NOVO 55

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juillet—septembre 2019





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sommaire ÉDITO 7

Directeurs de la publication et de la rédaction : Bruno Chibane & Philippe Schweyer Rédacteur en chef : Emmanuel Abela emmanuel.abela@chicmedias.com 06 86 17 20 40 Secrétaire de rédaction : Cécile Becker Assistante à la rédaction en chef : Aude Ziegelmeyer Direction artistique : Star★light

INTERVIEW DE L’ÉDITION 9-14 Leslie Kaplan

TELEX 18-20

Ont participé à ce numéro : REDACTEURS Françoise Abela-Keller, Florence Andoka, Nathalie Bach, Cécile Becker, Nicolas Bézard, Valérie Bisson, Claire Boesflug, Marie Bohner, Benjamin Bottemer, Anne Borie, Caroline Châtelet, Léa Ciavarella, Héléna Coupette, Elise Deubel, Sylvia Dubost, Christophe Fourvel, Xavier Frère, Julie Friedrich, Sylvain Freyburger, Lisa Grimaud, Pauline Joerger, Paul Kempenich, Nicolas Léger, Doriane L’Huillier, Camille Locatelli, Guillaume Malvoisin, Séverine Manouvrier, Fanny Ménéghin, Mylène Mistre-Schaal, Adeline Poidevin Segura, Antoine Ponza, Gilles Poussin, Léa Signe, Martial Ratel, Yves Tenret, Claire Tourdot, Aurélie Vautrin, Nathanaëlle Viaux, Pierre Walch, Aude Ziegelmeyer.

La sélection de la rédaction

FOCUS 22-32

La sélection des spectacles, festivals et inaugurations

PORTFOLIO 34-39 Benoît Schupp

SONS 40-57

.PHOTOGRAPHES & ILLUSTRATEURS

Fat White Family 41-45, Folk made in France 46-48, Vaillant 49-51, Anne Paceo 52-55, Le nouveau directeur de l’Opéra de Lorraine 56-57

Eric Antoine, Vincent Arbelet, Pascal Bastien, Julian Benini, Laurence Bentz, Sébastien Bozon, Régis Delacote, Alexis Delon, Richard Dumas, Thibaud Dupin, Chloé Fournier, Benoît Linder, Stéphanie Linsingh, Stéphane Louis, Patrick Messina, Kathleen Meyer, Renaud Monfourny, Nicolas Moog, Elisa Murcia-Artengo, Zélie Noreda, Arno Paul, Bernard Plossu, JC Polien, Olivier Roller, Dorian Rollin, Christophe Urbain, Henri Vogt, Nicolas Waltefaugle.

SCÈNES 58-63

Théâtre du Peuple 59-61, Bulle Ogier 62-63

COUVERTURE Starlight IMPRIMEUR Estimprim / PubliVal Conseils Dépôt légal : Juillet 2019 ISSN : 1969-9514 – © Novo 2019 Le contenu des articles n’engage que leurs auteurs. Les manuscrits et documents publiés ne sont pas renvoyés.

ÉCRITURES 64-87

Christophe Hanna 65-67, Andrea Marcolongo 68-69, Jean-Marie Blas de Roblès 70-72, Christophe Fourvel 73-74, Nicolas Decoud 75-77, Jonathan Simons 78-81, Anne Caroline Pandolfo et Terkel Risbjerg 82-84, Revue de la BNU 85-87

Ce magazine est édité par ChicMedias & médiapop ChicMedias 12 rue des Poules / 67000 Strasbourg Sarl au capital de 37024 € – Siret 509 169 280 00013 Direction : Bruno Chibane bruno.chibane@chicmedias.com – 06 08 07 99 45 Responsable administratif : Gwenaëlle Lecointe administration@chicmedias.com – 03 67 08 20 87 médiapop 12 quai d’Isly / 68100 Mulhouse Sarl au capital de 1000 € – Siret 507 961 001 00017 Direction : Philippe Schweyer ps@mediapop.fr – 06 22 44 68 67 www.mediapop.fr

ARTS 88-108

Damien Deroubaix 89-91, Rebecca Horn 92-93, Céleste Boursier Mougenot 94-95, Lois Weinberger 96-97, Le cosmos du cubisme 98-99, Jean Messagier 100-101, La HEAR 102-103, Biennale internationale de design graphique 104-105, Vinyls & Clips 106-107, Constellations à Metz 108

InSitus 111-118

ABONNEMENT Novo est gratuit, mais vous pouvez vous abonner pour le recevoir où vous voulez. ABONNEMENT France : 5 numéros — 30 € Hors France : 5 numéros — 50 €

SELECTA

Disques 120 Livres 122

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Les autres

Par Philippe Schweyer

Le paysage défilait à toute allure. J’étais enfin en vacances. Deux vieilles allemandes mangeaient de la saucisse et des gros cornichons. Un bébé babillait avec l’accent marseillais au grand désespoir de ses parents, qui ne savaient plus quoi inventer pour le faire taire. La jolie black assise en face de moi lisait un livre d’une certaine Mascha Kaleko. Tout était paix et harmonie dans la voiture parfaitement climatisée qui nous transportait à très grande vitesse vers l’azur et le soleil. Alors que je commençais à piquer du nez, le TGV s’est immobilisé en rase campagne. Comme il ne semblait pas vouloir repartir et qu’aucune annonce n’était faite au micro, des passagers se sont mis à téléphoner pour prévenir familles, amis ou logeurs. J’avais une envie folle de sauter par la fenêtre et de m’enfuir à travers champs avec la jolie black, mais j’étais bien trop timide pour l’aborder et trop bien élevé pour briser la vitre derrière laquelle la nature apprivoisée s’étendait à perte de vue. Je n’avais rien à boire, rien à manger, rien à lire qui puisse m’aider à prendre mon mal en patience. La jolie black a posé son livre sur la petite tablette qui nous séparait, et s’est dirigée vers le wagonrestaurant. Au bout d’une dizaine de minutes, n’y tenant plus, j’ai ouvert son livre. J’avais honte de faire ça, mais c’était plus fort que moi. Quelques mots étaient écrits maladroitement à l’encre rouge sur la page de garde : « Avec notre mort, il suffit de mourir. Mais c’est avec celle des autres qu’il faut vivre. » J’aurais voulu en savoir davantage sur cette Mascha Kaleko, mais quatre policiers équipés d’énormes gilets pare-balles, deux hommes et deux femmes, ont interrompu brutalement ma lecture : - Papiers, s’il vous plaît. Heureusement, ma carte d’identité était en règle et j’avais pensé à composter mon billet. - Où est votre femme ? - Quelle femme ? - La femme assise avec vous qui lisait votre livre. - Ce n’est ni ma femme ni mon livre. Le train s’est enfin remis en marche. Les passagers ont poussé un ouf de soulagement, mais je n’étais pas encore tiré d’affaire. - Elle n’a pas pu aller bien loin. On finit toujours par les rattraper ! - Rattraper qui ? - Les autres ! Ceux qui n’ont rien à faire là ! - J’ai cru la voir courir dans les champs pendant que le train était à l’arrêt. 7

- Vous êtes sûr ? - Je somnolais, c’était peut-être un rêve… - La vie n’a rien d’un rêve. - Comment aurait-elle pu s’échapper ? - Un passager a réussi à ouvrir la porte du wagonrestaurant. C’est strictement interdit. - Vous pensez que c’était elle ? - On va prévenir les chasseurs. C’est quoi ce bouquin ? - De la poésie allemande. Les policiers sont repartis comme ils étaient arrivés. Je les ai regardés s’éloigner dans le couloir encombré de valises, tanguant tels des scaphandriers sur le pont d’un bateau à la dérive. Je n’avais absolument rien à me reprocher. Mes papiers étaient en règle et mon billet composté. J’ai ouvert le livre pour humer l’odeur du papier jauni, puis j’ai fermé les yeux en tentant de m’imaginer la vie d’un migrant caché à bord de ce train. Quand je me suis réveillé, le TGV était presque vide. Deux femmes de ménage voilées se dépêchaient de ramasser les détritus. En sortant de la gare, j’ai commencé à marcher au hasard. Je venais d’apercevoir la mer entre deux immeubles, quand la jolie black m’a rattrapé. - Vous me rendez mon livre ? - Je croyais que vous aviez sauté du train. Les chasseurs sont à vos trousses. - Vous avez trop d’imagination. - C’était peut-être un rêve. - Ou un cauchemar. Je lui ai tendu son livre. J’avais la chance de vivre au pays des droits de l’Homme. La police ne faisait que son travail. Mon imagination me jouait des tours et j’étais bien trop timide pour prolonger l’histoire. Rien ou presque ne pouvait arriver.



LESLIE KAPLAN, Écouter le monde Par Nathalie Bach ~ Photo : Olivier Roller

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Au sommet de sa fronderie légendaire, Leslie Kaplan offre en un court mais intense vertige un Désordre, joyeux et signifiant. Le premier lien avec Leslie Kaplan fut dès l’origine un renversement, thème si prégnant à son œuvre. Une libraire strasbourgeoise dont je craignais l’haleine et par là même toute tentative d’approche trouva pourtant un jour le moyen de me vendre Louise, elle est folle (chez P.O.L) dans un humide et collant « C’est pour vous, c’est génial ! ». Je cherchais à ce moment, en 2012, une pièce pour deux comédiennes, en langage simple, en parlé, et qui soit dans le vif de notre époque. Rentrée chez moi et rageant d’avoir abdiqué devant la dame, c’est-à-dire d’avoir cédé à son désir et non au mien par tentative d’échappement, l’objet non voulu et non identifié connut un passage de relégation et dénégation. De plus, tout le monde le sait, ce que les Alsaciens ne connaissent pas, ils ne le mangent pas. Il m’a fallu deux années pour ouvrir ce texte, trois minutes pour savoir que j’allais le monter, ce que j’ai fait, et encore un peu moins d’une autre année pour rencontrer une première fois son auteure, en vrai, chez elle à Paris dans son immeuble aux petites portes de château. Déjà, elle était ce rire et cette bienveillance, cette intelligence exercée sans relâche au détour de l’autre, le tout campé dans un bluejean qui connaît la vie. Lorsque nous nous sommes quittées, j’ai su que nous allions nous revoir, j’ai su que j’écrirai un jour, ce jour, quelque chose sur elle ou autour d’elle, sans savoir comment ni pourquoi mais parce qu’il ne pouvait simplement pas en être autrement. On ne peut qu’avoir une reconnaissance et une curiosité infinie pour quelqu’un qui vous transforme une libraire en messagère révolutionnaire. La liberté se permet toutes les malices.

— Les mots sont dans le corps — Rencontre le 16.05, chez l’auteure, Paris

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Dans ce très jaune soleil de mai 2019, Ça suffit la connerie claquait sur le bandeau de la couverture de Désordre. Tout petit dans la vitrine, fraîchement édité, il exultait comme un coup de joie qui en rappelle d’autres. Parce que j’avais reconnu, rien qu’à l’insolence de son titre, la puissance et déjà le mot, avant les mots, de Leslie Kaplan. La libraire m’a souri. Le printemps exhalait son espoir. La première surprise de Désordre vient de son format. C’est très pratique, c’est fait pour être passé sous le manteau ? Cette idée me plaît beaucoup, comme de vous voir le triturer entre vos mains ! En réalité si ce texte est arrivé sous cette forme, c’est par urgence, après un coup de fureur. Je l’ai écrit en février. Ce qui a été formidable c’est que Frédéric Boyer [directeur des éditions P.O.L, ndlr] a voulu le publier tout de suite, avant même la parution prévue du prochain livre. C’est une fable, un pamphlet, une satire, un manifeste ? Disons que je le vois comme un opuscule qui relève tout de même du conte. C’est franchement du côté de la fiction et qui tient effectivement du pamphlet, donc dans ce sens ce n’est pas un manifeste. Je n’ai pas réfléchi au genre si ce n’était de parler de ce qu’il se passe, ici et maintenant en détournant les choses de façon joyeuse, de pouvoir changer, renverser, mettre à l’envers. Vous évoquiez la fureur, c’était l’impulsion première ? Oui, l’indignation qui tournait surtout autour de la question de la violence. De celle qui viendrait de soi-disant d’en bas alors qu’elle vient clairement d’en-haut. Il y a eu tout de même depuis le mouvement, alors précisons-le, celui des Gilets Jaunes, une vieille dame décédée à Marseille il ne faudrait pas l’oublier, près de trois cents blessés à la tête, plus d’une vingtaine de personnes éborgnées, ça veut quand même dire qui ont perdu un œil, cinq mains arrachées, c’est incroyable ! Désordre est vraiment né d’un ras-le-bol, fin janvier, avec cette accumulation des choses où rien ne changeait. Et


puis il y a eu aussi le fait que nous sommes allés en famille à l’Assemblée des Assemblées à Commercy. C’était absolument formidable. Nous avions fait circuler un texte entre amis qui relayait des questions et des revendications très simples. Tout cela de façon très calme et très intense à la fois, avec des gens très sérieux sans aucun propos raciste ni antisémite. Mais la question de fond était l’absolue surdité du pouvoir et aussi, après l’affaire Benalla, cette fameuse phrase « Qu’on vienne me chercher ». Et quand ils sont venus, ça a donné quoi ? Les matraques, les gaz ? Nous sommes allés bien entendu à la manif du premier mai, et alors là, mais que dire du mensonge pur et simple à propos de l’Hôpital de la Pitié Saint Plâtrière ! Désordre fait état d’une succession de crimes dont la lecture, il faut le dire, est absolument jouissive. Crimes de classes, crimes du XIXe ? Il y a eu un article dans L’Humanité qui effectivement parlait des crimes de classes et j’ai trouvé ça très bien. Moi je dis que ce sont des crimes du XIXe parce qu’il y avait, semblait-il, mais c’est complètement imaginaire bien entendu [rires] les opprimés, les dominés d’un côté, et puis les autres. Parce que l’on nous renvoie cette oppression d’aujourd’hui comme un archaïsme qui n’existerait plus ! Vous rappelez Le Dernier Homme de Murnau et les sœurs Papin qui sont devenues Les Bonnes dans le théâtre de Jean Genet. Deux beaux exemples de crimes en réponse à une humiliation absolue. Je pense, en vous parlant, à quel point la culture se transmet à travers ces œuvres très fortes et très présentes. Grâce à elles, les sœurs Papin sont toujours là, comme l’homme-pipi chez Murnau. Une des choses que je voulais pointer, c’est que maintenant qu’on a un peu refusé la « lutte de classes », elle ressort autrement et réapparaît. On voit à travers les médias dominants à quel point on a du mal à qualifier les choses. Tout est fait pour les effacer. Vous aviez 25 ans en 1968, un mois de mai auquel vous avez activement participé. L’excès-l’usine traduisait déjà, presque au-delà des mots, les maux d’une aliénation sociétale. Quelle analogie voyezvous avec ce qu’il se passe aujourd’hui ? À la fois ça n’a rien à voir et beaucoup en même temps. Comme chacun sait, le mouvement de 68 était à l’origine un mouvement étudiant, à Nanterre, une histoire de chambre de filles et de garçons qui a remis en cause le fonctionnement universitaire, le savoir… Les Gilets Jaunes est un mouvement populaire qui est parti de la question du prix de l’essence puis est arrivée la question de 11

la démocratie, de comment on y est représenté. En ce sens c’est très différent même si dans les deux cas on part d’une petite chose, d’un détail. Ce que je retrouve de semblable, et c’est très important, c’est la question de la parole, comme une libération où les gens se mettent à parler dans tous les sens, d’une façon ouverte, sans hiérarchie et ça rentre ou pas dans les codes, et ça rentre ou pas dans ce qui se dit. C’est énorme cette volonté d’essayer de se libérer de cette civilisation du cliché ou tout serait fixé, à sa place. Ce que disent les gens, c’est l’importance de sortir de l’isolement. Le mouvement de ces ronds-points leur permet de ne plus être tous seuls, c’est fondamental. Notamment, par exemple, pour de nombreuses femmes qui élèvent seules leurs enfants. Toute votre œuvre est une recherche constante autour du langage, de la langue. Dans Écriture et inconscient : le travail de Leslie Kaplan, le psychanalyste d’Heitor O’Dwyer de Macedo dit de vous : « C’est un écrivain qui fait du lieu où tout discours s’arrête le point de son rapport aux mots. » Justement votre écriture jouxte le procédé analytique qui rappelle que même répété à l’infini tout se dit de façon toujours nouvelle. La naissance même du mouvement. Votre écriture fait mouvement. [Silence. Même l’incessant grincement du bois de nos chaises s’est arrêté. Elle me regarde, hilare, m’apprend qu’Heitor est son mari… Vraiment, le hasard n’existe pas.] Je pense que les mots, si c’est de la parole vivante, et pas du discours, les mots sont actifs, portent et sont dans le corps. Les slogans par exemple sont une façon de condenser une pensée. Fondamentalement les gens parlent, se parlent c’est-à-dire s’adressent à quelqu’un et disent des choses qui ont à voir avec eux comme sujet. Oui, c’est ce que je cherche.


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On a le sentiment qu’avec Désordre il y a la tentative de donner corps à un langage absent ou au mieux, déficient. Parce que plus que l’arrogance, la non-écoute et l’absence d’imagination du gouvernement, il y a le refus de l’autre. D’où le refuge dans le déni, le mensonge, tout est lié. C’est impressionnant comme c’est vide et absurde. C’est insupportable. Je ne suis pas assez politologue mais il me semble que même quelqu’un comme Sarkozy pourtant archi-réactionnaire avait un sens politique, je veux dire à savoir comment s’y prendre, plus développé. Pourtant il a dit les pires horreurs à propos de cette histoire du schizophrène dangereux, des hôpitaux psychiatriques, pour justifier d’une violence qui venait une fois de plus d’en bas, des fous. Quant à Hollande, c’était l’absence. Évidemment Macron hérite de tout cela, avec visiblement assez peu de cartes en perdant d’emblée tout le pouvoir de séduction qu’il avait eu. Il s’est arque-bouté sur le fait qu’il n’était pas Marine Le Pen et que donc, il était mieux, lui, mais au point où il en est, quelle va être la différence. On va voir. Ce que l’on sait c’est que ça ne va pas et qu’il faut continuer à le dire.

exemple j’avais écrit Mathias et la Révolution juste avant les Nuit debout, disons que c’était prémonitoire. Je ne crois pas être visionnaire mais plutôt attentive au monde et savoir où on est soi, comment on se situe. Tenir compte du monde et de sa propre subjectivité et savoir jusqu’où on le déforme aussi, c’est du travail.

Ça ne va pas, ici et ailleurs… Trump, Bolsonaro, ils sont très forts… On peut se dire que d’une certaine façon le capitalisme, le néo-libéralisme a tellement pris l’ensemble de tout y compris au niveau mondial qu’on se dit qu’il y a aussi la question de l’alternative à construire. En tous les cas cela suscite des réactions qui sont pour le moment parcellaires qui doivent trouver des formes de mise en lien, de rencontres.

Et votre théâtre aussi. Il est frappant d’ailleurs de voir comme le public est touché, surpris et heureux parce que là comme ailleurs vous écrivez non pas pour, mais avec, c’est très important. Comme si une intellectuelle ne pouvait pas être drôle et accessible. C’est quelque chose que je peux comprendre. Les gens se défendent. Il est toujours plus facile de qualifier quelque chose ou quelqu’un d’intellectuel, c’est compliqué de penser sa singularité, c’est souvent angoissant. Changer le cadre de pensée, sortir des idées reçues, de tout ce qui appauvrit, vous qui avez joué Louise, elle est folle vous le savez bien… Le théâtre m’intéresse beaucoup dans cette présence et en même temps un peu cette situation d’urgence et aussi le fait que cela crée chaque fois une sorte de petite communauté. C’est aussi drôlement intéressant de travailler la complexité dans une voix, une parole.

Comment, d’un côté comme de l’autre, reprendre langue ? C’est une question à poser à tout le monde et certainement aussi à un écrivain. Je crois qu’en face du vide il est important d’inventer là où on est, y compris d’autres formes de vies, de paroles, déconstruire les clichés y compris dans les mots. Qu’est-ce que ça veut dire violence, qu’est-ce que ça veut dire agression, qu’est-ce que ça veut dire détruire. Qui détruit quoi ? C’est un long travail qu’il faut faire, je dirais même, il n’y a que ça à faire et on ne peut pas ne pas le faire. Votre dernier ouvrage, Mai 68, le chaos peut être un chantier, était visionnaire. Là c’est un très gros chantier, le capitalisme est à bout de souffle et nous aussi. Ceci dit il y a tout de même des prises de consciences sur certains points, les femmes, la sexualité, l’éducation. Par

Vous n’avez cessé d’explorer le et la politique toujours émancipée chez vous par la poétique. Ça va peut-être vous étonner mais je relisais Hemingway, je dis cela parce que ça m’a étonnée moi-même. Dans Death in the Afternoon, il termine en disant, je résume, que ce qui est important c’est de durer et faire son travail. « To last and to do your work. » Il veut dire par là penser son expérience et l’écrire. Je pense que c’est la seule façon pour un écrivain d’être un peu vrai, ce qui n’empêche pas, au contraire, d’inventer toutes sortes de fictions. Alors si les gens ne s’intéressent pas à l’expérience d’un mouvement social ou à l’évolution politique du monde tant pis pour eux mais pour moi c’est une sorte d’absurdité. La politique, ce n’est pas à côté ni en plus, ça traverse tout.

Qui dirait par exemple « Ça suffit la connerie » ? Encore faut-il savoir de quelle connerie il s’agit ! La bêtise, c’est terrible, c’est un sujet énorme. Il y a toujours un côté autoritaire à la bêtise. Cette phrase, « Ça suffit la connerie », c’est une réponse politique, quand on est dans le déni de ce qui est politique.

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— La politique, ce n’est pas à côté ni en plus, ça traverse tout — Peut-on renverser les choses ? C’est quand même la seule façon de faire émerger un possible dans le sens où ce n’est pas obligé de continuer comme ça. C’est aussi la chose la plus compliquée. Pour moi c’est l’histoire de l’humanité, c’est fondamental que chacun creuse, à sa façon, afin d’être amené à autre chose. Cela porte aussi sur l’autoritarisme qui est l’interdit de penser, donc interdit d’imaginer autre chose. Évidemment il y aussi les interdits d’agir qui sont nécessaires, comme par exemple, tuer ! [rires] Mais penser les crimes, imaginer les crimes et faire des fictions avec des crimes peut être extrêmement salutaire et permettre de renverser l’ordre des choses tel qu’il est. Un renversement de l’intime, c’est ça le début de la révolution non ? Exactement. La révolution est d’abord un point de vue et d’une certaine façon, comme le politique, elle est toujours là, si on fait attention à ne pas en faire un mot creux. Quand elle se manifeste, elle est accompagnée de formes de pensées originales, c’est-à-dire qui n’ont pas existé avant. On invente alors des tas de choses, que ce soit la Révolution française, russe, enfin, dans toutes les révolutions il y a des périodes de bouillonnements intellectuels très positifs. Mais j’aime à revenir sur l’intérêt du détail qui est toujours une condensation du réel. Et c’est une discipline de vraiment tenir compte du détail.

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Justement, le mouvement des Gilets Jaunes a-t-il à voir avec une révolution ? Ça, je ne crois pas pour le moment, même s’il y a des désirs de remettre en causes des formes institutionnelles, une révolution demande plus d’ancrage dans la réalité ce qui n’est pas encore le cas. D’autant qu’à l’intérieur du mouvement il n’y a pas d’unité. On peut simplement observer que cela renvoie à l’état général du monde où tout le monde cherche. C’est une période de recherche. Mais il me semble que quand il y a du mouvement, que ce soit contre l’oppression, l’exploitation, c’est forcément un signe positif, même en partant de toutes petites choses. La revendication est une chose, mais qui là se déploie vraiment sur un cri et quelque chose de beaucoup plus large qui dit « On est là, on existe, on veut parler et qu’on tienne compte de nous. » Ça vise vraiment la dignité. En cela Désordre est à considérer comme une perspective. C’est un petit outil. Qui a surgi comme ce mouvement qui nous a tous surpris. Et une chose qui me parait vraiment de l’ordre de la nécessité est de se laisser surprendre, de ne pas avoir peur. — LESLIE KAPLAN, Désordre, P.O.L




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telex Aude Ziegelmeyer

Détonation À la rentrée, musique et interactivité seront à nouveau au rendez-vous pour la 8e édition du Festival Détonation, organisé par La Rodia SMAC de Besançon. Entre nature et nouvelles technologies, le festival instaure un lien fort entre le site historique investi et la création artistique actuelle, où cohabitent et dialoguent authentique ancienneté et modernité. On prend les mêmes et on recommence, l’équipe du festival reproduit une formule qui a porté ses fruits, investissant la grande scène le premier soir et le site complet les deux suivants, avec toutefois deux projets inédits à cette édition 2019. Le collectif bisontin 3615 Señor proposera une Recréation virtuelle et baroque de La Friche, la transformant en un univers surréaliste manipulable par les festivaliers par le biais d’un dispositif de réalité virtuelle. De quoi appuyer encore les capacités créatrices des technologies numériques, ainsi que leur accessibilité. De son côté, le Collectif Dynamorphe mettra en place Echinoide, une installation gonflable aux allures de chapiteau de cirque. Vivante, mouvante, dansante, Echinoide, étymologiquement « qui ressemble à un oursin », est dotée d’un système de contrôle donnant lieu à une grande variété de mouvements, ayant pour but de « la faire vivre ». Une fois la structure pénétrée, le spectateur est invité à interagir avec cette dernière à l’aide de capteurs corporels permettant le mouvement de cet oursin démesuré au sein duquel des concerts seront donnés. L’installation architecturale est également programmée pour agir de manière autonome, une autre réflexion sur l’avenir (ou l’actualité) de nos technologies et leur lien avec un art festivalier, interactif,

total. Les spectateurs deviendrons « spect-acteurs » autour d’objets technologiques interactifs interrogeant nos relations à notre environnement. Quels sont nos impacts sur ce dernier, comment le détourner, le modifier, le faire évoluer – ses questions sont inscrites dans les créations interactives proposées, et s’imbriquent tout autant dans des réflexions liées à l’écologie qu’à notre environnement sonore, et musical. Côté son, on retrouvera bien 18

entendu Deluxe, annoncé depuis plusieurs mois pour la présentation de son nouvel album, mais aussi Vendredi Sur Mer, Bon Entendeur, le fameux Mix Master Mike, Ørkestra, Pongo, Flavien Berger, Bad Fat et bien d’autres... Du 26 au 28 septembre à La Friche, à Besançon – detonation-festival.com


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Digital Gothic Découvrez ou redécouvrez le mouvement gothique… Cette contre-culture subversive, où imaginaires issus d’un symbolisme ressuscité et romantisme noir constituent un phénomène de masse codé. Des codes se voulant apolitiques, qui aspirent toutefois à de nouveaux récits, rejoignant ainsi la science-fiction et ses multiples possibles. Digital Gothic fait le lien entre l’inquiétante étrangeté que peut produire ce genre pluridisciplinaire et les indéniables effets que les technologies numériques ont exercé sur ce pan de la culture. Sublimation de l’horreur et vision de la mort comme une énième étape de la vie plutôt que sa fin, se mêlent pour réveiller notre soif de liberté. Jusqu’au 29 septembre au Centre d’art contemporain la synagogue de Delme www.cac-synagoguedelme.org Nous mangeons des croissants de lune au réveil et observons la mer dans nos cafés noirs Étudiant.e.s aux Beaux-Arts et aux Arts Décoratifs de Paris, Pauline Brami, Pauline Beck, Théophile Brient et Sarah Laaroussi font dialoguer leurs créations à la Tordue, entre amour de la nature et sublime simplicité du quotidien. Contemplatives, les œuvres invitent au voyage, à l’introspection, et à la décortication des détails pour y déceler les trésors cachés. Libérée et libératrice, l’exposition Nous mangeons des croissants de lune au réveil et observons la mer dans nos cafés noirs propose un retour quasisurréaliste vers un jeu désintéressé de la pensée, pour laisser leur place aux correspondances accidentelles entre nos environnements. Du 5 au 7 juillet à La Tordue, à Houssen latordueetlatelier17.wordpress.com

20 ans ! En août, l’Association Ciné 68 fête son vingtième anniversaire avec une projection du docufilm de Paul Justman, Motown: La véritable histoire, à savourer avec un verre (bio !), sous les étoiles. Le programme Plein Air se déploie dans le Haut-Rhin jusqu’en septembre autour de projections diverses et variées, de grands classiques du cinéma jusqu’aux plus récentes sorties. On remarque la présence de l’apprécié Zombillénium, adapté de la bande-dessinée éponyme d’Arthur de Pins, avec les musiques de Mat Bastard (Skip the Use) et Éric Neveux à la bande-originale. Jour de Fête de Jacques Tati clôturera le programme, soixante-dix ans après sa sortie. Jusqu’au 21 septembre, dans tout le Haut-Rhin – pleinair.cine68.free.fr Plein Air au Bel Air Après une saison chargée en évènements, le cinéma d’Art et Essai mulhousien clôt cette 24e édition du festival Plein Air autour de huit soirées. De quoi en profiter pour piqueniquer sous les étoiles en appréciant un bon film ou de la bonne musique... Ça tombe bien, trois groupes du label Médiapop Records, Mouse DTC, The Hook et Great Solaris Confusion seront de la partie ! Entre électro française originale, rock subversif aux influences country blues et pop élégante, on se donne rendez-vous au Bel Air. Du 26 juillet au 3 août au Cinéma Bel Air, à Mulhouse www.cinebelair.org

On se met au Vert Ce été, on saute dans ses bottes de pluie spéciales festival (ou dans ses vieilles baskets) pour rejoindre l’écofestival Cabaret Vert, pour son écrin de verdure, ses bonnes ondes et surtout Twenty One Pilots, Orelsan, Prophets Of Range, IAM, Angèle, Airbourne, Roméo Elvis et Patti Smith. La marraine du Musée Rimbaud, musicienne, écrivaine, peintre, photographe et poétesse – la talentueuse Patti Smith (l’introduire est-il seulement nécessaire ?) s’est offert la maison du poète français, à Charleville. Un attachement à la poésie (sous toute ses formes) ardennaise qui se déploie au sein du village associatif au travers de divers ateliers artistiques. Expositions, ateliers circassiens, graffiti, courts-métrages et festival de bandes-dessinées (avec Charlie Adlard, Tarquin, Loisel, Barbara Canepa et bien d’autres) attendent les festivaliers. Le tout, imbibé de l’esprit zéro déchet du Festival : une participation active au développement économique du territoire mêlant des actions de recyclage, de préservation de la biodiversité et de sensibilisation aux problèmes sociétaux que soulèvent l’écologie… « Le Cabaret Vert, indépendant & durable depuis 2005 », idéal. Du 22 au 25 août à Charleville-Mézières cabaretvert.com


telex

Héritage culturel Historien de l’art émérite, ancien directeur des Musées de la Ville de Strasbourg, professeur au Collège de France, Roland Recht a souhaité contribuer un peu plus encore au patrimoine culturel alsacien en réalisant une donation de 800 ouvrages à la bibliothèque des musées. Ces livres d’art, 600 monographies et 200 livres sur la sculpture, seront éventuellement rejoints par deux autres donations à venir, sur le Moyen-Âge et l’histoire de l’Art, toutes issues de sa bibliothèque personnelle. Le 28 mai, fruit d’une collaboration avec la HEAR, l’ex-libris commandé en son hommage a été dévoilé. www.musees.strasbourg.eu Au Grès du Jazz Les années passent, mais Au Grès du Jazz continue de nous surprendre. Loin de s’installer dans le confort, la programmation explore des pistes nouvelles, world ou chanson, avec des plateaux thématiques : l’un consacré à l’afrobeat avec Femi Kuti et Antibalas, respectivement le fils et les vibrants héritiers de la pépite Fela en provenance de Brooklyn ; d’autres s’attachent à la voix, au piano, à la trompette, au swing et au blues – comme autant d’approches possibles d’un jazz pluriel. Sans oublier le son manouche, avec notamment les Doigts de l’Homme, un quintette virtuose guitare-contrebasse et batterie, ou l’inclassable Titi Robin. L’occasion est belle de découvrir les merveilles du Parc naturel régional des Vosges du Nord, écrin d’une manifestation qui s’ancre encore davantage dans son territoire avec des extensions hors-les-murs et un festival off de toute beauté. (E.A.) Du 10 au 18 août, à La Petite Pierre www.festival-augresdujazz.com

Tinoland Le concept store strasbourgeois niché sur les quais accueille les tirages d’art sur toile et autres créations inédites de l’artiste aux multiples talents, dont une paire customisée de snake sneakers qu’on aurait bien emporté avec nous. Illustration, graphisme, animation, objets, Tino touche à tout et décore l’espace de la boutique avec brio. Difficile de ne pas être attiré par les couleurs primaires qui se juxtaposent, les couches transparentes, le graphisme flottant dans les airs et le besoin de s’approcher pour vérifier : peinture ou impression ? Pour les plus curieux, des visites guidées sont organisées entre midi et 14h sur rendez-vous. Tout l'été chez Curieux ?, à Strasbourg tinoland.com

Joann Sfar. sans début ni fin Une promenade au travers des planches et des dessins originaux de Joann Sfar permet de saisir combien son univers est foisonnant : parmi les chats à la langue bien pendue, notons un vampire mélancolique et une poignée de parisiens en goguette, mais aussi une série de nus aux lignes fluides inspirés du peintre Pierre Bonnard. Pour cette rétrospective, chaque salle du Cartoonmuseum est l’occasion d’une immersion dans l’un des albums du bédéiste français. Aussi fantaisiste que prolixe, il dessine des fables modernes dans lesquelles son imagination débordante croise l’actualité avec un zeste d’humour et beaucoup de sensibilité. (M.M.-S.) Jusqu’au 11 août au Cartoonmuseum, à Bâle www.cartoonmuseum.ch Crédit : Joann Sfar «Je l’appelle Monsieur Bonnard», Editions Hazan, 2015

Crédit : Femi Kuti par Optimus Dammy

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Thomas Ankersmit par Quentin Chevrier

Total Jazz Il est assez saisissant de constater à quel point le festival Météo s’ancre dans son territoire. Sans doute est-ce lié à cette belle proposition qui part d’un genre musical, le jazz vécu sous toutes ses formes, qui s’adapte magistralement à toutes situations, en tous lieux. Ça tombe d’autant mieux que Météo s’attache à investir de nouveaux lieux d’une ville de Mulhouse en mouvement permanent : l’auditorium du nouveau Conservatoire, ainsi que KMØ, Cité Numérique, point de départ de bien des aventures. Il le fait avec son lot de découvertes et de projets inédits avec pas moins de 5 créations et 10 premières ouvertes. Les scènes internationales, notamment européennes, sont bien représentées, piano solo, danse flamenco, grands ensembles, formations plus réduites à deux, à trois ou à quatre pour une échappée belle comme lors d’une journée entière à Motoco : une journée inédite sous la forme de concerts, rencontres et ateliers participatifs pour interroger la matière sonore. Des performers comme la violoniste Maria Berthel, la batteuse Katharina Ernst ou le laborantin explosif et sonique Thomas Ankersmit feront le bonheur de tous, avec cette vision ouverte qui s’adresse autant aux connaisseurs qu’aux néophytes. Le jazz, musique élitaire ? Que nenni. Musique ouverte, vivante, vibrante et sensorielle, à destination de tous. Par Emmanuel Abela — MÉTÉO MULHOUSE MUSIC FESTIVAL, Du 27 au 31 août, à Mulhouse, www.festival-meteo.fr

Compagnie Titanos, Ouroboros Photo : Clément Martin

Scènes de Rue 23e édition du festival mulhousien dédié aux arts de la rue, Scènes de rue invite à redécouvrir la ville, animée par des rencontres artistiques multiples. Ce rendez-vous incontournable vise l’accessibilité la plus totale, le tout, dans une ambiance qui sent bon le « bien vivre, ensemble ». Le spectateur, l’habitant, l’artiste et la cité se retrouvent plus intimement liés que jamais au sein de ces aventures, on note notamment la présence des compagnies Les Lendemains et Les Philébulistes au travers de leur co-création La Tangente du Bras Tendu, ce conte dictatorial tout en voltiges. D’autres mythes seront également contés, dont celui de l’Ouroboros, dans un spectacle forain éponyme conçu par la compagnie Titanos. Ces titans revisitent les attractions foraines, et ainsi, la fête en elle-même, pour en faire de véritables œuvres d’Art brut. Dans ce même rapport de sincérité et de proximité avec le public, qui caractérise l’intégralité du festival, l’histoire de trois circassiens hors-normes sera transmise dans une leçon mêlant courage et drame. Gage de fortes émotions, Le Membre Fantôme de la compagnie Bancale questionne les limites du corps et de l’esprit, l’épreuve, la perte, et son dépassement. Par Aude Ziegelmeyer — SCÈNES DE RUE, FESTIVAL DES ARTS DE LA RUE, Du 18 au 21 juillet, à Mulhouse www.scenesderue.fr

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Rodolphe Burger par Julien Mignot

Je t’aime telle 13e édition du festival, après trois ans d’absence ! C’est dans la vallée, c’est avant tout une histoire de cœur – un lien de sang qui passe par la musique, la passion et le plaisir de fabriquer du souvenir commun, signé Rodolphe Burger. Rendez-vous d’artistes plutôt que festival, l’inauguration d’un kiosque en hommage à Jacques Higelin marquera l’ouverture de l’évènement, suivi d’un bal populaire mené par Fortunato d’Orio et Arnaud Dieterlen et d’un barathon des cafés partenaires. Cathie Cordival-Venchiarutti de la SPL EVA, société chargée de l’organisation, annonce un retour vers des valeurs plus humaines, des horaires moins chronométrés, des instants inédits sources d’expériences. Un véritable moment de partage soutenu par Thierry Danet, directeur de l’immanquable Ososphère, qui enrichira l’évènement de son savoir-faire. Grands habitués du festival, Fantazio, Izia Higelin et Bertrand Belin seront à nouveau au rendez-vous pour faire vibrer la commune sans interruption, avec un programme musical sur 24h dédié à Jacques Higelin, nuit blanche assurée. Une soirée électro sera également organisée au sein de l’ancien bâtiment textile, Val Expo, où retrouver de jeunes groupes, tel Heimat (du label Teenage Menopause), suivis de nombre de leurs aînés, dont Acid Arab. Liberté de création des artistes et diversités de courants artistiques se mêleront à un attachement profond au territoire hautrhinois et à ses trésors cachés, à ne pas manquer. Par Aude Ziegelmeyer — C’EST DANS LA VALLÉE, Du 4 au 6 octobre à Sainte-Marie-Aux-Mines. www.cestdanslavallee.fr 24

Émilie Capliez et Matthieu Cruciani, les directeurs de la Comédie de Colmar, viennent de dévoiler la programmation de saison 2019/2020, et elle leur ressemble. C’est avec la fougue et l’esprit d’ouverture qui les caractérisent qu’il sera rendu possible de visiter à la fois les écritures contemporaines (Magali Mougel, François Bégaudeau…) tout en gardant la place belle au théâtre dit classique, mais de feu toujours nourrissant, et bien sûr au mélange des arts, de la danse et du théâtre jeune public. Octobre commencera par un improbable feuilleton tolstoïsant en cinq épisodes, Pour l’amour de Léon, autour de Guerre et Paix. Puis, en partenariat avec le Théâtre du Peuple sera proposée une échappée cornélienne (et en bus !) à Bussang où La Place Royale accueillera un public convié à une itinérance qui pourra se poursuivre à l’occasion des Scènes d’automne en Alsace ou encore Par les villages, projet impliquant les habitants du territoire dans un processus de création. Les Midis Lyriques initient également une collaboration avec l’Opéra national du Rhin. Entre autres surprises, le très attendu Petit Chaperon rouge de Joël Pommerat fera joie dans les frimas d’un mois de décembre qui se terminera par L’Autre, une chorégraphie de Cécile Laloy interrogeant le rapport des enfants à l’amour. Fidèle à son désir de collectif, cette première partie de saison imaginée par la Comédie de Colmar augure d’un tournant d’ampleur dans sa nouvelle histoire. Par Nathalie Bach ~ Photo : Pascal Bastien — COMÉDIE DE COLMAR, www.comedie-colmar.com



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Des mondes à la carte Une rétrospective, qui séduira les esprits tant rationalistes qu’enclins aux vagabondages, s’aventure sur le terrain de la cartographie et des liens que cette discipline entretient avec l’imaginaire de ses adeptes. L’histoire des cartes navigue au côté de l’évolution des représentations du monde, géographiques bien sûr, mais dans des contextes anthropologiques, métaphysiques… De la Cosmographie du scientifique allemand Sebastian Münster, l’un des ouvrages les plus lus du XVIe siècle, dont les illustrations font cohabiter des visions naturalistes et légendaires, au Guide psychogéographique de Guy Debord, discours critique de l’urbanisme, on lit peut-être un besoin de délimiter et classer les connaissances et d’y contribuer par l’invention… En somme, d’émettre des hypothèses. Si l’exposition titre Hors du monde, les nombreux ouvrages et objets sortis des archives de la BNU constituent finalement divers mondes, superposables au moins dans le temps – en témoignent les tracés des États-Unis, en fonction de l’avancée des explorations : au XVIIe siècle, la Californie était encore une île ! À partir de là, les frontières semblent floues entre les planisphères peuplés de créatures mythologiques, les tentatives de localiser l’Eldorado, la carte au trésor de L’Île mystérieuse – élément central du récit de Stevenson – ou celle de la Terre du Milieu chez Tolkien, tout à fait documentée. Par Antoine Ponza

4.48 Psychosis © Stephen Cummiskey, Royal Opera House, Londres

Une saison ONR L’Opéra du Rhin a levé le rideau sur une nouvelle saison riche en découvertes, augmentées par les « Prologues », des séances d’introduction aux œuvres, ainsi qu’en créations maison. Les jeunes chorégraphes du ballet accorderont eux-mêmes la première danse sur la Sérénade « Gran partita » de Mozart. Deux pièces viendront de Londres et Berlin : en ouverture opératique, 4.48 Psychosis aborde l’expérience de la dépression par un texte de la dramaturge anglaise Sarah Kane ; pour décembre, Un violon sur le toit, adaptation d’une comédie de Broadway des années 1960, narre les turpitudes d’une famille traditionnelle juive émigrée aux États-Unis. L’opéra poursuit évidemment ses « Midis lyriques », ses concerts, et ses spectacles ou ateliers à destination du jeune public. Cette programmation a été élaborée sous la direction d’Eva Kleinitz avant sa brusque disparition en mai qui nous a tous profondément attristés. La troisième édition d’Arsmondo ne manquera donc pas d’évoquer aux mélomanes son arrivée à la tête de l’Opéra en septembre 2017 ; puis le lancement en mars 2018 de la première édition de ce festival pluridisciplinaire, ouvert aux arts du monde entier. Après le Japon et l’Argentine, l’édition 2020 sera consacrée à l’Inde. L’ambitieux opéra de Thierry Pécou Until the lions : échos du Mahabharata, notamment, ouvrira une fenêtre de l’immense pays ; adapté d’un roman de la poétesse Karthika Naïr, il mêle le chant lyrique et le ballet, dans une chorégraphie de l’artiste indienne Shobana Jeyasingh. Par Antoine Ponza — LA GRAN PARTITA, danse du 3 au 4 septembre à l’Opéra national du Rhin, à Strasbourg www.operanationaldurhin.eu

— HORS DU MONDE LA CARTE ET L’IMAGINAIRE, exposition jusqu’au 20 octobre à la Bibliothèque universitaire de Strasbourg www.bnu.fr 26



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L’envol des mots

Julius Eastman © Jim Tuttle / Bridgeman Images

Nouvel air Le nouveau directeur Stéphane Roth a pris les rênes de la programmation du festival des musiques d’aujourd’hui, et on note une foultitude de nouveautés ! La plus emblématique, c’est L’académie des spectateurs. Objectifs ? « Réengager les spectateurs dans le festival », questionner la réception de la musique et, à terme, laisser les spectateurs programmer quelques grands moments du festival, comme c’est déjà le cas cette année avec des étudiant.e.s de l’Université de Strasbourg. Ainsi, à travers plusieurs dispositifs dont les très attendus Laboratoires de l’écoute qui visent à observer l’écoute pour produire des données qualitatives, ou des introductions aux concerts construites pour les spectatrices et spectateurs, c’est toute la relation œuvre-public qui est remise en jeu. Quant à la programmation, on note une belle ouverture signifiée par une nouvelle définition ; Musica sera bien « le festival de la découverte et de l’innovation musicales au sens large ». Ainsi, le festival s’aventure sur de nouveaux terrains avec notamment une grande soirée noise (la soirée Sonic Temple vol.1) ou les expérimentations du génial Julien Desprez (Coco), un autoportrait du compositeur Thierry de Mey et un portrait tout court du « fidèle compagnon de route du festival » Hugues Dufourt, des spectacles qui questionneront le genre et le corps (Le Grand Dégenrement, Gay Guerilla de Julius Eastman…) et une partie d’Einstein on the Beach de Philip Glass avec Suzanne Vega en narratrice ! Par Cécile Becker — MUSICA festival du 20 septembre au 5 octobre, à Strasbourg, Ostwald, Hautepierre et Bâle www.festivalmusica.fr 28

C’est le rendez-vous incontournable de la littérature théâtrale contemporaine en Lorraine : la Mousson d’été investit l’Abbaye des Prémontrés à Pont-à-Mousson pour donner à entendre des textes d’auteurs du monde entier, matière première attendant d’être saisie par les metteurs en scène. Celle-ci s’adresse aussi bien aux professionnels qu’aux amateurs de théâtre, néophytes ou avertis, pour profiter d’un festival à taille humaine à l’ambiance à la fois studieuse et conviviale. Le matin est consacré aux ateliers de l’Université d’été européenne réunissant 75 stagiaires, avant l’après-midi et ses nombreuses mises en espaces, rencontres et débats avec les auteurs invités. Des textes français et internationaux seront à découvrir, issus d’Europe, d’Israël, de Scandinavie, d’Amérique latine, des États-Unis… Leurs traductions sont en grande partie réalisées spécialement pour la Mousson d’été. En soirée, place aux spectacles : cette année seront présentés Desperado de Ton Kas et Willem de Wolf, Rapport sur moi de Grégoire Bouillier et le spectacle de rue In-Two de la compagnie Tandaim. La Mousson d’été est aussi le rendezvous des dramaturges européens à travers le projet Fabula mundi, collaboration entre des théâtres, festivals et organisations culturelles de toute l’Europe : un moment de rencontre dédié à la promotion des écritures d’aujourd’hui, que la Mousson d’été défend depuis vingt-cinq ans. Par Benjamin Bottemer — LA MOUSSON D’ÉTÉ, festival du 22 au 28 août à l’Abbaye des Prémontrés, à Pont-à-Mousson. www.meec.org



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Rentrée Studieuse Profitez bien de l’été pour vous reposer autant que vous le pouvez : la rentrée s’annonce chargée du côté de L’Autre Canal ! Parmi les (nombreuses) dates déjà prévues dans leur agenda, on vous a sélectionné notamment le concert de Mystic Braves, groupe de psychécountry-rock californien à la sauce 60’s… Des mélodies solaires et bienveillantes, une désinvolture parfaitement assumée et une ambiance OKLM : parfait pour reprendre le rythme après deux mois de break en mode chill au soleil. Quelques jours plus tard, on enchaîne avec la désormais incontournable Jeanne Added, une nouvelle fois de retour à Nancy pour envoûter son public avec les sons du très réussi Radiate… Sans conteste l’album de la consécration pour l’auteure-compositriceinterprète, touche-à-tout et talentueuse génie de la nouvelle scène indé frenchie (#fanassumé). Et puis début octobre, on atterrit tout en douceur avec la venue de The Album Leaf… Menés par leur charismatique leader Jimmy LaValle, les Américains n’en finissent plus de planer avec élégance et poésie sur la scène electro-ambient depuis presque vingt ans maintenant. Vous en voulez encore ? Ça tombe bien : vous risquez de squatter la salle aussi durant les mois suivants, pour les concerts d’Archive, Vanessa Paradis, Last Train ou encore Philippe Katerine. On vous aura prévenus ! Par Aurélie Vautrin — Mystic Braves le 20 septembre, Jeanne Added le 25 septembre, The Album Leaf le 6 octobre à L’Autre Canal, à Nancy lautrecanalnancy.fr

Bertrand Belin © Alexis Delon / Preview

Birthday Party En 2014, la ville de Metz se dotait d’une nouvelle salle dédiée aux Musiques Actuelles : la fameuse Boîte à Musiques - la BAM pour les intimes, à la fois salle de concerts, de rencontres, de conférences, de débats, et lieu d’accompagnement des jeunes artistes en devenir. Cinq ans plus tard, pari réussi : la BAM s’est fait une jolie place dans le paysage culturel de la région. Ça méritait bien une petite fiesta pour marquer le coup ! Rendez-vous donc en octobre prochain pour une birthday party placée sous le signe de l’échange et de la convivialité. Cinq ans d’existence, cinq jours de fête… L’occasion pour tous les publics de s’approprier l’espace avec notamment grosse boum pour les enfants, mais aussi fanfare et bal guinguette, portes ouvertes, animations, brocante artistique, expo photo et carte blanche aux associations locales. Sans oublier, évidemment, trois grandes soirées concerts, grâce à la venue de l’inégalable Bertrand Belin – jamais une édition de Novo sans Bertrand Belin, et même plutôt deux fois qu’une, cf. C’est dans la Vallée ! –, du toujours très inspiré Dombrance, et des fous furieux de Caballero & JeanJass. Joyeux anniversaire, la BAM. Par Aurélie Vautrin — Du 2 au 6 octobre à la BAM de Metz citemusicale-metz.fr 30



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Dance Classique

Michaël, l’un des fils de Johny et Ninaï © Mathieu Pernot

Électro, concerto et photos L’Arsenal de Metz offrira le 7 septembre une transition musicale entre l’été et la rentrée, lors d’une grande soirée de clôture du festival d’arts numériques Constellations, avec trois concerts d’électro expérimentale. La fin fructidor sera aussi l’occasion d’entendre, le 13, un traditionnel concert d’ouverture de saison, dirigé par le chef wallon David Reiland, à la tête de l’Orchestre national de Metz depuis l’an dernier. Ils interpréteront l’ultime symphonie de Mozart, surnommée « Jupiter » pour sa fougue (ou sa foudre ?), au remarquable final influencé par l’art du contrepoint des baroques – Mozart eut comme professeur le dix-huitième fils de J.S. Bach, Jean-Chrétien. Année Berlioz oblige, l’orchestre accompagné de l’altiste Adrien Boisseau jouera également Harold en Italie, une œuvre narrative entre la symphonie et le concerto, écrite au départ pour l’instrumentiste virtuose Niccolò Paganini. Ce jour-là, débutera une rétrospective magistrale, développement actuel d’une longue aventure : la rencontre entre Mathieu Pernot – alors qu’il étudiait à l’École nationale de photographie d’Arles – et les membres sédentarisés d’un clan rom, les Gorgan, installés depuis cent ans au bord du Rhône. Au fil de son travail de terrain, de publications et d’expositions, Mathieu Pernot a documenté le quotidien de cette famille – et au-delà, de cette minorité sociale – pendant une génération, en accompagnant les naissances et le deuil. Le récit émane à la fois de ses prises de vue et de leurs propres photos. Par Antoine Ponza — LES GORGAN, 1995-2015, exposition du 13 septembre au 10 novembre à l’Arsenal, à Metz www.citemusicale-metz.fr 32

Le rendez-vous existe depuis plus de dix ans : l’End-of-season Party fait son grand retour le 6 juillet du côté de la Philharmonie… Cette année encore, exit les violons et autres instruments à vent, cordes, percussions et consorts : l’établissement so chic se transforme pour une soiréebout-de-la-nuit en un gigantesque nightclub façon nuit de folie à la berlinoise. Et si l’on a déjà vu défiler pas mal de beau monde derrière les platines - Roger Sanchez, Mix Master Mike, Marcus Worgull, Mouse of Mars, Peter Kruder ou Grandmaster Flash pour ne citer qu’eux – l’année 2019 se la joue féministe en proposant un quatuor de DJettes jusqu’au bout de la nuit. Quatre nanas passées maîtresses dans l’art du clubbing, qui agitent les dancefloors du monde entier depuis plus de vingt ans parfois, comme la suissesse Sonja Moonear, connue pour ses sets impeccables et explosifs, Anja Schneider, berlinoise pure souche et fondatrice de Mobilee, label ô combien influent en matière de house allemande… Sans oublier Nicole Moudaber, petite protégée de Carl Cox qui a notamment mis le feu il y a quelques semaines du côté de Coachella. De quoi faire une nouvelle fois de la Philharmonie LE temple de la techno d’une nuit… Tremble, Berghain, le Plateau de Kirchberg est là. Par Aurélie Vautrin — END OF SEASON PARTY, le 6 juillet à la Philharmonie de Luxembourg, à Luxembourg-Ville philharmonie.lu/fr


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Istanbul par Benoit Schupp

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Images extraites du Journal noir (www.48north.fr) à l’occasion de la sortie du livre Istanbul (juillet 2019), cinquième numéro de la série 12 pauses. www.benoitschupp.fr

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Liberté rythmée Les Fat White Family nous jouent des (dé)tours pop, Raoul Vignal et Elias Dris s’approprient le folk, et Vaillant, l’électronique. Anne Paceo, elle, emprunte la voie céleste. 40


FAT WHITE FAMILY À contre-courant Par Cécile Becker, Aude Ziegelmeyer et Emmanuel Abela Photo : Alexis Delon / Preview

trois ans après une quasi rupture les fat white Family, surprennent avec un nouvel album pop, Serfs Up. Rencontre avec les frères Saoudi, Nathan et Lias. Les Fat White Family finissaient par rejoindre la légende urbaine : ils enregistraient des disques, apparaissaient sur scène, mais personne ne les rencontrait jamais. Nous sommes quelques-uns à les avoir attendus pour une interview, alors qu’ils préféraient – peut-être à juste titre – écumer les bars environnants. Et puis, il y avait cette promesse constante de quelque chose qui devait aboutir, y compris sur disque, sans que la promesse ne finisse par être tenue. Les deux premiers albums, pour attachants qu’ils furent, ne laissaient entrevoir qu’un aspect d’un talent qu’on soupçonnait indécent. Comme à chaque fois en pareil cas, on supposait la chose entendue. On s’était résignés à l’idée de voir ce groupe-là, comme tant d’autres, rejoindre la cohorte des formations cultes, autrement dit celles qui auraient dû mais qui n’ont pas pu ou pas su. Or l’apparition des Insecure Men, le side-project de Saul Adamczewski, le guitariste sulfureux du groupe, avec Ben Romans-Hopcraft, membre de Childhood, semblait indiquer des changements de direction – souvenez-vous, on vous en avait parlé. On pensait cependant le projet FWF mort et enterré. Et puis, les choses se sont enchaînées : un nouvel album qui en frustre certains, mais en enthousiasme d’autres ; en tout cas, une œuvre plus aboutie, plus ambitieuse, même si on perd en démence. Il ne nous en fallait pas plus pour nous dire : ok, toutes et tous, on y va 41

banco ! Et c’est là qu’on a pris peur. Avec les FWF, récapitulons, tout est possible. Hypothèse 1 : ils ne viendront jamais, ils n’ont pas repéré Strasbourg sur la carte. Hypothèse 2 : ils sont bien là, mais La Laiterie n’y est plus – ben oui, forcément, ils ont tout fait sauter. Hypothèse 3 : ils sont là, La Laiterie est là, mais ils ne veulent pas nous voir – hypothèse à creuser sérieusement. Hypothèses 4 et 5 : on n’ose même pas y penser, un journaliste d’une revue concurrente nous a promis qu’on finirait découpés en rondelles – il a eu la décence de ne pas préciser le contenu des sévices subis dans l’intervalle… Bien sûr, c’est l’hypothèse 19 qu’il aurait fallu explorer : La Laiterie est vide, personne au soundcheck, personne au catering, personne dans la loge 1, ni dans la loge 2, ni 3 – de mémoire d’habitués, nous n’avions pas vu autant de loges attribuées au même groupe. Il y a bien la loge là-bas, après la passerelle, au fond du couloir, mais ça c’est la loge « screamer » prévue pour les guet-apens des groupes en mal de chair fraîche. On redescend l’escalier, et là qui voit-on passer, tout juste sortis d’une scène de Trainspotting ? Cinq ou six gaillards, regardant à droite puis à gauche, comme pour éviter de se faire repérer, en train de se faire la malle, avec Lias Saoudi, la tête fraîchement rasée en tête de cortège. Ils ouvrent la porte, et tels des garnements qui viennent de faire un sale coup, se barrent dare-dare. On se dit que c’est mort, et surtout qu’ils ont réussi à nous refaire le coup. Mais là, ô miracle, on aperçoit Nathan Saoudi, torse nu, dans le hall de La Laiterie s’apprêtant à donner une interview à un support anglais. On s’organise, unetelle surveille la porte d’entrée, l’autretelle l’accès par l’arrière, et noustels tous les autres axes possibles. Le petit gars est cerné, il ne nous échappera pas ! Le plus drôle c’est qu’il n’en a pas l’intention ; à l’issue de son entretien, il vient à notre rencontre, souriant, accompagné de son manager. « Mais oui, bien sûr ! C’est prévu. » Un petit coup d’œil au magazine – sorry, il ne lit pas le « french » –, et il s’enquiert de nos prénoms. Il s’amuse des prénoms français qui lui paraissent étranges – Aude comme une ode to something, Cécile, Emmanuel etc.


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Toujours torse nu, et plutôt décontracté, il nous relate l’histoire d’un groupe qui s’est retrouvé en danger : projeté de la misère à la lumière en moins de temps qu’il ne faut pour le dire, l’éclat des projecteurs, la fame et les drogues dures qui les accompagnent ont bien failli dissoudre le groupe peu après son deuxième album, Songs For Our Mothers. « Est-ce que ça vaut le coup de continuer, de s’investir, encore, malgré les difficultés ? » Nathan se (re)pose la question, après nous avoir proposé des mini-bouteilles d’eau. Le claviériste du groupe, aussi à l’écriture pour ce troisième album – on lui doit le hit Feet, inspiré d’Un captif amoureux de Jean Genet, et Tastes Good With The Money –, ne l’a pas réécouté une seule fois depuis sa sortie. Pour quoi faire ? Le passé, c’est du passé. Pour survivre, s’éloigner. Loin de leurs démons, loin de Londres, « où les gens veulent que tu te plantes », où la drogue est omniprésente, ils s’échappent à Sheffield dans le Nord, une ville, grise, calme, fantôme. Sheffield sert d’écrin aux cendres du groupe, qui s’y régénère et se découvre presque apaisé, soigné à la kétamine des illusions de grandeur et de la pression médiatique de la capitale. Le phénix renaît. Après dix ans à faire de la musique ensemble, ils repartent sur de nouvelles bases, une cure de désintox’ où les idées prennent le temps d’être développées. La qualité se ressent dans ce long format très pop – diaboliquement langoureux. Cet exil volontaire a permis aux membres de laisser la place à leurs relations à travers leur musique, d’apprendre à se connaître les uns les autres mais aussi chacun de leur côté. Quand on l’interroge sur une éventuelle « rédemption », il sourit et avec beaucoup d’à-propos et de finesse nous répond qu’il n’a pas le sentiment d’« avoir fait des choses si mauvaises ». On s’excuserait presque de l’avoir froissé. Outre celle interdisant l’héroïne, la règle d’or de cette nouvelle ère reste de ne jamais se répéter. Inspiré par la musique pop qu’il écoute à la radio, ainsi qu’aux singles phares des années 80-90, Nathan recherche ce jaillissement, cette onomatopée caractéristique, cet éclatement éphémère – « pop ! », insiste Nathan – qui, surtout, ne se reproduira pas deux fois de la même manière. En tournée, les répétitions énergivores prennent de multiples formes et l’enferment dans des cercles vicieux, qu’il cherche particulièrement à éviter. 43


— Misanthropes naturels — le 31.05 à La Laiterie, Strasbourg Le genre de la pop leur permet de discuter de sujets qui comptent, de s’engager, de dire quelque chose sur le monde qui les entoure. Leur dégoût des autres et d’eux-mêmes est retranscrit dans des morceaux dangereusement sexy où le plaisir de sauter à pieds joints dans les tabous et l’amour du grotesque brillent de mille feux. Leur étendard – une swastika médiévale inversée –, en est l’exemplaire symbole. S’ils ne se considèrent pas nécessairement comme des anarchistes rebelles, Nathan décrit ses comparses et lui-même comme « un groupe de gens qui n’aiment pas les autres, ensemble ». Et là s’en suit, une situation presque cocace : Lias – souvenons-nous, celui qui était en tête du commando de petits gars en fuite une demi-heure auparavant – interpelle son frère à tue-tête dans toute La Laiterie : « Where are you? - I’m on interview! » « WHERE ARE YOU? – I’M ON INTERVIEW! » « Where, etc. » Au bout de quatre cinq fois, Lias a repéré d’où vient la réponse, et nous rejoint sans avoir l’intention de participer à l’entretien. Et puis se ravisant, nous jugeant plutôt amusants, il s’assoit. Et enchaîne sur l’éventuelle misanthropie du groupe. Sa première réponse, sourire aux lèvres, en dit long : « Natural misanthropics! » En qualifiant les membres du groupe de « misanthropes naturels », il ne fait pas que détourner le propos ni caricaturer sa posture, il affirme quelque chose de fort qui explique le cynisme, tout aussi naturel, que cultive le groupe depuis ses débuts, n’hésitant pas à aller sur le terrain de choses qui semblent irrecevables. Le regard tendu vers nous, presque défiant, mais jamais véritablement fermé.

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Et Lias de jeter un œil dans le rétro du groupe. Sur le fait par exemple que leur premier album, Champagne Holocaust, réalisé en 2013, leur a permis de taper sur les gens, sur le monde, sur le public, de se faire connaître en défonçant la porte d’entrée. Le deuxième, plus électronique et glissant peu à peu vers une recherche pop les a fait exploser, dans tous les sens du terme, tandis qu’enfin, le troisième, passage critique pour tout groupe, a été l’occasion de véritablement se plonger dans la pop, bercés par les sons électroniques sheffieldiens. Le titre de l’album fait référence à Surf’s Up, une chanson magnifique de Brian Wilson qui donne son titre à un album des Beach Boys ; il renvoie aux basses conditions – celles en mesure de soulever – et évoque le Brexit, une révolution « foireuse » où le populisme l’a emporté aux élections. Malgré leur critique politique, tout y est plus symbolique, interne, personnel. « La colère se transforme, quand tu vieillis l’agressivité se dissipe. La colère c’est de l’énergie », explique Lias, justifiant ainsi sa capacité toute aussi naturelle à pratiquer une forme noble de nihilisme – si tant est qu’il y ait des formes moins nobles. Faire partie du système tout en parlant pour les minorités ? Aucun d’entre eux n’ont de sécurité, ni de foyer. Économiquement, c’est violent, dur. Bouillonnant de l’intérieur, Nathan s’insurge : « Tout est à disposition désormais. Tout est ennuyeux, les gens s’ennuient, la presse est ennuyante. C’est déprimant. » Certains répondraient que c’est le prix du confort, la pire chose en sorte. Ce à quoi il répond avec poésie : « Ce qu’on veut c’est de faire des gens de la charcuterie. » Dès lors, on sent qu’il est peut-être tant d’y aller, avant de donner raison à notre ami journaliste du magazine concurrent. Les deux se livrent de bonne grâce à une séance photo de haut vol. On se dit alors que ces petits gars, dans toute leur contradiction et leur petite part de mauvaise foi, restent très classes, décidément très rock’n’roll, ce qui n’est pas si fréquent ces jours-ci. — FAT WHITE FAMILY Serf’s Up, Domino www.fatwhitefamilymusic.com


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free folk

Par Emmanuel Abela

Chacun de leurs côtés, Raoul Vignal et Elias Dris indiquent au folk des chemins de traverse pour tendre à de nouvelles formes.

Raoul Vignal le 25 février, par téléphone Photo : Anne-Laure Étienne

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Les lecteurs de Novo savent l’affection qu’on porte à ce petit gars de Lyon, Raoul Vignal qui en deux albums a su se hisser à la hauteur des grands noms du songwriting 60’s, Bert Jansch, Tim Harding et même Nick Drake. Une dernière référence qui revient de manière lancinante à son propos d’autant plus qu’il arrange ses compositions avec cette touche jazz qui n’aurait pas déplu à l’élégant compositeur britannique. Avec sa modestie et cette timidité désarmante, Raoul Vignal acquiesce, mais ses sources à lui sont ailleurs : il les puise d’instinct, et avec grand raffinement au cœur de ce qui l’anime dans la relation fusionnelle qu’il entretient à son instrument : la guitare acoustique. Dans l’échange que nous avons avec lui, il nous révèle cependant son amour pour Lee Hazlewood – un amour qui pourrait l’entraîner plus loin encore ! – ou Neil Young. On se replonge dans l’écoute de ses deux premiers albums, véritables chefs-d’œuvre d’une époque qui en connaît peu finalement, en attendant impatiemment la suite. Sur votre deuxième disque paru il y a quelques mois, Oak Leaf vous avez décidé d’orchestrer vos chansons. Est-ce l’expérience de la scène en trio qui vous a donné envie d’aller plus loin dans l’orchestration ? J’ai fait ce deuxième album comme j’aurais voulu faire le premier. Sur le premier, je n’avais pas pris le temps et je ne m’étais pas assez entouré pour avoir un album avec un peu plus de corps. Avec les musiciens, on avait commencé à faire des ébauches de morceaux, donc ça me paraissait évident de les emmener au studio avec moi. On avait déjà commencé à jouer les musiques du deuxième album sur la tournée du premier. Cette fois, le label m’appuyait avec plus de délai donc je me suis dit que c’était le moment de créer les arrangements comme j’en avais envie. Cette orchestration est d’inspiration jazz. Le jazz fait-il partie spontanément de votre culture ? Bien sûr, j’ai écouté du jazz plus jeune mais je n’en ai pas beaucoup de souvenirs. J’avais aussi envie d’habiller ces morceaux d’une manière un peu moins évidente. De donner un coté pop aux arrangements, même si au final je trouve que j’ai l’impression de faire un peu de la pop avec une guitare en picking. Je pense que c’est les musiciens qui ont apporté le jazz dans les morceaux par leur jeu, et avec les suggestions que je leur donnais. Ça apporte une couleur un peu plus libre.

Vous affirmez une grande affection pour Lee Hazlewood. Qu’aimez-vous chez lui ? Sa manière d’entraîner la pop vers des univers insoupçonnés ? J’aime cette pop un peu ouatée, un peu mielleuse et parfois un peu timide. Forcément, son timbre de voix me parle beaucoup, mais aussi ses talents de producteur et l’ensemble de sa carrière. Je suis tombé sur Lee Hazlewood grâce à l’écoute de Nancy Sinatra. J’aime beaucoup sa façon d’orchestrer des morceaux tout simples et d’en faire des petits bijoux avec la science des détails et de l’arrangement. Le fait de devenir l’arrangeur pour d’autres artistes vous tenterait-il ? Je manque d’un outil crucial : je ne sais pas écrire la musique. Je sais l’entendre et composer. Je saurais dire quel instrument pourrait bien aller avec quel autre instrument et comment tout pourrait se mettre en place pour former quelque chose d’harmonieux. Mais je ne suis pas écrivain, ça me ferme pas mal de portes. C’est quelque chose que j’ai déjà fait pour des amis qui font de la musique de manière presque anecdotique. Après, je dois l’admettre : j’aime prendre le morceau d’une autre personne et proposer ma vision de la chose. De manière plus étonnante, on vous découvre un passé punk-rock. Une approche plus électrique – à la manière d’un Neil Young serait-elle possible ? La guitare acoustique reste le type de guitare que je préfère, que je trouve le plus immédiat pour moi. Cela pose la question de la sonorisation en live. Même avec un bon ingénieur du son et une très bonne guitare, ça reste compliqué. Ma guitare ne sonnera jamais de la même manière, une fois amplifiée. Mais malgré tout, absolument, c’est de l’ordre du possible — Raoul Vignal, Oak Leaf, Talitres

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ELIAS DRIS le 11.02, par téléphone Photo : Tazzio Paris Son prénom, Elias, le situe d’emblée comme béni des Dieux. Il faut dire qu’il a tout pour lui, une bouille d’ange dont il sait jouer, n’hésitant pas à entrer sur le terrain de l’androgynie, une voix céleste et une culture qui l’amène à tutoyer la poésie de Walt Whitman et d’Allen Ginsberg ou la musique de Bobbie Gentry, Joni Mitchell ou du grand David Bowie. Bref, on l’aime ce petit gars-là. Son premier album, Gold in the Ashes avait posé les bases – de bien belles bases ! – d’un folk à l’américaine revu admirablement par ce Français qui se partageait entre Paris et la Californie. Il y a quelques mois, Beatnik or not to be, enfonçait le clou, mais nous entraînait sur d’autres territoires, avec sa touche électronique 80’s et ses réminiscences hip-hop. « C’est quelque chose que je voulais faire. Il y a tant de choses que j’aimerais faire par ailleurs », s’amuse-t-il de manière espiègle, avec l’impatience d’un jeune homme qui prend son destin en main. Cet album, il l’a produit lui-même. Ressentait-il le besoin de l’accompagner jusqu’au bout ? « Le besoin, je ne sais pas. J’avais beaucoup travaillé en amont et j’ai essayé bien des pistes différentes pour ces chansons, si bien qu’une fois en studio je savais exactement ce que je souhaitais faire. » Ça ne l’a pas empêché de beaucoup expérimenter, d’où ces distorsions qui 48

viennent perturber certaines chansons, un peu comme si la musique concrète venait titiller le folk, avec quelques effets saisissants. « La difficulté venait du fait qu’il fallait que ça reste mélodique. Ces distorsions viennent de mes influences hip-hop, j’étais en quête de sons violents. » Même s’il réfute toute forme de « clarté » et « d’homogénéité », la surprise vient de l’extrême cohérence d’un disque d’une grande maturité. On sent de la fermeté dans ses choix, des convictions profondes qui le conduisent à cheminer vers un idéal qui est le sien. Derrière la candeur qu’il affiche, une forme d’intransigeance – celle de l’enfant gentiment gâté – pointe son nez : « C’était vraiment le grand thème de l’album, admetil, ne pas écouter les jugements que je me fais à moimême. » L’aveu touche par la gravité qu’il suggère, cette forme d’exigence qui révèle les grands artistes comme Thom Yorke, le leader de Radiohead dont il est « grand fan ». Ce qui ne l’empêche pas de beaucoup s’amuser, lui le gamin espiègle qui rit des bonnes farces qu’il peut faire avec talent, mais qui peut aussi se montrer si respectueux de ses modèles, comme Simon & Garfunkel à qui il a consacré un album de reprises avec Morgane Imbeaud, la chanteuse de Cocoon. L’exercice n’est pas aisé, il est on ne peut plus risqué tant les chansons du célèbre duo américain nous semblent inscrites au plus profond de notre patrimoine mental. Mais Elias et Morgane s’en sortent à merveille, lui en Paul Simon au timbre vibrant, elle en Art Garfunkel touchante d’émotion avec ses accents gospel. C’est décidément un peu comme si rien ne se refusait plus à celui qu’on situe comme l’un des grands de demain. Et à qui l’on ne peut que souhaiter, d’après le premier titre de son album, un Endless Summer. — Elias Dris, Beatnik or not to be, Vicious Circle


VAILLANT ÉLECTRO-ORGANIQUE

Par Aude Ziegelmeyer et Emmanuel Abela ~ Photo : Sarah Dinckel

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Mirage Orange, nouvel album d’Olivier Stula (Vaillant), mêle improvisation, liberté des sens et expérimentations, pour un résultat chimérique. Lyrique et singulier, ce charmeur de machine nous livre sa conception de la musique, bleue comme une orange. À la fin des années 70 et au tout début des années 80, nombreux étaient les groupes postpunk qui s’aventuraient à petits pas sur le terrain de l’électronique. Alors que le clavier semblait si suspect pour les punks, les artistes de la nouvelle génération lorgnaient du côté des pionniers, allemands pour la plupart – Kraftwerk, Neu! ou Conrad Schnitzler en tête –, pour intégrer ces étranges sonorités ; ils s’appuyaient sur les expérimentations de David Bowie et de celles de son producteur et mentor, Brian Eno – magnifique Another Green Land en 1975. Après les vagues électroniques successives, dont celle foisonnante des années 2000, on en oublie presque ce travail de laborantin du son qui a conduit Throbbing Gristle, Section 25 ou Deutsch Amerikanische Freundschaft, et tant d’autres, sur la voie d’une lumière nouvelle : froide mais irradiante. Olivia Stula, lui, n’a rien oublié. En marge de sa participation au groupe A Second of June, il retourne à ses amours premières. Sans nostalgie aucune, il marche sur les traces de ceux qui l’ont construit musicalement, avec un premier album solo sous le nom de Vaillant – un grand disque d’aujourd’hui. Étrangement, il retrace pour nous près de cinquante ans de musique électronique, de Cluster à Aphex Twin, non pas en historien de la 50

musique, mais bien en amoureux d’un art aux possibilités infinies, de manière gourmande et parfois romantique. Si bien qu’il nous semble parfois difficile de situer les sources de quelque chose qui finalement – et c’est tant mieux –, n’appartient qu’à lui. Ta démarche, purement électronique, avec des process d’enregistrement à la source, se démarque, quasi-pionnière. Cette envie d’enregistrer un disque essentiellement électronique me vient de loin. J’avais fait ma petite communion pour recevoir un lecteur CD, sur lequel j’ai écouté en boucle mes premiers disques, Depeche Mode, Kraftwerk, les Pixies, The Cure et Joy Division. À partir de là, j’ai commencé à apprendre la guitare basse, mon premier instrument. C’est avec ce retour aux sources des musiques électroniques analogiques, marqué par le groupe Air et les débuts du label WARP, que je m’y suis vraiment intéressé – je jouais dans des groupes et je m’achetais des vieux synthés. Étudiant, je faisais de la musique électronique dans ma chambre, mais comme je ne disposais ni des capacités techniques ni des moyens d’arriver à un enregistrement, c’est resté en suspens. Dans les années 2000, je me suis penché sur les précurseurs de la musique électronique, comme Raymond Scott et Delia Derbyshire. Par la suite, j’ai repris ma basse électronique et j’ai monté le groupe A Second Of June avec Grégory Peltier. Ce glissement est aussi audible entre les différents albums du groupe. Avec le dernier, Pastel Palace, la guitare cède le pas à une orchestration électronique. Depuis nos débuts, on avait toujours un synthé qui traînait, quand on enregistrait. Plus on avançait, plus on s’en est pris de passion, avec des structures plus formatées, plus pop. Il y a aussi qu’après le départ de notre batteur on a choisi de continuer par la force des choses avec une boîte à rythme. Par cohérence esthétique, on est allés vers une musique plus électronique. Et Vaillant dans tout ça ? Quand on a pris une dimension plus maîtrisée avec A Second Of June, j’ai eu besoin d’un espace de liberté. Au début, c’était vraiment récréatif, spontané. En 2014-2015, il y a eu quelques sorties sous le nom de Vaillant, mais toujours avec des guitares qui traînaient. C’était entre de la musique indé, électronique et de l’ordre de l’essai. L’envie de faire un disque a germé, j’ai enregistré les choses comme elles venaient pendant deux ans, avec pour nécessité d’appréhender la musique comme un es-


pace de liberté totale où le geste et l’idée instinctive précèdent la composition. À la manière des groupes allemands des années 70, comme Can qui ne compose rien au préalable, j’improvise. Je me retrouve assez souvent avec des plages de 15-20 minutes, qui demandent un travail d’écoute attentive, d’édition, d’arrangement, puis de ré-édition. Une véritable pâte à modeler, qui peut aller très vite dans l’assemblage, ou prendre des mois. En parallèle, j’ai appris à être indépendant dans la technique, à enregistrer, mixer, composer. Bien que Mirage Orange soit dans cet entre-deux, cette tension, il y a toujours une constante audible mélodique. Malgré ce fantasme de réussir à faire danser les gens, ce qui m’intéresse c’est avant tout de faire danser la musique. J’ai rapidement senti qu’il fallait que j’aille vers cet aspect fourmillant, organique... Paradoxalement, la musique électronique est considérée comme mécanique, déshumanisée – un aspect qui me plaît comme auditeur, mais moins en tant que musicien. Je cherche à mettre le plus de vie possible dans des structures très répétitives, je travaille sur la notion de boucles jamais identiques. Pourtant, ce n’est pas une musique qui s’accompagne par le geste. Il y a des parties jouées sur un clavier, mais les deux tiers du disque sont programmés. Dans le programme, la séquence est modifiée en cours de route. Le son bouge. Il y a une extrême variété de possibilités, d’expérimentations d’un morceau à un autre, mais avec une coloration, une cohérence pour l’ensemble. C’est ça qui est complexe. Je pensais que le disque était fini un an avant qu’il ne le soit réellement. Il m’a fallu un an pour accentuer la cohérence et mettre de côté ce qui n’y avait pas sa place.

— Ce qui m’intéresse c’est avant tout de faire danser la musique. — le 31.05 à la Mandragore, Strasbourg

Pourtant, c’est aussi de l’ordre de la rupture, de quelque chose d’instable, qui perturbe. Une boucle peut être rassurante, car on se sent en terrain connu, mais on peut s’y sentir enfermé. Mirage Orange, morceau titre, est tout en répétition… C’est le plus chaleureux et le plus déstabilisant, de par sa polyrythmie et la dissonance dans les arrangements. C’est un hommage à Trish Keenan. Broadcast, mon groupe de cœur, qui m’accompagne depuis plus de vingt ans. — VAILLANT, Mirage Orange, Herzfeld — www.hrzfld.com

La dimension contemplative est également très présente. Pouvoir projeter des images, créer une sorte de paysage mental, c’est de l’ordre du sensible, de l’humain. Je voulais amener de la lumière. C’est ce qu’il y a de plus magique pour moi, c’est présent, c’est de nulle part. Le titre, par exemple, a été choisi pour les sonorités avant tout, pour les mots qui sont dans les mots. Des groupes comme Cluster, essentiels à la musique électronique dans les années 70, ont été un déclencheur. Notamment avec ZuckerZeit et Sowiesoso, on y trouve une forme de sérénité, un aspect cinématographique, une musique répétitive mais jouée.

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ANNE PACEO CHAMADE

Par Nathalie Bach ~ Photo : Alexis Delon / Preview 52


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Comme autant de sangs mêlés, Bright Shadows, le dernier album d’Anne Paceo, irrigue à travers son jazz et son intime le cœur même du monde. Elle a des intonations enfantines et des yeux qui papillonnent à toute vitesse. Droit son regard, droite dans ses bottes. Et ce jour-là, il en fallait. Anne Paceo et son équipe s’extraient d’un taxi sous un torrent d’avril. Encapuchonnés jusqu’aux yeux, ils font leur entrée dans la belle salle du Cheval Blanc, à Schiltigheim. Au milieu de sa tribu, sans bonnet ni trompette mais vapotant frénétiquement sous son chignon rebelle, elle est là. La patronne. Au sens étymologique le plus noble, et le plus beau. Tandis qu’ils filent déposer leurs affaires en loge, elle s’excuse du retard, demande si nous avons un peu de temps. Elle veut faire les choses bien, s’affaire derrière sa batterie, réalise qu’elle n’est pas maquillée – « Hors de question de faire des photos dans cet état pour un aussi beau magazine (oh !) sinon je ressemble à un panda ! » –, nous réclame sept ou huit minutes de préparation. Il lui en faudra exactement neuf pour réapparaitre bouche et pull rouge, parfaite. Les loups n’ont qu’à bien se tenir. On se souvient qu’il existe aujourd’hui encore des conférences intitulées par exemple “Où sont les femmes ? – Jazz et perspectives”. « Je sais, parce que c’est vrai, nous sommes encore très peu de femmes dans ce métier mais n’est-ce pas le cas de beaucoup de métiers ? Même si dans le jazz j’y vois un vrai changement. Ça peut faire bisounours mais je me sers de ma musique pour soulever ce genre de thématiques, j’évoque aussi d’autres choses, comme mon soutien aux migrants ou les ravages de la colonisation, je crois que j’y suis plus à l’aise et plus efficace que dans n’importe quel meeting. » Entre deux serrages de mains, quelques blagues au micro et des petits pains avalés à la hâte, ils sont déjà tous en plein travail. Une balance de sept personnes au plateau et le temps désormais compté ne permettent aucun hasard. 54

Pourtant, cette première sensation de chaleur et de vraie cordialité ne fera que croître. « Quand je choisis les gens avec lesquels je vais travailler, leurs qualités techniques ne me suffisent pas. Il faut qu’il se passe autre chose, que je les aime ou que je sente que je vais les aimer, j’ai besoin de cette porosité, d’un don réciproque. Ce qui est le cas une fois de plus avec ceux qui m’entouraient déjà pour cet album. Il ne me manquait que les deux voix principales. » À 34 ans, Anne Paceo est une femme de son temps. Très active sur les réseaux sociaux, elle a découvert Ann Shirley sur Instagram. Son cœur n’a fait qu’un tour. « Pour Florent Mateo, je suis allée l’écouter lors d’un concert. Nous avons organisé une session, puis enregistré une démo. Ils ont chanté tous les deux, c’était monstrueux tellement c’était beau. Je savais que j’avais trouvé mes deux perles. Je leur ai dit, dites les gars, vous ne voulez pas faire le disque ? » Deux ou trois choses que l’on sait d’elle, la ville de Niort où elle est née, quittée à l’âge de trois ans avec ses parents professeurs coopérants pour aller vivre à Daloa en Côte d’Ivoire, la mémoire du rythme, son amour irrévocable pour la batterie depuis ses dix ans puis son retour à Paris en 1996 et son entrée au CNSM en 2005. La suite n’est qu’une longue fulgurance de succès adoubée, entre autres, par deux Victoires du Jazz. « Ce qui a vraiment changé après ça, c’est d’être passée du statut de jeune talent prometteur à celui d’artiste confirmée. Ça crée une certaine liberté, évidemment, enfin une liberté supplémentaire parce que de toute façon, quoiqu’on me dise, je vais toujours où j’ai envie d’aller. » Accompagnatrice auprès de Mélissa Laveaux, Jeanne Added ou encore invitant Archie Shepp si porteur de cette couleur africaine qu’elle revendique, elle fonde parallèlement ses propres groupes, tisse et croise son univers avec les plus grands et peut-être serait-il plus juste de préciser qu’eux aussi la recherchent. À savoir ce qu’ont vu et compris d’elle Christian Escoudé, Henri Texier, Laurent de Wilde ou encore Rhoda Scott, sa réponse est à l’image de son humilité. « Stéphane Kochoyan [pianiste avec qui elle collabora de 1998 à 2001, ndlr] m’avait dit, et je ne l’ai jamais oublié : “quoiqu’il arrive, garde toujours le feu sacré, le tien.” C’est peutêtre pour ça. Et mon implication physique et mentale pour la musique. » En l’espace de quelques années extrêmement prolifiques, celle qui est devenue une référence de la scène française et européenne tant pour mêler l’art du songwriting que pour sa force suggestive de l’improvisation semble insatiable, Bright Shadows étant son sixième album en tant que leader. Un travail forcené dont on se demande s’il est une aptitude ou une urgence pour cette voyageuse au quarante-cinq pays déjà parcourus.


« Une urgence. J’ai besoin d’éprouver le monde. Je suis sur les routes depuis mes dix-sept ans. J’ai toujours eu besoin d’être dans l’action, tout le temps. À une époque, je pense que ça a été une manière de ne pas penser. C’est curieux d’ailleurs, en le disant tout à coup je me demande pourquoi. » Curieux comme ce black-out sur son enfance dont l’historique se fond dans le silence. « Ça, c’est off ! » Elle déploie furtivement ses cheveux, et un peu plus sa beauté guerrière. « Quand j’étais plus jeune, j’avais coché des cases à réaliser pour chaque tranche d’âge. Et tout a été comme je l’avais prévu même si je ne compose pas autant que je voudrai. Il y a une chose que j’adorerais faire maintenant, c’est travailler pour l’image, le cinéma. Je suis nulle pour retenir les noms, mais le premier qui m’arrive c’est celui de Michel Gondry, j’aime son univers. C’est ce que je me souhaite de réaliser pour la suite, puis de continuer à jouer avec les gens que j’aime, de continuer tout ce bonheur en m’accordant juste un peu plus de temps parce qu’à cette étape de ma vie, je crois que j’ai déjà rempli une belle part de mes rêves. » De ses rêves à nos rêves, ce soir-là Bright Shadows brasse ses émois sur scène. Il y a l’incandescence des voix, le feu du saxo de Christophe Panzani, la guitare hypnotique de Pierre Perchaud et les ensorcelants claviers de Tony Paeleman. Références et révérences posées en forme de gratitude, Steve Reich, Gabriel Fauré qu’elle vénère, John Coltrane se laissent entrevoir comme une partie du panthéon personnel d’une Anne Paceo déjà au sommet. « J’explore de plus en plus la superposition des cellules rythmiques. Dans le trio avec Christophe, Tony et moi, ça fait maintenant totalement partie de notre ADN. » Entre deux morceaux, elle annonce les titres en anglais, déplore son accent en riant, pour un peu on se croirait à partager avec elle un coup au bistrot du coin. Ses yeux devenus calmes couvent tendrement ses musiciens, qui le lui rendent bien. La section rythmique se fait sismique, systémique devant un public en apesanteur et la simplicité avec laquelle elle se livre force l’étendue de son mystère. Peut-être Bright Shadows est-il son album le plus mélodieux, en tout cas l’avènement des voix à part entière, la sienne y compris, dit quelque chose d’une introspection plus vive encore. Le sublime et liturgique Contemplation pourrait condenser le propos de l’album, contrastant subtilement mélancolie, puissance viscérale et onirique. « Ce morceau là, je l’ai écrit d’une traite. C’est le seul moment où je laisse la batterie pour aller chanter au-devant de la scène. Au début ce n’était pas évident, c’est une réelle mise à nu. Je quittais mon rempart, le seul endroit où je me sente complètement chez moi, qui m’appartient et que je ne dois qu’à moi-même. C’est vrai, j’adore toutes les œuvres religieuses, les chants soufis, mais ce n’est

pas tant la religion qui m’intéresse que la ferveur, ou ce qu’on peut aussi appeler aussi connexion, celle qui n’arrive vraiment que lorsqu’on on est un peu en paix avec soi-même. » Ouvertes à tout vent, compositions, structures et textures ultra sophistiquées ne se lassent pas dans leur inouïe liberté de flirter tantôt avec la pop, la soul et tant d’autres influences sans jamais forclore le débat. Politique et singulière c’est peut-être à travers cette scansion quasi chamanique qu’Anne Paceo insuffle à son art le mouvement même de son engagement. Et au jazz, sa dimension de poétique absolue et universelle. En la regardant, n’incarne-t-elle pas la réponse de Marguerite Duras à qui l’on demandait ce que représentait pour elle l’écriture : « C’est un volcan. » — ANNE PACEO, Bright Shadows, Laborie Jazz / Socadiscs

— J ’ai besoin d’éprouver le monde — le 3 avril au Cheval Blanc, à Schiltigheim

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New Generation

Par Aurélie Vautrin ~ Photo : Arno Paul

Matthieu Dussouillez succède au charismatique Laurent Spielmann, resté près de 20 ans à la tête de l’Opéra National de Lorraine.

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Il a un look de gendre idéal, un parcours hors norme et une ambition à toute épreuve. Pas encore 40 ans, un diplôme de l’ICN Business School et une passion pour la musique qui remonte à l’enfance. Matthieu Dussouillez est le nouveau directeur de l’Opéra National de Lorraine… Révolution en vue ?

– d’ailleurs, c’est le thème de la saison 2019-2020. Un lieu où l’on peut fabriquer le rêve et l’imaginaire, prendre du recul. Cela a du sens dans une société qui ne voit plus le temps passer… Revenir à l’expérience d’un spectacle où le temps se dilue, se dilate, c’est primordial.

Qu’est-ce qui pousse un enfant à devenir directeur d’Opéra ? Alors ça… Je ne peux pas vous dire – l’envie m’est venue sur le tard. J’ai toujours étudié la musique en parallèle de mon parcours académique, notamment la percussion et le tuba au conservatoire. Mais la vérité est qu’en Terminale S je voulais faire médecine ! J’ai changé d’avis à la dernière minute. Devenir directeur d’Opéra, ça a été un vrai combat. Ça l’est toujours, d’ailleurs.

Pensez-vous qu’un bon directeur d’Opéra doit être à la pointe de l’art en général ? Ouvert aux autres arts et à l’actualité, oui, c’est évident. J’aimerai dire que je suis à la pointe, mais le temps manque… Même si j’essaye de m’astreindre à 30 minutes de lecture par jour par exemple.

Votre jeunesse n’a pas toujours été un atout, j’imagine… C’est ça. On vous attend au tournant, forcément… « Qu’est-ce qu’il fait là avec son diplôme d’école de commerce, il n’y connaît rien, il débarque. » Il faut sans arrêt faire le combat de la légitimité. Personnellement, je n’ai pas de soucis avec ça, je ne me considère pas comme illégitime, mais c’est une réalité. C’est le milieu qui veut ça. Vous veniez ici quand vous étiez étudiant à Nancy ? [rires] Alors, non, j’avoue, je n’ai pas vu d’opéra ici à l’époque, j’allais plutôt Salle Poirel voir des concerts. Mais je me suis bien rattrapé depuis ! Comment se démarque-t-on de son prédécesseur, lorsqu’il est resté près de 20 ans en poste ? Les Opéras sont de vieilles institutions, et les vieilles institutions n’aiment pas la rupture. Donc l’idée est de garder le même cap, tout en insufflant une nouvelle dynamique. Cela passe par un changement de management, de communication – et beaucoup d’enthousiasme. Par le dialogue, aussi. Il y a 170 personnes qui travaillent ici, et le directeur, même s’il a le pouvoir, ne peut pas tout faire tout seul. Nous sommes une équipe. Quel sera votre plus grand challenge ? Il y en a plusieurs… Faire de l’Opéra National de Lorraine un véritable opéra citoyen. Connecter l’établissement avec l’histoire de la ville, terre de création depuis très longtemps. Mener une vraie politique des publics, à la fois dans la programmation, les œuvres, les artistes, les formes… Réinventer aussi la manière dont on vit l’opéra, via des ateliers parents-enfants, des soirées symphoniques participatives…

Et vous lisez quoi en ce moment ? Je viens de terminer La société de la fatigue, un essai philosophique qui démontre que notre système est à un tel degré de surchauffe que ce n’est plus l’homme qui exploite l’homme, mais l’homme qui s’exploite lui-même. C’est assez criant… D’ailleurs cette lecture m’a inspiré pour la prochaine saison. Vous faites toujours de la musique ? Du piano, pour mon plaisir tout à fait personnel. Plus de percussions, non – enfin si, quand l’occasion se présente, mais vous savez quand on est arrivé à un certain niveau mais que l’on ne pratique plus, on régresse, fortement, et c’est dur à vivre ! [rires] En matière d’opéra, vous êtes plutôt tradition ou modernité ? Plutôt lyrique moderne. J’aime le répertoire fin XIXe, début XXe… Plutôt wagnérien de manière générale, plutôt metteur en scène qui bouscule les codes et aime les expériences, comme ramener des jeunes générations du théâtre par exemple. Mais sans se trahir pour autant. Qu’est-ce qui vous plaît le plus dans ce métier ? M’asseoir dans la salle. Me prendre une claque avec ce qui se passe sur scène. C’est un métier difficile, exigeant… On ne peut pas l’exercer si l’on n’est pas passionné. La magie du spectacle, l’amour de la musique, l’idée de défendre la place de l’opéra au quotidien. C’est ça qui me porte. — www.opera-national-lorraine.fr

Justement, comment l’opéra peut-il se garder une place dans notre société hyper-connectée ? Disons qu’il faut parfois revenir aux fondamentaux. Un opéra c’est un lieu où l’on peut se (ré)enchanter 57


Au détour, la vie ! Entre deuil et transmission s’initie une trêve avec nos vieux démons... Bulle Ogier se dissimule, par protection ou par envie, tandis que père et fils affrontent ce qui est enfoui. 58


JEAN-YVES RUF

Faire don

Par Nathalie Bach ~ Photo : Benjamin Chelly

Toujours si sensible au partage des âmes, Jean-Yves Ruf y met une fois de plus la sienne en mettant en scène La vie est un rêve de Pedro Calderon de la Barca au Théâtre du Peuple à Bussang.

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— Certains rêves peuvent infléchir un destin si on apprend à les écouter — le 11.06, par téléphone La vie est un songe est devenue La vie est un rêve dans la récente traduction de Denise Laroutis. Cela a-t-il amené une dimension nouvelle à ce texte ? Tout le monde connaît La vie est un songe, donc oui c’est énorme de changer de titre, et d’en faire le deuil. C’est une traduction que j’ai découverte assez tard, chez les Solitaires Intempestifs après avoir commencé à travailler cette pièce dans une traduction de Bernard Sesé en Corse, à l’Aria, chez Robin Renucci, avec quinze jours de répétition, donc juste le temps de la survoler. De toute façon aucune traduction n’est parfaite, on perd toujours une chose pour en gagner une autre. Mais j’ai trouvé celle de Denise Laroutis plus directe et elle se prêtait vraiment bien à un travail avec des amateurs, parce qu’elle allait plus dans le nerf, tout de suite. Simon Delétang, directeur du Théâtre du Peuple de Bussang, vous avait demandé un grand texte. Celui-ci est en plus très métaphysique. Et puis on connaît votre amour de la philosophie… Mais pourquoi celui-là, maintenant ? Il y a sans doute des raisons plus sourdes, mais, comme à l’Aria, les contingences de plein air étaient idéales, il y avait une évidence. Et à Bussang, les portes sont ouvertes, la nature rentre dans le théâtre. Et puis j’ai pas mal travaillé sur les relations fils-père, la dernière fois c’était Le fils prodigue. C’est la haine jusqu’au bout, c’est du O’Neill… Pour moi, La Vie est un rêve était peut-être une bonne façon de clore cette thématique avec un accord final qui est consonant. Il y a un pardon. Celui qui est « le propre des cœurs nobles et généreux » ? Une façon d’apaiser quelque chose en moi peutêtre, aussi. 60

Hannah Arendt disait que la naissance est une ontologie de la liberté. Poil de Carotte disait, lui, que tout le monde n’a pas la chance d’être orphelin. C’était une dialectique que l’on pourrait appliquer à cette pièce parce que, quand même, l’histoire est terrible ! C’est une pièce initiatique, aussi bien du côté du fils que celui du père. Ce dernier, le roi Basile est un peu fissuré, sans pourtant perdre ses capacités de raisonnement, c’est un fabricateur d’hypothèses, il veut résoudre les choses avec l’expérience. En face, il y a Sigismond, le fils, qui est dans la sauvagerie, qui découvre qu’il y a un au-delà du plaisir immédiat si on le pense sur la longueur et si on le pense avec l’autre. Il découvre une espèce d’éthique. Le point d’acmé de la pièce est lorsque le père entend enfin son fils, à retardement, à savoir qu’il a grandi sans amour, enfermé par lui, vivant comme une créature qu’il a créée. Il a été non seulement enfermé mais chosifié pour répondre aux fantasmes des uns, aux désirs des autres. Oui, ça nous parle de la projection, en particulier celle de Basile qui avant même la naissance de son fils lui projette un destin. Il y a aussi un thème baroque qui est la transformation par l’épreuve, ou père et fils s’approchent d’une dualité d’eux-mêmes, ce que Jung appelle l’individuation. À un moment, Sigismond a la force de contredire la prédiction jusqu’au bout, et devient plus grand que le père. Ce que dit Calderon en substance, c’est que la vie n’est pas un rêve. Je ne le lis pas comme ça, c’est-à-dire que la parabole reste, que le rêve s’élabore et qu’au regard de la mort, autant ouvrir et transmettre quelque chose. La vie est une sorte de rêve dans le sens où elle est fragile et pleine de contradictions, c’est comme ça que je l’entends. Cela passe pour Sigismond par un rétablissement entre lui et le monde. Même si au début, en gros, il veut tuer tout le monde. Plus précisément il veut baiser toutes les femmes et tuer tous les hommes. Et puis peu à peu il arrive à se dominer, à conduire ses flux et à comprendre quelque chose de plus grand en lui. Ce qui est beau, c’est qu’au moment où le père pourrait fuir, il ne le fait pas, pour être en face de son fils. C’est aussi une pièce sur le débat entre le pouvoir et l’amour.


Quelles sont aujourd’hui les résonances de La vie est un rêve ? Faut-il trouver un lien avec une actualité pour être à la mode ? [rires] Bien sûr qu’il y a des thèmes permanents comme la découverte de soi, la mort, l’amour, le désir, le pouvoir. Ceci dit, une chose qui est intéressante, c’est le personnage de Rosaure qu’on pourrait qualifier de féministe parce qu’elle prend son destin en main, seule, en arrêtant de vouloir compter sur un homme, avec aussi une hésitation sur son identité sexuelle que je trouve assez belle. En revanche, il y a un thème qui résonne particulièrement, et j’y suis très sensible, c’est celui de la transmission. Je trouve qu’une des pires choses de notre société c’est de couper les générations, c’est-à-dire qu’il n’y a plus de transmission qu’entre jeunes et l’aigreur entre vieux et que celle qui se fait entre générations demande parfois une ouverture plus grande mais absolument nécessaire. Je le vois professionnellement, avec des gens de mon âge qui ont très peur et qui rêveraient bien de mettre toutes ces jeunes pousses dans des tours. La crainte d’être mis sur la touche est d’ailleurs plus forte chez ceux qui ne transmettent pas. La transmission enlève cette peur, elle permet d’apprendre, des deux côtés. Parce que quand même, il est troublant d’entendre qu’Heiner Müller peut être confondu avec un joueur de foot berlinois ! Il faut aussi aller voir ce qu’on appelle « le vieux théâtre », c’est très important. Bien sûr que l’esthétique a beaucoup changé, mais l’emballage on s’en fout finalement, l’art du plateau reste le même. Jean-Pierre Vincent par exemple, m’apprend toujours quelque chose. L’essentiel, c’est le dialogue. C’est cette aventure-là qui se joue dans La vie est un rêve, malgré un début extrêmement compliqué ! Vous avez demandé à vos comédiens d’accepter de se perdre en forêt… C’est le plaisir du baroque, avec moult intrigues, au travers de trois journées, et donc difficiles à raconter. J’aime ces pièces où le pitch est impossible à faire. C’est pour ça que je parle de la forêt, il n’y pas un sentier large, une voie d’accès bien bordée. C’est le génie de Calderon de nous perdre et de nous retrouver, tout le temps. Et si je parle de se perdre, je parle aussi pour moi, ne pas avoir peur de ne pas toujours tout comprendre, comme les rêves.

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Dans la plus pure tradition de Bussang, le rôle de Sigismond est tenu par un comédien amateur, Sylvain Macia. Ce qui n’était pas prévu au départ, ça devait être un comédien professionnel. Il a dix-neuf ans, il est formidable, il veut devenir comédien et metteur en scène. Des rêves que l’on fait aux rêves auxquels on aspire, on peut quelquefois en attendre un réel ? Certains rêves peuvent même infléchir un destin si on apprend à les écouter et peuvent nous faire prendre des grandes décisions. Je me dis toujours qu’un comédien doit être comme dans un rêve éveillé dans le sens où il est consciemment dans un réel qui retraduit, poétiquement. Il y a une vie qu’on croit réelle mais qui est toujours accompagnée de songes. Je suis quelquefois comme Sigismond, je me réveille en me demandant où je suis. — LA VIE EST UN RÊVE, pièce de théâtre du 27 juillet au 7 septembre au Théâtre du Peuple, à Bussang www.theatredupeuple.com


BULLE OGIER La vague absolue

Par Nathalie Bach et Emmanuel Abela ~ Photo : Henri Vogt

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Bulle Ogier à Strasbourg, l’événement est de taille. L’actrice de 79 ans, qui a fait ses armes dans les années 60 avec Marc’O, dramaturge et metteur en scène avant-gardiste, ami de Breton, avant d’être révélée dans La Salamandre d’Alain Tanner en 1971, est au TNS avec Un amour impossible, la pièce de Christine Angot mise en scène par Célie Pauthe. Quand on la voit arriver, en ce début d’après-midi, on repense à la première scène du spectacle, où ancrée dans le sol et statufiée telle une figure de L’Année Dernière à Marienbad d’Alain Resnais, elle demande à Maria de Medeiros : « Ça va ? » Derrière ce « Ça va ? » initial, on sent le poids de la culpabilité d’une mère qui n’a su ni prévenir ni dénoncer les viols répétés de sa fille par son père. Dans la pénombre du petit salon de l’hôtel où nous avons rendez-vous, Bulle se dissimule derrière ses lunettes. Elle a un peu de mal à commenter son rôle, alors elle se défile un peu, répond à demi-mots, on essaie autre chose. Nous prenons conscience – nous le supposions déjà – que ce rôle, bien au-delà des situations malaisées de la pièce, la renvoie à un double rôle non sans répercussions : celui de la fille aimante qui puise encore dans la relation très affectueuse qu’elle entretenait à sa propre mère, artiste-peintre, et celle bien sûr de cette mère privée de son enfant, l’actrice Pascale Ogier, dont le doux prénom vient parfois ponctuer le fil de la conversation. Bien sûr, nous ne commettons pas la maladresse de chercher à creuser cette voie-là, et l’interrogeons sur sa rencontre avec Christine Angot. Elle nous relate une histoire de boots rose vif en daim qu’elles convoitaient toutes deux chez Yohji Yamamoto à Paris – « Une solde de soldes ! » Christine interroge Bulle qui lui conseille de les prendre. « Nous étions dans un rapport de femmes, se souvient Bulle, un rapport intime. » Il s’avère que chacune a pu partir avec une paire de boots à sa taille. Le plus amusant c’est qu’il y a une suite à cette histoire. « Quand j’ai revu Christine par la suite, elle m’a avoué qu’elle avait tenté de teindre ses boots en noir et qu’elles ont fini par déteindre sur ses pieds. » D’anecdote en anecdote, on évoque le parcours de cette jeune femme « très rock » – un qualificatif qui lui sied à merveille – qui s’affichait aux côtés de Pierre Clémenti et tant d’autres dans Les Idoles,

— Avec Marguerite Duras, soit on était en amour soit on ne l’était plus. — le 19.03 à l’Hôtel Régent Contades, Strasbourg un film de 1968 demeuré culte. On en arrive à lui rappeler cette citation de Marguerite Duras qui la chérissait pour l’avoir dirigée sur les planches et au cinéma. « Bulle ça n’est pas la Nouvelle Vague, c’est la vague absolue. » Elle reste songeuse un court instant : « Notre relation était quotidienne et privilégiée, elle m’a fait acheter un appartement aux Roches Noires à Trouville pour qu’on soit plus proches. Mais un jour je l’ai contredite et nous avons cessé de nous voir. C’était peu de temps avant sa disparition. Avec elle, soit on était en amour soit on ne l’était plus. » Le débit de sa voix se fait plus lent, et elle relate la rencontre d’exception qu’elle a provoquée chez elle : celle de Marguerite Duras et d’Éric Rohmer. « Ils étaient très contents de se rencontrer. Ils avaient décidé d’enregistrer une conversation sur la possibilité d’écrire un film pour Pascale [Ogier, ndlr] ; ils sont l’un face à l’autre, l’enregistreur est allumé. » Et là, il se produit l’inattendu : « Qui sonne à la porte ? Une personne qui ne sort jamais : Jacques Rivette ! Cette arrivée a fait que le charme est retombé. Marguerite a commencé à dérailler – elle disait qu’elle voyait le Gange de la fenêtre – et Rohmer n’a pas bien compris qu’elle délirait un peu. » On l’aura compris : le film n’a jamais été écrit. Un peu plus tard dans la discussion, « Pascale » est à nouveau mentionnée de manière plus grave comme ce « regret » qui restera à jamais l’immense détresse de toute une vie. On mesure dès lors que certains passages de la pièce de Christine Angot entrent en écho troublant avec le poids de ce regret-là… Après une heure d’entretien, il est temps de faire la photo : et là Bulle se transforme, enfile ses magnifiques gants rouges et remonte sur scène. Comme elle n’a jamais cessé de le faire. 63


À l’orée de la forêt Le papier croque le portrait de la société : Andrea Marcolongo nous dit le héros alors que les autres, écrivains magnifiques, illustrateurs et éditeurs nous content le monde.

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CHRISTOPHE HANNA La valeur de la poésie Par Caroline Châtelet ~ Photo : Renaud Monfourny

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Avec Argent, Christophe Hanna observe notre société par la lorgnette du champ poétique. En 1999 paraît aux éditions Al Dante L’Argent. Dans ce poème, son auteur Christophe Tarkos (mort à quarante ans) déplie la puissance de cette valeur à laquelle personne n’échappe, son aspect totalisant. Loin de tout didactisme, le texte admet l’hégémonie de l’argent et c’est en rapportant tout ce qui se dit à son sujet que ses contradictions et aberrations se révèlent – avec toute la jubilation que cette démarche peut susciter chez le lecteur. Mais ce que ce dernier ne sait pas nécessairement, c’est que Christophe Tarkos était pauvre. La situation financière de ce poète, c’est dans Argent de Christophe Hanna qu’il la découvrira. Dans ce livre, l’enseignant et écrivain (qui publie également des livres sous le nom de La Rédaction) s’intéresse au champ poétique. À ceux qui écrivent ou travaillent à ses alentours, ou qui sont, parfois, simplement en contact avec des personnes œuvrant dans ce champ. Tarkos mis à part – qui ouvre l’ouvrage – toutes les personnes citées sont vivantes et ont été sollicitées par Hanna, afin de raconter leur rapport à cette valeur. Avec sa structure répartissant les interrogés par tranches de revenus, avec sa manière de renommer les interrogés par leur prénom et leurs revenus mensuels (Christophe254, Nathalie2400, Olivier4000, etc.), Argent pourrait être benoîtement résumé comme un ouvrage sur les liens poésie/ argent. Mais le livre est bien plus que cela : il aborde la précarité, évoque des œuvres travaillant la notion de l’argent, propose des définitions de la poésie, de la littérature, du travail, et se donne, avec toute sa distance, comme un journal intime touchant de son auteur, incluant ses ruptures, ses mésaventures, ses échecs dans son enquête comme la mort de son père. Stimulant par son dispositif foisonnant et non dénué d’humour – Hanna maniant un ton distancié et teinté d’ironie –, Argent dessine de manière passionnante un portrait d’une société soumise à l’idéologie néolibérale. Rencontre avec Christophe Hanna. 66

Comment est né Argent ? La première raison est que je m’intéresse aux écritures qui ont des effets pragmatiques. Souvent, on s’intéresse en littérature aux écritures qui ont des effets magiques ou psychologiques. Beaucoup d’écrivains n’ont que le nom « émotion » à la bouche, l’École de Francfort parlait d’esthétique du choc. Une œuvre d’art est pensée comme liée à la production d’un impact psychologique, d’un mini trauma. Ce qui m’intéresse c’est plutôt comment une écriture produit des effets dus à des mécanismes observables et prévisibles de manière statistique. En philosophie du langage un concept désigne ce type de phénomènes : le pouvoir illocutoire, ou performatif. « Performatif » définit une forme d’écriture consistant en une action, l’argent est une écriture performative. Son mode d’existence relève d’objets d’écriture (signer un contrat, remplir un chèque) articulés à des conventions sociales qui affectent directement notre vie. La seconde chose qui m’intéressait, c’est la manière dont le montant d’un compte en banque peut être lié à la façon d’écrire, la façon dont les écritures s’enchaînent et s’accrochent les unes aux autres. Par exemple, un poème écrit par un poète et édité va figurer sur son C.V., ce C.V. va influer sur sa rémunération pour une lecture, cette dernière va donner lieu à un contrat, puis une fiche de paie, avant d’apparaître sur le compte en banque. Argent a été fabriqué à partir d’entretiens qui dès le départ jouent de cet accrochage. J’ai notamment proposé à des personnes me demandant d’écrire contre de l’argent de ne pas me rémunérer et d’accepter soit que je les interroge sur l’argent, soit que j’assiste à une « scène d’argent » (par exemple un rendez-vous avec un expert-comptable). Après, quand j’entrais dans les scènes d’argent, j’étais attentif aux choses mais je n’avais pas en tête de questionnaire. Je ne suis pas sociologue, je construis ma propre méthodologie, élabore mon « terrain », ma « population » au fur et à mesure. Une question que j’avais toujours en tête est celle de la sensation de justice par rapport à ce qu’on gagne ou pas. Quels types d’expériences les personnes font quand elles reçoivent de l’argent, quel est leur sentiment ? De quelle manière l’art et la poésie s’accrochent-ils à ces écritures d’argent, quelles relations entretiennent-ils ? Comment les usages que nous faisons de la poésie ou de l’art s’inscrivent dans l’économie ?


Tou.te.s ne répondent pas de bonne grâce… Quand tu t’intéresses à l’argent, tu dois te confronter au problème du tabou. C’est comme si tu demandais aux personnes d’évoquer leur érotisme : soit ils le font à visage couvert, soit ils racontent des bobards. Il faut trouver des tactiques de négociation pour y avoir accès. Dans le monde de la poésie et de la littérature, les tabous sont tabous car une certaine idéologie libertaire demeure, même de manière résiduelle. Il m’est arrivé d’approcher des personnes qui me répondaient avec désinvolture n’avoir aucun problème avec le fait de parler d’argent. Certaines étaient celles qui développaient des stratégies de camouflage et de dénégation très fortes. D’autres faisaient cela pour afficher des valeurs en rupture avec les valeurs dominantes – ce qui correspond à une stratégie de distinction fréquente dans les territoires de l’art. Et pendant l’écriture, il s’est produit un phénomène : quand les gens ont commencé à savoir – par les performances ou les extraits publiés dans des revues – que je menais ce travail, certains avaient le sentiment d’être piégés lorsque je les sollicitais. Ils préféraient accepter un entretien au cours duquel ils pouvaient contrôler un certain nombre de choses plutôt que j’écrive qu’ils avaient refusé ma sollicitation. D’autres cherchaient à parler en ne disant rien – ce qui est impossible, parler pour ne rien dire n’est jamais uniforme. La manière dont on le fait nous caractérise et est très significative du groupe social auquel on appartient. Ce qui saisit dans Argent est la précarité souterraine touchant tous les milieux et métiers, autant que l’acceptation de celle-ci… Peut-être cela en dit-il beaucoup sur moi et le genre de personnes que j’aime rencontrer – ce serait la partie autobiographique, ou lyrique, du livre. Cette grande précarité dans le monde de l’écriture expérimentale et de recherche frappe, je crois, tous les arts qui ne sont pas des objets de luxe divertissants. Je connais peu de contreexemples et les personnes les moins précaires parmi celles faisant profession d’écriture sont celles qui enseignent. Pour les autres, c’est toujours un peu de la débrouille. Après, il y a des personnes qui espèrent gagner de l’argent avec l’écriture, et qui ne comprennent pas pourquoi elles n’y arrivent pas. Elles revendiquent que les écrivains ont des compétences, font un travail, qu’ils produisent un objet qui va s’inscrire dans un territoire, une économie. Ce qu’elles ne captent pas, c’est que les œuvres d’art ne sont pas des objets que l’on lance dans un territoire où les structures économiques préexistent, ce sont des pratiques auto-génératrices de leur économie. Plus une écriture est forte, plus elle perturbe le système économique qu’elle crée, en même temps qu’elle se développe comme écriture. Prenons la poésie sonore : les connections et l’écosystème économique qu’elle provoque (utiliser

un enregistreur, prévoir une diffusion dans une salle, etc.) sont nouvelles, les formes de reconnaissance économique qui vont avec aussi. La notion de travail est dans ce cas pour moi incompatible avec ce qu’est une écriture et la précarité est inévitable, intrinsèque à l’écriture. Maintenant, des solutions politiques pourraient être pensées face à cette précarité. En Suède, par exemple, il existe des subventions, des pensions pour les auteurs – sans être idéales, puisqu’elles suscitent des critiques sur les critères d’attribution... Le livre intègre les retours sur les premiers textes écrits. Avez-vous eu beaucoup de retours suite à la parution ? De tous mes livres, c’est celui qui en a provoqué le plus. De loin. Le fait que vous m’interrogiez fait partie de cela. À la limite, je pourrais vous demander si vous accepteriez de me parler d’argent et continuer d’écrire – cela m’est arrivé de le faire. Méthodologiquement retourner les choses ainsi m’intéresse. Que l’écriture écrive à ma place, qu’elle s’auto-engendre de façon performative, c’est cela réussir à écrire pour moi. L’idée d’exprimer ma pensée tout le temps me paraît réduire l’intérêt de l’écriture. Je n’écris pas en me mettant le soir devant mon ordinateur pour imaginer les choses, je travaille à partir d’interactions qui font boule de neige, et le livre progresse en intégrant ce que les gens disent de ce qui a déjà été fait. J’aime quand « ça » écrit à travers moi, comme un dispositif que j’ai juste impulsé et tournant tout seul – pas au sens psychologique ou psychanalytique mais au sens d’être possédé par une histoire, une pratique plus collective qu’individuelle. Vous évoquez dans votre C.V., ou lorsque vous vous présentez, avoir longtemps fait du judo. Existe-t-il pour vous un lien entre le judo et l’écriture ? [Rires] Il y a un peu de provocation et de plaisanterie de ma part à dire cela. J’imagine aussi les pièges qu’il y aurait à répondre « oui, mon écriture est une écriture de combat... » Une chose frappante avec le judo c’est qu’il est incompatible avec la peur et favorise le courage – une qualité importante dans l’écriture. Le courage n’est pas quelque chose que l’on a, cela s’apprend. Le judo place dans des situations et dans un système de conventions où l’on ne peut pas ne pas être courageux. Je pense, un peu bêtement peut-être, que c’est une qualité importante pour écrire. L’écriture a quelque chose à voir avec la vérité, n’importe quelle espèce de vérité, et cette question est profondément liée à celle du courage. — Christophe Hanna, Argent, éd. Amsterdam

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WE CAN BE HEROES

Par Emmanuel Abela, Claire Boespflug et Dora L’Huillier ~ Photo : Pascal Bastien

Alors que David Bowie ne nous accordait qu’un seul jour, la rayonnante Andrea Marcolongo nous invite à vivre en héros.

— Les mythes nous appartiennent toujours. — le 9 avril à la Librairie Kléber, Strasbourg

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Dans La part du héros, vous revisitez le mythe de Jason et des Argonautes. Vous dites qu’il est « le plus vieux et le plus contemporain qui soit. » Ce que ce mythe a de contemporain, est-ce le fait qu’il nous dise que nous sommes en capacité d’accomplir l’impossible ? Effectivement, le mythe des Argonautes est certainement le mythe le plus ancien ; il est tellement connu qu’il m’a semblé nécessaire de le raconter en 2019. J’aimerais revenir sur la définition du mythe : ce n’est pas une histoire, ni une légende, ni une fable, c’est un récit qui n'a pas d’existence propre, mais qui continue d’exister encore, toujours. Pour moi, m’attacher à des classiques ne veut pas dire retourner à quelque chose d’ancien, mais c’est de s’emparer de l’intemporel. Ce qui est révolutionnaire dans ce mythe c’est qu’il essaye de centrer l’existence de l’homme sur ses faiblesses. On ne parle pas de super-héros mais on parle d’une nature humaine, certes faite de petits gestes, mais de ces gestes qui ne nous trahissent jamais. Et qui dépassent les propres limites de l’Homme. Nous sommes dans un mythe initiatique, avec sa quête, ses tourments, ses points de passage et surtout le retour. Cette initiation concerne l’Humanité toute entière, celle d’hier comme celle d’aujourd’hui. On a le sentiment que ce mythe nous raconte, nous hommes et femmes, dans cette quête de l’impossible. Sommes-nous les Argonautes ? Effectivement, c’est l’une des r aisons principales qui fait que j’ai choisi ce mythe. L’idée qu’il y ait une communauté montre que Jason n’est pas le super-héros. Il part avec ses compagnons, et c’est cette idée qui contribue à son succès. Et puis, l’idée du voyage n’est pas la même que l’idée d’aventure. Le voyage c’est un départ avec une destination connue : on sait où l’on va, et pourquoi on y va, et on sait que l’on en reviendra. La vision grecque du voyage, que l’on appelle nostos, s’apparente à une action, au fait d’agir, mais elle est aussi liée à la nostalgie, à laquelle elle donne son nom. Le naufrage est malheureusement le quotidien de ces hommes et de ces femmes qui empruntent la voie maritime vers un ailleurs. Un ailleurs auquel ils n’accèdent pas toujours… Ce drame est-il le plus révélateur de ce que nous sommes aujourd’hui ? C’est en cela que ce mythe est également révolutionnaire. Aujourd’hui l’échec est un tabou. Et on voit que les Argonautes connaissent des échecs, le risque de faillite ; ils sont sur le point de tomber mais finissent par se relever. Cela s’appuie sur la métaphore des enfants qui tombent et se relèvent toujours. Concernant la métaphore d’Argos, nous endossons tous la responsabilité de notre voyage et de notre avenir.

Vous faites allusion à des vies vécues pour de “vrai”, vous évoquez les réseaux sociaux qui peuvent nous conduire vers une forme de narcissisme. Est-ce que c’est quelque chose qui nous met en danger ? Depuis mon premier livre, La Langue géniale, on me demande si je m’oppose à la technologie, aux réseaux sociaux. C’est un vrai paradoxe car si on se situe en opposition à la technologie, on peut retourner en arrière et tout remettre en question depuis l’invention de la roue – dès lors, le problème n’est plus celui du téléphone portable. C’est là que j’en appelle encore au concept du héros : Instagram c’est un contenant qui ne dépend que de nous. On en arrive à un point où l’on se découvre deux vies : celle qui nous appartient et celle qu’on affiche. Le plus grand risque, c’est d’être dans la performance, de ne montrer que notre meilleur côté et de nous cacher derrière. Ce livre, vous l’écrivez avec une dimension solaire, un sourire irradiant. D’où tirez-vous cette force de nous dire ainsi les choses ? De vos propres héros, ceux d’hier et d’aujourd’hui ? Dans le mythe il n’y a pas de concept “d’aujourd’hui, d’hier ou de demain”. J’aime bien citer Italo Calvino qui disait que « le mythe ancien n’existe pas ». Les mythes ne peuvent être que synchroniques – et non diachroniques – ; ils nous appartiennent toujours. On me demande souvent comment je peux être positive dans ce monde obscur. Encore une fois, j’aime bien citer le dernier vers des Argonautiques qui mentionne « la joie ». [« Soyez-moi propices, héros, race des Bienheureux ; (…) vous avec – avec quelle joie – mis le pied sur la côte de Pagases. », ndlr] Vous parlez du courage de désirer. Contrairement à ce qu’on croit, le désir n’est jamais acquis. C’est pourquoi avec ce livre j’ai ressenti le besoin de lancer cet appel à moi-même et aux autres. Le monde est en train de se plaindre tout le temps, mais il reste statique. Désirer ne veut tout en préservant l’entièreté de ma personne, je m’ouvre continuellement. Seul, on ne va nulle part. Désirer, c’est aussi exprimer ce besoin de former une communauté et d’être avec les autres. — Andrea Marcolongo, La part du héros, Les Belles Lettres — Appolonios de Rhodes, Les Argonautiques, Les Belles Lettres

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Jean-Marie Blas de Roblès habiter le monde

Par Emmanuel Abela

Trente ans après l’avoir publié, Jean-Marie Blas de Roblès remanie son deuxième roman, Le Rituel des dunes.

Quand vous reprenez ainsi un ouvrage, que vous apprend-il de vous-même ? J’y trouve des choses qui me font rougir, c’est pour cela que je me corrige. J’y trouve à la fois des choses dont je suis tout à fait content et fier, et en même temps des scories que je ne laisserais plus passer aujourd’hui, des coquetteries, des préciosités de langage qui sont particulières au jeune âge. C’est une question formelle. Avec ma maturité, je les vois apparaître et donc je fais en sorte de resserrer les boulons pour plus de concision, de poésie ou de rythme. Vous avez dit un jour que vous storybordiez vos romans. Là, êtes-vous repassé par une phase de storyboarding ? Non, là pas du tout ! Le storyboarding sert vraiment à la phase de construction du roman. Il se trouve que j’adore dessiner et peindre, et dans cette phase de réflexion où je passe un an à fabriquer mon plan, j’ai besoin de faire des graphiques, des portraits de certains personnages, de dessiner des paysages… De m’entourer visuellement et graphiquement. Je passe un an à vivre dans ces « visions » que j’accroche sur mes murs. 70

Dans Le Rituel, des ébauches de romans viennent ponctuer le récit principal. Était-ce pour vous une première manière d’imbriquer des récits tout en les liant les uns aux autres ? Oui, c’est vraiment ce que j’aime faire. J’ai horreur de la linéarité dans la narration, ça m’ennuie rapidement. J’ai besoin de me raconter d’autres histoires en même temps. Je pense que c’est un vice de lecteur. Pour ma part, les livres que j’aime sont les livres qui fonctionnent de cette façon, comme les romans sud-américains de Carlos Fuentes et de Roberto Bolaño, ou de Jonathan Swift si on parle de romans américains, voire même Don Quichotte. C’est une suite d’histoires entrelacées, il y a toujours des contrepoints, des déhanchements ; on laisse un personnage, on en prend un autre, on y revient. Et j’ai toujours adoré que ces auteurs-là me prennent au sérieux en tant que lecteur et acceptent ma capacité de relier tous ces morceaux entre eux. Je fais confiance aux lecteurs. Si ça marche pour moi, il n’y pas de raison que ça ne marche pas pour eux.


D’un point de vue stylistique, on ne constate aucune rupture entre les passages du récit principal et l’histoire que nous relate Roetgen. Vous ne cherchez pas à marquer de rupture. Cela dépend des livres. Dans Le Rituel des dunes, j’ai tenu à cette continuité car l’éclatement est assez visible avec ces histoires racontées, comme celle de la fausse Shéhérazade. Je voulais au contraire maintenir une cohésion stylistique. Si vous regardez Les Tigres [Là où les tigres sont chez eux paru chez Zulma, 2008, ndlr], il y a des niveaux de langues différents selon les personnages. Cela dépend des projets. En l’occurrence, ici, je tenais à une continuité rythmique et poétique, même à l’intérieur du vrai faux roman policier. On reste dans cette même musique et on peut, j’en suis certain, se tromper et ne pas savoir si on est réellement dans le polar ou ailleurs. Du réel à la fiction ou de la fiction à une autre fiction, la continuité est assez troublante. Ça interroge la question de la réalité-même, nous sommes de fait dans une autre réalité. Je suis tout le temps dans la fiction. La réalité n’est qu’une apparence. C’est l’une des choses récurrentes dans tout ce que je fais. Je pense que le réel n’est que construction. Ce qui m’importe, c’est la fiction. Dans l’épaisseur de la chair, qui utilise un matériau biographique évident – la vie de mon père et de ma famille algérienne –, j’ai eu du mal à faire comprendre aux lecteurs que dans mon esprit c’est de la fiction. Ce n’est pas un collage au réel. La rupture est cependant marquée dans le récit qui donne son titre à l’ouvrage, Le Rituel des dunes. On se situe dans un temps d’après. D’après la folie, d’après la violence. Dans une forme presque apaisée, même si on sent que le drame sourd. Cette nouvelle a une place particulière dans votre roman. C’est le cœur du livre. C’est le texte qui dit que l’approche de l’autre est possible. Tout le livre montre la difficulté de l’approche de l’inquiétante étrangeté de l’autre. C’est le cas pour la Chine ellemême, vue sans empathie, ou pour les personnages qui gravitent autour de Roetgen ; ils deviennent vite des caricatures, tout comme il devient luimême une caricature pour d’autres. Et bien sûr le personnage de Beverly, elle aussi poussée à la limite. À nouveau, on se situe entre le réel et la fiction ; on ne connaît plus la limite entre l’étrangeté et la folie.

— Je fais confiance aux lecteurs — Jean-Marie Blas de Roblès, le 5.02 (échange téléphonique) Beverly exprime un point de vue sur les chapitres manquants du récit de Roetgen. Pour elle, il importe peu que certains chapitres ne soient pas encore écrits. Elle disserte sur l’intervalle du nondit qui semble aussi fort que le reste. Que nous dites-vous là par son intermédiaire ? C’est la force du lecteur. Il est en grande partie le constructeur d’un livre. Je pousse la chose en disant qu’on peut supprimer un chapitre sur deux dans Madame Bovary. Mais je ne suis pas loin de le penser. Je suis persuadé que le cerveau est capable de relier les choses entre elles et de les écrire mentalement. C’est cette part d’écrivain, de poète qui existe dans le lecteur. Nous sommes au début des années 80, Beverly écoute Rock Lobster des B-52’s. Référence documentaire ou un amour musical ? J’ai beaucoup écouté Rock Lobster lorsque je vivais en Chine. Ce sont des musiques liées à des odeurs de cette époque-là. De la même manière que cela marque l’époque dans mon esprit, ça le marque dans le roman parce que ces chansons sont datées très précisément… Dans la structure de cette chanson j’y vois quelque chose qu’on pourrait mettre en rapport avec votre manière de construire vos romans. Je n’y ai jamais pensé, mais pourquoi pas ? [rires] — Jean-Marie Blas de Roblès, Le Rituel des dunes, Zulma

Avec des échappatoires possibles… Oui, ce mur d’incommunicabilité entre les êtres ne se résout que par le rituel de l’amitié. À mon avis, la métaphore de ces dunes porte sur l’empathie qu’on peut exprimer et les possibilités qui s’offrent à nous d’habiter le monde. 71


Les mondes de Christophe Fourvel Par Caroline Châtelet ~ Photo : Olivier Roller

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L’auteur publie Chroniques des années d’amour et d’imposture, roman où se mêlent les genres et les récits. De Christophe Fourvel, je ne connaissais que Le monde est un seul, chroniques parues de 2009 à 2018 dans la revue Novo. Par ces articles, j’ai découvert des auteurs, des films, des musiques, etc. Par elles, je suis allée y voir, pour éprouver les correspondances que Fourvel établissait entre des objets éloignés dans le temps comme dans leurs formes. J’ai découvert, aussi, une langue ciselée, un tempérament – mélancolique, contemplatif. Cette manière de regarder le monde et de relier des récits se retrouve dans Chroniques des années d’amour et d’imposture, son dix-septième livre [publié chez Médiapop, éditeur de la revue que tu tiens entre tes doigts délicats, cher.e lecteur.rice]. Dans ce roman touffu et parfois sinueux, les genres se croisent, les histoires croissent, cohabitent, s’abandonnent et se retrouvent d’un lieu à l’autre. De préoccupations politiques ou littéraires en inquiétudes pour une mère malade, l’ensemble est empreint d’une tendresse, parfois fantasque, pour les personnages et leur vie faite de ratés, de petites réussites, ou de goût d’inachevé. Rencontre avec Christophe Fourvel. 73


Quelle est l’origine de ce roman ? À chaque livre j’ai tenté de faire des choses différentes, ne serait-ce que dans le registre. Mais les couleurs de mes livres étaient toujours les mêmes : dans une tonalité gris-bleu, avec une mélancolie douce. Je souhaitais élargir la palette, emprunter à plusieurs registres (burlesque, érotisme, humour, roman familial) en les mêlant autant que possible. Et en 2014, j’ai reçu le prix Marcel Aymé pour Le Mal que l’on se fait, un roman qui est dans la lignée de ce que je fais : un monologue intérieur avec une action a minima et une grande solitude du personnage. La personne qui m’a remis ce prix, après m’avoir fait les éloges qu’il se doit, m’a glissé : « Mais quand écrirez-vous un “vrai” roman ? » C’est le genre de piques qu’on a envie de mépriser et, en même temps, je voyais totalement ce qu’il voulait dire : un roman avec beaucoup de personnages et d’actions. Ce livre est né de ce cheminement intérieur m’amenant à désirer me coltiner avec un « grand » roman, et de cette anecdote. Le livre opère une mise en abyme – un personnage écrit un roman contenu dans le livre – ce qui suscite parfois du trouble et de l’instabilité, qui créent une relation particulière aux personnages… Il y a des livres où l’auteur sait où il va. C’est la mise sur le papier d’une pensée structurée, de quelque chose qui préexiste dans son esprit. Et puis, il y a des livres où l’auteur est parfois aussi perdu que le futur lecteur et il faut accepter de passer par ces trous. J’avais l’idée de me perdre pour aller sur des chemins pas encore empruntés. J’ai vu il y a plusieurs années une pièce chorégraphique de Jean-Claude Gallotta, Ulysse. Je me souviens que des spectateurs peu habitués à la danse contemporaine cherchaient à identifier les personnages de L’Odyssée d’Homère, ce qui était absurde, car les danseurs n’incarnaient pas ces personnages. Gallotta expliquait ce titre car il correspondait à un sentiment d’exil par rapport à son travail. De ce point de vue-là, je crois avoir été au bout de mon cheminement. Est-ce que ce livre vous a amené à emprunter des chemins inconnus en termes de langue ? Je ne suis pas sûr de pouvoir répondre... C’est difficilement dissociable, je pense que se laisser emporter sur des registres différents modifie la langue. Mes précédents livres sont marqués par le sceau de l’épure. Au début, je remplis des feuilles et des feuilles et les versions suivantes consistent à supprimer des phrases. Ce n’est pas l’idée de la concision, mais de chercher une musique. Je me 74

relis et suis bercé par le rythme de la phrase, la symphonie des mots, et dès qu’un mot est un peu dissonant, je l’enlève. Pour ce livre, forcément, cela s’est passé différemment. Il y avait trop d’instruments, je n’avais pas l’oreille assez fine pour tendre vers la perfection musicale à mon oreille, et cela ressemble à une fanfare parfois enivrée plus qu’à une musique de chambre. Ce livre a-t-il modifié votre manière de penser l’écriture ? Je crois que ça a changé beaucoup de choses. J’ai un projet de livre sur l’écrivain suédois Stig Dagerman pour 2023 – année du centenaire de sa naissance. Dagerman, qui a énormément compté pour moi, s’est suicidé à trente et un ans et son univers est extrêmement sombre, il n’est question pour l’essentiel que de la mort, de la peur, de la difficulté à vivre. Ces doutes existentiels sont doublés de convictions anarchisantes dans un monde qui ne l’est pas du tout, ce qui rajoute une couche de pessimisme à son travail. Je commence à travailler dessus actuellement et me rends compte que mon approche de l’écriture a changé. Je sens que je peux concevoir un objet léger, qui puisse faire sourire, sans trahir l’œuvre de Dagerman ni sa puissance de soleil noir, son côté sombre et brillant. Cela, c’est parce que j’ai traversé l’écriture de ce livre. Cette manière d’agréger des fils épars qui, au final, relèvent du même écheveau se retrouve dans vos chroniques Le monde est un seul. Cette idée qu’au fond la littérature, l’écriture en général a cette puissance de convoquer dans un même espace-temps des choses qui a priori n’avaient pas vocation à se retrouver est très forte chez moi. Il y a un livre de Claude Esteban, poète et remarquable prosateur, qui s’intitule Le Nom et la demeure. Je partage cette idée que le livre est à la fois le mot et l’endroit où l’on habite. On pense un livre comme un espace à habiter et pour lequel on se choisit des compagnons, des matériaux, des objets – une musique du XIXe, un paysage scandinave, une photo de ses enfants, etc. C’est une vision de la littérature qui m’attendrit et mes livres tentent cela. Faire exister par le récit et la narration des éléments qui sont hétéroclites et distants, imaginaires et réels, mais qui ont pour moi la même charge affective et émotionnelle. — Le 3.06, par téléphone — CHRISTOPHE FouRVEL, Chroniques des années d’amour et d’imposture, éd. Médiapop


NICOLAS DECOUD Fantaisies militaires Par Nathalie Bach ~ Photo : Henri Vogt

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Déclaré premier roman du maintien de la paix par Nicolas Decoud, L’École de rame confronte jusqu’à l’absurde la réalité d’une mission de l’ONU au Sud-Liban. Le choix d’un pseudonyme était-il stratégique ou simplement une décision d’auteur ? C’est uniquement par rapport à mon activité future. J’ai quitté l’armée il y a à peu près un an et demi. Depuis j’ai repris des études, je fais un master d’édition puisque je me destine à travailler dans le domaine du livre en général. Je n’avais pas envie de passer pour un infiltré ou pour quelqu’un qui essaie de placer sa production, ça permet d’instaurer une cloison étanche entre intérêts personnels et professionnels. Qu’est-ce qu’une « école de rame » et pourquoi ce titre ? C’est un terme technique militaire, c’est l’endroit où l’on apprend les règles de déplacements en convoi, à former une succession de véhicules appelée rame. Une des règles étant d’avoir toujours en vue le véhicule qui nous précède et celui qui nous succède, ce qui donne des scènes cocasses – selon l’endroit où chacun est placé, invariablement l’un roulera toujours trop vite, ou trop lentement. Je trouve que ça retranscrivait assez bien l’esprit du livre, et pour celles et ceux qui ignorent ce terme, l’idée de la rame et par association de la galère, faisait sens.

— Tout le monde en prend pour son grade, sans traitement de faveur. — le 13.05 à l’Hôtel Hannong, Strasbourg

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Avant de vous engager dans l’armée, que faisiezvous ? J’avais fait une école de commerce à Strasbourg, puis j’ai travaillé dans la presse culturelle et à la BNU. Une vocation soudaine ? À part ceux qui s’engagent par unique conviction, j’étais comme beaucoup d’autres, simplement à vouloir trouver un travail. On peut objecter que l’on peut trouver toutes sortes d’emploi, ce qui est vrai, mais pour moi il y avait aussi l’idée que l’armée s’inspire de l’aventure, c’est-à-dire d’aller sur des territoires inconnus où il n’est pas possible d’aller en touriste. Et puis, l’attrait d’un autre imaginaire, d’un métier très ancien, difficile, celui de soldat, et même si je ne voulais pas forcément m’inscrire dans une forme de tradition, l’aspect psychologique et littéraire de cet engagement m’a intéressé, comme par exemple l’éventualité d’être tué ou pris pour cible. Jean-Marie Ghéhenno (secrétaire général adjoint aux opérations du maintien de la paix jusqu’en 2008) disait que les casques bleus vont là où les autres ne veulent pas aller. J’ai été sur plusieurs théâtres d’opérations, dont le Liban et le terme de théâtre, qui est aussi un terme militaire, se justifie tant par la dangerosité de certains endroits comme l’Afghanistan ou le Mali que par la sensation d’y jouer un rôle majeur. On est nourri de grands romans de guerre, d’embuscades, d’explosions, de morts, de héros, de bassesses aussi, par contre, les opérations du maintien de la paix on n’en parle pas trop et c’est précisément le sujet de L’École de rame avec tout ce que cela comporte de paradoxes. Les casques bleus ne sont pas envoyés pour se battre, alors qu’ils y sont formés, mais pour s’assurer de la cessation des hostilités, donc pour ne pas se battre. Et si jamais la situation s’envenime entre les belligérants, en l’occurrence ici Israéliens et Libanais, que se passe-t-il puisqu’ils n’ont pas les moyens d’imposer la paix ? C’est là toute l’ambiguïté de ce genre d’opération. Tant que tout va bien, ils font leurs discours, leurs exercices, leurs rencontres, mais après ? Tout cela amène à un regard obligé sur leur propre futilité dans un tel contexte qui est palliée par des comportements et des postures destinés à se donner le plus d’importance possible en dépit d’un danger qui se résume à se prendre quelques cailloux sur la tête ou des doigts d’honneur des gamins des villages. Tout cela est étrange, surtout si la tension du climat est tangible et qu’à contrario ils ne s’en rendent pas compte, ce qui accentue les risques réels. Je pense par exemple que personne n’est au courant qu’Israël est en train de construire un mur à la frontière du Liban, pas un mur à la Trump avec du grillage et tout ça, mais avec plusieurs mètres de béton.


Éternelle question, le droit d’ingérence et le droit humanitaire est-il une équation possible ? C’est possible et compliqué même s’il est très difficile de se positionner par rapport à cette question. Le concept de guerre humanitaire par exemple est apparu avec le Kosovo où l’Otan est intervenue pour éviter un bain de sang. En même temps, il y aurait beaucoup à dire sur les mensonges inventés pour convaincre l’opinion de soutenir cette opération-là. On pourrait aussi parler de l’Irak. Mais lorsqu’on sait qu’un tyran est en train d’exterminer une partie de sa population, est-ce une question intérieure ou regarde-t-elle l’ensemble de la communauté internationale ? J’ai tendance à opter pour cette dernière réponse. Là où il y a une hypocrisie fondamentale pour moi c’est que la décision prise dépendra du tyran en question et des forces en présence. Il était plus facile d’intervenir en Libye, comme cela a été fait en 2011, où aucun allié n’allait venir au secours de Kadhafi que de le faire en Syrie. Sans oublier qu’il y a des conflits plus « sexy » que d’autres comme au Darfour quand des stars de cinéma s’en emparent. Le Yémen a provoqué moins d’émois Vous livrez tout cela de façon extrêmement drôle, on a du mal à imaginer que les péripéties du lieutenant Bouteille ne soient pas autobiographiques. Ce n’est pas mon histoire même si ça y ressemble. J’ai passé sept ans dans l’armée de terre, j’ai eu le temps de m’inspirer de beaucoup de personnages. 95 pour cent des anecdotes ne se sont soit pas produites du tout ou pas de cette façon. La caricature des militaires est facile. Certes ils jouent à des jeux vidéo et regardent des films porno, mais on ignore que beaucoup écrivent. Ce livre est tout de même né de l’incrédulité des personnes à qui je racontais ce que je vivais. Soit ça les faisait marrer, soit ils n’y croyaient pas. Par exemple il existe vraiment un parc d’attraction du Hezbollah ! Donc la scène de sodomie qui arrive, comment dire, par inadvertance à ce fameux Bouteille, ne vous est pas arrivée. Ce n’est toujours pas moi. [rires] Là où je voulais en venir, c’est à cette vie d’hommes, entre hommes, en vase clos. Où tout s’exacerbe mais rien ne se dit ! Ça aussi ça m’intéressait, cette routine ou ce genre d’évènement ne prend pas plus d’importance que ça alors que l’homosexualité est omniprésente mais répréhensible. La mythologie du guerrier viril. L’homosexualité des femmes, elle, est tout à fait acceptée. Il faut souligner que les cas de harcèlement sexuel dans l’armée sont pris très au sérieux et de façon exemplaire, ce qui n’empêche malheureusement ni le discours misogyne, homophobe ou raciste.

Les femmes, d’ailleurs, en prennent aussi pour leur grade si je puis dire. Ou poupée ou virago. Oui, tout le monde en prend pour son grade, sans traitement de faveur. La réalité, pour les femmes c’est que malheureusement la plupart des hommes pensent qu’elles n’ont rien à faire dans l’armée. Je crois simplement que ça soulève d’autres problèmes liés encore une fois à cette promiscuité. Beaucoup de prétendants et peu d’élus ! Sous la satire et le grand travail anthropologique de L’école de rame, il y a un espace assez émouvant, voire une désespérance. Ils veulent bien faire, même s’ils ne sont pas tous sympathiques, loin de là. L’action militaire est souvent controversée mais ce qu’on oublie c’est que c’est le politique qui décide des destinations de l’armée et en fixe les missions. Je n’ai pu qu’observer à chaque fois, malgré tous les travers, une volonté d’agir de la façon la plus professionnelle en toute âme et conscience. La critique à faire serait plus à l’égard de l’ONU et son organisation, des tas de choses plus ou moins absurdes qu’on demande de faire aux militaires, d’où leur incessante quête de sens et d’utilité. Mais bon ça fait quarante ans qu’ils sont là-bas, et ils sont partis pour quarante ans encore. Et malgré tous les bémols, j’ai tendance à penser que l’on fait moins de conneries quand on se sait regardé. D’ailleurs la presse, même de gauche, est plutôt très bienveillante à l’égard des militaires. Et pourtant dans le roman, le rapport aux journalistes est toujours conflictuel. Parce que ce sont des populations qui se méfient. Il y a un tropisme un petit peu anti journalistes qui repose beaucoup sur des sortes de légendes urbaines ou la crainte d’une parole détournée, peut-être la sensation d’être une cible, même à cet endroit. D’ailleurs dans cette mission au Sud-Liban, j’étais justement chargé de communication et donc je n’ai jamais pris aucun risque pour ma vie ! Vous avez choisi de revenir à la vie civile. L’armée vous manque ? Ce qui me manque, c’est d’aller à l’étranger et surtout de vivre au rythme d’une mission, cette excitation. Bon, les exercices pourris ou les cinquante mecs qui ronflent dans le froid ne font pas partie de cette nostalgie ! Mais je crois que j’ai vu ce que je voulais voir, qui a été un chapitre de ma vie et m’a nourri intensément pour la suite. — Cet entretien a été sublimement et inopinément mis en musique par Ryuichi Sakamoto — bande originale de Furyo de Nagisa Oshima. — NICOLAS DECOUD, L’école de rame, éd. Médiapop 77


Analog Sea, Le temps de la poÉsie Par Aude Ziegelmeyer et Emmanuel Abela ~ Photo : Pascal Bastien

À la maison d’Édition DE FRIBOURG, Analog Sea, on vit son amour des mots et du livre imprimÉ horsligne. Rencontre avec le poÈte et Éditeur Jonathan Simons. Il n’arrive pas si souvent qu’on reçoive chez soi un colis avec des livres joliment emballés dans un papier choisi, noir de circonstance, accompagné d’une note personnelle. Et pourtant, c’est la délicieuse expérience d’un envoi réalisé par Analog Sea, une maison d’édition off line – entendez horsligne, qui fonctionne à l’ancienne par des échanges épistolaires et des librairies sélectionnées à travers le monde –, basée à la fois à Austin, au Texas, mais aussi à Fribourg-en-Brisgau, la ville universitaire allemande que les Alsaciens connaissent bien. Après avoir vécu à Bordeaux, Amsterdam, Édimbourg et Paris, l’éditeur Jonathan Simons s’y est installé avec une volonté affichée de goûter au charme d’une ville calme, pas si éloignée des métropoles européennes. Ce choix en dit long sur la personnalité de ce poète, musicien et essayiste, grand amateur de poésie espagnole – Antonio Machado, Federico García Lorca ou Pablo Neruda. Avec Analog Sea, cet esthète simple, enjoué et passionné tente de rompre avec la fuite éperdue du temps et renoue avec des pratiques d’écriture et de diffusion qui peuvent sembler désuètes, mais qui s’appuient sur une belle communauté constituée d’amoureux à la fois des mots et du papier. Il le fait sans passéisme ni nostalgie, mais avec un esprit frondeur, pleinement conscient des enjeux de notre époque. Rencontre cordiale et ensoleillée à l’inspirant Café Suisse, face à la Cathédrale de Strasbourg. 78

Dans le “manifeste” d’Analog Sea, vous exprimez le désir de favoriser une vie contemplative. Quel est ce temps de la « contemplation » dont vous parlez ? Je pense que c’est le temps que nous nous accordons à devenir quelque chose. Nous vivons dans une ère où nous sommes stimulés constamment. On nous assomme d’informations, mais au final que penser et comment penser ? Quand prenons-nous réellement le temps d’apprendre qui nous sommes, qui nous voulons être et de nous attacher à ce que nous aimons ? Tout cela, pour moi, c’est la contemplation, cet espace contemplatif nécessaire. Pour certaines personnes, c’est de l’ordre du sacré, sans pour autant être en lien avec la religion. Est-ce pour cela que vous insistez sur le silence et la solitude ? Vous écrivez : « nous sommes intéressés par ce que les poètes, écrivains, essayistes et artistes visuels créent dans la solitude, cette période vitale quand les distractions s’évaporent. » Bien sûr. Mais je pense que nous devons être clairs sur le fait que cette solitude n’est pas uniquement physique. Avoir une pensée critique et indépendante, se montrer capable de désaccord avec nos proches, nos pairs et les gens qui nous environnent, c’est une autre forme de solitude. L’analogique est l’ère qui précède le numérique, d’où le nom de votre maison d’édition, mais qu’en est-il de cette mer de l’Analog Sea ? C’est un symbole à la fois sérieux et drôle. L’océan semble être la dernière chose qu’il soit impossible de numériser. C’est aussi une référence poétique, la mer représentant la solitude. Quand je demande à mes amis qui partent en bateau comment ils passent leur temps, ils me répondent qu’ils vivent sous les étoiles, au milieu de l’océan, à observer la Voie Lactée. Je m’inspire de cela.


— Internet n’a pas d’odeur. — le 17.04 au Café Suisse, Strasbourg 79


— Une société qui ne s’ennuie pas, c’est effrayant ! — Désormais, nos interactions sociales se produisent en ligne à travers les nouvelles technologies et les réseaux sociaux. À vous lire, on vous soupçonne d’être opposé à tout cela, or ça n’est pas le cas… Non effectivement, je ne suis absolument pas contre. À propos de ces technologies, beaucoup de personnes pensent que c’est tout ou rien. Pour moi, le plus important c’est de maintenir un équilibre et une vision critique par rapport à ce que nous consommons. Nous nous noyons dans les nouvelles technologies, elles sont partout. Que nous le voulions ou non, elles changent tout autour de nous. Ce que j’essaie de faire avec Analog Sea, ce n’est pas de dire que les nouvelles technologies sont néfastes – elles ne le sont pas, au contraire elles sont merveilleuses, magiques même ! –, c’est de me poser la question différemment : continuons-nous à vouloir lire des livres dans leur version physique, imprimés en papier, ou est-ce déjà devenu obsolète, voire inutile ? À travers Analog Sea, ce sont des questions que nous nous posons maintenant, mais j’ai peur qu’il ne soit déjà trop tard. Nous aurions dû commencer à nous interroger il y a plus longtemps. Ce qui est troublant c’est qu’autour de tous ces livres imprimés vous empruntez aux réseaux sociaux la notion même de « communauté »… Oui, tout à fait, et c’est très intéressant. Nous recevons entre cinquante et deux cents lettres par semaine, de partout dans le monde. Nos lecteurs nous disent qu’ils sont très excités à l’idée que ce qui présente de la valeur à leurs yeux – des livres en l’occurrence –, ne soit pas disponible sur Internet. Tout doit-il se retrouver nécessairement en ligne ? Je ne le pense pas. Nous voulons des cafés, des musées, de l’interaction humaine ; nous voulons des livres, et si nous voulons toutes ces choses, nous devons faire en sorte de les préserver. Nous créons littéralement un réseau social « analogique ». L’idée est de constituer un réseau de gens qui pensent qu’il est important de créer du temps, qu’ils se connectent à l’Internet où qu’ils s’en déconnectent. Aujourd’hui, on trouve les membres de cette communauté partout dans le monde, aux États-Unis, au Canada ou en Nouvelle-Zélande, mais il n’existe pas encore de lieu où les rassembler. Quand nous aurons constitué suffisamment de fonds, nous espérons pouvoir organiser des évènements pour que tout cela revête une dimension réelle. 80

En cela, votre démarche peut-elle vous sembler politique. Oui, nous encourageons les gens à se réveiller et se montrer attentifs. Le capitalisme et la société de consommation sont désormais les seules cultures que nous connaissons. Aux États-Unis, les centres commerciaux créent des évènements, des concerts les week-ends, et ça prend la place de la culture. Mais en fin de compte, c’est une publicité géante qui ne tend qu’à vous pousser encore davantage à la consommation. Oui, nous nous sentons politiques dans le sens où nous pointons du doigt autre chose qui se trouve en dehors de tout cela. La poésie est-elle nécessairement politique ? La question est autre : la poésie cherche-t-elle à s’adresser à tout le monde ? Et en cela, se doit-elle d’être accessible ? Peut-être que la beauté de la poésie réside justement dans le fait de ne pas être politique. Dans notre société, nous avons besoin de choses qui ne soient pas forcément politiques, mais qui soient belles. L’approche d’un poète comme Allen Ginsberg, qui ne voulait pas nécessairement se montrer accessible ni être lu par tous, était politique : à travers ses mots, il a essayé de changer le monde... Oui, bien sûr, ce pourrait être ma seconde réponse, en parfaite contradiction avec la première. L’autre possibilité est que tout ce qui est dit est inévitablement politique. Vous mentionnez Allen Ginsberg, j’ai étudié au sein d’une université complètement folle aux États-Unis, appelée Naropa [la Naropa University à Boulder, ndlr], dont il a créé le programme de littérature ! Je me sens assez connecté à son travail… À vrai dire, en critiquant et en provoquant la Silicon Valley telle une souris qui s’attaque à un géant, Analog Sea devient accidentellement politique. Vous êtes vous-même poète. Le recueil Songs of Waking, regroupe dix ans de travail d’écriture. Comment écrivez-vous ? Pour moi et probablement pour tous ceux qui écrivent, il est difficile d’exprimer cela en des termes rationnels. Nous grandissons, devenons adultes et tout devient de plus en plus raisonné. Pourtant, nous ne sommes pas des êtres raisonnables. En tant que créateur, il y a cette sensation au fond de moi que quelque chose doit naître et jaillir, quel que soit le médium d’expression, la musique, la poésie ou l’essai. Autrement, je me sens déséquilibré, je pourrais exploser…


Selon vous, Instagram peut-il être poétique ? Bien sûr. Il y a tout un débat actuel, tout du moins dans les pays anglophones, sur ce qu’on appelle la poésie instantanée. Rupi Kaur [poétesse, autrice et féministe canadienne qui a gagné sa notoriété en tant qu’“insta-poet”, ndlr] est l’une de celles qui rencontrent le plus de succès dans ce domaine. On ne peut pas généraliser, mais il y a une chose qui n’intéresse pas la poésie instantanée, c’est la fabrication. Je ne dis pas que ma poésie est meilleure ou moins bonne que celle de Rupi, mais à mes yeux, la construction – cette approche quasi artisanale – est importante. J’ai passé dix ans à écrire et éditer ces poèmes. Beaucoup de poètes, dans le passé, écrivaient des poèmes sur lesquels ils passaient toute leur vie, ils ne s’attendaient même pas à les finir… Et ce qu’Internet a fait, c’est d’effacer ce temps. Tout doit être délivré dans l’immédiat. Je l’admets, des lettres noires sur une page blanche imprimée ne sont pas si différentes de lettres noires sur une page blanche numérique, mais nos cerveaux se sont habitués à se laisser distraire. Quand on est sur Internet, on ne sait jamais ce qui nous semble le plus important : la poésie qu’on est en train de lire ou autre chose ? Comment une œuvre d’art peut-elle rivaliser avec Internet ? C’est impossible. Alors que la poésie a tant besoin de place pour s’installer… Les gens qui lisent de la poésie et l’apprécient ne sont-ils pas conscients de la nécessité de lire avec attention ? Le spectre des lecteurs est bien sûr très varié. Si l’on parle de poèmes comme médium de subtilité, de profondeur, d’engagement, il est nécessaire d’être le moins distrait possible. Malheureusement sur Internet, vous êtes tout le temps ramené à la surface par des distractions. Et puis, Internet n’a pas d’odeur. Ce que j’encourage, c’est d’utiliser toutes ces technologies, mais de les déconnecter de temps en temps et surtout, de redécouvrir l’ennui. Nous sommes tous si effrayés par l’ennui, mais une société qui ne s’ennuie pas, c’est ça qui est effrayant. Dans Paterson, le film de Jim Jarmush, un poète japonais offre un carnet vierge au chauffeur de bus. Dans un esprit voisin, Analog Sea a publié son propre journal vierge : le blank journal. Des gens nous demandent pourquoi une maison d’édition publie des livres “vides”. On leur répond que c’est une manière d’encourager les gens à aller au bout de leur art. Nous faisons partie des rares éditeurs qui reçoivent des courriers papiers.

À cause de cela, nous recevons beaucoup de lettres de personnes en prison, nous avons publié l’une de ces lettres dans l’un des premiers Analog Sea Review. Ces prisonniers nous disent qu’ils évoluent dans un environnement complètement déconnecté et que lorsqu’ils écrivent à d’autres magazines, ils reçoivent une réponse automatique leur demandant de renvoyer leurs courriers par mail ou sur un site. Il en va de même pour les personnes vivant dans les monastères... Ce terme “blank” n’est pas innocent, il renvoie à la “blank generation” du punk new yorkais et à la chanson de Richard Hell, ce choix est-il prémédité ? Pour être honnête, le titre blank journal, même si nous y avons réfléchi durant sa conception, est un terme plus utilitaire qu’autre chose. Nous voulions surtout faire le meilleur livre du monde pour écrire et dessiner, et avons passé en revue des tas de papiers différents... Personnellement, je m’intéresse beaucoup au bouddhisme, à son lien avec la question du vide et de la solitude. Si vous pensez à la créativité et d’où ça provient, soit elle vient des idées de quelqu’un d’autre et ce n’est pas original, soit elle émerge du vide. Du néant. Quelqu’un vous a-t-il déjà renvoyé le blank journal rempli de poésies ou de dessins ? Non, pas encore ! Mais j’attends avec impatience… — The Analog Sea Bulletin, disponible gratuitement à l’adresse suivante : Analog Sea Basler Strasse 115 79115 Freiburg Germany — Ouvrages disponibles à la Librairie Gallimard du Monde Entier, à Strasbourg www.librairie-kleber.com

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Anne-Caroline Pandolfo et Terkel Risbjerg Au-delà du réel Par Claire Boespflug et Doriane L’Huillier

Avec Enferme-moi si tu peux, le couple d’auteurs de romans graphiques relate le parcours de figures de l’art brut. Et questionne la normalité. Vous livrez des récits de vie de personnalités très singulières. Vouliez-vous les faire connaître auprès d’un public plus large ? Anne-Caroline Pandolfo : Je m’intéresse à l’art brut depuis longtemps. Ces personnes-là me semblent être des grandes figures de l’art brut. À l’origine, j’avais d’autres envies – d’autres vies à raconter – mais je me suis aperçue qu’elles étaient finalement assez peu connues. J’ai alors changé d’idée, et j’ai eu envie de les mettre en avant. 82

Vous dites qu’il y a cette volonté chez eux, ce besoin presque irrépressible de produire. C’est ce qui qualifie tous les artistes en réalité. A-C.P : Je pense qu’on faisait la différence entre un besoin de produire et un besoin de créer. De leur part, il n’y a pas de filiation artistique, ils n’ont aucune idée de l’histoire de l’art. Il n’y a pas d’intention artistique du tout, ni le besoin du regard de l’autre. C’est ce qui fait la pureté de leur travail. Est-ce que c’est un besoin presque maladif ou pathologique d’expression directe ? Aloïs par exemple, survit grâce à ça. Elle trouve un équilibre dans sa vie grâce à l’art, mais une fois que c’est fait elle se désintéresse complètement de son travail, elle ne le reconnaît pas. C’est peut-être la conscience de l’acte artistique qui n’est pas là et qui pose question. Mais ils restent des artistes à part entière.


Le titre de l’ouvrage, ironique sur la question de l’enfermement, donne le sentiment que l’art les rend libres, leur permet de sortir de leur condition. A-C.P : C’est ça qui est fascinant, j’étais ravie de trouver ce titre, parce que je trouve que ça correspond complètement à l’idée que je me suis faite de l’ensemble du projet. Ce sont des personnes qui sont enfermées concrètement, ou psychologiquement, par une société qui ne veut pas d’eux. Enferme-moi si tu peux, ça veut simplement dire que tu ne peux pas les enfermer, parce que l’esprit trouve toujours un moyen de s’échapper par la création.

Marcel Duchamp inscrit la médiumnité dans le processus créatif. Dans Enferme-moi si tu peux, les personnages sont tous en relation avec une réalité qui nous dépasse. A-C.P : C’est vraiment l’un des sujets qui m’a fasciné. Tout part de là. Je pense que c’est une question qui concerne tous les artistes et tout le rapport à l’art en général. L’art brut fait partie de cet art où l’on peut essayer d’observer ce processus autrement, puisqu’il est complètement déconnecté de l’histoire. C’est vraiment se poser la question « mais d’où ça vient ? ». Tout part d’un moment daté précisément, parfois lié à un traumatisme. C’est comme si on avait l’occasion de comprendre ce qui déclenche les choses, ce qui se produit dans ce processus artistique. Dans le cas d’un artiste commun, il se posera cette question toute sa vie. Dans l’art brut, on constate un moment de bascule. 83


— Il existe une dimension qu’on ne visite pas suffisamment — Anne-Caroline Pandolfo, le 16.05 au Café Brant, Strasbourg Tous ces personnages n’ont pas connu de conditions de vie idéales. Indirectement, ils nous interrogent sur leur place au sein de la société. A-C.P : Oui c’est le cas, mais ce qui m’a frappé le plus en lisant des livres sur l’art brut, c’est le nombre incroyable de femmes. Comme le signale très bien Michel Thévoz [fondateur et conservateur de la collection d’art brut à Lausanne, ndlr] dans sa préface, l’art, c’est l’endroit où cette discrimination n’existe pas. C’est évidemment très parlant puisqu’il est justement le lieu de la discrimination à l’époque. Et en même temps l’art brut, c’est là où l’on retrouve le plus de femmes qui ont trouvé cette possibilité d’échapper à leurs conditions, ainsi que les malades, les handicapés, les pauvres Paradoxalement, c’est le seul endroit ouvert à tous. Cherchiez-vous à délivrer un message ? Terkel Risbjerg : Nous ne cherchions pas forcément à délivrer de message, mais plutôt à formuler des rappels. Le but n’a jamais été didactique. Nous avons cherché à raconter la vie de gens. Nous ne le faisons pas comme pour n’importe quel artiste, mais avec une forme particulière par rapport à quelque chose qu’on supposait déjà su, avant de se rendre compte que non, ces histoires ne sont pas toutes connues.

Dans votre bande dessinée, on sent une invitation comme si vous nous signaliez que nous aussi nous pourrions nous essayer à l’art. D’après vous, chacun d’entre nous peut-il être artiste ? A-C.P : Je cherche plutôt à faire comprendre qu’il existe une dimension que l’on ne visite pas suffisamment, mais que tout le monde pourrait visiter. Ici, ce sont des exemples extrêmes de gens qui sont plongés dans cet autre espace pour survivre. Quand on n’a pas besoin de cette survie, est-ce qu’on a la possibilité d’explorer cet espace ? Tout le monde pourrait avoir accès à une forme de spiritualité qui ouvre à un autre monde. Pour moi, il n’y a pas qu’un monde réel et physique. T.R : Ça reste peut-être un idéal pour beaucoup, une sorte de rêve. On voit comment la méditation depuis quinze ou vingt ans prend une nouvelle ampleur. Et en même temps, on peut se poser la question : si on mène une vie à 100 km/h, et qu’on s’arrête deux fois par semaine pour méditer un quart d’heure, est-ce vraiment cela la méditation ? Je ne sais pas. Est-ce vraiment par ce biais-là qu’on rentre dans ce domaine qu’on a peut-être tous en soi ? Et vous-même, à titre personnel, situez-vous en tant qu’artiste ce moment de bascule ? T.R : Avec la bande dessinée, tout se passe en cases et la narration doit être tenue. C’est très rassurant, mais aussi un peu frustrant. Il peut y avoir des lâchers-prise sur le moment, mais il y a toujours une frustration, car tu ne peux pas dessiner aussi vite que tu l’imagines. J’ai eu l’occasion de faire un dessin peut-être un peu plus libre que d’habitude. Mais je ne pouvais pas me mettre à coudre, ou illustrer le Facteur Cheval avec des pierres. On reste coincés sur du papier. A-C.P : À ma petite échelle, je le situe dans mon écriture. Parfois, j’écris, je ferme et pendant deux mois je ne sais pas du tout ce que j’ai écrit. Écrire ne constitue qu’une toute petite partie de ce processus qui m’échappe. Il y a ce moment où ça jaillit : ça sort et on écrit. Mais la plus grosse partie, on ne la comprend pas, on ne sait pas d’où et quand elle vient. J’ai vraiment le sentiment qu’il existe une autre dimension liée à l’inspiration. — ANNE-CAROLINE PANDOLFO, TERKEL RISBJERG, Enferme-moi si tu peux, Casterman

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ART NOUVEAU Esprit européen Par Antoine Ponza et Aude Ziegelmeyer

Vilhelms Purvītis (1872-1945), Hiver, ca. 1910, huile sur carton, 71,3 x 101,8 cm (coll. Musée national d’art de Lettonie, Riga) 85


Depuis 2010, la BNU édite une revue à mi-chemin entre la monographie d’art et la communication scientifique. Le dernier numéro est consacré à l’Art nouveau, de la Neustadt strasbourgeoise à Riga, capitale de la Lettonie.

La Bibliothèque universitaire de Strasbourg, classée monument historique depuis 2004 et vastement rénovée depuis, dispose d’une immense collection d’imprimés et d’objets, constituant ainsi un centre névralgique du patrimoine dans le Grand Est. Sa revue offre chaque automne et printemps des aperçus de ce fonds par le biais de sujets divers, en même temps qu’elle tisse des liens avec d’autres institutions culturelles. Cette année, l’Art nouveau s’y dévoile comme une communauté d’esprit européenne dont les idées, qui s’échangeaient au travers de revus illustrées, transcendent la simple esthétique commune. Ce mouvement aussi émancipateur que contradictoire permet d’entrevoir des correspondances artistiques entre ces deux villes, Riga et Strasbourg, à influence germanique. Des correspondances sans limite, sans frontière, qui touchent autant à un goût prononcé des légendes et de la mythologie que du dépassement du symbolisme au profit d’un langage universel. La revue est consultable dans une vingtaine de bibliothèques universitaires, à la librairie de la BNF et bientôt sur la plateforme de diffusion numérique OpenEdition. Afin de cerner la singularité de cette publication, nous avons rencontré Christophe Didier, conservateur à la BNU et directeur de la revue, accompagné d’Hervé Doucet, maître de conférences en histoire de l’art contemporain. La revue, bien qu’avant tout centrée sur les collections, touche des problématiques plus larges, d’actualité. Christophe Didier : Avant 2010, nous avions déjà une activité éditoriale, des catalogues d’exposition, des ouvrages qui valorisaient les collections, mais ne possédions pas de vitrine ; pour une bibliothèque de cette importance, cela semblait bizarre. Notre but était de faire parler les fonds, connus ou moins connus, très anciens ou plus récents, les livres, les tableaux, les médailles, les papyrus… Dès le départ, nous avons voulu établir un dialogue entre le grand public, les chercheurs, les étudiants, sur des sujets qui vont au-delà du monde du livre et abordent la culture, la société et l’histoire. Cela a donné des numéros extrêmement variés, par exemple sur le lien entre bibliothèques et recherches scientifiques, sur les bibliothèques vivantes ou encore à propos des documents codés et indéchiffrables. La valorisation de l’iconographie semble vous tenir à cœur. C.D : Il ne s’agit pas d’une revue universitaire classique, notamment parce qu’elle est beaucoup plus illustrée. Nous avons révisé la maquette

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pour mettre en valeur la thématique dominante de chaque numéro et leur donner un aspect de monographie plus que de revue. En général, on y trouve un dossier principal, une rubrique sur un objet tiré des collections et un portfolio. Mais le numéro neuf, par exemple, avait paru sous forme d’abécédaire, chacune des lettres de l’alphabet amenant un ouvrage représentatif de la BNU. Dans un numéro sur l’Europe, pour commémorer les soixante ans du Traité de l’Élysée en 2017, chaque pays était figuré par un document. Il y avait eu aussi un numéro spécial Gutenberg. Comment fonctionne l’édition d’une revue scientifique destinée à mettre en valeur les fonds d’une bibliothèque académique et patrimoniale ? C.D : Le comité scientifique, une dizaine d’enseignants et de chercheurs, planifie les numéros sur le long terme, il a pour rôle de trouver des auteurs. Soit nous décidons des thématiques, soit nous travaillons avec des équipes de recherche qui rendent compte de journées d’étude ou pilotent la revue. Nous avons des partenariats à l’étranger, comme l’Institut culturel italien puisqu’en 2021 on fêtera le 700e anniversaire de la mort de Dante, ou la Bibliothèque nationale de Lettonie, qui a imprimé le dernier numéro en letton. Notre service d’action culturelle organise la diffusion de la revue dans les réseaux de librairies en Alsace et dans le Grand Est. Nous avons toujours la volonté de nous adresser à un public plus large que celui des confrères et des spécialistes, donc les auteurs ont la lourde tâche d’adapter leur discours. Vous proposez un véritable support vivant. Hervé Doucet : Effectivement, ce n’est pas de la littérature grise ! Le projet du numéro dix-neuf a beaucoup évolué. Nous avions déjà l’idée de le publier en prolongement du colloque, duquel la revue restitue les interventions. Riga constitue un centre très important de l’Art nouveau en Europe, ce qui n’est pas connu en France – on déplore une absence quasi-totale d’ouvrages sur l’Art nouveau à Strasbourg. S’est ajouté un objectif pédagogique : pendant deux années consécutives, des étudiants en master d’Histoire de l’art ont œuvré avec nous pour fouiller les collections et sélectionner des images. On a trouvé qu’ils avaient tellement bien travaillé que nous avons réalisé une courte exposition qui portait sur les trésors Art nouveau strasbourgeois de la BNU. Cela a permis aux étudiants de s’initier à la recherche, de participer activement et concrètement à un projet et d’être partie prenante de la publication.

Plus encore qu’à Strasbourg, l’héritage culturel de Riga entre la fin du XIXe et le début du XXe siècle provient d’une tension double. L’Art nouveau traverse l’Histoire, d’Ouest en Est... H.D : La ville est située aux confins de l’empire russe, dont elle veut se différencier, et subit une très grande influence allemande, alors qu’à cette époque-là, son objectif est d’affirmer une culture lettone propre et sa capacité à faire nation. Les capitales de l’Art nouveau, au travers de l’émergence de ce dernier, ont en commun la volonté d’affirmer leur identité par rapport aux capitales politiques desquelles elles dépendent traditionnellement. Il y a une dimension nationaliste ou régionaliste qui s’y fait jour. C’est un mouvement totalement contradictoire : pardelà l’idée de valoriser une culture locale, donc une identité locale, il y a des échanges. Les artistes s’observent et regardent les arts extra européens, comme au Japon, qui fascinent. Plus qu’une esthétique commune, ils montrent une communauté d’esprits. Ils partageaient un certain nombre d’idées et se connaissaient par les revues, qui circulaient énormément et étaient déjà très illustrées ; elles jouaient un rôle essentiel. C.D. : Cet esprit européen de l’Art nouveau s’est perdu ensuite. Il y a encore dix ou quinze ans, il n’y avait pas beaucoup de gens en France qui savaient que l’Art nouveau allemand existait. Pour eux, c’est franco-belge, voire catalan, c’est « nouille », c’est floral, mais pas allemand du tout ! La très modeste contribution de l’Université, de la BNU, c’est de dire que Strasbourg et Riga ne sont pas si étrangères qu’elles pourraient en avoir l’air. — La Revue de la BNU n°19, Printemps 2019 : Strasbourg-Riga, l’Art nouveau aux confins d’empires www.bnu.fr

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L’échappatoire brute L’art se vit, se transmet, s’aime et se déteste. Plus encore, il nous en apprend sur nous-mêmes… Ainsi, les sublimes cauchemars de Damien Deroubaix, les sexes printaniers de Jean Messager ou ceux, verriers, de Juliette Defrance. 88


DAMIEN DEROUBAIX Macrocosme en construction Par Aude Ziegelmeyer

Damien Deroubaix, L’Esprit de notre temps, 2015. Huile et collage sur toile, 250 x 440 cm Galerie In Situ – fabienne leclerc, Paris © Guy Rebmeister © ADAGP Paris 2019

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Seize ans après sa première exposition au MAMCS, Damien Deroubaix fait son grand retour. Entre profane et sacré, le trash s’observe, se contemple, s’absorbe.

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Immersion dans la sérialité des récits de ce mangeur de mondes. Nomade d’entre les mouvements, bien qu’il soit souvent associé aux expressionnistes allemands de l’entre-deux guerres, et qu’il partage des traits formels avec ce que l’on tente toujours de définir – l’Art Brut –, le trait deroubien se moque des étiquettes. Toutefois, cet avaleur d’histoires, de traditions, d’images et de gestes trace, peint, installe et grave une voie abandonnée, celle d’un Symbolisme à l’arrière-goût surréaliste, remis au goût du jour. Ses œuvres, faites d’entités imbriquées les unes aux autres, véritables systèmes d’objets emboîtés, revisitent le rapport de la peinture monumentale à l’espace muséal. Composée de six salles, l’exposition Headbangers Ball – Porteur de Lumière propose un parcours à son image, traversé de ses différents courants d’inspiration et témoignant de l’évolution de son travail au cours de la dernière décennie, entre lumière et ténèbres. Cette dichotomie quasi-biblique émane des plus récentes de ses peintures, collages et gravures, ainsi que des plus anciennes de ses installations, aussi exposées. La scénographie, minimaliste et aérée laisse le spectateur déambuler à travers une classification des œuvres les séparant par thèmes : les dernières créations, les installations, les autoportraits, les sciences naturelles, les hybrides chamaniques et enfin, les plus grands formats de l’exposition. Des salles dont la traversée aurait sûrement gagnée en fluidité sans ses séparations thématiques. Face à une résistance française envers l’usage de la peinture dans le champ de l’art contemporain, Damien Deroubaix sort les pinceaux et les burins pour tailler dans le paysage artistique actuel. Le mysticisme ambiant doublé de la musique visuelle qui émanent des partitions symbolistes de l’artiste fondent la mythologie personnelle de cet hybride germanophile. Des quarante-cinq œuvres exposées se dégagent des représentations merveilleusement cauchemardesques, défiant le passage du temps et la linéarité de l’histoire des arts. De la musique metal à Delacroix, en passant par Duchamp, Picasso, les sciences naturelles, les danses macabres du XVe siècle, l’art verrier (un souffle de vie inattendu – et apprécié !), les fétiches à clous nkisi, la taxidermie, Munch ou encore Francis Bacon, les sources d’inspiration du peintre sont mutilées, malmenées, sublimées. Les détails foisonnent, les références se mêlent dans une orgie de motifs plus ou moins gores. Des titres heavy metal se greffent en lettres d’or aux représentations picturales historiques, Ace of Spades de Motörhead flotte au-dessus d’une figure de fétiche, tandis que d’autres s’y intègrent comme motifs. À la limite


du déchiffrable, ils questionnent le caractère artistique de ces identités visuelles transgressives, qui s’incorporent avec une facilité accablante à la peinture. Propices à la contemplation – la vadrouille de l’âme, ces contes coexistent, sans souci d’anachronisme. La musique metal, à l’honneur puisque incrustée depuis longtemps dans les veines du peintre, se distingue par ses intenses hybridations culturelles et artistiques et, dans la suite des choses, de par sa transdisciplinarité, dont Damien Deroubaix semble avoir hérité. La radicalité, la puissance des sons, des thèmes, des paroles et l’imagerie associés à une tradition de la ballade saturent l’univers metal de compatibles contradictions. De la même manière, l’artiste retranscrit avec une certaine naïveté stylistique une Victoire de Samothrace portant un collier-spirale birman et dont des ectoplasmes de pétrole émergent des paumes (Furie, 2014). Peut-être ces multiples sources d’inspirations, revendiquées, méritaient-elles d’être sélectionnées avec plus de parcimonie. Ce que l’artiste semble faire depuis peu. L’exposition alsacienne offre l’opportunité de (re)découvrir la patte du peintre, qui s’est apaisée. Désormais, les couches se superposent, l’artiste prend son temps, revient sur une toile après en avoir commencé une autre, fait dialoguer les symboles qui lui ouvrent des portes vers des réponses picturales. Figures chamaniques, squelettes de fœtus bicéphales, tête décapitées monolithiques et représentations féminines sorties de magazines de mode lus aux enfers entrent joyeusement en collision, pour le plus grand plaisir de nos cauchemars. Les headbangers font face au porteur de lumière. Ce sous-titre, inédit à l’exposition déclinée en plusieurs lieux (dont SaintÉtienne), questionne. Ce Lucifer strasbourgeois, visiblement fatigué de hanter la cathédrale, semble au premier abord désigner l’histoire de l’art et ses maîtres, pour se révéler à travers une figure féminine récurrente, une unique maîtresse – La Pisseuse, dont l’urine noircit la terre sur laquelle elle se déverse. Cette représentation, référençant Rembrandt, est constituée d’un bassin, d’une paire de jambes à talons et d’une vulve parfois ornée de dents... encore un idéal féminin inatteignable. Qu’à cela ne tienne, les femmes pourvues d’un buste ne sont pas non plus en reste. Cavalières, huile sur toile peinte l’année dernière, donne à voir deux femmes dans leur intégralité, nues, ailées, élancées, les jambes écartées, idéales selon les canons de beauté occidentaux contemporains. La composition est simple, à l’arrière-plan le ciel bleu et la terre ocre opèrent un découpage bipartite horizontal, tandis que les deux femmes occupent le premier

plan. Celle à droite est juchée sur un cheval. L’animal est omniprésent au sein du travail de Damien Deroubaix, référençant celui du titanesque Guernica picassien, qui a profondément marqué la chair et l’âme de l’artiste. Dos au regardeur, la femme (et non le cheval) présente ses parties génitales, tandis que sa jumelle, une jambe à terre et l’autre écartée, semble sur le point de grimper sur le destrier. Son visage est rouge. On devinera sans mal qui de ces deux figures d’anges guerrières, est censé représenté « l’ange du bien » et qui est « l’ange du mal ». Reprenant et détournant les normes et codes visuels de l’Histoire de l’art, la critique de la société de consommation et du capitalisme que réalise l’artiste semble ne pas daigner mettre à mal la misogynie inhérente à ces univers. Les exutoires picturaux que sont les toiles plus anciennes laissent ainsi la place à de cathartiques mises en scène jouant avec l’absurde, qui ne semblent pas toujours donner de leur pleine mesure. La peinture prend certes le temps de décanter, d’affirmer un peu plus encore un vocabulaire et des lignes de force propres au peintre, mais l’accord parfait entre virtuosité graphique, terrorisante étrangeté et éjaculation symbolique nécessite de mener plus loin encore les excursions dans les limbes de ces mondes. ­— Damien Deroubaix, HEADBANGERS BALL PORTEUR DE LUMIÈRE, exposition jusqu’au 25 août au MAMCS, à Strasbourg www.musees.strasbourg.eu

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REBECCA HORN Mécanismes sensibles Par Benjamin Bottemer

Corps-à-corps avec l’œuvre d’une artiste totale au Centre Pompidou-Metz à travers Théâtre des métamorphoses, exposition organique consacrée à Rebecca Horn. Rebecca Horn dans l’installation Le Délice des évêques à Münster (Allemagne), 1997

Quatre ans après la rétrospective consacrée à Tania Mouraud, le Centre Pompidou-Metz consacre une nouvelle monographie à une femme artiste, l’allemande Rebecca Horn. À l’instar de Tania Mouraud, celle-ci, qui a également fait ses débuts à la fin des années 60, a évolué à travers différents courants et pratiques artistiques pour mieux s’en libérer et explorer de nouvelles formes. C’est cette diversité et cette liberté, tournoyant autour de la question du corps et du vivant, que met en évidence l’institution messine. À noter que le Musée Tinguely à Bâle organise également, jusqu’au 22 septembre, une exposition dédiée au travail de l’artiste allemande, baptisée Fantasmagories corporelles. 92

À Metz, parallèlement aux installations, sculptures, dessins, photographies et films de Rebecca Horn, l’exposition offre en miroir les œuvres de quelquesuns de ses contemporains et inspirateurs tels que Brancusi, Dalí, Giacometti, Oppenheim, Duchamp, Ernst... un surréalisme aux multiples facettes qu’André Breton décrivait comme « une dictée de la pensée, en l’absence de tout contrôle exercé par la raison ». À l’origine théâtre de l’intime et d’une blessure, celle subie lors d’une grave intoxication pulmonaire à l’orée de sa carrière, l’œuvre de Rebecca Horn, mêlant force et infirmité, désir et violence, harmonie et désordre évoluera vers un art ouvert sur le monde : du « corps carcan-cocon » jusqu’au corps collectif.


Hybridations Au mouvement à la fois délicat, destructeur et irrésistible de l’installation Cutting Through the past succède prothèses et extensions corporelles étranges et loufoques, première étape d’une métamorphose du corps et des objets, eux-mêmes entités vivantes et sensibles. De la camisole animée par un esprit frappeur à Cornucopia, retraçant le chemin de la respiration, en passant par La Fiancée chinoise, Vierge de fer bienveillante invitant à l’introspection jusqu’aux attributs fantastiques dont l’artiste s’affuble, ces gadgets improbables semblent animés d’une vie propre et chargés d’énergie. La frontière entre homme et animal, corps et machine devient plus floue au fur et à mesure de notre progression entre les différents espaces de ce « Théâtre des métamorphoses » : masques, machine-paon, robe et roue en plumes d’autruches, autant de sculptures motorisées qui seront les accessoires des performances et longsmétrages de Rebecca Horn (ici projetés au sein d’une « chambre des illusions ») avant de devenir des installations muséales. Cocons, insectes, œufs, coquillages et serpents, humanité, animalité et mécanique s’hybrident en une « parade nuptiale » fantastique, dans la lignée de la vision surréaliste considérant le règne du vivant comme une entité globale. Transfigurations En traversant un espace tout en longueur rappelant les scénographies des expositions d’automates, on assiste à autant de saynètes comme animées par des poltergeists. La Forêt des chanteurs hors-la-loi, Les Délices des évêques ou Le Cycle de Kafka, entre rêve et cauchemar, étrangeté et drôlerie, mettent en branle des objets a priori ordinaires et rassurants : l’esprit est bel et bien dans la matière. En miroir, les œuvres Révolte dans la cuisine d’André Masson ou l’un des « objets à fonctionnement symbolique » de Salvador Dalí mettent en évidence la parenté entre le travail de Rebecca Horn et celui des surréalistes et des dadaïstes, dont elle ne se réclamera jamais directement même si la filiation apparaît évidente. Rebecca Horn se livrera par contre à quelques citations directes à la littérature surréaliste, avec Le Cycle de Kafka donc, mais aussi Le Rêve d’Artaud ou Amour et haine : Knuggle Dome pour James Joyce, hommages aux tourments de ces artistes-frères. 93

Du rêve à la réalité Poursuivant l’exploration des influences de Rebecca Horn, on découvre son goût pour l’alchimie avec son Hydra piano de mercure en mouvement perpétuel, puis celui pour la musique : le piano de son film Buster’s bedroom reprend vie en une cascade de notes et de touches se déversant à intervalles réguliers sur le visiteur. Dans un dernier espace on découvre sa Planisphère des abeilles, évoquant la fuite et l’exil, symbolisant une prise de conscience politique en un déploiement final d’objets, de lumières et de sons qui met définitivement au service du réel toute une vie de fantasmagories. Naissances et transformations d’une œuvre étalée sur cinq décennies sont mises en scène au sein d’un « Théâtre des métamorphoses » où tout est imbriqué, vibrant en permanence d’une force poétique touchante et d’une folie totalement jouissive. ­— Rebecca Horn, THÉÂTRE DES MÉTAMORPHOSES, exposition jusqu’au 13 janvier au Centre Pompidou-Metz www.centrepompidou-metz.fr ­— Rebecca Horn, Fantasmagories corporelles, exposition jusqu’au 22 septembre au Musée Tinguely, à Bâle www.tinguely.ch


Céleste BoursierMougenot Many rivers to cross Par Mylène Mistre-Schaal

Après avoir fait marcher les arbres à la Biennale de Venise et inondé le Palais de Tokyo, Céleste Boursier-Mougenot prend ses quartiers à la Fondation François Schneider.

Liquide Liquide invite le visiteur dans une promenade initiatique à contre-courant. En donnant carte blanche à Céleste Boursier-Mougenot, la Fondation François Schneider le laisse s’emparer de ses 1500 m2 pour mieux les détourner. Un espace d’exposition plutôt complexe, fait d’escaliers et de couloirs, de caves et de mezzanines qui a tout de suite activé l’imagination de l’artiste. Assailli par le « bruit visuel » des lieux (carreaux, acier, poutres de bois, grandes surfaces vitrées), il a voulu lui substituer un paysage musical harmonieux, à l’échelle de tout le bâtiment. En véritable chef d’orchestre, Céleste BoursierMougenot génère des œuvres sonores – d’où l’allusion au groupe new-yorkais Liquid Liquid – qui habitent singulièrement l’espace et se répondent d’un étage à l’autre. Au cœur de cette partition, Clinamen, bassin circulaire sur lequel flottent des bols de porcelaine blanche de différentes tailles. Au gré d’un courant à peine perceptible, les récipients s’entrechoquent générant une symphonie inattendue, une chorégraphie hypnotique aux confins du contemplatif. « La question du flottement m’intéresse depuis longtemps, les images qui flottent, des sons qui flottent, des bols qui flottent… la conscience qui flotte aussi. Tout ce qui est entre-deux, en suspens me fascine » confie l’artiste musicien. 94


En écho, plusieurs des œuvres du parcours réinterprètent les sonorités de Clinamen, tantôt rejouées par un piano dansant ou converties en musique électrique au bourdonnement sourd. D’apparence modeste ces installations hybrides, oniriques et robotiques, ont été conçues avec la complicité d’ingénieurs et sont activées par des dispositifs et des calculs complexes, invisibles à l’œil nu. Cette succession d’espaces-son est animée par le mouvement et le bruissement continu d’un ruisseau qui s’écoule, coûte que coûte, de haut en bas de la Fondation. L’eau ruisselle dans les escaliers, file sous les passerelles, coule sur les vitres, cascade sur le toit… un défi technique et poétique impressionnant, reposant sur une série de pompes, de canaux et de bassins. Devenu explorateur, c’est à contre-courant que l’on remonte ce torrent, depuis les entrailles du bâtiment (le parcours, inversé, débute dans la cave) jusqu’au toit. Une épopée underground qui débute par une installation immersive déroutante, plongée dans l’obscurité. Comme un lagon souterrain

au relief accidenté autour duquel gravitent un ensemble d’astres blancs. Ces formes rondes ne sont autres qu’une captation vidéo de Clinamen projetée sur les murs. Alors que les repères s’effacent, c’est au visiteur d’activer l’installation : « Lorsque je conçois un projet, j’intègre spontanément le point de vue du visiteur (…) je cherche à lui faire sentir qu’il fait partie intégrante de l’œuvre durant le temps qu’il y demeure. » Liquide Liquide est une ode à la fluidité. Sons, mouvements et espaces sont liés les uns aux autres comme une sorte de microcosme. Entre terre et ciel, profondeurs et hauteurs, intérieur et extérieur, Céleste Boursier-Mougenot dompte les flots et nous laisse en apesanteur. — LIQUIDE LIQUIDE, exposition jusqu’au 22 septembre à la Fondation François Schneider, à Wattwiller www.fondationfrancoisschneider.org

Céleste Boursier-Mougenot, clinamen © Laurent Lecat

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Lois Weinberger, Debris Field, 2010–2016 Photo : Paris Tsitsos © Studio Weinberger

LOIS WEINBERGER Futur antérieur Par Mylène Mistre-Schaal

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Au musée Tinguely, Lois Weinberger se fait archéologue du souvenir en exhumant les vestiges de sept siècles de micro-histoire. Lois Weinberger met bien souvent l’envers du paysage au cœur de sa réflexion artistique. En 1997, ce fils d’agriculteurs autrichiens se fait remarquer à la Documenta X de Kassel en peuplant un vieux chemin de fer de plantes invasives, ces indésirables trop souvent méprisées. Plus tard, il redonne ses droits au sauvage avec les Wild Cube, cages d’acier impénétrables et véritables petits morceaux de terre vierge au milieu d’un environnement modelé par l’Homme. Dompteur de mauvaises herbes ou explorateur de friches, Lois Weinberger aime nous donner à voir les menus détails du quotidien, que l’on croise habituellement sans les regarder. Avec Debris Field, l’artiste botaniste s’éloigne un instant de la terre génératrice de vie, pour se pencher sur la terre porteuse des traces du passé. Pour ce projet, tel un archéologue du souvenir, il a passé la ferme tyrolienne de ses ancêtres au tamis. Pendant six années, les moindres interstices ont été fouillés, les planchers ont été décortiqués, à la recherche des couches sédimentaires d’un temps révolu. Coupures de journaux du siècle dernier, nids de souris, pièces de monnaie médiévales, chaussettes mitées ou graines séchées font partie du butin. À l’issue de cette quête, Lois Weinberger déroule sept siècles de vie (du XIVe au XXIe) où l’anecdote et la grande Histoire ne cessent de s’entrecroiser. À sa manière, Debris Field dévoile les dessous de la vie rurale, une intimité complexe mâtinée de superstitions, où religion et paganisme se mélangent. Une série d’objets apotropaïques apportent leur part de mystère, comme cet impressionnant chat momifié, daté du XVIII e siècle. Retrouvé au grenier, ce félin protecteur, intrigue au moins autant qu’il dérange, tout en témoignant d’un folklore révolu. À travers lui, Lois Weinberger touche du doigt les craintes, les espoirs mais aussi les contradictions de ses ancêtres et de leurs croyances.

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À Bâle, l’ensemble des vestiges collectés cohabitent dans des vitrines en verre. Disposés de manière intuitive, ils évoquent plus le fond de tiroir d’une grand-mère que la rigueur archéologique : le chapelet tutoie une boucle de ceinture, ellemême chevauchée par une carte à jouer ancienne, quelques fleurs séchées et une amulette. Comme autant d’accumulations aux accents Nouveaux Réalistes, ces menus objets laissent au visiteur l’occasion de se raconter des histoires et de se bercer d’anecdotes. À quel pèlerin de passage appartenait cette bourse de cuir ? À quelles aventures enfantines a participé cette figurine en plastique ? Une forme de recyclage poétique du réel qui nous rappelle que le désordre de la mémoire est rarement scientifique et que le présent ne cesse jamais de cohabiter avec le passé. ­— Debris Field, exposition jusqu’au 1er septembre au Musée Tinguely, à Bâle www.tinguely.ch


Francis Picabia, Udnie (Jeune fille américaine), 1913, Centre Pompidou, Musée national d’art moderne, Paris © 2019, ProLitteris, Zurich

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Jusqu’à la fin de l’été, le Kunstmuseum de Bâle part à l’exploration de la galaxie cubiste.

COSMIC TRIP Par Mylène Mistre-Schaal

C’est un bouquet de cercles concentriques et de fragments colorés. Un mélange hypnotique qui anime la surface de la toile d’un mouvement perpétuel, comme si un caillou venait d’y ricocher, laissant derrière lui une série de remous. Ce qui frappe le regard, c’est l’harmonie dissonante, la puissance d’attraction qui se dégage de l’œuvre. Nous sommes en 1914 et Sonia Delaunay, fascinée par la lumière électrique, tente d’en saisir les variations. Prismes électriques distille une douce géométrie qui nous rappelle que le cubisme ne suit pas qu’une ligne droite. Depuis le duo fondateur Braque-Picasso jusqu’aux variations colorimétriques de Juan Gris ou de Fernand Léger, ce sont tous les méandres du cubisme ainsi que quelques chemins de traverse (constructivisme, suprématisme…) qui se déploient dans cette exposition signée en partenariat avec le Centre Pompidou de Paris. Une perspective élargie qui englobe aussi Chagall, Rousseau ou encore Matisse là où l’on ne les attendait pas forcément. À Bâle, Cosmos du Cubisme s’envisage comme une constellation de toiles gravitant autour d’une envie partagée par les artistes : aller au-delà du regard. Au fil des salles, alors que la chronologie du mouvement se déroule, un point commun semble unir ces rebelles du pinceau : tous à leur manière, tentent de saisir l’impalpable, de déflorer l’invisible et même, de figurer l’impensable. Alors que les Delaunay s’emparent de la vibration des ondes, Francis Picabia s’entiche du mouvement des corps sur le rythme de la musique (Udnie) tandis que Picasso saisit la densité de la fumée. Son Portrait de Daniel-Henri Kahnweiler frôle l’abstraction quand les traits du visage se noient dans le nuage vibrant des effluves de cigarette. Heureusement, un soupçon de cheveux et le coin d’un œil nous permettent de reconnaître les contours du galeriste historique des cubistes. 99

De nombreux chefs-d’œuvre se pressent sur les cimaises du Kunstmuseum, comme le mythique Portrait de Gertrude Stein venu de New York pour l’occasion. Parmi eux, les fameux collages et assemblages cubistes ont un charme particulier, aux confins de l’artisanal et du bricolage. Initiés en 1912 par le duo Braque-Picasso, ils signent l’irruption du papier dans la peinture, le carambolage entre deux mondes, comme un fragment de réel tombé en plein imaginaire. Il suffit d’une simple coupure de journal, d’une chute de tapisserie ou d’un morceau de faux bois pour que se dessine un véritable poème visuel où la forme, la couleur et la texture se réinventent sans cesse. Dans leur sillage, Henri Laurens a décuplé les potentialités spatiales de ces premières bribes de papier, dans une série de petites « sculpto-peintures » très attachantes. Sa démarche achève de rompre les liens entre peinture et espace plane. Définitivement spatial, souvent expérimental et absolument révolutionnaire, le cubisme est une véritable nébuleuse de l’imagination et ouvre une brèche vers l’art contemporain qui ne cessera plus désormais de chercher à « décadrer » la peinture... ­— LE COSMOS DU CUBISME, exposition jusqu’au 4 août au Kunstmuseum Neubau à Bâle kunstmuseumbasel.ch


JEAN MESSAGIER Célébration Par Florence Andoka

Au MBA de Dole, un œil neuf sur l’œuvre vive et précieuse de Jean Messagier, artiste majeur disparu au tournant du nouveau millénaire. Dans le flux ininterrompu des images et des évènements qui caractérisent notre actualité, le commissariat d’exposition n’est-il pas un art des humeurs, une gestion délicate de ce qu’il convient de donner à voir à une époque donnée ? Amélie Lavin, directrice du musée des Beaux-Arts de Dole et François Michaud, conservateur au musée d’Art moderne de la Ville de Paris, ont choisi de redonner de la visibilité à l’œuvre de Jean Messagier. Toutes les vies d’artistes ne répondent pas à l’idéal saturnien d’un génie créateur mourant seul, pauvre et méconnu dans une chambrette mansardée dont il peine à payer le loyer. Sur ce point, Jean Messagier n’est ni le Douanier Rousseau, ni Van Gogh, Messagier n’est en rien un « suicidé de la société » pour reprendre Artaud, au contraire, le peintre a connu le succès et la reconnaissance de ses pairs de son vivant, a exposé à New York dès 1960, représenté la France à la Biennale de Venise en 1962, a œuvré aux côtés des figures célèbres de son temps, Manessier, Poliakoff, Alechinsky. 100

Son exposition au Grand Palais en 1980 aurait pu être l’acmé d’une carrière fulgurante et pourtant ce fut paradoxalement le début d’une période de moindre succès. Peut-être est-il habituel qu’une œuvre disparaisse un peu de la partie émergée de l’iceberg pour qu’elle puisse refaire surface quelques temps plus tard ? L’œuvre de Bernard Buffet a connu un parcours similaire, célébrée du vivant l’artiste puis oubliée, et enfin redécouverte, il y a peu au Musée national d’Art moderne, lors de la belle rétrospective de 2016. L’œuvre de Jean Messagier est aujourd’hui portée par la galerie internationale Ceysson et Bénétière. Une belle exposition au Musée des Beaux-Arts de Dole est aussi une étape vers une visibilité nouvelle. Le musée dolois est un lieu exigent et historique quant à son engagement en faveur de la peinture. De nombreuses toiles de la figuration narrative notamment à travers le groupe des Malassis font partie des collections permanentes. De même Amélie Lavin depuis sa prise de poste en 2013 ? a également témoignée son intérêt en faveur de la jeune scène picturale contemporaine. L’exposition Peindre, dit-elle, chap. 2, en 2017, présentait les œuvres d’artistes en vue comme Apollonia Sokol ou encore Claire Tabouret, Oda Jaune ou encore Giulia Andreani. On comptait également parmi elles, Mathilde Denize aujourd’hui exposée au troisième étage de l’institution, comme un écho fécond à Tous les sexes du printemps. Dole se veut ainsi le lieu d’un renouveau de la peinture, y montrer Jean Messagier est une manière aussi de prendre des paris sur la réception favorable de son œuvre par les jeunes générations. Tous les sexes du printemps n’est pas une rétrospective, mais plutôt un parcours non exhaustif au sein d’une œuvre à l’effervescence dionysiaque. Beaucoup d’œuvres de collections particulières peu montrées par le passé sont


Jean Messagier, Journée holoturique, 1983 Courtesy Galerie Ceysson & Bénétière, Paris © Rémi Villaggi

présentées aujourd’hui, ainsi que de nombreuses sculptures qui rythment le chemin. Regarder les peintures de Messagier fait du bien, il y a de la couleur, vive, pure parfois, une gestuelle singulière qui permet de deviner quelque chose du corps de l’artiste à l’œuvre. Dans la chorégraphie des traits brossés, se dessinent parfois un visage, celui de Mallarmé, d’Estienne ou de Molière, des chiens noirs qui se poursuivent. Un érotisme diffus est là entre paysages tendus vers l’abstraction et procédés sans cesse renouvelés. Messagier avale tout, chiens, chevreuils et bolets, grives, guêpes et marcassins, se sert de tout, à l’image d’une nature qu’il admire. Le gel donne un rendu singulier à la peinture. Il y a aussi des formes blanches réservées aux pochoirs, des jets de paillettes qui cisaillent fleurs et palmiers, des coups d’aérosols fluorescents pour se dire Hard Core. Le réel est capté, digéré en poète, incorporé à l’œuvre sans hiérarchie, il y a un étrange Cygne sur une citrouille, ou encore le portrait de Lady Di, non loin de celui d’un braque. Les titres des tableaux, souvent écrits énergiquement dans le corps de l’œuvre, sont énigmatiques, drôles et poétiques, en témoignent Canapé pour printemps pâle, Machine à Printemps, ou encore, Une gelée de groseille pour Goldorak.

Messagier dialogue également de manière forte et irrévérencieuse avec ses maîtres, comme Picasso, qu’il cite en 1983 dans Picasso dans les orties d’hiver, ou bien par la gamme colorée de certaines toiles presque abstraites, rappelant celles de Cézanne ou plus encore de Renoir, autre figure majeure de l’érotisme de la nature. Dans cette chair du monde, étalée sur la toile de manière forte et rapide, se crée un élan, un désir qui redonne de la force à celui qui déambule dans le musée. Comme dans la sexualité, s’opère ici un transfert de puissance, ce qui implique un retour à ces œuvres avec aura. Faire et donner envie aux autres de faire à leur tour, c’est peut-être en ce sens-là qu’il faut entendre ces sexes printaniers. ­— TOUS LES SEXES DU PRINTEMPS, Jean Messagier (1920-1999), exposition jusqu’au 15 septembre au Musée des Beaux-Arts de Dole www.musees-franchecomte.com

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Juliette Defrance Fuck the patriarchy!

Par Aude Ziegelmeyer

Éden, pâte de cristal, 2018, 8 x 8 x 12 cm

Diplômée de la HEAR, Juliette Defrance souffle un vent d’air frais, féministe et engagé sur les métiers d’art. 102


En 1992, Zoé Léonard débarr assait la Neue Galerie de Kassel (Documenta IX) de ses représentations d’hommes pour les remplacer par des photographies de vulves — visibilisant ainsi le "musée à moitié vide" qui dénude les femmes tout en faisant de leurs sexes un tabou. En 2019, même combat. Juliette Defrance propose une œuvre questionnant la construction sociale des sexualités. Femme, faune, flore, ces thèmes majeurs de l’Art Nouveau se retrouvent dans les créations joaillières hybrides de René Lalique « l’inventeur du bijou moderne ». Poétique, élégant, singulier et reléguant la représentation des femmes à une unité végétale et bestiaire, ce « F » si cher au maître verrier, est détourné par l’artiste plasticienne Juliette Defrance, diplômée en 2018 mention ArtObjet Verre. Désireuse de démanteler une tradition du parfum construite autour de la femme comme objet du regard masculin, l’artiste propose un objet sculptural qui dissèque et empaille une vision obsolète du corps féminin et de sa sexualité. Éden est un prototype de flacon de parfum en cristal réalisé dans les ateliers de la manufacture Lalique. Exclusif, car uniquement manipulable par des femmes, cet objet délicat, exposé en trois exemplaires, se veut l’empreinte de doigts pénétrant une vulve. Les grandes lèvres embrassent le vide que l’usagère peut combler, pour récupérer la fragrance du bout des doigts. L’activation par interaction avec l’objet est nécessaire et récurrente au travail de l’artiste également performeuse. L’objet est cependant présenté vide, plus symbolique que fonctionnel. Par l’usage du savoirfaire traditionnel de la manufacture Lalique, dont la technique du soufflage de verre et de la pâte de verre à noyau permet un moulage spécifique de l’intérieur du flacon, l’artiste détourne le rituel codé et genré du parfum en un rite auto-érotique. Éden est une séduction tournée vers soi, un geste quasimasturbatoire pour « se plaire à soi, en premier ». Sa porteuse n’est plus positionnée en tant que muse, objet de contemplation et de désir, mais comme sujet. Ce jardin paradisiaque, planté dans la lignée des Women’s Studies, résonne avec le travail de certaines de ses camarades de promo, dont Mahé Cabel et ses bijoux-vulves, Mellie Chartres et ses ventouses-broches en forme de cœur et Marine Ponzo et ses masques de beauté métalliques. Les objets symboliques de Juliette Defrance explorent les contraintes étouffant les corps genrés au féminin en les libérant par le geste. Le cristal se fait deuxième peau et l’intime est porté à même le verre.

La HEAR à Chaumont « Ce que le ratage fait au design graphique. » En mai dernier, la Biennale de l’édition, Exemplaires, pratiques et formes de l’édition, née de la collaboration d’Écoles Supérieures d’art internationales, exposait à Chaumont dans le cadre de la Biennale Post-médium. Parmi les treize écoles invitées, la HEAR se démarquait avec Contre-Exemplaires, un panel de six ouvrages "ratés" sélectionnés par les étudiants de l’atelier Communication graphique. Afin d’interroger les pratiques, règles et codes sous-jacents à l’édition contemporaine et au design graphique, une sélection jugée exemplaire était également proposée, pour dialoguer avec les ratages exposés. Ces derniers comprenaient notamment un guide théorique pour apprendre à faire bon usage des règles typographiques — ne respectant pas ses propres instructions, ou encore le très polémique Sexe, Race & Colonies. — www.exemplaires2019.fr www.hear.fr

­— www.hear.fr www.musee-lalique.com www.instagram.com/defrancejuliette/ 103


CHAUMONT Envolées graphiques Par Aude Ziegelmeyer

À Chaumont, la seconde édition de la Biennale internationale de design graphique, invite à découvrir la création actuelle et ses dépassements formels. Intitulée Post-médium, l’héritière du Festival international du graphisme investit à nouveau l’un des chefs-lieux du design graphique en France. Conçue par Ines Cox, l’identité visuelle épurée, critique de l’infobésité, se ressent jusque dans la scénographie de Kévin Cadinot. L’espace du Signe, où cohabitent plusieurs expositions, donne à voir le Concours international d’affiches. Plus d’une centaine de propositions sélectionnées par un jury, flottent dans les airs. En suspension, les affiches sont harnachées à l’aide de cordes fluorescentes vertes à des modules de métal éthérés. Les cartels imprimés à même le sol indiquent le souci de Jean-Michel Géridan (directeur du Signe en charge de la direction artistique) et de son équipe, de mettre l’accent sur l’aspect commandité, relationnel, des posters. Réfutant toute décision de l’ordre de la curation stricte « pour rester le plus impartial », ce jeu de piste invoquant les nouvelles formes d’apparition des signes et interrogeant le statut ontologique de l’affiche, se suit par ordre alphabétique. Au sein de la sélection, la marque des talentueux imprimeurs alsaciens, Lézard Graphique, semble évidente tant elle est récurrente. Karl Nawrot, Phénomènes 104


Si la qualité des papiers, la précision des nuances et la matière sérigraphiée sont à dévorer des yeux, l’absence de média numérique est regrettée. La vidéo, le tissu et l’installation se retrouvent cependant au sein de l’exposition éponyme Postmédium. Ce dépassement du médium imprimé brille au travers des œuvres du collectif The Rodina, de Laura Knoops, de Roosje Klap & Pauline Le Pape (Ark) ou encore de Jonathan Castro, bien qu’elles restent inévitablement flottantes, suspendues ou accrochées aux murs. Cette exposition tout en couleurs gravite autour d’une installation questionnant le statut du designer graphique, de l’humain et des changements d’échelle qu’il opère dans une dilution de la création artistique au sein d’un capitalisme dévorant. Après avoir arpenté le plateau, dans la fraîcheur de ses murs bétonnés, Phénomènes, l’exposition de Karl Nawrot, s’observe avec curiosité. Face au Concours d’affiches, les objets, maquettes et stencils sont disposés les uns à côté des autres. Tout comme les étoiles dans le noir de la nuit, la lumière passe au travers. Ces pièces, à dessein quasi-architectural, guident les phénomènes qui

jaillissent par le trait. Projections de sensations, ces objets de petite taille répondent à un besoin, une envie de leur créateur, qui les développe pour « faire du graphisme sans s’ennuyer ». Illustrateur avant d’être graphiste, Karl Nawrot se raconte des histoires, narre ses rêves, pense son propre langage typographique. Aux côtés des objets, une vidéo des signes graphiques conçus est projetée. Thierry Chancogne, commissaire de l’exposition, évoque cette surface animée comme une manière de considérer les pièces en devenir continuel... vivantes. Hors de l’espace du Signe et après une traversée de Chaumont et son design urbain réalisé par Ruedi Baur, se découvre l’ancienne usine Tisza Textil, où les productions de divers workshops étaient exposées. Un white cube y a ainsi été aménagé par et pour Camille Trimardeau, designer graphique diplômée de l’ANRT (Nancy). Son exposition personnelle, Gymnographie, proposait ses créations typographiques conçues à partir d’études du langage gymnique, cette écriture symbolique de l’ordre de la sténographie utilisée par les juges pour noter les gymnastes au cours de compétitions. La designer graphique s’approprie ce langage, le rationalise et revisite l’écriture du corps en mouvement. Son approche de ces symboles, et des identités visuelles en général, se focalise sur une recherche de l’exemplarité dans la transmission. Elle est ainsi la première à numériser ces signes, après avoir constaté l’aspect archaïque et élitiste du système de notation, qu’elle a remodelé pour plus de clarté et d’accessibilité. Cette pensée sur le corps et son inscription dans une décomposition analytique est assimilée par la designer aux performances de Marina Abramović, pour lesquelles elle a réalisé un travail éditorial tout en tension. La relation du couple Abramović-Ulay y est traitée au paroxysme de sa ligature, au travers de deux livres, l’un noir, l’autre blanc, interrogeant le traitement éditorial de la performance – cette chose éphémère de l’ordre de l’instant. Dans Gymnographie, l’étude du mouvement se met en œuvre sous trois formes, au travers de la typographie gymnique, d’une installation de ces livres d’artistes suspendus et imbriqués, invitant l’usager à une manipulation hors-norme, ainsi qu’à partir d’une troisième série. Les Livres-Sport mettent en exergue les capacités physiques de leur lecteur et retracent le chemin inverse de la sténographie gymnique. Le geste ne donne plus lieu à la trace, c’est cette dernière qui l’invoque. — POST-MÉDIUM BIENNALE INTERNATIONALE DE DESIGN GRAPHIQUE, exposition jusqu’au 22 septembre au Signe, à Chaumont centrenationaldugraphisme.fr

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Electric Blue Par Emmanuel Abela

Joseph Beuys, Ja Ja Ja Nee Nee, Gabriele Mazzotta Editore, Milan, 1970. Sound Collection Guy Schraenen / Centre de recherche pour les publications d’artistes, Musée d’art moderne Weserburg, Brême © DR

Qui l’eut cru un jour ? Les vinyles et les clips racontent une Histoire de l’art. La preuve avec une exposition au Frac Franche-Comté qui ouvre bien des perspectives sur la relation entre son et vision. 106


Un vinyle est une expérience totale. Multisensorielle, celle-ci invoque l’écoute, le toucher et la vision. D’où la part de fétichisme que nous lui associons tous : qui niera un jour cette étrange sensation, frissonnante et magnifique, au moment où la pointe de lecture se pose sur la galette pour produire un premier souffle, suivi parfois, dans le cas de pièces anciennes, de légers crépitements ? La musique qui émane des enceintes s’accompagne d’un rituel quasi religieux : l’exploration de la pochette. Nous sommes quelques-uns à avoir fait nos premières armes en Histoire de l’Art grâce aux pochettes de disques. Avouez : quels sont ceux, parmi vous, qui ont découvert Andy Warhol grâce à la signature figurant au bas du premier Velvet Underground, avant de constater que derrière cette signature il existait l’un des artistes les plus influents de sa génération ? La fameuse banane à peler, c’était comme la braguette de Sticky Fingers des Rolling Stones, il nous est arrivé de la peler – ou de l’ouvrir dans le cas de la braguette –, adolescents, y compris chez le disquaire de manière malicieuse, pour savoir ce qu’il y avait derrière. Et derrière, ça n’était pas le sexe qu’on découvrait – déception vague –, mais cette chose plus étrange encore : l’art. Le vinyle est un univers. Et il fallait lui rendre hommage. D’autant plus qu’à l’instar de Warhol, nombreux sont les plasticiens, musiciens et poètes, à avoir œuvré pour des pochettes. D’où l’idée de présenter un ensemble important de disques vinyles issus de la collection de Guy Schraenen, galeriste, commissaire d’exposition, éditeur d’art et auteur. Au sein de cette collection réunie depuis la fin des années 50 jusqu’aux années 80, Malke Aden, à la fois historienne de l’art et musicologue, a effectué une sélection avec une double finalité : créer un panorama des artistes et mouvements artistiques de la période et offrir une ouverture sur des œuvres sonores et musicales de grand intérêt. On savait bien sûr que l’artiste pop britannique Peter Blake avait été sollicité pour Sgt Pepper, coconçu avec les Beatles eux-mêmes, dont on n’oublie pas qu’ils étaient issus d’école d’art et pratiquaient la peinture, que Raymond Pettibon avait œuvré pour Black Flag ou souvent pour Sonic Youth, tout comme Mike Kelley. Le groupe new yorkais nous révélant au passage le tableau Kerze de Gerard Richter sur le sublime Teenage Riot, ce qui démontre une fois de plus sa connexion profonde au monde de l’art. Mais en revanche nous étions loin de soupçonner que des artistes comme Joan Miró ou Fernand Léger s’étaient emparés de l’objet, même si on se souvient combien le jazz avait convoqué l’abstraction pour des pochettes qui valaient autant par le contenant que par son contenu. À

les parcourir aujourd’hui, c’est en quelque sorte « raconte-moi ta collection de disques, je te raconterai l’Histoire de l’art de ces soixante-dix dernières années. » Cette exposition offre bien des allers-retours entre visuel et sonore, invoquant au passage tous ces artistes qui se sont longuement penchés sur la question, de Marcel Duchamp en passant par les futuristes, les dadaïstes, jusqu’à John Cage, et ses fils naturels, les membres éminents de fluxus, dont George Brecht et Joseph Beuys. Elle magnifie ainsi l’approche multi-sensorielle que nous évoquions à propos du vinyle, d’autant plus que le corpus est augmenté d’une sélection de clips vidéo choisis par Sylvie Zavatta, la directrice du Frac. Les premières tentatives dans le domaine datent du début des années 60, mais l’avènement du format, on le sait, correspond à l’apparition des premières chaînes musicales américaines au début des années 80. Le clip sert d’outil de promotion d’un single, ce qui n’empêche pas les réalisateurs de faire preuve d’audace. Les artistes se sont emparés du format pour bousculer de l’intérieur l’appareil industriel musical et livrer leur vision des choses. En cela, ces clips sont souvent révélateurs de l’esthétique de leur temps, poussant très loin l’expérimentation, ce qui est le cas aujourd’hui encore de manière renforcée. Au bout, il y a cette idée qui a traversé le siècle précédent et revient en force ces temps-ci d’un art qui engloberait tous les arts, avec pour base paradoxale, à l’ère du numérique, le retour à notre bon vieux vinyle, éternel et fédérateur de sensations, à destination de nouvelles générations d’amateurs d’art. — VINYLS & CLIPS, exposition jusqu’au 22 septembre au Frac-Franche Comté, à Besançon www.frac-franche-comte.fr


CONSTELLATIONS Métamorphoses Par Claire Boespflug et Doriane L’Huillier

Troisième édition pour le festival Constellations. avec l’artiste Vincent Masson le mapping vidéo revisite l’Histoire. Vincent Masson, Morphosis

Cette année encore, Metz fêtera l’été avec un lumineux mélange d’art et de technologie. Pour cette occasion, la ville sera totalement immergée dans les arts numériques. Un savant mélange d’art et de culture où patrimoine et espace urbain sont placés au cœur des festivités. Attraction phare du festival messin, la création de Vincent Masson portera un regard nouveau sur l’histoire de Metz. Nom de code : Morphosis. Ce qui lui plaît ? Mixer image, architecture, mutation et narration. L’artiste puise son inspiration dans ses voyages : « Je me nourris beaucoup, au contact d’endroits, de couleurs différentes. » Après avoir exposé son travail dans de nombreux festivals autour du monde, comme à Bangkok ou encore à São Paulo, ce projet, Vincent l’a imaginé seul. Pour réaliser Morphosis, il s’est intéressé à la ville de Metz. Puis, inspiré par le phénomène de la métamorphose, il a voulu jouer sur l’instabilité des espaces et s’est concentré sur les vitraux de la cathédrale Saint-Etienne. Projeté sur la façade dans le cadre du parcours Pierres Numériques, Morphosis transforme le bâtiment à la tombée de la nuit pour lui donner un nouveau visage. D’après Vincent, Metz est la ville de la transformation et de la mutation : « Le vitrail permet le changement continu du bâtiment par le mouvement de la lumière tout autour de la cathédrale. » Pour lui, l’espace architectural est soumis à des mutations continuelles liées à notre époque contemporaine. Joueur, il aime apporter une touche de modernité à des édifices plus anciens. « Ça m’intéressait beaucoup de pouvoir confronter à la fois ce phénomène de changement de la ville et cette temporalité plus journalière du mouvement de la lumière. » — CONSTELLATIONS 2019 FESTIVAL D’ARTS NUMÉRIQUES, jusqu’au 7 septembre, à Metz www.constellations-metz.fr

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Experientia ! L’ancien cabinet de physique du « Versailles lorrain » devient le théâtre d’expérimentations d’un tout autre genre. La salle des machines du XVIIIe siècle accueille une série d’installations numériques et interactives qui abordent les relations entre art, science et technique version XXIe siècle. Sous la houlette du commissaire d’exposition indépendant Charles Carcopino, alchimie, plantes sonores et interactives, intrications quantiques élaborées et phénomènes optiques complexes, éveillent toutes les curiosités ! (M.M.-S.) Jusqu’au 21 octobre au Château de Lunéville www.chateauluneville.meurthe-et-moselle.fr

Aquaphoneia, copyright : Miha Godec

Margaret Harrison, Captain America II, 1997 © Collection particulière Courtesy Nicolas Krupp, Bâle (CH)

Margaret Harrison, Danser sur les missiles Batman en talons hauts, femmes sandwich à l’ironie mordante ou princesses trash, Margaret Harrison déploie un cortège de fortes personnalités qui cassent les codes autant que les stéréotypes. Peu importe leur support (installations, aquarelles, dessins) les œuvres de l’artiste britannique portent une énergie libératrice, tout en envoyant valser le « male gaze ». Issue du mouvement de libération des femmes des années 1970, Margaret Harrison signe, avec Danser sur les missiles, sa première exposition d’envergure en France. (M.M.-S.) Du 28 juin au 6 octobre au Frac Lorraine, à Metz www.fraclorraine.org 112


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I Dreamed I Was a House Sous la houlette du collectif Insitu, le Casino Luxembourg revoit sa décoration intérieure. Chaque salle du musée, investie par un artiste différent, devient une pièce de la maison. Une maison imaginaire, revisitée avec fantaisie et sensibilité : le salon, antre moelleux tapissé d’une mosaïque étonnante de carpettes, laisse place à une salle à manger aquarium ponctuée de fourchettes géantes. Une manière atypique d’aborder « l’espace intérieur », d’un point de vue architectural aussi bien que d’un point de vue psychologique. Cette architecture de l’intime devient une exploration des aspects cachés de la psyché humaine pour mieux tenter d’éveiller en nous souvenirs personnels et émotions enfouies. (M.M.-S.)

I Dreamed I Was a House, vue de l’exposition au Casino Luxembourg – Forum d’art contemporain. Aurora Sander, À la carte, 2015-2019. Installation mixed média. Photo : Andrés Lejona

Jusqu’au 8 septembre au Casino Luxembourg www.casino-luxembourg.lu

José de Guimarães, Giaconda negra, Acrylique sur toile, 99,5 x 80 cm, 1975

José de Guimarães Peintre voyageur ou ethnologue artiste, José de Guimarães a promené ses pinceaux de l’Afrique à l’Amérique du sud en passant par le Japon. Fasciné par la communication tribale rituelle des peuplades d’Angola, puis par la force expressive des pictogrammes chinois, l’artiste portugais s’est fabriqué son propre alphabet, un langage pictural mâtiné d’exotisme. Ce nomade pour qui « l’art est la réalité du rêve » colore le Musée Würth de son esthétique syncrétique et de ses compositions qui doivent autant au pop art qu’aux arts non occidentaux. (M.M.-S.) Jusqu’au 15 mars au Musée Würth, à Erstein www.musee-wurth.fr

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Rainer Gross D’une durée d’exposition de six mois, la rétrospective photographique suivie des récentes sculptures de Rainer Gross satureront l’espace André Malraux dans sa totalité. L’œuvre de l’artiste berlinois s’y dévoile, reconnaissable autant par la monumentalité qui caractérise ses constructions que par la subtilité des dialogues qu’opèrent ses formes organiques. Entre la fabrication technique et l’être végétal sorti de terre – une titanesque racine noire, les installations in situ se font métaphore de cet entre-deux qu’est la vie. Ces veines de bois brûlé, magistralement imposantes, bousculent notre rapport à nos environnements d’une complexe simplicité. (A.Z.) Du 6 juillet au 22 décembre à l’Espace d’Art Contemporain André Malraux, à Colmar www.colmar.fr/espace-malraux

Installation à Noirlac, 2012

Yvon Buchmann, un monde habité Les photographies d’Yvon Buchmann, distillent des lignes à la douce rigueur. Le noir et blanc décline toute ses valeurs de gris tandis que les plans s’agencent avec fluidité, donnant une profondeur singulière et un grand équilibre aux compositions. Avec Un monde habité, le Musée des Beaux-Arts de Mulhouse rend hommage au photographe haut-rhinois en présentant un corpus à la sérénité rêveuse, mélancolique parfois, comme ce rendez-vous manqué sur un quai de gare (Trop tard) ou ce jeune homme plongé dans un face à face solitaire avec la mer (Rêve d’ailleurs)… (M.M.-S.) Yvon Buchmann, Les saisons, 2014

Jusqu’au 22 septembre au Musée des Beaux-Arts, à Mulhouse www.musees-mulhouse.fr/musee-des-beaux-arts

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in situ

Elger Esser : Morgenland Avec leurs lignes éthérées, les panoramas saisis par l’objectif d’Elger Esser évoquent les paysages état d’âme chers aux auteurs romantiques du XIXe siècle. Ces paysages dont les reliefs, propices à la projection retranscrivent une ambiance intimiste. Morgenland, ou terre du matin, rassemble une série de clichés pris au Liban, en Égypte et en Israël et invariablement baignés d’une douce lumière. Bords du Nil ourlés de palmiers, littoral léché par la mer… l’eau, la terre et le ciel ne cessent de se confondre, au fil de ces évocations photographiques à la fois hors du temps et d’une imparable actualité. (M.M.-S.) Jusqu’au 29 septembre à la Fondation Fernet Branca, à Saint-Louis fondationfernet-branca.org

Elger Esser, Edfu, 2011, Technique mixte : Plaque de cuivre argentée, Directprint, Gomme laque, 33 x 43 x 4 cm Courtesy Galerie RX

Le jour des esprits est notre nuit Le CRAC invoque l’esprit créatif d’une dizaine d’artistes internationaux et les invite à saisir les différents visages de l’invisible au-delà… ésotérique ! Au travers de leurs œuvres, vidéos ou installations, ils se penchent tour à tour sur nos zones d’ombre ou de rêve tandis que réalité et magie s’entremêlent. Du Congo à Cuba, en passant par les épidémies de danse rhénanes et les guérisseurs brésiliens, Le jour des esprits est notre nuit dessine une géographie subjective et métissée des croyances et des superstitions. (M.M.-S.)

Beatriz Santiago Muñoz, La cabeza mato a todos, film HD 2014, Courtesy de l’artiste.

Jusqu’au 15 septembre au CRAC Alsace, à Altkirch www.cracalsace.com


Vue de l’exposition « Un Paon et un Hippopotame se lancent dans un Débat Existentiel » de Basim Magdy, 2019 | © La Kunsthalle – photo : Sébastien Bozon

Un Paon et un Hippopotame se Lancent dans un Débat Existentiel

C’est autour du nouveau film de Basim Magdy, Un Paon et un Hippopotame se Lancent dans un Débat Existentiel, que se construit l’exposition estivale de la Kunsthalle de Mulhouse. Sur l’écran se joue une fable animale, qui nous évoque un remix de Lafontaine sur pellicule 16 mm, assorti d’un grand sens de l’absurde. L’artiste d’origine égyptienne, travaille ses œuvres comme des collages, des mosaïques dans lesquelles l’image et le texte s’entrecroisent. Que ce soit dans ses films, ses photographies ou ses peintures, Basim Magdy fragmente, superpose pour mieux détourner le motif principal et créer la surprise. (M.M.-S.) Jusqu’au 25 août à la Kunsthalle, à Mulhouse kunsthallemulhouse.com 116


in situ Just Becquet, Saint Férréol, terre cuite, salon de 1903 © Collection du Musée des Beaux-Arts et d’Archéologie de Besanc’/on, photo : Thierry Saillard—www.mbaa.besancon.fr

Le Geste sûr – Just Becquet, sculpteur bisontin C’est une femme aux yeux creux, dont les cheveux hérissés, le nez crochu et le rictus font penser à une sorcière alors qu’un serpent souligne son cou malingre. Tout droit sortie d’une légende Comtoise, Just Becquet portraiture cette Vouivre dans une terre cuite très expressive, saisissante d’originalité. À l’occasion de la revalorisation de sa collection de sculptures, le musée de Besançon met à l’honneur le sculpteur bisontin de la seconde moitié du XIXe siècle en lui consacrant une exposition monographique. L’occasion de (re) découvrir son œuvre sculpté, d’une grande variété de thèmes et de styles, faisant la part belle à la terre cuite au marbre et au plâtre. (M.M.-S.) Jusqu’au 6 octobre au Musée des Beaux-arts et d’Archéologie de Besançon www.mbaa.besancon.fr

(Con)vivências Pour tous ceux qui s’ennuient dans les musées, trouvent l’art contemporain froid ou coupé des réalités sociales, (Con)vivências les invitera peut-être à changer d’avis. Adeline Lépine, commissaire de l’exposition a choisi de rassembler des œuvres, issues de la scène artistique brésilienne de 1950 à nos jours, toutes centrées autour de la question du collectif. La « vivências », c’est l’expérience vécue, sous la plume de Lygia Clark, l’une des protagonistes de cette exposition où l’artiste n’est pas un créateur d’aura, ni même un ingénieur des effets, mais plutôt une personne partageant son temps, ses histoires, sa façon de vivre et de rêver, avec d’autres. (F.A.) Jusqu’au 1er septembre au 19, Crac – Centre régional d’art contemporain, à Montbéliard www.le19crac.com

Jonathas de Andrade, O Peixe (The Fish), 37’, 16mm transféré en vidéo, 2016. Courtesy : l’artiste et Galleria Continua, San Gimignano / Beijing / Les Moulins / Habana. Crédit photo : Meghan Marchetti.


Yan Pei-Ming face à Courbet Mon premier est un peintre français à l’esprit rebelle qui bouleversa l’art du XIXe siècle avec des œuvres d’une grande puissance. Mon second est un artiste contemporain, dont les toiles grand format, inspirées de la peinture d’histoire, sont animées de larges touches d’une peinture épaisse. Mon tout est une exposition inédite à l’occasion du bicentenaire de la naissance de Courbet. Ce dernier et le peintre franco-chinois Yan Pei-Ming, se retrouvent à Ornans pour un face à face qui défie les siècles. Un dialogue qui met en lumière leurs connivences, leurs sources d’inspiration communes, mais surtout le pouvoir d’expression de leur peinture chargée d’une fougue et d’une intensité partagée. (M.M.-S.) Jusqu’au 30 septembre au Musée Courbet, à Ornans musee-courbet.doubs.fr Yan Pei-Ming, L’homme qui pleure, Exposition jusqu’au 23 septembre au Musée des Beaux-arts, à Dijon beaux-arts.dijon.fr Yan Pei-Ming, Oncle aveugle, 2019, huile sur toile, 150 x 120 cm Photographie : André Morin © Yan Pei-Ming, ADAGP, Paris, 2019.

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sons

WEYES BLOOD Titanic Rising — Sub Pop

KEREN ANN Bleue — Polydor

Ainsi, cette Californienne amorce un tournant décisif avec son quatrième album. Une merveille pop que ne renieraient pas certains orfèvres comme Van Dyke Parks ou Brian Wilson, tant cette artiste prodige, désormais trentenaire, enrichit ce qu’elle puise dans sa culture 70’s très populaire d’une dimension orchestrale déroutante. La voix de celle qui avoue rêver de rencontrer Paul McCartney s’élève haut, très haut, au point de nous saisir comme c’est le cas quand elle relate la découverte du sentiment amoureux dans le magistral Movies – sans conteste, l’une des chansons de l’année ! Avec l’emphase d’une Régine Chassagne d’Arcade Fire, elle s’arc-boute sur une boucle électronique malicieuse et un violon déterminé, et chante la peine des femmes d’aujourd’hui. (E.A)

Après 15 ans de folksongs en anglais, Keren Ann renoue avec cette chanson française qu’elle avait contribué à rendre si charmante à l’aube des années 2000, quand elle essuyait les plâtres avec son compagnon de route Benjamin Biolay. Même s’il n’est plus crédité au générique, sa présence, ou plutôt son absence, visiblement déplorée, s’invite parfois au détour d’un refrain : « Tu étais mon amour, BB / Mais tu avais le cœur lourd, BB / On est devenus sourds, BB / Moi j’attends ton retour, BB ». Une immersion prolongée dans ce Bleue confirme que Keren Ann n’a plus grand-chose de l’interprète au « chant un peu lointain, un peu timide » des débuts. Nue, la voix a gagné en précision et le phrasé limpide sert à merveille une écriture mi extatique, mi orageuse, perméable aux coups de foudre. (N.B)

BILL CALLAHAN Shepherd In A Sheepskin Vest — Drag City / Differ-Ant

ALEX CHILTON From Memphis to New Orleans — Bar None

Depuis longtemps, Bill Callahan a fait sienne l’intimité. Depuis même les débuts lo-fi de (Smog), mais là il lui donne un supplément de domesticité. Peut-être est-ce lié, comme il l’avoue dans une chanson, à la présence de son épouse pas loin, dans la pièce d’à-côté. Une présence qui l’amène à s’interroger sur la vie comme il ne l’a jamais fait auparavant, au moment de son passage au deuxième stade de l’âge adulte. Avec ce bouillonnement intérieur, à la limite de l’impudeur, qui révèle de toujours aussi troublants dysfonctionnements. (E.A) 120

Au milieu des années 80, l’ex-Box Tops et ex-Big Star n’est quasiment plus rien. En exil volontaire chez lui dans le Sud, il publie une poignée de singles – dont certains chez nous via New Rose –, mais son audience se raréfie. Il est loin le succès trop précoce d’un gamin souriant de 16 ans qui chantait The Letter en 1967, producteur il fut un temps des Cramps. Et pourtant sa manière de retourner au rock’n’roll des origines est unique. Elle est d’une intégrité rare, comme en témoigne cette poignée de chansons libérées qui deviennent autant de pépites – sublime Take It Off ! Le rock à l’état pur. (E.A.)


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lectures

Les femmes de Heart Spring Mountain De Robin MacArthur — Albin Michel

Nino dans la nuit De Capucine & Simon Johannin — Allia

Il faut trouver l’histoire que l’on est seul à savoir raconter. Robin MacArthur développe un récit polyphonique où se succèdent trois générations. Il y a Bonnie, la junkie disparue depuis le passage de l’ouragan Katrina, sa fille Vale, revenue précipitamment de Floride pour tenter de la retrouver. Il y a Deb, l’ex-hippie qui ne trouve pas de plus beau réconfort qu’un mug de thé brûlant devant un film de Fellini, ou Hazel, sa belle-mère guettée par la folie. Telle la rivière tumultueuse qui borne leur territoire, le livre charrie son lot de bois mort, de destins sacrifiés et de secrets que l’on pensait figés dans la vase. Du limon de ces vies brouillées, MacArthur a trouvé son histoire, et la littérature américaine une voix à suivre, assurément. (N.B) FRÈRES D’ARMES D’Eugene B. Sledge — Les Belles Lettres Aux États-Unis, Eugene B. Sledge est un mythe. Il traverse bien des œuvres cinématographiques tant son témoignage, consigné à partir des notes qu’il a prises dans un Ancien Testament, a révélé la réalité des combats dans le Pacifique durant la Seconde Guerre mondiale. Il a luimême frôlé la bestialité – et sans doute la démence –, et en rend compte sans détours dans un ouvrage clé dont on attendait depuis bien longtemps une nouvelle traduction. En espérant que celle-ci en entraîne d’autres sur cette guerre américaine – la vraie, celle contre l’ennemi japonais – que les Européens n’ont eu de cesse d’occulter. (E.A) 122

Il y a quelque chose de Mort à crédit dans la langue de Nino, il y a du Xavier Dolan aussi dans le rythme stroboscopique des images de la narration. Il y a le portrait d’un Paris sans concession, des sensations de trottoirs crasseux, de petits arrangements avec une médiocrité qui fait loi. Il y a la désillusion sociale sur fond de corruption, le désespoir sur fond de défonce pour mieux s’oublier. Fil à bâtir de l’histoire d’une vie, l’histoire d’amour court sur la pièce d’étoffe, du début à la fin, sous la forme d’un « toi » qui fait oublier la saleté et la précarité. Écrit à quatre mains, Nino dans la nuit est le livre témoin d’une époque, le reflet d’un nécessaire processus de marginalisation face à la toxicité du mensonge contemporain. (V.B.) LA VIE VAGABONDE De Lawrence Ferlinghetti — Seuil Il a cent ans, il a traversé les siècles comme les continents. Lawrence Ferlinghetti est poète, conteur, il a été l’éditeur de ses amis de la Beat Generation. Étrangement, son premier souvenir, enfant, est un souvenir strasbourgeois : une parade militaire après la Première Guerre mondiale. La guerre, il l’a connue, participant au Débarquement en 1944, puis se rendant à Nagasaki après le bombardement – quelques pages saisissantes – avant de parcourir le monde, en voyageur insatiable. Ces Carnets de route, nous entrainent loin et de manière engageante à la rencontre des pays, des gens et de ses amis. À la rencontre de Lawrence Ferlinghetti. (E.A.)




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