en poisson d’eau douce et des rondins de bois flottants prennent les contours de crocodiles, comme si de rien n’était. Le format des pages favorise le dévoilement, avec une page rabat qui se déploie, permettant de mieux suivre des yeux le processus de transformation. « Si j’ai une prédilection pour les univers doux et poétiques, je ne suis arrêtée sur rien et je suis prête à explorer des rythmes et tons variés », souligne l’éditrice. Pour preuve, un album est en cours de production, avec Patrice Seiler, qui s’éloigne un instant de son univers de bric et de broc, le temps de dresser l’his-

toire d’un loup migrant. « On y retrouvera un trait assez proche de la caricature et une dimension sociale plus affirmée. » Un éclectisme qui signe une envie de diversité sans cesse renouvelée, « il ne s’agit pas d’exploiter un concept qui a bien marché et de le développer cinquante fois dans une série d’ouvrages, mais de trouver une autre manière de faire de la littérature enfantine. » Avec KidiKunst, Barbara Hyvert, exploratrice anticonformiste des langues, nous met sur la piste de beaux albums qui ne s’épuisent pas à la première lecture et qui suscitent de nouvelles manières de raconter des histoires. ­— Mélanie Vialaneix, Lunes…eine mondlose Nacht Suzy Vergez, Sag mal, comment on fait les animaux ? Barbara Hyvert, Marion Pedenon, Mélanie Vialaneix, Mes petits gâteaux de Noël - Meine kleine Weinachtsbäckerei Éditions KidiKunst www.kidikunst.eu

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Le réel confronté Le cinéma reflète les préoccupations du moment. En cela, il se doit d’aborder des sujets comme la question des sexes et genres dans l’évolution de la société d’aujourd’hui. Le sublime Girl de Lukas Dhont continue d’alimenter une réflexion sensible mais nécessaire.

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Sexes & genres Un autre regard Par Cécile Becker ~ Photos : Henri Vogt

Regarder Girl du réalisateur Lukas Dhont a été l’occasion d’interroger les représentations des sexes et genres au cinéma.

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Rien à signaler. Les premières minutes de Girl, film du jeune Lukas Dhont notamment remarqué lors du dernier festival de Cannes, sont sidérantes de calme : Lara, jeune transgenre en plein traitement hormonal, est entourée de bienveillance. Les seules violences seront celles qu’elle s’inflige. Pour devenir danseuse étoile et la femme qu’elle est déjà aux yeux des autres, elle poussera son corps au-delà du supportable. Que faire d’une enveloppe physique qui nous contraint ? Le fait même d’être étonné par la bienveillance de son environnement social est révélateur du regard d’ordinaire porté par le cinéma sur ces histoires-là. Pour comprendre, il faut revenir à l’histoire, et surtout prendre conscience que représenter la large palette des sexes, genres et sexualités au cinéma, c’est bien sûr énoncer leurs existences, mais aussi participer de la construction du regard de la société même. C’est le féminisme, et d’abord, la lutte contre la vision stéréotypée des femmes largement diffusée par le cinéma hollywoodien classique (et la Nouvelle Vague française !) qui a permis de rendre visibles ces questions au sein de la culture. Dans les années 70, les femmes sont souvent confinées à des rôles de séductrices – partant du principe que c’est par ce biais qu’elles exercent leur pouvoir –, leur apparition à l’écran sert à valoriser les personnages masculins, à provoquer le plaisir du spectateur masculin (qui est longtemps resté le maître étalon des salles obscures pour des raisons elles-mêmes obscures…) et donne dans le même temps aux femmes une vision erronée de la manifestation de leurs propres désirs. Si presque 50 ans plus tard, une majorité écrasante de films perpétue cette triste tradition, les féministes de l’époque montent au créneau et notamment auprès des centres de recherche pour qu’ils se penchent sur les représentations des minorités sexuelles et sexuées. Stuart Hall, théoricien alors directeur du Centre for Contemporary Cultural Studies en Angleterre, qui concentrait ses analyses sous l’angle exclusif de la classe sociale, dira que le féminisme aura « redessiné la cartographie des cultural studies et chaque champ de la vie intellectuelle critique ». Et notamment en soulevant dans le même temps la représentation des minorités raciales. C’est suite à cette prise de conscience que ces cultural studies interrogeront les représentations de l’homosexualité, de la question trans, des multiples sexualités au sein de l’art en général sans pour autant qu’elle soit plus (et mieux !) représentée au cinéma. Le regard reste encore aujourd’hui majoritairement normé (couple hétérosexuel, envies d’enfant, relations sexuelles génito-centrées, etc.) et stéréotypé (les femmes cherchent l’amour, adorent le shopping, les homosexuel.le.s efféminés ou masculinisées, etc.) Alors que faire ? Récemment à Strasbourg, le Fo-

rum mondial de la démocratie accueillait plusieurs débats autour de la représentation des femmes au cinéma qui ont soulevé l’importance des statistiques (premier acte militant) et la nécessité pour les femmes d’accéder aux postes de responsabilité qui permettra forcément d’élargir le spectre des représentations (au même titre que dans les autres milieux). Si la présence des femmes réalisatrices est plus importante en France que dans les autres pays européens – entre 2012 et 2016, 20% des films français sortis en salles l’ont été par des femmes –, reste que la légitimité d’un regard critique sur les œuvres reste tabou au nom de la sacro-sainte religion de l’art. En 2019, un bonus aux subventions pour les films « exemplaires en matière de parité » devrait être mis en place, comme souhaité par la précédente ministre de la Culture Françoise Nyssen. Sanctions ? Quotas ? Incitations ? En attendant, chaque spectatrice et spectateur peut soumettre les films à son propre regard critique : un exercice révélateur et forcément salvateur.

Lukas Dhont Réalisateur de Girl Vous auriez pu choisir de montrer la violence du corps social à l’égard des transgenres, mais vous abordez du point de vue de la souffrance et de la douleur intimes que traverse Lara. Pourquoi ? Lorsqu’on fait un film avec un personnage LGBT – je me permets ici de généraliser – on montre souvent un environnement difficile, qui n’est pas bienveillant mais violent à l’égard de ce personnage-là. Il se retrouve à devoir convaincre ou combattre le monde autour de lui. De fait, nous ne sommes pas focalisés sur le personnage principal mais sur ce qui l’entoure, comme s’il fallait convaincre les autres... Je ne voulais pas montrer les réactions autour d’elle mais son combat contre elle-même. Comme toutes les adolescentes, son corps ne résonne pas avec ce qu’elle ressent, et c’est bien plus compliqué pour Lara. L’important était de ne pas la présenter comme une héroïne ou une victime mais comme un être humain. Son portrait est complexe parce qu’elle fait ses propres erreurs : elle est aussi belle que destructive. Selon vous, pourquoi s’attend-on encore à cette violence alors que le monde d’aujourd’hui est heureusement plus ouvert et plus apte à accepter la multitude des identités ? La société se transforme mais une partie de cette société se radicalise. Je suis moi-même très confronté à cette radicalité. Pendant ma tournée 88


— Il faut beaucoup aimer les gens pour faire des films. — Lukas Dhont

promo en France, j’ai lu l’histoire d’un comédien agressé parce qu’il embrassait son copain... En 2018, nous sommes toujours confrontés à cette violence envers les personnes trans. Elle existe, elle est visible. Il nous est tellement commun de voir cette violence que nous pouvons être surpris d’être confrontés à la bienveillance. C’est paradoxal... Personnellement, je n’aime pas trop ces films qui présentent les héros contre les méchants et vice versa, je préfère les nuances. Même s’il y a dans mon film des moments de transphobie, comme avec ce professeur qui demande aux autres élèves d’accepter ou non la présence de Lara dans les vestiaires des femmes, ils agissent de la sorte parce qu’ils pensent bien faire. Le simple fait de se dire qu’ils pensent bien faire, ajoute une couche supplémentaire de réflexion. Ce corps trans, bien souvent invisibilisé est ici offert sous toutes ses coutures. Ce geste de réalisateur d’aller tout contre le corps et de le suivre jusque dans ses limites est très fort ! Je voulais vraiment faire un film corporel. Déjà dans mes court-métrages le corps et la danse étaient très présents. Pour plusieurs raisons. D’abord, l’adolescence n’est pas très loin derrière moi, c’est une phase de la vie très “corporelle” à cause de la transformation de corps qu’on avait connu. Ma sexualité est quelque chose qu’il m’a été difficile d’aborder, pendant très longtemps je me suis interdit les relations intimes. Donc cette relation à son propre corps que l’on porte et au corps de l’autre a toujours été très importante dans mon travail. C’est vraiment ce que j’ai essayé de faire avec le personnage de Lara, avec, pour elle, une couche supplémentaire : elle choisit un monde où elle est obligée de travailler avec ce corps. C’est en lisant un article sur Nora, une femme transgenre évoluant dans le monde de la danse classique que j’ai vu l’immense potentiel cinématographique. Girl, c’est son histoire à elle. Comment gère-t-on cette responsabilité de porter avec justesse le témoignage d’un.e autre ? En ce qui me concerne, je dois en quelque sorte tomber amoureux de mon sujet. J’étais en complète

admiration devant Nora, ne serait-ce que parce qu’elle met au défi les normes de la société. J’ai discuté avec elle pendant 4 ans, elle m’a permis d’accéder à une compréhension presque totale. Toutes ces informations formaient une base solide qui m’a aidé à représenter son conflit intérieur de manière juste et j’espère élégante. Tout le monde ne trouvera sans doute pas le film réussi, mais je l’ai fait avec le plus de respect possible. L’empathie est-elle nécessaire ? Il faut beaucoup aimer les gens pour faire des films. Et il me semble que justement, la force du cinéma c’est de pouvoir créer de l’empathie, à tous les endroits, pour que la spectatrice et le spectateur apprennent quelque chose de situations auxquelles elle et lui n’ont jamais été confronté.e.s. Le cinéma doit absolument servir à cela. 89


À voir et à vivre Jeff Wall l’affirme : en photographie comme en peinture, on a le sentiment d’assister à quelque chose en train de se passer. Dans l’Est, on le confirme : en arts, il se passe bien des choses. Toutes plus appréciables les unes que les autres. 90


JEFF WALL

CHERCHER LES SIGNES Par Benjamin Bottemer

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Jeff Wall, Summer Afternoons, 2009, 2 impressions Lightjet 183 × 212,4 cm and 200 × 251,5 cm Collection de l’artiste © Jeff Wall

Au Mudam, les fascinants tableaux photographiques de Jeff Wall jouent avec nos perceptions et notre imagination. Connu pour ses grands formats et ses mises en scène savamment étudiées, Jeff Wall emprunte aux grands peintres classiques comme aux cinéastes la dimension à la fois documentaire et fictive de leur œuvre. Depuis la fin des années 70 et Picture for women, l’un de ses premiers clichés devenu emblématique empruntant au tableau Un Bar aux Folies Bergère de Manet, jusqu’à Mask maker ou Listener, montrés pour la première fois dans un musée en Europe, le Mudam de Luxembourg propose avec son exposition Appearance un panorama du travail de l’artiste canadien. Un titre qui signifie à la fois « apparence » et « apparition » et dont le sens est intimement lié à la photographie et à l’appréhension par Jeff Wall de la figure humaine. « Un personnage représenté dans une image reste une 92

énigme », dit-il. La grande majorité de son travail et son essence-même est donc constituée de mises en scènes, reproduites en studio ou sur le lieu où elles se sont déroulées. Puissamment évocatrices au premier regard, fascinantes par leur allure d’icônes profanes, les images de Jeff Wall fourmillent souvent de détails que l’on se plaît instinctivement à traquer en tentant d’imaginer leur signification profonde. Mais pour l’artiste, c’est l’émotion qui compte avant tout : « L’important, c’est l’expérience, pas le savoir. » Exposé depuis 40 ans dans le monde entier, Jeff Wall est un remarquable et infatigable pédagogue, offrant aux journalistes venus à sa rencontre une longue introduction, une visite guidée et de nombreux entretiens. Tout en ayant, avec beaucoup d’adresse, la sagesse de préserver le mystère et de laisser parler les images. Pouvez-vous nous raconter comment s’est forgé votre pratique photographique ? Quand j’ai débuté dans les années 70, le photoreportage dominait. C’était une valeur essentielle pour les médias, l’histoire, la science... Les photo-reporters ont accompli un important travail de témoignage, mais je trouvais cela limité de restreindre la photographie à cet aspect-là, artistiquement parlant en tout cas. Je voulais avoir davantage de liberté, donner à voir des images sous un angle différent. Je pense que c’est le rôle de l’artiste.


Une exposition rétrospective comme Appearance est-elle l’occasion pour vous de porter un nouveau regard sur votre travail passé ? Je ne vois pas souvent mes photos ensemble ; il me faudrait un très grand studio ! Donc oui, c’est une occasion de recomposer mes travaux, comme un roman dont chaque photo serait un chapitre. Ou comme un journal visuel de votre parcours ? Je n’appréhende pas cela de façon aussi personnelle car je veux que mon travail soit accessible aux autres, c’est à eux que je m’adresse. Dans Summer afternoons [un diptyque où un couple, nu, est étendu de part et d’autre d’un appartement, ndlr] la pièce est une reconstitution d’un lieu où j’ai vécu il y a de nombreuses années, mais ce n’est pas une scène autobiographique, un moment d’un journal intime. Ça reflète plutôt une humeur, un ressenti, l’association d’émotions dans mon esprit. Vous expliquez aussi que beaucoup de vos mises en scène sont issues de moments fugitifs auxquels vous avez assisté ; tentez-vous de les recréer ? Non, car à la suite de cet événement les gens, les images se mettent à exister différemment dans mon esprit, dans ma mémoire et prennent une autre dimension. Si des choses m’échappent, si mon souvenir est moins net, cela revient sous d’autres formes au sein de la mise en scène. Lorsque l’on me demande : « Cette scène est-elle réellement arrivée ? » Je réponds : « Oui, deux fois ! » Ces images peuvent aussi survenir pendant un moment de détente, pendant une lecture, comme dans un rêve éveillé. Je considère également cela comme un événement qui est réellement arrivé, impossible à reproduire fidèlement. Il y a une vraie curiosité, en tant qu’observateur, pour l’histoire qui est derrière chaque photo : celle qui l’a inspirée, et aussi celle de sa mise en scène. Je pense tout de même que c’est plus intéressant de ne pas savoir « comment ça marche ». L’histoire la plus intéressante, c’est celle qui survient dans votre esprit lorsque vous regardez la photo. Lorsque je l’ai prise, j’ai stoppé le cours d’un événement, sa narration, et c’est celui qui regarde qui la remet en marche, par son imagination, son point de vue ; je trouve ça fascinant. Tentez-vous d’exercer un contrôle total sur vos photos ? Ça fait 25 ans que dans la presse j’ai une réputation de control freak ! Vous ne pouvez pas tout contrôler. Il y a tant d’accidents dans mes photos... Je contrôle ce que je peux, ou ce que je crois contrôler, que j’espère contrôler... Je travaille avec des modèles, des acteurs souvent amateurs, les personnes qui étaient présentes quand j’ai observé la scène. Vous ne pouvez pas réellement contrôler les 93

gens, parfois c’est même inutile. Qu’est-ce que l’on doit maîtriser ou pas ? C’est comme un jeu. Est-ce difficile de se dire « j’arrête là, j’ai ma photo » ? Bien sûr, mais vous devez absolument le savoir. Tous les photographes sont confrontés à ce problème. Parfois je peux travailler très longtemps, parfois seulement quelques minutes. Ce n’est pas la complication qui m’intéresse, mais même si je pense avoir la meilleure je continue à essayer, et je passe beaucoup de temps à choisir une image. Mais une fois que c’est fait, elle devient forcément « the good one ». En tant que photographe vous devez absolument être convaincu que vous avez choisi la bonne, sinon... vous avez un problème ! Je viens de finir une photo d’une petite fille que je faisais poser. Elle avait quelque chose de très simple à faire. Je suis revenu pendant dix jours car on ne pouvait pas la faire travailler très longtemps, et elle s’améliorait continuellement, mais paraissait moins vivante que pendant les dix premières minutes du premier jour... Entretenez-vous une empathie pour les personnages que vous mettez en scène ? Même s’ils entrent dans une composition et semblent y tenir un rôle « d’élément », on a le sentiment qu’ils sont plus que cela. Mettre quelqu’un en images nécessite toujours un minimum d’affection pour lui, pour ce qu’il fait. Que ce soit envers des personnes, des objets, des atmosphères, une photographie est toujours affective, mais je ne crois pas qu’il y ait là quoi que ce soit de sentimental. On m’a souvent interrogé sur la présence de « marginaux » dans mes photos, mais je ne les place pas dans des catégories, j’essaye justement de les extraire de cela. Par exemple, Mask maker montre quelqu’un qui se dessine un masque dans la rue : on peut très bien imaginer ce qui se passe dans sa tête, ses problèmes, mais c’est impossible de le savoir. Parfois c’est soi-même que l’on voit dans ces moments-là, comme dans un miroir, et on ressent un effet de connexion, mais ça reste indéfinissable. En mettant en scène la réalité, on pourrait dire que vous êtes à la fois un témoin et un illusionniste. Illusion, un terme intéressant : c’est voir quelque chose qui n’est pas là, ou ne pas voir quelque chose qui est là... Avoir la capacité de voir, d’observer est quelque chose de magnifique, et prendre une photo témoigne du fait que vous êtes heureux d’avoir vu cette image, et reconnaissant qu’elle existe. — APPEARANCE, exposition jusqu’au 6 janvier 2019 au Mudam, à Luxembourg www.mudam.lu


Pompidou-Metz Des yeux dans le noir Par Benjamin Bottemer

Visions incertaines, faune interlope et voyages cosmiques captent nos rétines dans l’exposition Peindre la nuit au Centre Pompidou-Metz. Elle joue avec nos perceptions, alimente nos fantasmes et notre créativité, elle est le théâtre des tourments de l’âme humaine et de ses excès : la nuit agit comme un puissant révélateur de nos penchants et constitue une source inépuisable d’inspiration pour les artistes. C’est dans son domaine que s’aventure la nouvelle exposition du Centre Pompidou-Metz, qui s’attache plus particulièrement à la peinture moderne avec des incursions dans la photographie, l’installation et la sculpture, et présente également des œuvres contemporaines. Variations de lumière et ambiances sonores viennent habiller un voyage au bout de la nuit dont les différentes étapes abordent la nuit comme sujet et comme instant de création, dans la ville ou dans l’atelier jusque dans les étoiles, le cosmos et les rêves. 94

Vers l’aube électrique Dans la première galerie, les lucioles du film Kelip Kelip de Jennifer Douzenel annoncent les premiers vertiges, dans une obscurité quasi-totale. On découvre ensuite de ténébreux clichés d’Edward Steichen, les saisissants nocturnes de Winslow Homer avec Nuit d’été et ses reflets aquatiques sur un tableau comme une scène de théâtre, de Kupka et sa vision Le Parc de Saint-Cloud la nuit ou encore les couleurs exacerbées, presque psychédéliques, de Jan Sluijters dans son Maanacht IV. Puis la ville entre dans le champ. De l’éclairage au gaz jusqu’aux néons et lumières électriques, autant de lueurs qui habitent les œuvres de Claude Monet (Leicester square, la nuit) ou encore Amédée Ozenfant lors de sa période new-yorkaise ; chez ce dernier, rues et gratte-ciels, verticalité et horizontalité se confondent, apportant un nouveau regard sur une métropole où planent les « mystères » comme le clame un tableau d’Ed Ruscha. Dans les recoins sombres On plonge au détour de ses rues dans une partie intitulée « Habiter la nuit », où l’on s’éloigne des étoiles pour se rapprocher de l’humain et de ses vices : les tableaux d’Auguste Chabaud, peintre des nuits parisiennes à la fin des années 1900, les photographies de Brassaï, le Paysage nocturne de Delaunay révèlent des contours inquiétants traversés de personnages hors-normes. Nouveau focus : nous voici dans l’atelier du peintre, antre de créativité et aussi de solitude : apparitions (Femme nue debout de Bacon, Le Prince de la nuit d’Henri Michaux), objets et idées confondues (Midnight Pass Road de Philip Guston), luttes contre les idées noires (Créatures nocturnes de Lee Krasner) paraissent avant de nous


Léon Spilliaert, Digue et plage, Chalet Royal et galeries d’Ostende, 1908-1909

laisser accéder à un stade supérieur de conscience, où les visions deviennent surréalistes. Nous voici hors de l’espace et du temps : on aperçoit des organismes plus ou moins identifiées (Croissance des plantes de Paul Klee ou le monstre volant de Hantaï) et des décors dantesques (Vision provoquée par la vue de la Porte Sainte-Denis par Max Ernst, La Destruction du Caire de François de Nomé). Juste derrière nous, les sculptures de Louise Nevelson mêlent l’inanimé et l’organique pour achever de nous convaincre : la nuit est bien vivante. Vertiges et équilibre On entre dans la galerie supérieure et notre sentiment se confirme : on a bien quitté l’univers du palpable pour entrer dans le cosmos. Les espaces se font plus vastes et plus ouverts, on pénètre dans le domaine des « Mangeurs d’étoiles », Picasso et sa Femme nue couchée observant le ciel étoilé, Sternenhimmel pour Augusto Giacometti, qui rappelle les sphères célestes des astronomes. Après un détour de la Terre à la Lune (les visions lunaires de la photographe Ann Craven ou Echos de Raphaël Dallaporta, qui dialogue avec le carbone et le graphite de Lala Rukh) et une immersion nocturne dans deux salles obscures au son spatialisé imaginées par Michael John Whelan (Les Ténèbres n’avaient nul besoin), on entre dans une vaste salle centrale. La part belle est faite ici aux sensations enveloppantes et aux grands formats comme le Nocturne en quatre parties de Darren Almond, où l’abstraction s’inscrit sur aluminium. Un Cercle de Kandinsky, Constellation de Gerhard Richter et le pop Moonscape de Roy Lichtenstein proposent autant d’ouvertures vers l’infini. Le vaste cube occupé par l’un des « concepts spatiaux » de Lucio Fontana clôt l’exposition face à une baie vitrée qui s’ouvre sur la

ville, invitant aux contemplations nocturnes. Il est au premier abord difficile d’apprécier « Peindre la nuit » dans sa globalité, difficile de trouver des repères face aux propositions foisonnantes et aux regards multiples de la centaine d’artistes exposés. On retient un dialogue intéressant entre des œuvres traversant toute la période moderne et des créations contemporaines parfois très récentes, et le parti-pris visible de « privilégier les sensations et les perceptions ». Si tant est que l’on se laisse emporter par cette nuit-là, elle nous le rend au centuple. — PEINDRE LA NUIT, exposition jusqu’au 15 avril au Centre Pompidou-Metz www.centrepompidou-metz.fr 95


Joana Vasconcelos, Betty Boop, 2010. Casseroles et couvercles en acier inoxydable, ciment. Coll. privée. Œuvre produite avec le soutien de Silampos. Courtesy Seoul Auction © Joana Vasconcelos / Adagp, Paris, 2018

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Visions of Joana Par Mylène Mistre-Schaal

Joana Vasconcelos investit le MAMCS de ses œuvres débridées et lève le voile sur 20 ans de créations.

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Sculpturale dans sa veste ondulante, énergique et souriante, Joana Vasconcelos maîtrise sans aucun doute le sens du détail. Elle raconte son œuvre d’une voix chargée de chaudes intonations et n’hésite pas à faire corps avec ses créations. Ses ongles peints lancent des éclats fuchsia, en harmonie chromatique avec la Valkyrie Material Girl, création monumentale qui lévite dans la grande nef du MAMCS. Nuage organique aux tons roses, cette étonnante sculpture déploie sa densité aérienne avec panache. Très couture, tout son corps est composé d’empiècements soyeux, métallisés ou pailletés, de protubérances de tissu et d’un lacis de perles finement tatoué à l’aiguille. Cette « personnalité féminine qui habille le hall, incarne l’espoir de la transformation, placé sous le double parrainage de Wagner et de Madonna ». Mutations, hybridations, subversions même, autant d’états de la matière qui se déclinent tout au long d’un parcours émancipateur au travers d’une vingtaine de créations de l’artiste portugaise. Le fil, qu’il soit de laine, de soie, filigrane d’orfèvre ou simple cheveu, s’enroule dans la plupart des installations présentées à Strasbourg. Il évoque la patience du geste, la minutie de l’aiguille ou la fantaisie du crochet, et tisse un rapport, souvent enchanté, à la matière. Comme ces tentacules céruléens débordant d’un évier en inox ou d’un pommeau de douche qui suggèrent la chevelure imaginaire d’une envoûtante sirène d’eau douce. Cabochons et lumières en restituent les reflets changeants. Mais la réalité du monde nous rattrape et nous invite à faire un pas de côté. Cette eau précieuse, répond aussi à la problématique actuelle de la gestion des ressources : « L’eau, c’est le plus grand privilège du monde, on l’oublie trop souvent. C’est un privilège d’occidental. En la figurant au travers de tissus et de textures élaborées, j’ai voulu en faire un objet proche du luxe, de l’ostentation et de la beauté. » Sorte de sorcière brodeuse, Joana Vasconcelos, jette un sort aux objets les plus banals et détricote les oripeaux de la vie domestique (plumeaux, pissotière, canapés fleuris…) sans jamais rompre l’équilibre entre décoratif et conceptuel. La sublimation de l’ordinaire est probablement la plus spectaculaire dans Coração Independente Vermelho, cœur composite formé de 5000 couverts en plastique. Une révision émouvante de la tradition du filigrane portugais, sertie dans un écrin musical. Le mouvement perpétuel de ce cœur suspendu nous enveloppe dans la sonorité lancinante du fado. Ses entrelacs de plastique sont l’aboutissement d’une réflexion menée autour de la matière première. « Habituellement, les bijoux en filigrane sont en argent ou en or. Ici, j’ai voulu prouver que le luxe est un concept, ce n’est pas une matière. Le luxe c’est une idée que l’on projette sur les objets. » Celle qui parle de ses ateliers (elle emploie plus d’une cinquantaine de personnes) comme d’une « manufacture de poésie » travaille aux confins de l’art et de l’artisanat. Joana Vasconcelos se dit


Joana Vasconcelos, Airflow, 2001. Cravates en soie naturelle, fer métallisé et thermolaqué, ventilateurs, matériel électrique, automate programmable, alimentation électrique, 222,5 × 166,5 × 155 cm, Collection privée, Lisbonne DMF, Lisboa/©Unidade Infinita Projecto © Joana Vasconcelos / Adagp, Paris, 2018

particulièrement sensible aux petites imperfections, à tel détail qui permet de distinguer la main d’une couturière ou d’une autre, à ces infimes variations qui font le charme de la singularité. Un regard d’artisan, une anthropologie de la matière qui la rapproche aussi de ses origines. « Pour mon travail, je m’efforce d’utiliser des laines portugaises, des tissus portugais, des éléments que je connais, sinon je sens qu’il y a quelque chose qui ne fonctionne pas… Le vert se fait olive, le jaune soleil et le bleu FC Porto ! Les couleurs ou les motifs doivent faire partie de mon identité et de mon intimité. L’intimité du quotidien en quelque sorte ! » Justement, la scénographie d’I Want to Break Free, a été envisagée comme un appartement, un intérieur qui dit quelque chose de la sphère privée et des traditions qui l’habitent. Autour de Big Booby, sorte de gros coussin cramponné au mur, Joana raconte : « Chez nous au Portugal, le moindre bout de laine perdue est gardé. Avec ces chutes, on confectionne un petit dessous de plat en crochet. » Des miettes de quotidien mises bout à bout, astucieusement ravaudées. Mais sous la houlette de l’artiste, la manique se métamorphose et prend des dimensions gigantesques, organiques. Jusqu’à devenir un sein bariolé au téton laineux. Le détournement est loin d’être neutre. Retenant les quatre coins de l’œuvre, des crochets de boucher en font une pièce de viande, brutalement transpercée. Sous la douceur, une allusion acérée, un 98

coup de griffe aux poncifs traditionnellement rattachés à l’identité féminine et à la sphère domestique. L’air de rien, il s’agit aussi de délier la trame de nos petites mythologies personnelles, pour en révéler la complexité voire l’hypocrisie. Casseroles chromées, innocentes peluches et même cravates deviennent les révélateurs d’une réalité contrastée. Airflow, penderie d’un genre nouveau se fait réceptacle de l’histoire d’une vie. « C’est une pièce qui parle d’un homme. Il était collectionneur de cravates et a fait appel à moi. Je n’ai pas sauvé toute sa collection, il y avait plus de 2000 pièces, mais j’ai sauvé son identité. J’ai passé une semaine avec lui et il m’a raconté l’histoire de sa vie à travers elles. J’en ai fait une sculpture animée. » L’installation, dresse le portrait de celui qui, au gré de ses humeurs et de ses voyages, pendait à son cou tantôt une floppée d’hippocampes sur fond bleu marine, tantôt un motif baroque composé de montres à gousset. Un tissu de souvenirs chamarrés, animé périodiquement par le souffle de plusieurs ventilateurs. Mais pourquoi les ventilateurs ? Réponse laconique, le sourire en coin : « Un mot : viagra. » Et la signification de l’œuvre bascule. De nostalgique elle devient facétieuse puis engagée au fur et mesure que son sens se dévoile. La cravate phallocrate fait écho à un thème qui imprègne plusieurs des pièces présentées à Strasbourg, touchant de près à « l’ambiguïté de l’identité de la femme contemporaine » et notamment à « la dualité entre la sphère publique et privée, entre la contemporanéité et la tradition ». C’est plus que troublant quand Joana Vasconcelos revoit l’homophonie du mot esposas, terme espagnol qui connote à la fois « épouse » et « menotte ». Le fil, habilement dompté par ailleurs, devient menotte pour mieux évoquer la violence d’un lien contraint ou inégal, « la femme prise au piège de la tradition ». Jeu sémantique pour une sculpture entravée qui pointe sans concessions un amalgame porteur de stéréotypes genrés. Une œuvre « très personnelle, presque autobiographique » dans laquelle la violence symbolique du mot devient, littéralement, physique. À Strasbourg, l’œuvre de Joana Vasconcelos, laisse poindre une infime touche de noirceur. Une noirceur toujours optimiste, comme un envers du décor sous les breloques, les paillettes et le « glamour ». Tout particulièrement quand sont abordées la dictature portugaise ou les sourdes violences du quotidien. In fine, Joana Vasconcelos tisse un réseau de fils souvent inattendus, à mi-chemin entre l’attrape-rêves et la fantaisie en demi-teintes, et nous prend, non sans plaisir, dans sa toile. — I WANT TO BREAK FREE, JOANA VASCONCELOS, exposition jusqu’au 19 février 2019 au Musée d’art Moderne et Contemporain de Strasbourg (MAMCS) www.musees.strasbourg.eu


CEAAC

Le numérique redessiné Par Grégoire Muckensturm

Marianne Mispelaëre, Palimpseste (stratégie d’évasion)

Présentée dans le cadre de Regionale 19, cette exposition de dessins se veut une référence directe à la vidéo du même nom de Harun Farocki. Dans cette vidéo, le réalisateur allemand, décédé en 2014, présentait l’évolution esthétique du jeu vidéo et sa manie de chercher à reproduire le réel. Le CEAAC répond aux problématiques de Harun Farocki en explorant l’influence réciproque du numérique et du dessin et en cherchant à savoir s’il est possible d’allier la logique intransigeante de la programmation à la gestuelle subjective de la représentation. Au cœur de l’exposition, le dessin se décompose entièrement pour prendre de nouvelles formes sous la main des sept artistes exposés. Il devient tridimensionnel lorsque Franziska Furter fait d’un simple trait mis en matière une sculpture s’échappant de l’aplat mural. Ce trait unique donne naissance à Scribble, qui une fois ordonné selon l’esthétique numérique se développe en structures polygonales. Comme pour reproduire l’histoire contée par Harun Farocki, ces sculptures montrent la tentative encore embryonnaire de se détacher des deux dimensions. La culture numérique est omniprésente, autant dans les formes que les techniques. Les sources sont piochées sur Internet puis reproduites à la main en gardant la qualité de l’image pixellisée. À la manière de l’absurdité du jeu vidéo qui s’évertue à recréer la nature avec le processus le plus abstrait, Franziska Furter utilise le numérique pour déconstruire ses sujets. 99

Tandis que Franziska Furter explore les balbutiements de l’esthétique numérique, Marianne Mispelaëre s’inscrit dans la programmation grâce à la performance où la gestuelle de l’artiste est normée par un principe. Mais la programmation est avant tout un langage, dont elle teste les limites jusqu’au point de disparition. Dans la création par programmation, c’est avant tout le choix ou le geste de l’artiste qui disparait. Cette thématique de la disparition représente la ligne sous-jacente de l’exposition qui rassemble tous les artistes présentés. À l’exemple de la série de Mireille Gros qui, en appliquant le processus de l’herbier, tente de remédier à la disparition d’espèces végétales en en créant des nouvelles par le dessin. Ou celle de Saba Niknam qui rappelle en les illustrant les mythes oubliés. À noter qu’en parallèle de cette exposition se déroulera la quatrième édition de Super Image dans laquelle le studio strasbourgeois de design graphique Horstaxe propose aux graphistes de sortir du travail de commande pour créer des affiches en toute liberté et interroger l’image à leur manière. — PARALLÈLE, exposition jusqu’au 24 février au CEAAC, à Strasbourg ceaac.org


Dancing in the street Par Mylène Mistre-Schaal

Eté 1518, les rues de Strasbourg deviennent la piste inattendue d’une épidémie dansante. 500 ans plus tard, le musée de l’Œuvre Notre-Dame propose un retour aux sources, nécessaire. Se laisser emporter par l’alchimie du groupe, par une complicité implicite, grandissante. Quand la danse entraîne hors du temps, là où rien ne compte plus que le rythme lancinant des basses. Se diluer dans l’espace et n’être plus que mouvement, presque au-delà du corps… Toutes précautions rétrospectives prises, c’est peut-être cette sensation, jouissive et délicieusement transgressive, qui nous rapproche le plus de ce qu’ont vécu les danseurs strasbourgeois de juillet 1518. Au cours de cet été caniculaire, sans préméditation, des dizaines d’hommes et de femmes se mettent à danser dans la ville, certains pour ne plus s’arrêter pendant plusieurs semaines. Cet épi100

sode médiéval de fièvre dansante, devenu mythique, reste entouré d’un épais nuage de mystère. Et en premier lieu, les origines de cette « folie » : conjonction astrale, maladie inconnue ou simple « échauffement du sang » ? Mouvements et déhanchés de ces choristes inclassables se sont dissouts dans les vapeurs de l’histoire. Gestes et sensations, fugaces, ne laissent que peu de traces quand ils ne sont pas fixés par la plume. Les musées de Strasbourg le constatent, aussi étonnant que cela puisse paraître, un véritable silence iconographique pèse sur cet été strasbourgeois. Bien évidemment, les enthousiastes couples gravés par Barthel Beham, nous laissent deviner la cadence d’un pas, le tourbillon d’un jupon, ou la vivacité d’un saut. Mais, s’ils nous renseignent sur les codifications culturelles de l’époque et la perception contrastée de la danse qui en découle, ils ne fournissent qu’un témoignage tamisé de ce qui a pu se dérouler à Strasbourg. En conséquence, pour donner du corps à cet épisode, « nous avons cherché des moyens pour incarner le phénomène autrement », résume Cécile Dupeux, conservatrice du musée de l’Œuvre Notre-Dame. « Nous avons souhaité replacer ce moment d’histoire dans son contexte, en nous basant sur les sources contemporaines de l’évènement pour tenter d’interpréter au plus près des faits. » À la manière d’un Cluedo du passé, les différentes salles d’exposition remettent les protagonistes historiques sur l’échiquier strasbourgeois (confréries, gouvernement de la ville, clergé et corps médical) accompagnés d’une poignée de pièces à conviction issues des archives locales : correspondance entre les instances du gouvernement urbain, ordonnances du Magistrat de Strasbourg,


chroniques, dont celle de Sébastien Brant témoin impuissant de ce qu’il appelle « l’effroyable maladie ». Les sources sont au cœur du propos, habilement présentées sur des pupitres permettant au visiteur de se les approprier en profondeur. En filigrane, ces textes délivrent un panorama de l’organisation de la cité depuis l’importance économique et sociale des corporations, la compréhension des rouages politiques, jusqu’aux inflexions nouvelles de la pensée médicale à l’orée du XVIe siècle. Au fil de l’intrigue, cet épisode vieux d’un demi-millénaire, devient aussi un excellent révélateur de notre rapport, souvent fantasmé, aux faits historiques. L’enquête nous amène dans le champ de l’imaginaire et invite à le défricher. À rebours de l’interprétation approximative, 1518 La fièvre de la danse, détricote les hypothèses émises par des siècles d’exégètes, historiens ou romanciers qui se sont approprié ou qui ont déformé l’épisode, forçant parfois le trait d’un moyen âge dégénéré. Un exemple parmi d’autres, la famine et l’hypothèse des carences retenues par certains comme l’un des facteurs majeurs à l’ori-

gine de l’épidémie dansante. Sans pour autant nier les difficultés économiques de l’époque, l’étude soigneuse des archives de la ville permet de relativiser toute éventualité de famine et de pondérer l’image d’un Strasbourg-cloaque en détresse. L’exposition introduit de la nuance dans la narration des faits, leur donnant un relief plus contrasté tout en laissant planer leur ambiguïté inhérente. « Le doute est plus utile que les certitudes, même s’il empêche de danser en rond », résume Georges Bischoff, collaborateur scientifique du projet avec l’historienne Elisabeth Clementz. Par-là, il nous invite à accepter que certains évènements échappent partiellement à l’Histoire et que notre passé, loin d’être un morceau de déterminisme, est un magma d’autant plus passionnant qu’il est complexe. — 1518, LA FIEVRE DE LA DANSE, exposition jusqu’au 24 février 2019 au musée de l’œuvre Notre-Dame, à Strasbourg www.musees.strasbourg.eu

Albrecht Dürer, « Couples dansants chutant dans une rivière en châtiment de leur attitude irrespectueuse lors de la Fête Dieu », gravure tirée de Hartmann Schedel, Chronique de Nuremberg, Nuremberg, Anton Koberger, 1493, folio CCXVII recto. Strasbourg, Cabinet des Estampes et des Dessins. Photo : Musées de Strasbourg, Mathieu Bertola

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3 femmes directrices des FRACs du Grand Est. 1 projet commun.

FRAC XX Par Marie Bohner

2017 a vu l’arrivée de 3 femmes à la tête des 3 FRACs du Grand Est, pour un projet élaboré en commun, sur le fil entre nécessaire mutualisation (c’est dans l’air du temps) et stratégies ambitieuses de bousculer les lignes (ouvrir les fenêtres en grand). Sylvie Zavatta, quant à elle, est à la direction du FRAC Franche-Comté depuis 2005. Être femme et directrice implique-t-il de proposer une autre place pour les femmes artistes dans les collections des FRAC ? Qu’est-ce que ça change, en termes d’arts plastiques et de représentation ? Premier constat : les femmes sont au cœur des expositions du moment, et rien que cela défie la coutume. On attend avec impatience le temps où cela sera un fait tellement commun qu’on ne verra plus l’intérêt de le souligner. On parlera alors juste d’artistes qui interrogent les représentations, les allers-retours entre la société et l’intime, de l’architecture qui définit les façons d’habiter l’espace au numérique qui s’infiltre au cœur des foyers. Des regards forts sur une société contemporaine en mouvement – et en plein rebattage de cartes. Citoyennes paradoxales Le point de départ est un constat : dans les fonds d’art contemporains du Grand Est, on compte 21,4% d’artistes femmes pour le Frac Alsace, 26.8% pour le Frac Champagne Ardenne et 37% pour la coopération 49 Nord 6 Est et Frac Lorraine. S’en suit le mot d’introduction de la commissaire d’exposition, Sonia Recasens, critique d’art spécialisée en histoire de l’art féministe : « Organiser une exposition pour révéler et dénoncer la sous-représentation des artistes femmes, c’est être confrontée à un dilemme : affirmer pour refuser la différence des sexes. Ce paradoxe sert de point de départ à l’exposition, qui emprunte son titre à l’ouvrage de Joan W. Scott La citoyenne paradoxale. Les féministes françaises et les droits de l’Homme (1998). Dans cet ouvrage de référence, l’historienne américaine étudie le paradoxe du féminisme français tiraillé depuis la Révolution entre différence et égalité : se battre contre l’exclusion et pour l’universalisme, en faisant appel à la différence sexuelle, celle-là même que le féminisme tente d’éliminer. » C’est de visibilité qu’il est ici question. Des artistes reconnues, d’autres émergentes, une quarantaine d’artistes et de collectifs puisés dans les fonds des FRACs Grand Est : Tracey Moffatt, Anita Molinero, Léa Lublin, Martha Rosler, Emma

Mïrka Lugosi, Persistance Romantique, 2013, collection Frac Alsace

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Dajska, Gaëlle Choisne, Julie C. Fortier… Montrer ces œuvres, pas parce qu’il existerait un point de vue spécifiquement féminin dans l’art qui ferait voir le monde autrement, mais parce qu’il s’agit d’abord d’égalité. Les voir aussi parce que le Palais du Tau offre un décor exceptionnel, utilisé avec humour et délicatesse, construisant des échos surprenants pendant la visite. Si communauté il y a dans les œuvres exposées, c’est peut-être dans la dénonciation des discriminations et des stéréotypes, de la domination aussi… Des ressentis universels, en résonance à des sociétés poussées vers les extrêmes, qui ne constituent en aucun cas la chasse gardée des femmes. Ici, on ouvre, on ne ferme pas. — CITOYENNES PARADOXALES, collections des FRACs Grand Est, exposition jusqu’au 9 décembre au Palais du Tau, à Reims www.palais-du-tau.fr House for a painting Une structure architecturale est pensée par Inessa Hansch, architecte et urbaniste belge, comme l’écrin qui accueillera ensuite les peintures de Susanne Kühn, artiste peintre allemande, avant d’y inviter aussi le visiteur. On y découvre l’ironie mordante de Susanne Kühn, passée par la très classique (et masculine) Académie des Beaux-Arts de Leipzig avant de découvrir une certaine idée de l’émancipation pop aux couleurs néon high tech aux États-Unis. Cela crée un mélange déconcertant de réalisme, de kitsch et de digressions fantastiques bourrées de références : le Sturm und Drang allemand, Caspar David Friedrich, Dürer, le jeu vidéo Minecraft, les dessins animés, la RDA et ses enseignements... Inessa Hansch travaille l’espace en 3 dimensions : celui qui permet de circuler à l’intérieur même de la structure. Elle pense l’urbanisme et le mobilier urbain. Comment apprivoiser l’espace ? Le dialogue est une façon, pour les deux artistes, de porter le regard plus loin que les surfaces, quelles que soient les tailles des espaces premiers, vers des horizons iconoclastes. — Exposition jusqu’au 31 janvier 2019 au FRAC Alsace, à Sélestat www.frac.culture-alsace.org

Je m’appelle Cortana L’exposition crée un dialogue entre des œuvres récentes de Sylvie Fanchon et des pièces de 17 autres artistes du FRAC Franche-Comté – de Richard Baquié à Annette Messager en passant par Marc Godinho – célèbre la puissance des mots et leur pouvoir évocateur. Sylvie Fanchon, toujours en formats simples et économes, révèle par des gestes qu’elle revendique « dégraissés » l’évidente intrusion des assistant.e.s numériques dans nos quotidiens. Microsoft dit : « Vous pouvez compter sur Cortana ». Google propose des réponses automatiques aux mails et des assistants de santé. En extrayant et en sublimant les expressions robotisées de l’assistant.e vocal.e, tellement proches de l’intelligence, si artificielle soit elle, Sylvie Fanchon souligne la puissance d’un outil qui s’impose discrètement, mais sans retour, pour une transformation radicale de notre environnement. — Exposition jusqu’au 13 janvier 2019 au FRAC Franche-Comté, à Besançon www.frac-franche-comte.fr 103

Claude Batho, Le linge mouillé, 1980, collection Frac Alsace


Marie-Hélène Fabra, Les esprits du lac, huile sur toile, 90 × 90 cm, 2018

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FERNET-BRANCA MONDES INTÉRIEURS Par Mylène Mistre-Schaal

La Fondation FernetBranca met en dialogue les créations de cinq artistes femmes et ouvre grand ses horizons. Des visages au bord de l’eau, comme des esprits veillant aux métamorphoses de la nature, une poupée de fusain au regard vide, plus loin, un cabanon solitaire à la lisière des bois, comme un refuge. Une mosaïque de visions aux tons et aux touches diverses s’invite sur les cimaises de la Fondation Fernet-Branca avec pour seul point commun, le médium : peinture et dessin. Un point commun qui ne contraint en aucun cas la singularité, laissant s’épanouir plusieurs univers. La touche vaporeuse, parfois floconneuse de Vanessa Fanuele laisse deviner les lignes d’architectures dépouillées ou l’enchevêtrement d’une forêt. Le temps y est comme suspendu. Avec des titres évocateurs (Sans fin, ni milieu, Éclats sauvages, Presque éternité), la peintre revendique l’évanescence et les « vérités chuchotées ». « La peinture prend forme et je veux, là encore, filtrer l’essentiel. Je la fais volontairement disparaître sous la fluidité de l’eau ou de la térébenthine comme pour éviter de trop cerner le sujet ou encore pour déjouer la séparation entre les choses. » Lui répondent les harmonies grises d’Haleh Zahedi, mises au service de thèmes plus inquiétants. Combats de coqs, hordes de corbeaux ou formes hybrides naissent d’un jeu souvent contrasté d’ombres et de lumières. Un halo étrange porté par une maîtrise du fusain et un sens certain de la dramaturgie qui renoue avec des thèmes expressionnistes. Plus franche, tant par la couleur que par la pâte, Marine Joatton évoque à sa 105

manière la fulgurance de l’impression. La présence de la matière picturale est cruciale pour la peintre, qui cite volontiers Munch, Nolde ou Baselitz comme inspirateurs. Et c’est vrai qu’Angélique, visage aux yeux creux nous évoque un peu les masques grinçants d’Ensor tandis qu’une série de toiles plus pointillistes dévoile une palette aux échos fauves. À mi-chemin, entre peinture et dessin, MarieAmélie Germain, ancienne élève des Arts Décoratifs de Strasbourg travaille le paysage à la manière de vanités silencieuses. Des formats où l’huile dialogue avec le fusain, comme deux parties d’un diptyque. Indépendantes mais complémentaires puisque le motif s’y prolonge troquant la couleur pour le noir et blanc. Les médias « se complètent et se révèlent. Chaque format est une tentative de trouver un équilibre et une forme de justesse. » Les cabanes qu’elle pose sur la ligne d’horizon de ces panoramas soulignent invariablement la jonction entre le ciel et la terre, donnant toute leur dimension aux éléments. Ces paysages dépouillés de présence humaine, « où l’émerveillement et l’ennui se mêlent confusément » intensifient le sentiment de solitude à la différence de ceux de Marie-Hélène Fabra, souvent habités de visages. Dilués dans de vastes lavis colorés, ces derniers évoquent parfois les divinités de la mythologie. Au détour de ses harmonies on croise notamment Narcisse et Echo. Les 5 artistes exposées à Saint-Louis, lèvent le voile sur leur « engagement poétique » en lui donnant plusieurs dimensions. Dans la géographie des sensibilités, plusieurs d’entre-elles situent leur art au-delà du genre, avant tout attachées à leur liberté et à la singularité de leurs émotions. Marie-Amélie Germain le pose comme une question ouverte : « Et si le fait d’être artiste annulait la dimension du genre ? » Vanessa Fanuele et Marine Joatton lui emboîtent le pas : « Je peins un monde intérieur qui n’a pas de genre ». — 5 FEMMES : L’ENGAGEMENT POÉTIQUE, du 25 novembre 2018 au 10 février 2019 à la Fondation Fernet Branca fondationfernet-branca.org


Musée Würth Des arts, des histoires Par Antoine Ponza

Paul Kiddo, Kolmanskop, D’un autre angle, 2014. Photo © Volker Naumann

Lors d’une visite guidée organisée par le Musée Würth d’Erstein en septembre dernier, les commissaires de l’exposition Namibia, L’art d’une jeune génération ont présenté quelques-unes des œuvres participant à l’essor artistique de ce pays d’Afrique australe. Elles ont été classées par thèmes (héritage, mondes spirituels…) et montrent la diversité de leurs créateurs : noirs et blancs, femmes et hommes, photographes et maquettistes, jeunes et moins jeunes. Pour mieux les comprendre, il faut revenir sur leur contexte historique. Située entre l’Afrique du Sud et l’Angola, la Namibie a connu le premier génocide du XXe siècle. Révoltés de la colonisation du 2e Reich allemand, les peuples Héréros et Namas, principaux habitants du territoire, subirent une répression sanglante. Après la Première Guerre mondiale, l’Afrique du Sud a été mandatée par les vainqueurs pour administrer la Namibie. Par voie de conséquence, le pays a connu une deuxième vague de colonisation blanche et l’apartheid. Dans les années 1960, un puissant syndicat d’inspiration marxiste naît et croît : l’Organisation du peuple du Sud-Ouest africain (Swato, en anglais, la langue toujours officielle du pays). Son but est de mener le territoire à une indépendance totale, d’abord par la lutte armée. Mais le parti, dans les années 1970, dérive vers un autoritarisme à la soviétique, et s’embourbe pendant vingt ans dans 106

un conflit inégal avec l’Afrique du Sud. Pendant ce temps, la population est également marquée par les inégalités ethniques et raciales, un grand nombre de blancs contrôlant les terres et infrastructures namibiennes. Avec l’apparition de nouveaux partis et l’appui de l’ONU, la Namibie proclame son indépendance en 1990. La jeune nation, comptant une superficie d’environ 1,5 fois la France pour un total de 2 millions d’habitants, fait face aujourd’hui à de nouvelles problématiques écologiques – inscrites dans sa constitution – et sociales. Malgré tout, « il y a une forme de continuité dans la manière de représenter l’histoire du pays », expliquent Claire Hirner et Alan Sabini, les commissaires de l’exposition. De manière générale, les artistes « s’inspirent du passé, mais ne parlent pas des guerres ». Les peintures “naïves” de Paul Kiddo, par mise en regard, affichent des paysages composites. Celle de la célèbre église luthérienne néo-romantique de Windhoek, la capitale, rappelle (ou accuse) en effet le poids d’un héritage complexe. — NAMIBIA, L’ART D’UNE JEUNE GÉNÉRATION, exposition jusqu’au 26 mai 2019 au Musée Würth, à Erstein www.musee-wurth.fr


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Le musée du château des Ducs de Wurtemberg de Montbéliard nous ouvre les coulisses de ses collections. L’occasion de mesurer tout le travail réalisé en amont et en temps réel. Et ainsi nous ouvrir le regard de manière plus générale sur le contenu des expositions de l’Est et les moyens développés pour nous faire vivre les œuvres. Tour d’horizon.

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étienne œhmichen, appareil photographique, 1re moitié du 20e siècle. Collections Musées de Montbéliard Photos : P. Guenat

Le musée mis à nu – Chapitre 2 Nous avons tous rêvé un jour de nous plonger au cœur des collections et de découvrir ainsi toutes les opérations qui entourent les œuvres acquises : examiner, inventorier, photographier ou localiser. Le musée du château des Ducs de Wurtemberg de Montbéliard nous offre cette entrée en coulisse avec une nouvelle mise à nu au cœur des collections ethnologiques issues des dons, achats et dépôts depuis le XIXe. Avec les professionnels, nous assistons à toutes ces missions essentielles sur près d’une année, révélant au passage un fonds considérable constitué de textiles, éléments issus du patrimoine industriel et autres objets. (E.A.) Jusqu’au 22 septembre 2019 au Musée du château des Ducs de Wurtemberg, à Montbéliard www.montbeliard.com 109


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Kawara On, 3 Nov. 1990, 1990 Inv. 05/94 © Photo Musées de Strasbourg, Mathieu Bertola

New York : The Eighties ; Part One Du New York des années 80 on retient souvent la verve Jean-Michel Basquiat, la sortie de l’art dans les rues à coup de graffs ou encore la montée en puissance du hip-hop. En contrepoint, les Eighties sont aussi celles de la crise d’une certaine modernité artistique, en particulier de la peinture. Le Consortium rassemble des artistes phares de Big Apple de l’époque (Dan Graham, Allan McCollum, Laurie Parsons…). Des créateurs en quête de formes nouvelles qui établissent un rapport critique à l’image sur fond de société consumériste. (M.M.-S.) Jusqu’au 20 octobre 2019 au Consortium Museum, à Dijon www.leconsortium.fr 110


in situ

Fantaisie Labarthe Tout récemment, le festival EntreVues à Belfort a consacré une rétrospective des films d’André S. Labarthe récemment disparu. La Galerie du Granit prolonge l’événement avec une exposition qui rend un vibrant hommage au critique et cinéaste : bon nombre de photographies, sa collection privée des VHS mise à disposition par sa compagne Danielle Anezin et des projections vidéo. L’occasion pour le plus grand nombre de découvrir l’univers infini de ce grand amateur d’art et passeur malicieux. (E.A.) Jusqu’au 19 décembre à la Galerie du Granit, à Belfort www.cnap.fr Guy Girard, André Labarthe filmant le peintre Jean-Paul Huftier, 1990

Mona Broschar, Love Birds, 2017 © Mona Broschar Photo : Andreas Schröder

ODNI/UDO Prenant pour titre un acronyme sibyllin, ODNI/ UDO clame sa singularité. Quels que soient leur médium, ces Objets Domestiques Non Identifiés, font entrer le surnaturel dans notre espace quotidien, quitte à le perturber sans ménagement ! Aussi incongru qu’un vase japonais garni d’un bouquet de saucisses ou qu’un portemanteau surmonté d’un éventail de feuilles de palmier. Autant de rencontres fortuites qui redéfinissent, avec un malin plaisir, les lois du quotidien. (M.M.-S.) Dans le cadre de Regionale 19 Jusqu’au 6 janvier à la Kunsthalle, à Mulhouse www.kunsthallemulhouse.com 111


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Biennale d’art contemporain de Strasbourg Quid de l’humain face au progrès technique ? Une question aussi vieille que l’humanité, sans cesse réactivée, et qui requiert sans doute aujourd’hui une acuité toute particulière. C’est cette question, entendue présentement comme le rapport que nous entretenons aux nouvelles technologies, que la toute nouvelle Biennale d’art contemporain de Strasbourg a choisi d’explorer au fil de ses éditions. La première, intitulée Touch me, observe ce que produit sur nous un geste aussi anodin (quoique…) et quotidien que celui de déverrouiller notre téléphone portable. Photos, vidéos, installations investissent l’Hôtel des postes bientôt transformé, et interrogent notamment la notion de citoyenneté quand l’espace et le temps sont devenus totalement élastiques. (S.D.) Du 13 décembre au 03 mars à l’Hôtel des postes, à Strasbourg www.biennale-strasbourg.eu Evan Roth, Landscapes, New York City, 2017 Photo : Joshua Citarella, courtesy CarrollFletcher

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À l’épreuve de l’eau Voilà une idée bien singulière : associer le numérique à l’eau. Et pourtant, la proposition portée par L’Ososphère crée une conversation convaincante en jouant sur les flux, les stagnations ou les évaporations. Chaque artiste, parmi les onze sélectionnés, investit cette étrange « mécanique des fluides ». C’est le cas notamment de l’artiste suisse Pe Lang qui crée une œuvre active une ou deux fois par jour : l’alignement parfait des gouttes d’eau sur un support à la texture hydrophobique provoque un effet où le temps, l’élément et la technologie se fondent admirablement dans un tout poétique. (E.A.)

Pe Lang, Positioning Systems VI, 2013

Jusqu’au 13 janvier à la Fondation François Schneider, à Wattwiller www.fondationfrancoisschneider.org

Mohamed Amine Boulkroun ENSAD Nancy

Continuum émergent Continuum émergent explore à sa manière comment l’hétérogénéité devient homogène. Cette exposition regroupe le travail de jeunes artistes diplômés de l’École nationale supérieure d’art et de design de Nancy qui pendant plusieurs années ont partagé le même espace de création et les mêmes enseignements. Un processus de contagion, d’influences partagées se joue dans leurs œuvres sans que pour autant leur touche personnelle ne s’efface : alors l’homogène redevient hétérogène et le langage commun n’empêche pas la diversité des formes ! (M.M.-S.) Jusqu’au 14 décembre à l’ENSA, Galerie NaMiMa, à Nancy www.ensa-nancy.fr 113


in situ

Vincent Chevillon, S10, 2013, Courtesy de l’artiste. Photo : OH Dancy

Inversion / aversion Un monstre peut en cacher un autre. Entre l’inversion et l’aversion, se glisse l’anormal, le bizarre, l’hybridation. Un pas de côté effectué par 9 artistes contemporains en quête de ces « êtres des limites ». Au travers de propositions plastiques très diverses, ils peuplent la Synagogue de Delme de silhouettes d’encre aux contours fantomatiques, d’insectes mordorés et d’une baleine qui déploie son gosier face à un sphinx en balade. (M.M.-S.) Jusqu’au 17 février 2019 à la Synagogue de Delme www.cac-synagoguedelme.org 114


www.novomag.fr

un an de novo pour noĂŤl


sons

KURT VILE Bottle It In — Matador

BUZZCOCKS Another Music in a Different Kitchen — Domino Love Bites — Domino Et si dans la famille punk, les Buzzcocks étaient ceux qui réconciliaient tout le monde ? Comme les Kinks, dix ans auparavant. Il faut dire que ces Mancuniens apportaient quelque chose de frais : un sens de la mélodie et ce retour à une forme de dandysme – après l’avoir nié très fort. Après le départ d’Howard Devoto, Pete Shelley et sa petite troupe publiaient leur premier album, Another Music in a Different Kitchen, qui ouvrait une nouvelle voie : directe et énergique, profondément ancrée dans la frustration brumeuse de la fin des années 70. Love Bites, sorti fin 1978, allumait une nouvelle étincelle romantique. Le punk était mort, les Buzzcocks, eux, étaient bien vivants. À l’occasion des 40 ans, une réédition bienvenue et inspirante. (E.A.) BERTRAND BELIN Persona — Cinq7 Il est courageux de baptiser son disque Persona, mais rien ne semble effrayer Bertrand Belin. Pas même d’exposer clairement ses doutes, comme il le fait dans ce disque plus sombre. Il évoque ce moment où il a glissé, mais on le sait en capacité de se redresser. De se tenir droit, avec sa façon si singulière qui invente une nouvelle manière d’écrire des chansons. Là, c’est visiblement moins pop, plus sec, plus personnel encore – si tant est que ce fût possible –, comme une longue descente au cœur d’un doux sanglot. Très beau, et plus vital encore. (E.A.) 116

Après son escapade heureuse avec Courtney Barnett, l’ami américain revient aux affaires courantes. Et visiblement, il a envie d’aller plus loin. En témoignent certaines longues plages de ce disque avec lesquelles il expérimente un folk très concret, ancré dans le réel des bruits environnants. La version la plus urbaine, en quelque sorte qu’il avait déjà touché du doigt précédemment, mais qu’il repousse jusqu’à ses ultimes retranchements. Avec la complicité de Kim Gordon et de Cass McCombs, il s’impose depuis quelques années comme le très grand artiste de la décennie. Décidément. (E.A.) CAT POWER Wanderer — Domino On savait ses sources soul depuis le classique The Greatest en 2005, mais on ne la soupçonnait guère aussi habitée par cette forme suprême de spiritualité. Dès la première chanson qui donne son titre à l’album, les choses sont posées : Cat Power nous dit sa tendre affection pour le gospel dans sa forme la plus épurée, étrangement terrienne et aérienne à la fois. L’émotion est là, elle se prolonge à la limite de la brisure d’une voix fragile. On n’est pas sûr de l’avoir autant appréciée jusque-là, mais là avec ce disque manifeste qui rejoint la liste des chefs d’œuvre éternels, on sent un besoin. Un manque qui s’apparente à de l’amour. (E.A.)


Quand on a du style, on offre du vinyle FÉROCES Joséphine MPR021 CD / Vinyle

FRED POULET The Soleil MPR020 Vinyle 33T

MANSON’S CHILD Catalog MPR019 Double album Vinyle 33T

www.mediapop-records.fr

SCARLATINE Scarlatine MPR018 CD / Vinyle

NAPOLEON DA LEGEND

Brooklyn In Mulhouse MPR017 CD / Vinyle

THE HOOK Too Much Blood MPR015 CD / Vinyle


lectures

Sorcières, la puissance invaincue des femmes De Mona Chollet — Éditions Zones

FRÈRES D’ÂME De David Diop — Éditions du Seuil Il est des livres qui mettent en émoi. Frères d’âme fait partie de ceux-là. Un temps pressenti pour le Goncourt, l’ouvrage de David Diop nous a complètement bouleversé. Ce long monologue d’un tirailleur sénégalais plongé au cœur de l’effroi de la Première Guerre mondiale se prolonge bien au-delà de la simple lecture. Il accompagne désormais nos amitiés, notre sensualité, nos terreurs et notre profonde nostalgie d’un monde dont on nous a dit qu’il a existé un jour, quelque part. Il serait insolent de réduire ce livre à ce qu’il n’est pas tant il ouvre des perspectives sensibles infinies. Et rétablit un semblant de vérité. (E.A.) Ça raconte Sarah De Pauline Delabroy-Allard Les éditions de minuit

Ni grimoire, ni manifeste mais bien plus puissant et moins médiatisé que #metoo ? Qui suis-je ? Le dernier et essentiel essai de Mona Chollet. Au revers d’une définition par la résistance et la négative, Mona retrace l’histoire d’un genre de femme, cette sorcière qui regarde à l’intérieur d’elle-même, vivant et assumant sa force intrinsèque et initiale, sa puissance insoumise. Qu’elle loge rue Mouffetard, dans un chaudron ou dans le sous-sol du Maître, magicienne ou guérisseuse, aventurière ou indépendante, la figure moderne d’une féminité autre et assumée demeure le sujet de tous les pouvoirs en place. Merci Mona bien-aimée de déconstruire encore les représentations erronées de la femme, carcans trop étroits pour y prendre son envol. (V.B.) Les Rigoles De Brecht Evens — Actes sud

C’est à la fois une disparition et une apparition, c’est une boucle, une litanie, un perpétuel retour. Ça raconte ça, l’amour, ou plutôt la passion, jusqu’à l’obsession, forcément. La passion en est toujours une, elle tourne dans la tête et nous fait tourner la tête avec ce qu’il faut d’intelligence pour s’accrocher aux branches (définitions du dictionnaire, citations d’œuvres picturales, littéraires, musicales) et pouvoir, peut-être, y survivre. En deux temps et trois mouvements de l’Octuor à cordes de Mendelssohn, Pauline Delabroy-Allard écrit un premier roman fulgurant sur la passion entre une violoniste extravertie, charnelle, irréelle et fuyante et une narratrice à la vie monochrome qui se voit bouleversée en un craquement d’allumette. (V.B.) 118

Une nuit d’été dans la plus belle ville du monde : Jona, Vic et le Baron connaissent bien les vertiges offerts par ce labyrinthe de couleurs et de folies, théâtre de tous les excès et de toutes les rencontres que constitue le quartier des Rigoles. D’un bar cosy au Pandémonium du Disco Harem, jusque dans les bas-fonds, ces trois personnages à la croisée des chemins et épris de liberté vont vivre, l’espace de quelques heures, des expériences et des fortunes diverses. Brecht Evens nous plonge ici dans un véritable tourbillon graphique, où les contours gris des immeubles, le décorum multicolore, les visages, les corps se transforment au fil d’un perpétuel torrent d’émotions. Entre transcendance et désenchantement, Les Rigoles se vit comme un trip sous acide, où le retour à la réalité peut parfois être rude. (B.B.)


LE SAVOIRVIVRE ? OFFRIR UN LIVRE Portraits de groupes 1880 – 1980

Lebensformen (Formes de vie) Janine Bächle

Avant-propos et direction d’ouvrage Nora Philippe et Cloé Korman

Ailleurs

Présenté par Nicole Marchand-Zañartu

Dans la peau d’une poupée noire

Sublime

Les Grands Turbulents

Les sentiments de l’été Pascal Bastien

À vélo

Bernard Plossu et David Le Breton

Journal de guère Daniel Carrot


telex

Par Grégoire Muckensturm

Octave Cowbell Double programme à la galerie « où l’on entre par la fenêtre » dont Vanessa Gandar a repris la direction artistique. L’exposition La modification rassemble les photographes Émilie Vialet et Guillaume Greff et explore la beauté destructrice du feu. Jusqu’au 22 décembre à Octave Cowbell, Metz. Facebook : Octave Cowbell

Rain La venue de Isa Melsheimer à Montbéliard lui permet de se replonger dans la cathédrale de Ronchamp, sa première inspiration. À la frontière de l’art et de l’architecture, de modestes bâtiments s’agglomèrent au sein de l’espace muséal. Une exposition béton ! Jusqu’au 13 janvier au 19, Montbéliard. www.lecrac19.com

Crédit : Guillaume Greff

Credit : Angélique Pichon

Encore et Surtout La Semencerie relance une ultime exposition hivernale avant la fermeture du lieu dans quelques mois. 30 artistes y exposeront aux côtés des 33 artisans du marché de créateurs, dans une ambiance de fête de fin d’année et de vin chaud. Le 15 et 16 décembre à la Semencerie, Strasbourg. Facebook : La Semencerie.

Étoiles du doc 7 films du festival Les Étoiles du documentaire seront projetés à l’Odyssée. Après une soirée d’ouverture à l’espace Django. Les plus ? La programmation aux thèmes éclectiques a de quoi satisfaire tout le monde et chaque film se complète d’une rencontre avec son auteur ou réalisateur, le tout en entrée libre ! Le 7 février à l’Espace Django, du 8 au 9 février à l’Odyssée. www.cinemaodyssee.com www.espacedjango.eu

Crédit : Catherine Remmy

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Hors concours Sonia Ristić remporte cette année le prix Hors concours avec son roman Des Fleurs dans le vent. La mention spéciale des lecteurs revient à Ombre parmi les ombres d’Ysabelle Lacamp. Rendezvous en janvier pour l’annonce du prix des lycéens. www.hors-concours.fr Maison fulgurante Une simple maison, au 33 route du Polygone à Strasbourg sera transformée en galerie pour le mois par 7 photographes. À noter la présence de notre ami Pascal Bastien. Cette exposition est la consécration d’une envie commune de créer quelque chose de spontané et éphémère. Jusqu’au 21 décembre à la Maison fulgurante. Crédit : Pascal Bastien


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Carbonatation À force de temps et de superposition, Natalia Jaime-Cortez sédimente son support. Couche après couche, elle transforme le papier en minéral. Une exposition toute en sobriété aux teintes naturelles et méditatives. Jusqu’au 22 décembre à Modulab, à Metz, www.modulab.fr

Bigger La famille Catfish s’agrandit, son guitariste lance le groupe Bigger. Leur premier EP Tightrope est sorti le 9 novembre et ils sont actuellement en tournée. Cette fois c’est la voix masculine de Monsieur Pink qui vient couronner une ambiance pop eighties. www.bigger-music.com

Crédit : Natalie Jaime-Cortez

Okolo En véritable archéologue de l’architecture, Adam Štěch du collectif Okolo explore des lieux démodés équipé de son appareil photo. Comme un cabinet de curiosité, l’exposition Objects of refinement permet de découvrir des centaines de photographies centrées sur l’architecture et le design du XXe. Jusqu’au 21 décembre à Mymonkey gallery, Nancy, www.mymonkey.fr Crédit : Adam Štěch

La Hune L’emblématique galeribrairie parisienne La Hune a fêté sa réouverture en novembre avec une nouvelle exposition de photographies joyeusement aguicheuses. C’est avec plaisir qu’on cède aux Guilty Pleasures d’Ellen von Unwerth... Tout en feuilletant quelques livres. Jusqu’en mars à La Hune, Paris, www.la-hune.com Crédit : Ellen von Unwerth

La Fin des jours La fin est proche ! La photographe Lydie Jean-Dit-Pannel a fouillé le fond du Musées des Beaux-arts de Dole à la recherche de la fin des temps. C’est l’occasion de redécouvrir des œuvres passées et oubliées sous un nouveau, et dernier, jour. La nouvelle funeste est aussi annoncée par 4 artistes contemporains, tels les 4 cavaliers de l’apocalypse. Jusqu’au 24 février au Musée des Beaux-arts de Dole, www.facebook.com/museedole

Trilogie de l’état urgent Du sang aux lèvres, Purge, Assassin... Ces titres massifs forment un cycle de violence théâtrale venu frapper le TAPS de plein fouet. Mathias Moritz de la compagnie Dinoponera/Howl Factory y revisite trois pièces classiques à travers le filtre de la peur quotidienne dans l’état d’urgence. Du 15 au 19 janvier au TAPS, Strasbourg, www.taps.strasbourg.eu

Crédit : ©Lydie Jean-Dit-Pannel

Crédit : © Dinoponera

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Oasis Les étudiants de la HEAR montent une exposition prolifique prenant sa source dans 4 œuvres choisies au FRAC. Ces dernières et les travaux qui en découlent sont présentés conjointement pour former une oasis luxuriante et éphémère au beau milieu de la Kuntshalle. Du 16 au 20 janvier à la Kunsthalle de Mulhouse, www.kunsthallemulhouse.com www.hear.fr Crédit : Neckar Doll

Opéra ! Si l’Opéra de Nancy fête cette année ces 100 ans, l’art lyrique (et le spectacle en général) a connu d’autres maisons avant lui. C’est cette histoire de 3 siècles en 3 actes et 3 lieux qu’une exposition invite aujourd’hui à revisiter. Jusqu’au 24 février à la Galerie Poirel, à Nancy, www.poirel.nancy.fr Crédit : Francisco Galli da Bibiena, Décor pour l’Opéra de Nancy sous le duc Léopold, colonnades torses et perspective, 1er quart du XVIIIe siècle © Nancy, Palais des ducs de Lorraine – Musée lorrain - Photo : J.Y. Lacôte

GéNéRiQ Comme chaque année se tiendra le festival GéNéRiQ sur 4 jours, et investira pas moins de 11 lieux différents avec 14 rendez-vous – dont 8 gratuits – et 27 artistes, ne serait-ce qu’à Besançon (Odezenne, Columbine, Anna Calvi présente dans ce numéro, Brendan Perry ex-Dead Can Dance, etc.). De quoi faire son lot de découvertes et le plein de sons pour le restant de l’année. Du 7 au 10 février, à Dijon, Besançon, Belfort, Pays de Montbéliard et Mulhouse generiq-festival.com

Orlando Mêlant architecture, chorégraphie et performance musicale, l’installation Orlando promet une immersion multi-sensorielle. Simultanément, sur sept écrans géants, des silhouettes entreprennent une chorégraphie au rythme hypnotique imaginée par Julie Beauvais et captée sur fond d’horizons variés par la caméra d’Horace Lundd. Une proposition d’Accélérateur de particules et du Shadok, dans le cadre de Regionale. Les 19 et 20 décembre au Kalt, à Strasbourg, www.regionale.org

Crédit : Columbine par Sophie Hemels

Photo-peinture Notre chère Ayline Olukman, de retour des États-Unis et de son séjour en Chine, expose aux côtés de Şahin Çelikten et Leonardo Vargas. Les trois artistes se rencontrent chez Bertrand Gillig car ils partagent la même intention d’associer photographie et peinture. Une exposition à la croisée des techniques et des univers. www.bertrandgillig.fr Crédit : Ayline Olukman, Lakeside 122

Sacha Waltz Sasha Waltz aborde son art en plasticienne, sculptant à la fois le corps et l’espace. Avec 14 danseuses et danseurs, elle interroge dans Kreatur les possibilités d’exister dans une société déchirée entre puissance et impuissance, domination et faiblesse, liberté et contrôle, collectivité et solitude. Les 12 et 13 décembre au Grand Théâtre du Luxembourg, www.theatres.lu



philharmonie.lu philharmonie.lu


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