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sommaire ÉDITO 7
Directeurs de la publication et de la rédaction : Bruno Chibane & Philippe Schweyer Rédacteur en chef : Emmanuel Abela emmanuel.abela@chicmedias.com 06 86 17 20 40 Secrétaire de rédaction : Aude Ziegelmeyer Relecture : Cécile Becker Direction artistique : Star★light
INTERVIEW DE L’ÉDITION 9-12 Bruno Dumont
TELEX 16-17
Ont participé à ce numéro : REDACTEURS Françoise Abela-Keller, Florence Andoka, Nathalie Bach, Cécile Becker, Nicolas Bézard, Valérie Bisson, Claire Boesflug, Marie Bohner, Benjamin Bottemer, Anne Borie, Caroline Châtelet, Léa Ciavarella, Nicolas Comment, Héléna Coupette, Elise Deubel, Sylvia Dubost, Marc Dufaud, Xavier Frère, Julie Friedrich,Sylvain Freyburger, Lisa Grimaud, Pauline Joerger, Paul Kempenich, Nicolas Léger, Doriane L’Huillier, Camille Locatelli,Guillaume Malvoisin, Séverine Manouvrier, Fanny Ménéghin, Mylène Mistre-Schaal, Adeline Poidevin Segura, Antoine Ponza, Gilles Poussin, Léa Signe, Martial Ratel, Claire Tourdot, Aurélie Vautrin, Nathanaëlle Viaux, Pierre Walch, Aude Ziegelmeyer. PHOTOGRAPHES ET ILLUSTRATEURS Eric Antoine, Vincent Arbelet, Pascal Bastien, Klara Beck, Julian Benini, Laurence Bentz, Sébastien Bozon, Nicolas Comment, Régis Delacote, Alexis Delon, Richard Dumas, Thibaud Dupin, Chloé Fournier, Benoît Linder, Stéphanie Linsingh, Stéphane Louis, Patrick Messina, Kathleen Meyer, Renaud Monfourny, Nicolas Moog, Elisa Murcia-Artengo, Zélie Noreda, Arno Paul, Bernard Plossu, JC Polien, Olivier Roller, Dorian Rollin, Christophe Urbain, Henri Vogt, Nicolas Waltefaugle.
La sélection de la rédaction
FOCUS 20-30
La sélection des spectacles, festivals et inaugurations
PORTFOLIO 32-37 Ayline Olukman
CHRONIQUE 38-45 Nicolas Comment
SCÈNES 47-68
Avignon 48-53, Aurélien Bory 54-56, Cosmik Debris 57, Bruno Bouché 58-61, Lisbeth Gruwez 62-63, François Chaignaud 64-66, Sébastien David 67, L’atelier Catalyse 68
COUVERTURE Starlight
ÉCRITURES 69-74
IMPRIMEUR Estimprim – PubliVal Conseils
Olivier Haralambon 70-71, Emil Ferris 72-74
Dépôt légal : octobre 2019 ISSN : 1969-9514 – © Novo 2019 Le contenu des articles n’engage que leurs auteurs. Les manuscrits et documents publiés ne sont pas renvoyés.
ÉCRANS 75-85
Ce magazine est édité par ChicMedias & médiapop ChicMedias 12 rue des Poules / 67000 Strasbourg Sarl au capital de 37024 € – Siret 509 169 280 00013 Direction : Bruno Chibane bruno.chibane@chicmedias.com – 06 08 07 99 45 Responsable administratif : Gwenaëlle Lecointe administration@chicmedias.com – 03 67 08 20 87
Spécial Entrevues, Elsa Charbit 76-78, Pierre Salvadori 79, Transversale chasse à l’homme 80-81, Le renouveau du cinéma algérien 82-83, Frank Beauvais 84-85
Thibaut Rolland
SONS 87-91
, Nicolas Sauvage et Paul Weller 90-91
88-89
ARTS 93-103
médiapop 12 quai d’Isly / 68100 Mulhouse Sarl au capital de 1000 € – Siret 507 961 001 00017 Direction : Philippe Schweyer ps@mediapop.fr – 06 22 44 68 67 www.mediapop.fr
InSitus 105-114 CHRONIQUE 116-119
ABONNEMENT Novo est gratuit, mais vous pouvez vous abonner pour le recevoir où vous voulez. ABONNEMENT France : 5 numéros — 30 € Hors France : 5 numéros — 50 €
Marc Dufaud
SELECTA
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Disques 120 Livres 122
www.novomag.fr
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À bout de souffle J’avais rendez-vous avec ma banquière. Pour me donner du courage, j’ai avalé le reste d’une bouteille de liqueur d’amande. J’hésitais à rester en short. Finalement, j’ai enfilé un jeans et mis une veste de costume pour cacher mon vieux t-shirt AC/DC. En arrivant, j’ai admiré le reflet de ma silhouette dans la devanture de la banque. Malgré les années et les canettes de bière, mon ventre était toujours impec. Au bout de quelques minutes, ma banquière est venue à ma rencontre pour me conduire jusqu’à son bureau. La longueur de ses ongles la gênait pour tapoter sur son clavier. Après avoir jeté un œil à mon compte, elle a claqué le rabat de son ordinateur et s’est calée confortablement au fond de son fauteuil. Elle me regardait d’un air las en se curant négligemment les ongles à l’aide de son coupe-papier. - Que puis-je pour vous ? - Il me faut absolument une avance pour pouvoir payer nos fournisseurs. Un imprimeur menace de me faire casser les genoux. - Nous sommes une banque, pas un mécène. - Notre trésorerie est momentanément à sec et vous êtes mon seul espoir. - Le logiciel refuse de vous accorder le moindre crédit. Il faudrait dégager un petit quelque chose pour que les voyants passent au vert. La dernière fois, je vous avais proposé de baisser votre rémunération. - Vous êtes marrante. - On avait aussi parlé d’une interview et d’une belle photo de moi dans votre magazine. - Le publi-rédactionnel est contraire à notre éthique. - Il faut savoir ce que vous voulez. - Je peux vous proposer une page de pub à prix d’ami… - Revenez me voir quand vous aurez généré des bénéfices. - Vous êtes vraiment dégueulasse. Je me suis levé lentement pour attraper son coupepapier. - Qu’est-ce que vous faites ? Ses lèvres tremblaient légèrement. - Si vous refusez de m’aider, je me fais hara-kiri. - Arrêtez vos bêtises ! Je me suis assis en tailleur au pied de son bureau et j’ai fait mine de m’éventrer avec son coupe-papier. Elle était toute pâle, malgré sa couche de fond de teint. 7
Par Philippe Schweyer
- Vous saignez ! J’ai horreur du sang ! Sortez de mon bureau ! J’y étais allé un peu fort. Je me suis dépêché de filer pour ne pas tacher sa moquette. À l’extérieur, j’ai fouillé dans les poches de ma veste à la recherche d’un mouchoir, mais elles étaient pleines de marrons que j’avais ramassés en chemin. J’ai commencé à les lancer de toutes mes forces contre la devanture. L’alarme de la banque s’est mise à sonner bruyamment, mais j’ai continué à tirer méthodiquement jusqu’à ce que mes poches soient vides. Je saignais abondamment et mon ventre me faisait mal. Je me suis souvenu que les Japonais pensent que l’abdomen est le siège de la pensée et de la conscience de soi. Une jeune femme s’est approchée. Elle avait un tas de journaux sous le bras et une pointe d’accent américain : - Ça ne se fait pas d’attaquer une banque avec des marrons ! - C’est tout ce que j’avais sous la main. - Vous n’êtes plus un enfant ! - Je voudrais tellement retourner en enfance… - Vous êtes blessé ? - Emmenez-moi aux urgences ! - Les urgences sont en grève depuis des semaines. - C’est vraiment dégueulasse… Je me suis affalé sur le trottoir. Mon ventre me faisait de plus en plus mal. Des policiers se sont approchés sans descendre de leurs vélos. La jeune femme s’est tournée vers eux : - Qu’est-ce qu’il a dit ? J’étais incapable de parler, mais j’ai entendu un policier lui répondre : - Il a dit : « Vous êtes vraiment une dégueulasse. » La jeune femme s’est caressé la lèvre supérieure en se penchant vers moi : - Qu’est-ce que c’est, dégueulasse ?
Bruno Dumont, L’indicible
Par Nathalie Bach ~ Photo : Christophe Urbain
Deux ans après Jeannette, l’enfance de Jeanne d’Arc, le réalisateur Bruno Dumont offre cette fois une Jeanne en état de grâce absolue.
C’est quoi, être sérieux ? C’est faire du cinéma. Lui, c’est un intellectuel du cinéma, un grand penseur du cinéma, il fait des images, mais ce n’est pas un cinéaste.
Le cinéma est mort a dit Jean-Luc Godard. Gilles Deleuze trouvait cette phrase « débile. » Godard a dit beaucoup de conneries. C’est une phrase bête. Le cinéma, ça n’existe pas, il y a des films et chaque film digne de ce nom redonne vie au cinéma, donc vraiment, cette phrase ne veut rien dire. Peut-être parlait-il d’un certain cinéma, ou de celui qui finissait avec le sien ? Je n’en sais rien, mais pour moi, Godard, c’est un rigolo qui a fait des films rigolos, ce n’est pas très sérieux, ce n’est pas un cinéaste sérieux. Non ? 9
Qui sont les cinéastes ? Ceux qui font des films de cinéma [rires]. Ce que j’essaie de faire. On existe dans l’action, mais quand je ne fais pas de film, je ne suis pas cinéaste. Là, quand je discute avec vous, je ne suis pas cinéaste. Vous sentez-vous en filiation avec certains, je n’ose plus dire le mot, cinéastes ? Mais j’aime bien Godard, hein, je plaisante un peu. Il compte, évidemment, mais il faut faire attention à ce qu’il dit et ne pas lui donner non plus trop d’importance. Jean Eustache est un grand cinéaste.
– Un cinéaste n’est pas dans le domaine de l’ordre, il est dans le désordre, son travail est de lever et de dévoiler les choses. – Le 26.08, à l’hôtel Hannong, à Strasbourg
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On ne peut pas voir vos films sans y voir une empreinte pasolinienne. J’ai des pères spirituels dont Rossellini, Pasolini, Ferreri, entre autres. C’est la grande époque du cinéma, des gens qui croyaient à cette poésie, qui pensaient que c’était un art, un moment très important. Le cinéma est lié au mystique, à la connaissance de l’immatérialité des choses, à la méditation. Quand je regarde un film, donc digne de ce nom, il y a une conversion qui se passe. Le film vous rend important, les mauvais films me rendent sale, me rendent nul. Il y a ceux dont on sort augmenté. Voilà, c’est ça. Et de mon côté, je participe à cette augmentation. C’est un acte très humain du cinéaste envers le spectateur. Quand je regarde Les Onze Fioretti de François d’Assise, je suis élevé. Votre recherche constante du sacré... Oui, il est difficile à trouver. En fait il est dans l’ordinaire. C’est en ordonnant le profane que le sacré surgit. Cela peut-être un petit plan au bord d’un ruisseau, et c’est là. On peut regarder un film de Straub pour voir le sacré dans un plan furtif. Il passe, c’est mystérieux, mais on le sent, la substance même de notre être est modifiée par ce qu’on regarde, une dimension spirituelle nous est rendue par le cinéma, ou par autre chose d’ailleurs, tout dépend de ce qui est regardé. Avant d’en faire un film, vous la regardiez, Jeanne d’Arc ? L’important n’est pas dans le motif, mais dans l’expression et quand j’ai fait Jeanne ce n’était pas tant le sujet qui m’intéressait que le motif français qu’elle incarnait. Ce qui est important pour moi c’est de faire du cinéma dans le sujet, et Jeanne d’Arc en a été un moyen, que j’ai modifié en prenant une petite Jeanne, un musicien… Le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc de Charles Péguy est une sorte de drame médiéval que vous avez adapté, ou plutôt transposé en faisant Jeanne. Mais c’est avant tout du théâtre et dans votre film, cela s’entend très bien. Il fallait aussi que cela ne s’entende pas tant que ça ! Péguy a une écriture très particulière, répétitive. J’avais besoin d’une élocution sacrée de cette poésie pour que ça s’élève, que le langage soit stylisé, prendre de vrais acteurs aurait été une catastrophe ! J’ai pris des acteurs nonprofessionnels pour charger et décharger par eux cette écriture. Leur façon de jouer, c’est-à-dire d’être tels qu’ils sont, remet du hasard. Péguy, tout 11
le monde trouve ça formidable, mais personne ne le lit ! Parce que c’est trop ! La musique de Christophe rencontre sublimement cette écriture litanique. Il la rééquilibre, il est remonté par elle et Péguy est remis à niveau par lui. Quand on écoute Christophe chanter Péguy, qui du coup est un parolier extraordinaire, c’est hallucinant, bouleversant. Sa voix, sa façon de chanter, c’est du domaine de l’instantané, de l’émotion, alors qu’il y a d’autres dimensions, dans la rétrospection d’un film, qui se font après, qui sont des zones un peu plus épaisses. C’est aussi mon travail de rendre compte de ces moments très différents. Comme ceux qui relèvent carrément de la comédie. L’histoire est tellement tragique que la moindre petite distance fonctionne. La scène de la conversation des bourreaux devient comique, surréaliste, et ça, c’est Péguy aussi. Cette coexistence m’intéresse parce que j’aime cette jointure du tragique et du comique, que l’on pleure ou que l’on rit c’est juste le curseur qui bouge. Il n’y a pas de séparation entre le bonheur et le malheur, on varie, c’est la même veine, donc le comique c’est du tragique qui se dégrade et inversement. C’est la même matière et c’est ce que je cherche dans les acteurs. C’est aussi une façon d’humaniser ces gens qui ont condamné Jeanne d’Arc, qui étaient aussi des hommes. Les acteurs que j’ai choisis, parce qu’ils ne sont pas professionnels, empêchent la redondance entre les personnages. L’acteur qui joue Pierre Cauchon [évêque de Beauvais et ordonnateur du procès de Jeanne d’Arc, ndlr], il sauve Cauchon ! Ce que l’on entend dans le texte de Péguy, à travers Jeanne, c’est la prière de Péguy lui-même. Ne serait-ce pas aussi la vôtre et surtout l’endroit de votre désobéissance ? Ma désobéissance est dans Jeanne, elle est dans Péguy. Il faut désobéir, il y a un besoin de transgression par rapport aux institutions, au sacré, à l’église, Jeanne d’Arc est un modèle, elle désobéit au roi. Moi, je transgresse. Un cinéaste n’est pas dans le domaine de l’ordre, il est dans le désordre, son travail est de lever et de dévoiler les choses. Le comique, les comédies françaises d’aujourd’hui n’ont rien de transgressif.
— Le cinéma est lié au mystique, à la connaissance de l’immatérialité des choses, à la méditation. —
On en revient à l’idéologie dominante. Oui, à une esthétique qui est pauvre, mais portée haut. Le reste est au rebut. Vous parlez avec les autres cinéastes ? Non, parce que je suis trop en contact avec ce que je fais.
Et vous l’êtes, votre reconnaissance vient aussi de là. J’ai trouvé une façon unique, par une question de style, de couleur. J’ai fait déraper la vie de Jésus quand même ! Quand je fais Les p’tits Quinquins, je fais La Vie de Jésus, sauf que je mets une peau de banane en plein milieu. En même temps, n’avez-vous pas l’impression de vivre dans une espèce d’autarcie ? On est tous seuls, c’est la condition humaine, ce n’est pas forcément triste, mais il faut faire face à la solitude, dans toutes les traversées, de l’amour, du désamour. Un enfant, même dans les bras de sa mère, il est seul. L’art est là pour méditer ces questions. L’art a-t-il une fonction spirituelle ? Complètement et de façon essentielle. C’est ce qui fait tenir debout les civilisations. Je suis triste de voir l’état dans lequel le cinéma a été réduit, on a pillé un art pour en faire un divertissement, industriel, en y prenant tous ses atours et tous ses attraits. Pour moi, les cinéastes en vogue, aujourd’hui, ne sont pas des cinéastes, ils sont nuls. On vit dans une sous-culture, la vraie hiérarchie a bougé et on porte aux nues des chanteurs, des acteurs, des musiciens qui sont des seconds couteaux. Je ne donnerai pas de noms, je ne voudrais pas être désobligeant [rires]. Tout cela parce que ça arrange l’industrie.
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Greta Thunberg, pourrait-elle être la Jeanne d’Arc de notre temps ? Oui, mais c’est sûr ! Comme tous ceux qui disent non et qui pensent qu’ils y arriveront où qu’ils soient, quand que ce soit, peu importe ! Greta Thunberg, c’est une petite femme hyper déterminée et surtout qui agit. L’important ce n’est pas tellement d’avoir des idées, mais de se mettre en action. Lisa Leplat Prudhomme est votre Jeanne, extraordinaire. Elle n’avait que dix ans au moment du tournage, comment l’avez-vous dirigée ? J’ai eu besoin de son enfance, de ce petit trésor que je n’ai pas et, en même temps, le petit garçon que j’ai été est toujours là [il pointe son cœur]. Comme j’ai eu besoin de son corps, de son petit corps, de son regard, d’y mettre du Péguy dedans. Après, je fais des plans, je la jette dans le plan, et j’attends le miracle. Et il a lieu, dans cette espèce de coïncidence entre le costume, le décor, le plan, le texte. Et elle. Même quand elle n’était pas bien pendant les répétitions, j’aimais bien. Chez elle, son imperfection est le feu de sa perfection. Quand Charles Péguy a écrit cette œuvre, il était encore athée, et puis il a changé. Vous en êtes où ? Je suis toujours athée, en même temps, je crois au sacré, à la vie spirituelle, mais dans le domaine poétique. Je pense que c’est sa vraie place. Il faut se débarrasser de l’institution religieuse qui est une espèce de truc insupportable et préserver le spirituel. Que vous regardiez une peinture de Cézanne, que vous tombiez amoureuse ou que vous buviez un bon vin, c’est une expérience spirituelle. Le sacré, c’est une altération du profane et il se propage un peu partout.
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LUXEMBOURG ART WEEK 2019 Pour la cinquième fois, la Luxembourg ART WEEK vient réchauffer l’hiver débutant en consacrant une semaine haute en couleur à l’art d’aujourd’hui. Une sélection de 60 galeries internationales constitue un panel d’exposants établis ou émergents. Parmi les incontournables, la Galerie Albert Baronian ou encore la très pointue Petra Rinck Galerie qui fait partie des primo entrantes rassemblées cette année dans la session « First Call ». Loin d’être un simple espace de vente, la manifestation propose un programme culturel étoffé : débats, expositions… pour élargir ses horizons ! (M.M.-S.) Du 8 au 10 novembre à la Halle Victor Hugo, à Luxembourg luxembourgartweek.lu
ST-ART 2019 La foire d’art contemporain de Strasbourg poursuit sa belle évolution : pour sa 24e édition, elle s’ouvre aux galeries de design. Une manière de tisser des liens entre les arts à un moment où la distinction se fait de moins en moins évidente. Les passerelles seront nombreuses et les plaisirs visuels démultipliés. À noter la présence de Henri-François Debailleux, critique d’art avisé qui insiste, à juste titre, sur la nécessité de ré-ouvrir le champ de l’art au public. (E.A.) Du 15 au 17 novembre au Parc Expo, à Strasbourg st-art.com
Objects of Desire : Surrealism and Design 1924 – Today C’est une bouche au pulpeux carmin qui se révèle en canapé, une table en mouvement posée sur quatre roues de vélo, un escarpin qui se prend pour un couvre-chef… Le Vitra Design Museum se laisse gagner par un tourbillon de fantaisie où œuvres d’art, objets du quotidien, architecture et mode se jouent des codes pour mieux les renverser. Elsa Schiaparelli, René Magritte, Gae Aulenti ou Iris van Herpen et leurs créations y emblématisent la vitalité des motifs surréalistes… Jusqu’à aujourd’hui ! (M.M.-S.) Jusqu’au 19 janvier au Vitra Design Museum, à Weil am Rhein www.design-museum.de
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LUFF 19 Si l’audacieux Lausanne Underground Film & Music Festival a fait le choix pour sa 18e édition de se passer de concerts, sa programmation n’en reste pas moins riche en évènements (120 films, 4 soirées musique, 37 performances sonores, 8 cinéramas...). (A.Z.) Du 16 au 20 octobre au Casino de Montbenon et divers lieux de Lausanne www.luff.ch LE MOINDRE GESTE La scène nationale de Belfort, Le Granit, accueille une expositionproposition du collectif international Montagne Froide, où règne le « less is more. » La notion duchampienne d’inframince y est prégnante, dans une interrogation constante du statut de l’œuvre, et, de l’art. (A.Z.) Jusqu’au 5 novembre au Granit, à Belfort www.legranit.org 16
festival Rainy days En art, l’esthétique minimale tend à faire vivre une expérience qui nous amène à concentrer notre attention sur l’essentiel. Ainsi nous pouvons percevoir, comme c’est le cas chez le compositeur Steve Reich, « un processus en cours de création » ou tout du moins le résultat de la démarche réduit à sa plus simple expression. Exit l’ornement, exit la symbolique, la forme pure dans son état premier. À la Philharmonie, avec une programmation d’exception qui associe les meilleures formations de musique contemporaine, dont l’Ensemble Intercontemporain, ARS Nova Lux et les Percussions de Strasbourg parmi tant d’autres, on ira au bout de l’épure pour toucher du bout des doigts les parcelles du sentiment. (E.A.) Du 22 novembre au 1er décembre à la Philharmonie Luxembourg philharmonie.lu HEMMERSDORF POP PRÉSENTE LES NUITS À la frontière franco-allemande, au bord de la Nied, un festival éclectique investit l’église St-Konrad. Groupes de rock néoclassique, jazz, folk et pop venus de tout horizon – on note la présence de notre héros folk Raoul Vignal – sont à venir écouter. Ambiance intimiste garantie. (A.Z.) Du 11 au 12 octobre à Hemmersdorf, en Allemagne www.facebook.com/ HemmersdorfPopFestival
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FENÊTRES SUR COURTS Animation, comédie, film d’horreur ou sujets de société sont au rendez-vous pour cette 24e édition du festival dijonnais. Outre les quatre compétitions (francophone, européenne, internationale et régionale), des projections thématiques (Nuit de l’animation, ciné-goûter, So british) et un « village festival » feront partie de l’univers Fenêtres sur courts. (A.Z.) Du 16 au 23 novembre à l’Auditorium, à la Minoterie, au Cinéma Eldorado, à Dijon www.fenetres-sur-courts.com
LES JOURNÉES DE L’ARCHITECTURE On se souvient de Nanni Moretti qui sur sa vespa sillonnait les rues de Rome dans Journal Intime en observant les façades. Il nous invite à regarder l’architecture dans ce qu’elle raconte de nous-même. Ceci explique sans doute le succès des Journées de l’Architecture qui une fois de plus nous confrontera à ces objets architecturaux singuliers qui dessinent les lignes de demain, des deux côtés du Rhin. (E.A.) Jusqu’au 31 octobre, en Alsace, dans le Bade-Württemberg et à Bâle www.europa-archi.eu
Le liseré vert En octobre, le dernier film documentaire de Gilles Weinzaepflen, Le Liseré vert, produit par Sancho & C°, se découvre en avant-première au Cinéma Star. De quoi s’immerger dans un pan oublié de notre histoire et faire face aux cicatrices de l’AlsaceLorraine, matérialisées par 4056 bornes de pierre indiquant l’ancienne frontière entre la France et l’Allemagne durant l’occupation... Un retour aux origines qui, sans oublier celles-ci, nous conduit à réfléchir à un avenir commun. (A.Z.) Le 17 octobre au Cinéma Star, à Strasbourg evenement@sanchoetcompagnie.fr
VOIX ÉTOUFFÉES Quelle belle idée que d’organiser un festival itinérant à travers toute l’Europe – Vilnius, Bruxelles, Rotterdam, Vienne et Lisbonne – pour redonner vie à ces « voix étouffées », celles qui disent la résistance au totalitarisme. Pour sa 9e édition, plusieurs concerts d’exception sont programmés en Alsace pour nous rappeler à une mémoire nécessaire. (E.A.) Les 13 et 15 octobre à la Cité de la Musique et de la Danse, à Strasbourg ; le 18 octobre à l’église Saint-Maurice à Orschwiller voixetouffees.org
Couteau sans lame et dépourvu de manche Sans se départir de son sang-froid, le CRAC passe à l’arme blanche avec une nouvelle proposition artistique au nom évocateur. Articulée autour du livre Les Guérillères de Monique Wittig, l’une des fondatrices du Mouvement de libération des femmes, cette exposition collective ambitionne de renverser les codes de la société patriarcale. (M.M.-S.) Du 13 octobre au 12 janvier au CRAC Alsace, à Altkirch www.cracalsace.com SOUTIEN SYMPHONIQUE Altruisme, compassion, méditation. C’est ce que propose le groupe de méditation du Centre présence de Mulhouse/Riedishem, qui finance, par ses séances de bien-être mental, l’association humanitaire de Chinguetti. En soutien à cette aide aux habitants les plus démunis de Mauritanie, Jane Birkin et le pianiste Nobuyuki Nakajima s’invitent à Sochaux pour un concert de la fameuse orchestration symphonique de la musique de Gainsbourg. (A.Z.) Le 4 octobre à La MALS, à Sochaux mascenenationale.eu/evenement/ jane-birkin FRED POULET Et s’il était l’un des tout derniers à pratiquer ici ce rock qu’on aime tant ? Avec impertinence, mais sans concession, l’ami Fred nous invite à « regarder » le monde tel qu’il est. (E.A.) Le 12 octobre au Noumatrouff, à Mulhouse noumatrouff.fr
1. Luxembourg Art week, 2018, Stand Anne Barrault © Eric Chenal ; 2. Ingo Maurer, Porca Miseria!, 1994 © Ingo Maurer GmbH, München ; 3. Sarah Maria Sun, photo : Rudiger Schestag ; 4. Tarek Lakhrissi, Out of the Blue, 2019, vidéo, courtesy de l’artiste ; 5. Visuel (DR) ; 6. Fred Poulet 17
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Mary Garden, Debussy’s Pelléas et Mélisande © Davis & Eickmeyer, N.Y
Frissons dans la nuit Il est des crépuscules qui durent plus que d’autres. Près de 120 ans après sa création, celui de Pelléas et Mélisande, version Claude Debussy, continue de regarder la nuit tomber. Pas certain que, depuis 1902, la destinée de chacun se soit allégée. Mais, sans doute faut-il considérer ce monument de mélodies dramatiques par l’autre bout de la lunette. Celui qui livre des secrets sur l’existence, celui qui procure ce que Fauré décrivait comme ce « bon frisson », symptôme partageur d’une émotion profonde. Alors ce crépuscule, dans son entêtement, devient foudroyant. Pelléas, c’est une fracture, un grand écart. Celui qui lie le symbolisme, déjà dépassé, aux violences nouvelles que fait subir Debussy aux innovations de Wagner. Foin de grandiose, mais une « mélodie anti-lyrique, impuissante à traduire la mobilité des âmes et de la vie. » Sûr, Wagner n’est pas loin, Mæterlinck a bâti la légende de Pelléas et mélisande (1893) comme une cousine frenchy de Tristan Und Isolde. Sûr, malgré un accueil public et critique chahuteur, la partition qu’en a tiré Debussy — au cœur d’un tir groupé créatif réunissant en peu de temps Sibelius, Fauré ou Schönberg — fait date dans sa capacité à révéler les inquiétudes du texte. Et la légende des amoureux, résolvant dans la mort leur amour impossible, de s’imposer. Cette production, Grand prix du meilleur spectacle lyrique de l’année (syndicat de la critique, 2017), menée par Éric Ruf, patron du Français, et Nicolas Krüger, devrait travailler l’auditeur au corps, et, entre deux silences imparables, lui frotter la peau de ces « bons frissons. » Par Guillaume Malvoisin — Pelléas et Mélisande, opéra les 6, 8 et 10 novembre à l’Opéra de Dijon opera-dijon.fr 18
Pas de point, c’est tout « Salade, tomate, oignons parle d’une personne dans un kebab, qui ne tient qu’à un fil au début du spectacle, et qui lâche ce fil pour en quelque sorte démarrer sa vie. » Pour sa première création en tant qu’auteur, le comédien Jean-Christophe Folly a choisi de mettre en scène la solitude, et « cette idée farfelue que plus la solitude est grande, plus les notions de race, genre, âge (…) disparaissent. Le besoin de parler à l’Autre est une soif, et quand on a très soif, on oublie l’étiquette de la bouteille. On boit. » Sous des apparences un brin provocatrices, la pièce offre une réflexion forte sur l’isolement au sens viscéral du terme, le comédien poussant l’exercice jusqu’à laisser s’écouler les mots sans y mettre un seul point. « Les personnages se débattent pour que la Parole ne s’arrête pas. Si elle se tait, elle ne renaîtra plus. » Amen. Par Aurélie Vautrin — SALADE, TOMATE, OIGNONS, théâtre du 14 au 18 octobre au CDN Théâtre Dijon Bourgogne, à Dijon www.tdb-cdn.com
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Kap Bambino
Fuck! Rien de tel qu’un brin de radicalité dans un monde qui finit par sérieusement manquer de courage. Derrière les opérations de décérébration lisses, il est bon de rappeler qu’il existe des artistes qui cherchent à faire évoluer les choses. Impetus, qui fête ses 10 ans cette année avec une entrée libre sur les 3 jours, accorde la part belle à tous ces gens qui font sauter les digues sous la forme d’un festival « laboratoire. » S’y entrechoquent les formes d’aujourd’hui qui dessinent les lignes de force de demain, à l’image de Kap Bambino, le duo bordelais, dans une forme électro-rock qui renoue avec l’esprit post-punk d’origine, Prison Religion dans un style dark hip-hop, Dopethrone, des Américains adeptes d’un doom décapant en profondeur, The Secret, du grind italien ou les Français de Sacrifizer, entre autres francs-tireurs de ces causes qui semblent désuètes, mais qui restent ultimes : le rock, l’art et cette “putain” de vie. Par Emmanuel Abela — IMPETUS, festival du 14 au 16 novembre, à la Poudrière à Belfort et au Moloco à Audincourt impetusfestival.com
Bnett Wasla - Fattoumi/Lamoureux © Laurent Philippe
Les femmes de l’ombre Une femme chorégraphe est-elle un chorégraphe comme les autres ? La question sera cette année au cœur de la programmation de VIADANSE au CDN de Belfort... À la tête de l’établissement depuis 2015, Héla Fattoumi et Éric Lamoureux ont en effet choisi de participer au programme national « Les Femmes sont là ! », initié par La Fabrique de la Danse – un projet qui tend à mettre en lumière les contributions féminines quant à la bonne santé et à la richesse actuelle de la discipline. Angela Vanoni, Clémentine Maubon, Jann Gallois, Francesca Ziviani, Valeria Guiga, Tatiana Julien… Toutes se succéderont au fil de la saison, avec des spectacles aux identités artistiques multiples. Par Aurélie Vautrin — VIADANSE AU FÉMININ, danse – saison 2019-2020 au CDN de Bourgogne Franche-Comté, à Belfort www.viadanse.com 20
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Cabane © Wayne d’Oz
Le monde en soi © Raoul Gilibert
Le lisse et le froissé C’est par cette métaphore qu’Eve Ledig, directrice de la compagnie Le Fil rouge théâtre, a voulu nommer les champs existentiels qui interrogent les deux extrêmes de la vie. En 2016, un labo de recherche démarre à Québec, la création d’Un opéra de papier prend doucement vie. Paroles collectées dans des centres de petite enfance et des maisons de retraite, elles témoignent aussi d’un sujet tabou, celui de la mort, celle dont aux enfants on dit si peu, mais qui n’échappe ni à leurs rituels ni à leur intime. « Nous sommes partis d’une matière très concrète, le papier de soie, qui rendait visible ce dont je voulais parler, c’est-à-dire l’âme. » Réellement construit comme un opéra, le spectacle utilise comme livret une légende alsacienne, accompagnée par la musique live et toujours subtile de Jeff Benignus. Naton Goetz et Sarah Gendrot-Krauss, l’une de voix rocaille et l’autre de cristal offrent une variation de leurs arts multiples magnifiée par la scénographie du chorégraphe Yvan Favier. Si Un opéra de papier s’adresse aux enfants à partir de cinq ans, il ne fait aucun doute que l’exigeante et bouleversante mise en scène d’Eve Ledig livre aux cœurs et aux corps de tous âges le sens même de l’humanité. Par Nathalie Bach — UN OPÉRA DE PAPIER, spectacle le 11 et 12 octobre au PréO, à Oberhausbergen et le 15 octobre à Quintessence, à Illzach www.le-preo.fr www.quintest.fr 22
Pour sa première mise en scène, Stéphane Litolff, directeur du Pôle Culturel Le Diapason, n’a pas choisi la facilité et bien lui en a pris. Connu pour ses programmations audacieuses, il ne déroge pas à sa propre règle et c’est d’après Hōjōki (Notes de ma cabane de moine) de Kamo No Chômei qu’il a intitulé son spectacle Cabane. Rédigées en 1212, ces notes autobiographiques traversées de méditation, de poésie et de musique clament aussi, à travers une révision déchirante de l’état du monde et du Japon en particulier, la réhabilitation d’une humanité. Périls politiques, écologiques et précarité de la vie font de ce grand classique de la littérature l’apanage d’une solitude nécessaire, jusqu’au retrait dans un ermitage. « Ma baraque provisoire est la seule à demeurer hors de tout souci. » Cette Cabane mêle les arts autour d’elle comme autant d’hommages à la nature. Sur grand écran, de splendides feuilles d’or jaillissent des mains de la plasticienne Catl Meyer, s’accordant au tarhu et aux compositions soyeuses de Nicolas Beck. Un adolescent apparaît, touchant Matteo Litolff, à la fois symbolique et tutélaire d’un espoir en devenir. Pour porter ce texte fort, il fallait toute la puissance et la fragilité d’un grand comédien, Frédéric Solunto en a l’émouvante grâce. Par Nathalie Bach — CABANE, théâtre le 30 octobre au Pôle Culturel Le Diapason, à Vendenheim www.vendenheim.fr
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4.48 Psychosis © Stephen Cummiskey
© Véronique Vercheval
Puppet Masters Le 26 avril 1986, le réacteur n°4 de la centrale de Tchernobyl explosait, déclenchant la plus grande catastrophe environnementale de l’histoire de l’humanité. « Dans notre imaginaire collectif cela s’est passé dans un pays très lointain… Et pourtant… Tchernobyl, c’est à 3h de vol à peine de Bruxelles… 2000 kilomètres… C’est comme aller à Lisbonne. Ou presque. » Trente ans après le désastre, les membres de la compagnie belge Point Zéro sont partis à la rencontre de survivants, de la Biélorussie à l’Ukraine, pour parler souvenirs du passé et affaires du quotidien. « Ce spectacle aurait aussi pu s’appeler “Les gens de l’après”. » Il s’inspire de la parole des témoins plus que de celle des théoriciens ou des politiciens. Ces gens qui, aujourd’hui, n’ont d’autre choix que de manger les légumes de leur jardin. Cultivés dans leur terre. « Leur terre outragée. C’est la parole de l’intime et des impressions. » Et si le sujet est particulièrement grave, L’Herbe de l’oubli l’aborde avec délicatesse et poésie : le spectacle mêle en effet comédiens professionnels et marionnettes à taille humaine. Du théâtre-témoignage fort qui va bien au-delà de son aspect documentaire, par ailleurs récompensé par le Belgian Press Award du Meilleur spectacle en 2018. Par Aurélie Vautrin — L’HERBE DE L’OUBLI, théâtre de marionnettes le 14 novembre au Point d’eau, à Ostwald ; également le 21 février au Centre Culturel Jean L’Hôte, à Neuves-Maisons et le 18 mars au Théâtre des Feuillants, à Dijon www.lepointdeau.com 24
L’Apocalypse selon Dennis Louise et Mark, enfermés dans un abri antiatomique après la fin du monde, doivent apprendre à s’apprivoiser l’un l’autre s’ils veulent continuer à exister vraiment. Mais qui persécute qui ? Là est toute la question au centre du huis clos étouffant du dramaturge Dennis Kelly, fier héritier du théâtre in yer face, aujourd’hui adapté au Taps par la compagnie strasbourgeoise Le Talon Rouge… Une pièce qui mêle théâtre d’acteur, théâtre psychologique et texte politique, entre humour noir so british et tragédie existentielle. « Après la fin est une pièce à fleur de peau, commente la metteuse en scène Catherine Javaloyès. Les corps doivent trembler, comme la syntaxe, se mettre à nu, comme les mots. Et la violence de notre monde apparaît dans le blanc de ces mots, quand elle ne s’exprime pas ouvertement. » Le ton est donné. Par Aurélie Vautrin — APRÈS LA FIN, théâtre du 19 au 23 novembre au Taps, à Strasbourg taps.strasbourg.eu www.taps.strasbourg.eu
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Spleen et idéal
© Stephen White
Bauhaus Elle est sans doute l’une des plus belles promesses pop du moment. Aldous Harding avance avec une certaine insouciance vers les sommets. Surfant sur les octaves avec aisance, la néo-zélandaise facétieuse livre les aspérités d’un folk anguleux nourri d’obscurité. Elle est aidée en cela par John Parish, compagnon de route de PJ Harvey, qui sait se faire discret même si sa présence est notoire à l’arrière. Il y a une forme de tendresse chez Aldous Harding, elle traverse ses disques comme un voile chatoyant, mais qu’on ne s’y méprenne pas, la préoccupation est là, la colère sourd ; elle se révèle par une interprétation puissante sur scène. En effet, la jeune femme joue ses histoires à la manière d’un David Bowie période Ziggy Stardust, maquillage, gestuelle et mimique à la clé. Sa venue constitue un événement – avec deux dates en France, à Paris et Strasbourg –, les occasions ne seront pas si nombreuses de découvrir cette artiste très singulière. Par Emmanuel Abela — ALDOUS HARDING, concert le 13 novembre à la Laiterie, à Strasbourg artefact.org 26
Ils ont emprunté leur nom à un morceau de Chopin, il y a plus de vingt ans… Depuis, le groupe originaire de Californie fait planer son public un peu partout dans le monde. Car avec The Album Leaf, si le corps est bien là, l’esprit, lui, est ailleurs – comme flottant loin parmi les fantômes sur une plaine brumeuse, quelque part sur les hautes terres du monde… Oscillant entre post-rock et electro ambient, leur musique-cocon caresse l’âme comme une bonne séance de méditation transcendantale. Un talent d’ailleurs reconnu par les pointures du genre, puisque les Californiens menés par le charismatique Jimmy LaValle ont déjà collaboré avec Sigur Rós ou Múm. Inspirez, expirez, profitez. Par Aurélie Vautrin — THE ALBUM LEAF, concert le 6 octobre à L’Autre Canal, à Nancy www.lautrecanalnancy.fr
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Épique Épopée Nous nous sommes tous rêvés enfants, garçons et filles réunis d’ailleurs, en Alexandre Nevski matant les chevaliers teutoniques – quelle dérouillée, au passage. Et peut-être même avons-nous chevauché un blanc destrier en peluche, nous imaginant briser la glace, sur la musique de Prokofiev, bande très originale d’un film qui ne se conçoit pas sans. De manière unique, les images sont contenues dans les sons dans cette symphonie conçue comme la fusion d’un tout dans ce qui reste l’un des chefs-d’œuvre de la cinématographie mondiale. Il suffit d’écouter la Complainte des Morts pour vivre douloureusement le deuil des héros ou les passages enjoués préfigurant la bataille pour ressentir l’attente anxieuse. Rien de tel que la majesté d’un ciné-concert avec l’Orchestre national de Metz sous la direction de Jacques Mercier et des chœurs grandioses pour profiter pleinement de cette épopée magnifique sur grand écran. Voilà une sublime extension, et sans doute spectaculaire, à l’exposition que consacre le Centre Pompidou-Metz au célèbre réalisateur soviétique, artiste total et visionnaire. Par Emmanuel Abela
Desert Shore Tinariwen est une œuvre en mouvement : depuis plus de 35 ans, nos amis Touaregs livrent un message au monde, celui d’une culture et d’une langue, le tamasheq, menacées. Ils se munissent de leurs guitares comme d’une arme, et réinventent le blues céleste, la tête dans les étoiles. Cette formation légendaire n’hésite pas à partir à la rencontre des nombreux musiciens européens dont elle croise la route, comme Cass McCombs récemment. Or, depuis quelques années, c’est la jeune génération qui prend le relais ; elle est ouverte aux sons d’aujourd’hui, et viennent mâtiner le blues du désert de sonorités empruntées au funk et au hip-hop. Il est amusant de croiser certains membres en loge habillés d’un perfecto, le portable à la main, avant de les retrouver sur scène, en tenues traditionnelles. Quoiqu’il en soit, l’invitation à la danse reste toujours aussi vibrante, avec au bout ce sourire désarmant. Celui de nos hommes bleus qui cachent leur souffrance pour nous dire notre espoir commun en la vie. Par Emmanuel Abela — TINARIWEN, concert le 16 novembre à la BAM, à Metz www.citemusicale-metz.fr
— ALEXANDRE NEVSKI, ciné-concert le 16 novembre à l’Arsenal, à Metz www.citemusicale-metz.fr
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Cabaret Contemporain © Flavien Prioreau
©Jean-Louis Fernandez
In the mood for Saïgon On se souvient que cette grande fresque sentimentale à l’ambiance hypnotique façon cinéma de Wong Kar-wai avait particulièrement marqué les spectateurs du Festival d’Avignon en 2017 - c’était alors la toute première représentation d’une longue série à venir… Deux ans plus tard, auréolée d’un prestige certain, la pièce de Caroline Guiela Nguyen fait escale au Carreau… Interprétée par des comédiens vietnamiens, français, professionnels et amateurs, Saïgon nous plonge avec une infinie délicatesse dans les non-dits de la colonisation française au Vietnam. Raconte la guerre, l’exil, les petites histoires qui s’en viennent bousculer la grande et vice-versa. Car si l’action se déroule de nos jours, dans un resto du XIIIe arrondissement de Paris, les souvenirs - basés sur de vrais témoignages recueillis par la metteure en scène - nous font traverser le temps à travers la cuisine, les chansons et la langue. « Je ne veux pas de discours sur les gens, je veux les gens eux-mêmes, leur visage, leurs paysages, leur corps, leurs langues, explique Caroline Guiela Nguyen. […] Si cela a un sens de nous frotter au passé colonial de la France à travers les destins individuels, tantôt brisés, tantôt rompus, et à jamais exilés, c’est celui-là, et seulement celui-là, celui de faire entendre la rumeur insistante des oubliés, des invisibles. » Pensez à prendre des mouchoirs, vous en aurez sûrement besoin. Par Aurélie Vautrin — SAÏGON, théâtre le 15 novembre au Carreau, à Forbach www.carreau-forbach.com
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La brillance du noir Noir c’est noir, et pourtant rien de tel qu’un bel espoir... Huit ans déjà pour le festival Touch of Noir, qui, à la manière des films (très) noirs américains revisitent les projections d’ombre et de lumière du jazz dans ce qu’il présente de plus irradiant. Il le fait de manière pluridisciplinaire, n’hésitant pas à associer théâtre, danse et littérature avec cette vision d’un art forcément total contenu dans et hors de la musique. Au programme du jazz londonien décapant avec Ill Considered, des sons orientaux avec Khalil Chahine, des performances et lectures scéniques, et les retrouvailles avec le Cabaret Contemporain qui explore des voies électroniques infinies. En se basant souvent sur des instruments acoustiques et percussifs, ces cinq-là évoluent non sans humour, dans une veine quasi new yorkaise qui fait la jonction entre les Talking Heads, Liquid Liquid et LCD Soundsystem. Hmmm, eux, on les aime noirs, colorés et surtout très frappés. Par Emmanuel Abela — TOUCH OF NOIR, festival du 14 au 25 octobre au Centre Culturel Régional de Dudelange Opderschmelz, au Luxembourg www.opderschmelz.lu
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La mue Par Ayline Olukman
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Clair de lune Un monde que l’on installe et qui passe.
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Les clapotis Les langues des serpents. Les couronnes de fleurs. Une maladie tropicale. Ne me demande pas pourquoi. Quand les eaux se sont retirées il ne restait plus que des ruines. La mer Noire.
Livre La mue de Ayline Olukman, avec un texte de Emmanuel Abela chez Médiapop Éditions. 37
Journal à rebours II Par Nicolas Comment Nicolas Comment, André S. Labarthe, Paris, 2013
Nicolas Comment est photographe, auteur-compositeur et écrivain. Il vient de publier son Jacques Higelin chez Hoëbeke. Pour Novo, il nous livre le fruit de ses rencontres. Épisode 1. Ce devait être en 2010/2011, je rentrais du Mexique où j’avais eu la chance de vivre quelques mois en état de « liberté libre » et me décidais à rendre visite à André S. Labarthe que je n’avais pas revu depuis longtemps. Nous nous étions connus une dizaine d’années auparavant, par l’entremise de Bruno Chibane, autour d’un projet de livre que les éditions Limelight et Filigranes publièrent en 2001 et dont j’avais réalisé le suivi éditorial, Bataille, Sollers, Artaud : une trilogie d’André S. Labarthe. Trois films sur la littérature, commandités par Bernard Rapp pour la collection Un siècle d’écrivains. À l’époque, Labarthe m’avait donné rendez-vous rue Charlot, aux productions AMIP, pour me montrer le dernier film de sa « trilogie », consacré à Antonin Artaud. C’était la première fois que nous nous retrouvions seul à seul. Dans la salle de projection, la voix grave de Jean-Claude Dauphin et celle aigre d’Artaud, me rayaient les tympans : Labarthe avait poussé le son à fond ! Malgré cela, je me souviens qu’André s’était discrètement endormi durant la projection, chapeau baissé devant les yeux d’où dépassait le trait jaune d’une gitane maïs dont il ne se départait jamais, tel Lucky Luke. « L’avantage des gitanes maïs, disait-il, c’est qu’elles s’éteignent toujours. Par conséquent, et bien que l’ayant toujours au bec, je fume finalement très peu ! » 38
La desserte
Les yeux bleus de Chantal Akerman
À la fin de la diffusion, André se réveilla en pleine forme. Nous échangeâmes sur la manière de restituer son film dans le livre et convînmes facilement d’un protocole de travail. La discussion prenait fin et je regardais ma besace : le matin même, j’avais pris soin d’y déposer la maquette d’un petit livre de photographies sur lequel je travaillais depuis 6 mois : La desserte. Depuis quelque temps, j’imaginais qu’André puisse en écrire la préface. Si bien que juste avant de prendre congé, j’osai enfin lui tendre l’objet pour lui demander s’il accepterait d’en écrire – nuance – la « postface » : une page blanche prévue à cet effet délimitait très exactement l’emplacement d’un rectangle de texte que j’imaginais être comme une avantdernière image, une « image-texte. » Dans le nuage de fumée qui stationnait sous le feutre noir de son Stetson Fedora, André, avec attention, feuilleta longuement l’objet, sans dire un mot... Quand les volutes se dissipèrent sous l’effet de l’air dégagé par la couverture refermée d’un coup sec, le filtre suspendu à sa lippe remua : « C’est d’accord ! Je dois partir quelque temps à Massais où je possède une maison. J’aurais un peu de temps pour l’écrire. Veuxtu bien me laisser la maquette ? » J’acquiesçai avec plaisir et lui laissai l’objet qu’il enfourna dans la poche de sa veste.
À cet instant, une porte s’ouvrit et, dans un triangle de lumière grossissant apparue la silhouette de Chantal Akerman qui embrassa chaleureusement André. Grand seigneur, Labarthe m’introduisit instantanément à la cinéaste en disant : « Je te présente Nicolas. Et voilà ce qu’il fait ! » D’un geste calculé – un peu comme s’il avait sorti un lapin de son chapeau – Labarthe extirpa de sa poche la maquette de mon livre et la tendit derechef à la cinéaste qui, prise au dépourvu, se mit poliment à feuilleter l’objet. Je me demandais bien par quel tour de passe-passe les yeux bleus de Chantal Akerman se trouvaient à leur tour fixés sur mon tout premier livre de photographies ! L’intensité de son regard, céleste, m’intimidait. J’avais vu certains de ses films, tel Les Rendez-vous d’Anna (1978) que j’avais trouvé magnifique et je n’en menais pas large. Les minutes, parfois, s’écoulent telles des gouttes de sueur… Akerman termina de feuilleter le petit ouvrage collé à la main et de sa voix cassée me déclara : « C’est bien. C’est très lynchéen ! » J’étais tout rouge et bafouillai une réponse du genre « Vous trouvez ? C’est étrange, car je crois que je n’aime pas vraiment Lynch. » Elle rit. « Mais si, mais si : la ligne blanche de la route, l’ambiance, etc. C’est tout à fait lynchéen ! » J’avais réussi à ne pas voir Mulholland Drive qui venait de sortir et dont absolument tout le monde parlait à ce moment. La remarque d’Akerman était sympathique, mais je pensais alors me distinguer des autres en n’adhérant pas à ce que le plus grand nombre louait, par pur esprit de contradiction. J’avais déjà 27 ans, mais je n’étais toujours pas sérieux… Passons. Une semaine plus tard, je reçus le texte d’André S. Labarthe, joliment tapé à la machine et parfaitement calibré dans la maquette.
Nicolas Comment, La desserte, Filigranes
Antonin Artaud, Les Tarahumaras, Folio
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Isidore Isou, Traité de bave et d’éternité
La voie du Peyotl
Nicolas Comment, Sierra Tarahumaras, Mexique, 2010
Blade runners Toujours est-il qu’Artaud fut donc au cœur de ma rencontre avec ASL et je m’en souvenais, 10 ans plus tard, lorsque je confiai à André qu’en visitant le Mexique, je n’avais pas manqué de me rendre sur la « terre rouge » de la Barrancas del Cobre, dans les contreforts de la Sierra Tarahumara : « Cette Sierra habitée et qui souffle une pensée métaphysique dans ses rochers » comme l’écrit Artaud dans La Montagne des Signes (Les Tarahumaras, 1945). Canyons inouïs, rochers bizarroïdes, routes raides et serpentines où un chicken bus cabossé s’arrêtait nulle part – en pleine forêt – et stationnait dans le vide jusqu’à ce qu’apparaissent dans l’orée sombre les couleurs bigarrées des robes des igomeles, les indiennes Tarahumaras. Peu d’hommes : les Raramuris – « ceux qui ont le pied léger » – sont des coureurs de fond, des blade runners, capables de traverser les montagnes plus rapidement qu’un moteur Ford crachotant, en courant à travers des sentiers ancestraux qu’eux seuls savent reconnaître et suivre sur leurs semelles de vent : les Huaraches. Sur place, je m’étais débrouillé pour visiter le petit village de Norogachi où Antonin Artaud s’était, dit-on, rendu à cheval en 1936 dans l’espoir d’y rencontrer les indiens Tarahumaras. Un village encore difficile d’accès de nos jours : avion, train (El chepe), bus, taxi, marche… J’avais utilisé presque toute la panoplie des moyens de transports pour y arriver. Norogachi était un bourg austère : une petite poignée de maisons en brique d’adobe lancées comme dés autour d’une place de terre battue vide qui faisait face à une Église et à deux grands bâtiments en L : l’ancienne Mission jésuite. C’est sur cette place, pendant la « semaine sainte » que les indiens Tarahumaras, aujourd’hui encore, descendent des montagnes pour leur fête annuelle. Le corps tamponné de peintures blanches, ils dansent en sautillant et tournant sur eux-mêmes sur une techno ancestrale martelée au tam-tam : leur rêve party à eux.
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Dans ses écrits mexicains, Artaud raconte être « venu au Mexique pour chercher une nouvelle idée de l’homme. » Pour ce faire, il lui fallait emprunter « la route du Ciguri », c’est-à-dire la voie du Peyotl : un cactus grisâtre bourré de mescaline que les Tarahumaras ingèrent lors de rites hallucinatoires. Opiomane notoire, Artaud s’était – en signe de purification – volontairement sevré de drogue avant son départ et serait arrivé à Norogachi malade et en état de manque. Les « prêtres du Tutuguri », se seraient alors joués de lui pendant des jours avant de l’autoriser à ingurgiter le fameux opiacé. Lorsqu’il y parvint, le trip fut si high qu’Artaud n’en redescendit apparemment jamais… « La frappe immersive et réagrégatrice » du Peyotl portée par « le glaive du vieux chef Indien » censé commander à la paix, à la guerre et à l’amour fut bien un « anéantissement. » Artaud ne se remettra pas de ce voyage psychotique : de retour en Europe, il publie anonymement Les Nouvelles Révélations de l’Être (1937) puis repart en Irlande d’où il rentre très vite… en camisole de force. « Dangereux pour lui-même et pour les autres » selon un rapport médical, ses crises aiguës de paranoïa le conduisent à l’hospice civil des Quatre-Mares de Sotteville-lès-Rouen puis à Rodez où il restera interné durant 9 années. La canne de Saint Patrick En Irlande, Artaud s’était rendu aux îles d’Aran – une lettre adressée à André Breton et postée du village de Kilronan, le 23 août 1937, en atteste – en quête de la culture celte authentique : « celle des druides, qui possèdent les secrets de la philosophie nordique, qui savent que les hommes descendent du Dieu de la Mort Dispaler et que l’humanité doit disparaître par l’eau et par le feu. » Il y aurait trimballé la Canne de Saint Patrick qu’un ami, la tenant lui-même d’un « sorcier savoyard », lui aurait offert. Il s’agissait d’une canne à 13 nœuds portant au 9e nœud « le signe magique de la foudre. » « Cette canne, dit la légende, serait la canne même de Lucifer qui se crut Dieu, et ne fut que son vampire. Elle passa par les mains de JésusChrist, puis de Saint Patrick » écrit Artaud. Délire d’interprétation ? L’objet, exista-t-il seulement ? Et si oui, qu’était-il donc bien devenu ? Rue Ramey, dans la cuisine d’ASL, je lançais des hypothèses… André me répondit : « Rien ne se perd ! La canne doit être quelque part dans un commissariat ou dans la cave d’un asile. Je connais quelqu’un qui sait où se trouve le billot sur lequel Artaud frappait en proférant ses textes à Ville-Evrard ! C’est Marc’O qui m’en a parlé. Tu connais Marc’O, le metteur en scène ? » Non. Je n’avais jamais entendu parler de Marc’O. Labarthe m’expliqua qu’il avait produit Le traité de bave et
Soirée lettriste Preuve des rapports (dis)tendus entretenus par la Nouvelle Vague avec le cinéma lettriste, le souvenir d’une projection à laquelle nous nous étions rendus avec André : c’était le 9 janvier 2002, aux 3 Luxembourg. Il s’agissait d’une soirée animée par Maurice Lemaître, un des rares lettristes historiques restés fidèle à Isou. Il devait y avoir 20 à 30 personnes au maximum dans la salle... À la fin de la projection, Lemaître fit intervenir quelques jeunes disciples qui brûlèrent devant l’écran des journaux. C’était grotesque. Prenant ensuite la parole, Lemaître agressa frontalement la Nouvelle Vague et Godard en les traitant de vendus et d’escrocs. Il reprochait en fait à Godard d’avoir siphonné toutes les inventions du cinéma lettriste. Labarthe mit son chapeau, leva le bras et l’apostropha : « Je ne suis pas d’accord ! » Le lettriste chercha dans la pénombre de la salle à distinguer d’où provenait la voix. Il aperçut alors l’homme au chapeau… « Ah, c’est toi, André ! Tu vas bien depuis tout ce temps ? » Le débat qui s’en suivit fut cordial et drolatique. Nicole Brenez s’en fit même l’écho dans Libération lorsque survint la disparition de Maurice Lemaître (le 2 juillet 2018) en concluant sa nécrologie par un détail dont je ne me rappelais pas : « Le 9 janvier 2002, au cinéma les 3 Luxembourg, à l’issue d’une projection d’Un soir au cinéma (1962), transformée comme il se doit en performance par l’infatigable Maurice Lemaître, André S. Labarthe déclara à celui-ci : “C’est ce qui restera du cinéma quand il aura été détruit.” » (Nicole Brenez, C’est toujours triste la mort d’un lettriste, Libération, 5 juillet 2018.) Nicolas Comment, El Bonito Norte, Creel, Mexique, 2010
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d’éternité d’Isidore Isou, en 1951. Ce film-manifeste qui usait d’un montage « discrépant » (son et image décalés) annonçait les faux raccords à venir d’À bout de souffle (1959). Isidore Isou, beau gosse à la Elvis Presley ou James Dean – comme le dit très justement Bernard Plossu (qui l’a rencontré à la fin de sa vie) – avait également commis un grand nombre de livres érotiques, dont La mécanique des femmes (1949) et Initiation à la haute volupté (1960) : deux romans « hypergraphiques » qui firent scandale à l’époque… Gigolo à ses heures, le chef de file du lettrisme avait également publié ses comptes rendus de greluchon dans Je vous apprendrai l’amour (1957) au « Terrain vague » chez Éric Losfeld : la collection même où ASL avait fait paraître le premier livre qui tentait d’analyser ce qu’était la Nouvelle Vague naissante : Essai sur le jeune cinéma français (1960). Nicolas Comment, Maison Tarahumaras, 2010 41
Nicolas Comment, Marc’O, Paris, 2018
Retrouvailles Peu convaincu par la soirée lettriste à laquelle j’avais assisté, j’oubliais le lettrisme, Isou et Marc’O, avant d’être rappelé à l’ordre par Bernard Blistène lors d’une émission à France Culture diffusée le 1er juin 2012. J’y présentais quelques extraits d’un album d’adaptation de textes de Bernard LamarcheVadel, Retrouvailles (2012). Je m’en souviens d’autant plus qu’il est franchement rare que je sois invité à la Maison de la Radio. Sur le plateau, Blistène, le directeur du Centre Pompidou, était venu parler de l’exposition Bientôt les lettristes (1946-1977), qui avait lieu au Passage de Retz. On y parla du cinéma « discrépant » et « ciselant » et bien sûr du Traité de bave et d’éternité d’Isou au sujet duquel le présentateur de l’émission ne manqua pas de citer le nom de Marc’O. N’ayant toujours pas vu le film d’Isou, je m’en sortis en racontant la soirée de Lemaître aux 3 Luxembourg et fus surpris que la plupart des invités de l’émission s’y trouvassent également... Imparfait du subjonctif ? Enfin, j’entendis à nouveau parler de Marc’O l’année dernière lorsque le rock critique Stan Cuesta me proposa d’écrire un livre sur Jacques Higelin. En lisant diverses biographies du chanteur, j’appris alors que Higelin était passé entre les mains « du mentor en scène », comme l’écrit Jean-Pierre Kalfon dans sa biographie récemment parue (Tout va bien m’man, 2018). Je découvrais l’existence de « la bande de la Coupole » – Bulle Ogier, Jean-Pierre Kalfon, Pierre Clémenti, Valérie Lagrange (etc.) – toute cette avant-garde d’acteurs réunis dans le film Les Idoles (une satire du monde des yéyés et du show-business réalisée par Marc’O et montée par Jean Eustache) et me résolus donc à rencontrer le cinéaste. Rue au Maire C’est Jean-Marc Chapoulie et Danielle Anezin, respectivement neveu et compagne d’ASL, qui me donnèrent son contact. Je l’appelai et tombai sur un répondeur sans laisser de message. 5 minutes plus tard, mon téléphone sonnait, c’était Marc’O. Dès le lendemain, j’avais rendez-vous chez lui, rue au Maire. À Paris, la rue au Maire est lovée dans un des recoins les plus secrets du Marais. Dans cette petite rue pavée et retirée, quelque chose semble vouloir s’être arrêté. Marc’O m’ayant demandé de l’appeler lorsque je serai en bas de chez lui, à l’heure dite, je composais son numéro : personne. Je réessayai : personne… Je me dirigeai donc vers un café pour attendre son éventuel appel. Au bout de vingt minutes, sans trop d’espoir, je m’apprêtai à repartir quand, en repassant devant l’immeuble, je compris
qu’il s’agissait d’une « résidence » surveillée. Je lus un écriteau invitant le badaud à sonner à l’interphone. Une gardienne m’ouvrit. « J’avais rendez-vous avec Marc’O, lui dis-je, mais… » « Ah, Monsieur Guillaumin ? Il est très gentil. Montez directement ! » Les cloisons de l’ascenseur s’entrouvrirent sur un couloir sombre où un minuscule trait de lumière zigzaguait sur le linoléum briqué. J’étais face à un alignement de portes fermées et anonymes. Je me disais : pas annoncé, je risque de déranger. Peut-être même dort-il ? Arrivé devant le numéro que m’avait donné la gardienne, je frappais doucement... Tout sourire Marc’O m’ouvrit en disant : « Entrez ! J’étais au téléphone… Je termine une conversation et suis à vous tout de suite ! » Je contemplais la chambre, si modeste qu’on eut dite celle d’un étudiant. Un lit une place, une paire de chaussures abandonnée… Je me retrouvais d’emblée dans son intimité : toute la vie d’un homme amassée dans un studio de 25 m2… J’avais la grippe. Une grippe carabinée. Et je pensais encore : n’est-il pas imprudent d’arriver avec une telle crève chez une personne d’un certain âge ? Marc’O termina sa conversation et me demanda de m’asseoir. « C’est vous l’ami de Labarthe ? Je l’aimais beaucoup, ce cher André. » En guise de carte de visite j’avais apporté avec moi le petit livre dont je parlais au début de ce papier, La desserte. Il me restait quelques exemplaires « de tête » et j’en offris un à Marc’O qui portait donc la signature manuscrite d’André. Il en fut très touché. Je lui rappelai alors que j’étais venu pour lui poser quelques questions sur Jacques Higelin : « Jacques Higelin ? Oui, il traînait avec nous. Il faisait plus ou moins partie de la bande de la Coupole. Je l’ai rencontré quand je montais une pièce où il remplaçait Pierre Clémenti. Laquelle déjà ? » Tandis que Marc’O se grattait la tête, j’avisais un carton posé sur une étagère prête à céder et où était inscrit au marqueur le mot « Playgirls. » « Il s’agissait de Playgirls, non ? » Lui dis-je. Marc’O : « Oui voilà ! Et ça s’est très bien passé. Donc il n’y a pas grand-chose à en dire ! » Marc’O me tendit un livre sur l’American Center. « Si vous voulez plus de détails, tout est raconté dans ce livre… Vous avez cinq minutes ? J’aimerais vous montrer une ou deux choses… » Marc’O me passa des extraits d’un film qu’il avait réalisé avec Dominique Issermann en 1971, sur les fêtes, danses et chants de tribus marocaines : Tam Aut. Puis il me montra des extraits de Flashes rouges une adaptation en Nouvelles Images (vidéo) de la pièce qui permit la rencontre de Catherine Ringer avec Fred Chichin et donc la naissance des Rita Mitsouko. Enfin, il me proposa de descendre boire un café.
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À l’Attirail L’Attirail est un des derniers cafés parisiens « de la jeunesse perdue » comme dirait Modiano paraphrasant Debord. Un petit bistrot confiné que l’air du temps qui passe… aère. Bref, on s’y sent bien et assis au zinc, je relançai Marc’O sur Higelin : « Jacques m’a raconté un jour qu’Alain Vian, le frère de Boris, à ses débuts, lui prêtait des instruments. » Le visage de Marc’O s’éclaira : « Alain Vian ! Mais c’était mon copain ! Je l’ai connu en 1949/50. Nous avions ensemble la responsabilité de la programmation du Tabou… Il tenait une boutique d’instruments anciens et défendait le jazz moderne. » J’en profitais pour le lancer sur l’Internationale lettriste : « J’ai aussi lu quelque part, que le bar monté par Debord et l’I.L. – La Méthode (2 rue Descartes) – était tapissé d’instruments prêtés par Alain Vian… » Marc’O : « Peut-être, mais Alain Vian n’a rien à voir avec Debord. Guy Debord, je l’ai rencontré à Cannes quand j’ai fait projeter Le traité de bave et d’éternité d’Isou, que j’ai produit, en 1951… 44
Mais il est vrai que nous avions – Alain Vian et moimême – programmé un récital lettriste, au Tabou. C’est là, que j’ai rencontré Isou. Et c’est au Tabou qu’Isou m’a dit : “J’ai tourné des images pour un film”, je lui ai alors répondu “eh bien moi, je te le monte !” Je ne savais même pas ce qu’était une table de montage. Ignorant ! Ignorant ! Et j’ai monté… et j’en suis devenu le producteur. J’étais même devenu le plus jeune producteur de France ! - Mais comment avez-vous trouvé l’argent ? - C’est le frère aîné d’un célèbre homme politique qui m’a donné l’argent. Je lui ai raconté comment, engagé dans la Résistance à 15 ans, j’avais été blessé dans le maquis. Et donc il m’a donné l’argent… Ensuite, j’ai rencontré Cocteau et je lui ai demandé de passer le film à Cannes. C’était un truc du genre “Cocteau ! Mais passez-le !” Ils avaient peur de moi. Parce que j’étais quand même un militant et que j’avais été blessé… Cocteau était très trouillard. En plus de ça, j’étais copain avec Breton ! Et Breton haïssait Cocteau ! Il faut dire que les surréalistes étaient terribles, terribles… Je me souviens qu’au ciné-club du quartier latin, il y avait tout le groupe surréaliste. Moi, j’étais avec Rohmer… Et à ce moment-là, un curé entre au ciné-club… Tout le groupe surréaliste se lève et ils se mettent à gueuler : Fasciste ! Curé ! Pédéraste ! Fasciste ! Curé ! Pédéraste ! » Ambiance… - Et Guy Debord ? - À Cannes, à la projection du Traité de bave et d’éternité, il y avait une petite bande de potaches qui passaient le bac. Dont Guy Debord. Il connaissait le lettrisme. Il souhaitait nous rejoindre à Paris, alors je l’ai aidé. J’ai publié son premier texte dans la revue Ion en avril 1952 : Prolégomènes à tout cinéma futur [Debord y annonce d’emblée que tous « Les arts futurs seront des bouleversements de situations, ou rien » ndlr] et Hurlements en faveur de Sade… Mais la chose qui m’intéressait vraiment c’était Le soulèvement de la jeunesse de Isou. Même si le livre demandait, certes, à être retravaillé… D’ailleurs, je travaille aujourd’hui encore là-dessus : sur la jeunesse, le problème de la jeunesse… Je prépare même un film sur ce sujet. Même si c’est un peu tard… J’ai 93 ans ! - Vous êtes donc resté fidèle à Isou ? Je pensais que vous aviez rompu à un moment ? - J’ai créé avec Yolande du Luart le mouvement Le Soulèvement de la jeunesse. J’ai écrit un manifeste, mais le mouvement est devenu trop politique… Certains voulaient qu’on devienne la jeunesse communiste alors je n’ai pas suivi. J’étais marxiste, mais pas de cette manière-là ! En fait, tout le lettrisme était une rupture généralisée. Avant que ça s’organise – le Situationnisme, tout ça – c’était un groupe unique. C’est Isou qui a porté tous ces mouvements et qui est à l’initiative de tout ça. Les groupes se faisaient et se défaisaient d’un café à l’autre ! On s’engueulait, on quittait le café et on allait dans un autre café où se trouvait un autre groupe… »
Vali Longuement, patiemment, Marc’O me parlera ensuite des prémices de mai 68 dont il fut un des agents provocateurs. De Bulle Ogier – sa muse – de Cohn-Bendit, de Godard, de Guattari… Dans le carrousel de sa mémoire, les noms tournaient, tournaient et dans ma tête aussi… C’était l’automne ; dehors, la nuit commençait à tomber. En quittant le café, j’observais les reflets des vitrines qui brillaient sur les pavés humides de la rue des Vertus et je pensais à la génération de Marc’O. À la jeunesse des années 50. Ces jeunes gens photographiés par Ed van der Elsken dans Love on the left bank que le photographe néerlandais décrit ainsi dans son livre Paris 1950-1954 : « Sombres, déçus, sans avenir, repliés sur eux-mêmes. Ils étaient en révolte contre le monde extérieur, la société, les “autres”, mais ils avaient aussi des problèmes personnels. Passivité, idées noires, mélancolie. Ça avait de l’allure, ce n’était pas la énième petite bande de bohèmes en goguette… Une fille, Vali Myers, une Australienne, les yeux noirs outrageusement fardés, était un peu le pivot du groupe, dont elle semblait le flamboyant symbole. » Van der Elsken – sans le savoir (il n’en fait mention nulle part en tout cas) – avait en fait documenté la vie du petit groupe de dissidents lettristes – fondé par Guy Debord, Gil J. Wolman, Serge Berna, Jean-Louis Brau (etc.) – qui virevoltait autour du café Moineau, rue Dufour : L’Internationale lettriste. Cette petite tribu proto-punks dont la devise était « Ne travaillez jamais » (inscrite à la craie par Debord sur un mur de l’Institut, rue Mazarine en 1953) allait en fait influencer l’avenir du monde civilisé jusqu’au New York de la fin des années 70. Dans Just Kids, Patti Smith, alors qu’elle s’apprête à quitter définitivement Philadelphie pour s’installer à Brooklyn, raconte : « J’ai fait une pause devant l’emplacement où j’avais chapardé mon Rimbaud. À sa place, un exemplaire tout corné de Love on the Left Bank, avec des clichés noir et blanc granuleux de la vie nocturne parisienne à la fin des années 50. Les portraits de la belle Vali Myers qui dansait dans les rues du Quartier Latin avec sa chevelure en bataille et ses yeux cernés de khôl m’ont profondément impressionné. » En 1980, Van der Elsken retrouve Vali, en Italie : « Les kids qui ont survécu “au quartier”, tu les comptes sur les doigts d’une main. C’était dur et rude, un monde sans illusions. C’était des enfants déracinés venus de tous les coins d’Europe. Beaucoup n’avaient ni toit, ni parents, ni papiers […] On vivait dans la rue, les cafés, comme une bande de chiens bâtards. On avait notre hiérarchie, nos codes bien à nous. Les étudiants, les gens qui travaillent en étaient exclus. »
Dans les couloirs du métro, en rentrant chez moi, je regardais les gens. Il était 19 heures et tous couraient. La misère, elle, était statique et bien présente : allongés dans les couloirs, affalés sur les sièges de plastique, à chaque station les pauvres, les misérables. Mais nulle trace de fille du feu aux yeux charbon dans le tunnel… De Vali Myers, point. En ouvrant la porte de mon appartement, je vis mon enfant courir avec ses cheveux d’or, ce soir-là, exceptionnellement solaire. La jeunesse était toujours là, me dis-je, et son Soulèvement, la Nouvelle Révélation de l’Être, sans doute, pour demain.
Ed Van der Elsken, LOVE ON THE LEFT BANK
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Mémoires partagées Aurélien Bory et Bruno Bouché réinventent l’existant, Lisbeth Gruwez danse du regard, Hildegard von Bingen renaît, divine… Et Avignon, toujours insolite, enferme pour mieux libérer.
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Carnets d’Avignon II Par Nathalie Bach ~ Photo : Christophe Urbain
Cette année, seize compagnies du Grand Est sont passées par Avignon.
La compagnie Premiers Actes, de Thibaut Wenger.
6 juillet, gare de Strasbourg, notre train est à 7h59. Qui d’entre nous n’a jamais éprouvé cette sensation étrange et délicieuse d’un second voyage sur une même terre. Celle qui nous avait fascinée et inquiétée, parsemée de pierres et de visages inconnus, d’ocres crayeux irradiant l’horizon. Celle encore qui nous avait accueillis, balbutiants d’inhabitude comme aux premiers temps de l’enfance. Du hall jusqu’aux quais, gobelets de café, dossiers de presse, petits bagages et téléphones phagocytent tous nos doigts, des familles se collent en brochettes tourbillonnantes, l’été a déclaré sa flamme. Le TGV a la même odeur que l’année dernière. Le contrôleur a la même casquette que l’année dernière. Le soleil ne ment jamais. Par un curieux tour de passe-passe, nous arrivons par le TER de Montélimar. Le ciel se grise un peu, les conversations des passagers sont sérieuses, sur les villes qui se désertifient, les campagnes qui se ghettoïsent, le monde qui n’est plus d’ici, mais qui sommes-nous et vers quoi allons-nous… Avignon. Les remparts sont au moins aussi beaux que l’année dernière, les pavés ont gardé nos empreintes. Je suis plus heureuse que l’année dernière. La familiarité des lieux confine à une béatitude suspecte, tout va bien, trop bien. Mon chargeur détruit par une prise électrique dans le train. Nous sommes samedi après-midi, ma batterie se vide, se meurt, le monde m’échappe, la panique m’étreint. Juste à côté de l’hôtel, une supérette me sauve la vie et me vend le possible renouvelé de mes connexions. Je remplis mon sac à dos de bricoles à grignoter, il reste une demiheure avant le premier spectacle. Un morceau de pastèque à la main, je veux courir à ma chambre, mais les numéros, les étages se confondent, je me perds, l’ascenseur est bloqué, je prends la porte de secours qui claque dans mon dos, le temps vient de s’arrêter. La porte n’a pas de poignée intérieure. Je fais tous les étages, je monte, je descends, aucun réseau, mais qui me sauvera ? J’atterris dans un sous-sol ou sèchent des vêtements, un appareil, un climatiseur ou un groupe électrogène, je ne sais pas, je ne sais plus, je n’ai pas le temps d’avoir peur, il fait noir, complètement noir, je vais peutêtre mourir, ça t’apprendra, ta familiarité, et puis un rayon de lumière, une porte peut-être, un chat qui file en dessous, ma délivrance, oui une porte. Ma pastèque dégouline le long de mon bras, se confond dans le rose de ma jupe, je refais le chemin à l’extérieur de l’hôtel, l’ascenseur cette fois est d’accord, au premier étage dans la chambre 104 je me jette, l’obscurité de la cave était forte comme les coulisses d’un théâtre, je serai à l’heure, celle de 17, il fait 40 degrés, je bénis tous les chats de la terre. 50
Le spectacle s’appelle Hippolyte La compagnie Le Talon Rouge est strasbourgeoise. Trois silhouettes sur fond bleu. Ombres perruquées dans un long silence cerné de masques, comme un effroi en devenir, celui du viol et de la haine, de la vengeance, mais surtout, dans ce mythe d’Hippolyte traversé et revisité à partir de la Phèdre de Sénèque par l’écriture de Magali Mougel, marqué d’une ineffable foi en l’humanité. C’est sans doute le moteur de Catherine Javaloyes dans sa direction d’actrices, libre et joyeuse. Stéphanie Félix porte haut cet Hippolyte mâtiné de clown et de tragique éloquence tandis que son jumeau, punkement interprété par l’étonnante Pascale Lequesne gravite lui aussi d’amour démuni autour de la juste et belle figure de Marie Seux. On se perd quelquefois jusqu’au vertige dans la complexité des rôles interchangés jusqu’au risque de les réduire en une partition interne, mais l’auteure, comme la metteuse en scène, aiment le risque et tant mieux. Les tourments de Sénèque sont toujours nos tourments, et Magali Mougel a, entre autres, la beauté de ne pas les vouloir éternels. 21h. Dans l’ombre de la cour d’honneur du Palais des Papes plane encore, déjà éternelle, la magie de Thyeste. La mise en scène de Thomas Jolly avait fait théâtre absolu de tout l’espace, jusqu’à l’image dévastée d’Atrée mangeant la chair de ses enfants. Pascal Rambert n’est pas Sénèque, mais est-ce la question ? Celui pour qui jouer dans la Cour d’Honneur « a quelque chose d’un rêve du premier théâtre grec » a écrit Architecture, comme ses autres pièces, pour ses acteurs et actrices. Il parait qu’il est prétentieux, au moins autant que son théâtre, traduit dans à peu près toutes les langues, mandarin, russe et grec compris, que sa réputation dans le monde entier est surfaite, que c’est un mondain entretenant le théâtre institutionnel au détriment d’une fange méprisée par une politique culturelle dont il serait un fervent serviteur. En France, le désamour des critiques est aussi vif qu’une piqûre de scorpion. L’accueil du public n’est pas du tout le même que l’année dernière, des déferlantes outrées s’échappent par grappes ostensibles. Le texte servi sur un plateau blanc à la géométrie parfaite, poursuit sa route, visiblement d’infortune, dans ce « memento mori pour penser notre temps » déclamé trop longtemps, c’est certain. Il parait qu’il y a une façon de jouer Rambert, Emmanuelle Béart en est, en tout cas, ce soir-là, sa plus puissante ambassadrice. Il parait qu’il y a un public Rambert, j’y garde ma place, l’amour est inconditionnel, il parait que l’inanité de son texte est sauvé par tous
ses merveilleux acteurs, il parait que le public a toujours raison. Mais alors, comment un texte si, parait-il, égotique, traverse pendant quatre heures les acteurs qui le portent avec une telle force et faisant autant l’unanimité ? En quoi cette histoire d’une famille tourmentée revisitant les heures sombres de l’Europe, de 1911 à l’Anschluss, de la montée des nationalismes et de l’effondrement d’une civilisation a-t-elle quelque chose de si difficilement audible, justement par nos temps qui courent ? Et encore, pourquoi ne retenir que les scories d’un texte et vouloir en piétiner toutes les fulgurances ? À l’entracte, certains de mes camarades moquent mon amour immodéré qui, parait-il, m’égare. J’adore être égarée. Des clans se forment, le ciel est magnifique. 5h00. La climatisation marche par intermittence, la foudre brûle la nuit. Dans mon rêve, le « communisme sexuel » fait rage, Jacques Weber est enceint depuis dix ans… Dimanche, 9h45, et déjà toutes les questions du monde, le nôtre, réunies en un titre, presque une question. Une forêt en bois… Construire transforme soudain la matinée en une possibilité, comme une promesse faite au nom du métier de poète toujours si proche de celui de vivre. La Compagnie La Mâchoire 36 (54) propose cette étude à travers le personnage de Sylvestre, celui que Fred Parison habite de toute sa délicatesse, tel un Walden et la vie dans les bois opinément ressurgit à l’orée de notre temps, l’univers de Thoreau parsème le spectacle d’un charme particulier. « Il est évident que nous avons pensé à lui, mais sans angélisme et sans rentrer dans aucune didactique. » Estelle Charles accompagne son acteur de sa fine mise en scène, elle sait exploiter et renforcer un presque nonjeu qui sied à merveille à un propos ouvert, sans injonction aucune, comme si souvent dans le théâtre jeune public. Sur le plateau tout de bois, de marionnettes et d’objets vêtu, une cabane sur laquelle le mot branche se décline en variation, une table, des sons, des sensations, pas de texte, mais tout est langage, le bruit de la vie déploie son art. Les silences ont la grâce que rend Fred Parison à la nature, portant l’émotion à son comble lorsque doucement, en posant un rondin de bois en guise de disque, il offre au public l’impromptu d’un orage. C’est si beau. 11h. Il fallait oser. Oser Manset. Oser l’incarner, le parodier, s’en moquer, se l’approprier. Et pardessus tout, le chanter. Il y fallait beaucoup d’amour et d’admiration, sans vaine distanciation. C’est ce que propose la Compagnie Claire Sergent (51),
admirablement servie par Maxime Kerzanet et Léopoldine Hummel dans une mise en scène de Chloé Brugnon. On voudrait revivre, l’un des titres phares de Gérard Manset sert de titre et de cœur conducteur à ce spectacle tout de déférence et de révérence mené, sans pourtant qu’aucun cliché n’enferme, bien au contraire. « Je m’amuse, je fais ce que je veux. J’ai le droit. Je suis Gérard Manset. » Tel est aussi le prétexte parfait pour interroger toutes les sphères, poétiques évidemment, mais souvent philosophiques. Les questions « manséènnes » mises en abîmes sont bien sûr celles de la création, de la vanité de l’existence, de la trace que nous laisserons, à l’image des théosophes et de la mémoire de l’univers très justement évoqués. Léopoldine Hummel, fait juste ce qu’il faut en jouant la carte de la sobriété et laisse tendrement son compagnon déployer à son tour toutes les cordes de son talent. Celle de sa guitare, du comédien qu’il est, mais surtout d’un magnifique interprète revisitant le répertoire de Manset. Maxime Kerzanet, comme un nom qui promet. 13h15. L’estomac dans les talons attendra et pour cause, le spectacle s’appelle Révolte. L’événement est de taille, cette année le Luxembourg est de la partie. Les échanges culturels que le Grand Est entretient avec ses voisins du Luxembourg offrent la possibilité de découvrir la Compagnie Le Centaure avec un texte d’Alice Birch et ça démarre fort. Tout se joue sur le renversement, ou plutôt l’inversion, du pouvoir, du langage, des corps, des genres. Les acteurs et le texte vivent dans un rythme effréné, un peu dilué dans la seconde partie. Il n’est pas exclu qu’un coup de stress avignonnais ait un peu troublé le jeu par l’enjeu, ce sont des choses qui arrivent. 14h45. En attendant la conférence de presse donnée par Pascal Mangin, Président de la Commission Culture de la Région Grand Est et Sam Tanson, Ministre de la Culture du Luxembourg, les bretzels du petit buffet craquent furieusement sous mes dents. L’ambiance est au beau fixe. Tout à coup, branle-bas de combat dans l’accueillante Caserne, cameramen et women, journalistes, et toute l’équipe du Grand Est sommes réunis dans une petite salle blanche climatisée. Le temps est compté, nous avons droit chacun à une question. Je demande à Sam Tanson si pour le Luxembourg le fait d’être « représenté » par un spectacle intitulé Révolte est un signe. Elle rit de bon cœur, mais n’oublie ni sa fonction ni son sérieux : « Non, cela n’a pas de rapport. Par contre, je peux vous dire que la question du droit des femmes qui est traitée dans le spectacle est une de mes grandes priorités. » 51
15h30. Voilà une vie d’homme racontée par un homme. Celle de Bernard-Marie Koltès mise en voix, en scène, en espace, en tout par Jean de Pange et sa Compagnie Astrov (57). Justement, ce tout m’agace immédiatement, le parti-pris professoral, le bureau jonché de livres et pire encore, la vidéo déroulant les textes. Je n’y crois pas, il ne va pas nous imposer ça pendant 1h20. Il le fait. Tant et si bien que son adaptation de la correspondance privée de Koltès finit par émouvoir et tisser un lien intense avec le public. On le sait bien, certaines histoires d’amour commencent sur un malentendu. 17h. Lorsque deux très jeunes comédiens sont si horriblement « dirigés » (et par trois personnes !) je souffre. Une fois n’est pas coutume, je quitte la salle. On ne se rend pas compte à quel point les acteurs sont fragiles, à quel point on peut tuer ce qui est en eux. Quand un metteur en scène se sert des acteurs pour satisfaire ses pulsions, il n’y a pas de théâtre. 18h15. Présence Pasteur. L’air est opaque. Le plateau, immense, est à l’image de la surprise qui nous attend, de la silhouette de Philippe Girard y délivrant, de dos, un premier monologue au parfum tragique d’une vie qui s’achève, physiquement et politiquement. Celle du général de Gaulle, durant ce 11 décembre 1969, rejoint une ultime fois par André Malraux, incarné par John Arnold, dans sa demeure à Colombey-les-Deux-Églises. Avec Le Crépuscule, le metteur en scène et directeur de la Compagnie l’Atelier du Premier Acte (67) a choisi d’adapter Les chênes qu’on abat avec une volonté de partage et de transmission, bien sûr du texte magnifique de Malraux, mais aussi d’un temps ou le langage politique, quel qu’en soit la direction, faisait vœu de hauteur et d’humour : « Mon seul rival international, c’est Tintin », plaisante le général. Le spectacle se joue en plans successifs, voués aussi, on l’espère, à une adaptation télévisuelle. Les deux acteurs rivalisent d’une intelligence au plateau que l’on sent nourrie aussi par une amitié forte et féconde. En matière de théâtre à caractère historique, Lionel Courtot n’en est pas à son coup d’essai, mais celui-ci est de maître, son premier métier, celui d’ethnologue, le conduisant souvent où le passé parle le mieux notre avenir. Le Crépuscule, n’est-il pas un texte terriblement visionnaire et prophétique, tant à propos des confusions de la politique française que des ravages de l’impérialisme américain ? Alors, « La grandeur, c’est fini ? », « Je crois que oui, répond le metteur en scène, nous sommes en plus dans un monde plongé dans beaucoup de désillusions et de scepticisme. Monter ce spectacle est justement pour moi une façon de remettre 52
en avant ce qui était l’engagement d’homme au service du collectif et des idées et d’amener une réaction. Ce qui est drôle, c’est que je suis issu d’un milieu très antigaulliste, c’est vraiment la lecture du texte de Malraux qui m’a fait découvrir De Gaulle et ce monde qui finit avec lui. » Et qui, à l’écoute de ce dialogue entre deux grands hommes, à travers la voix et le corps de deux grands acteurs, symbolise cet espoir si cher à Malraux. De Gaulle : « Staline avait raison, il n’y a que la mort qui gagne. » Malraux : « L’important, c’est qu’elle ne gagne pas tout de suite. » À la sortie, Pascal Mangin, comme après chaque spectacle, vient sonder les cœurs et les âmes. Accompagner les compagnies soutenues par le Grand Est n’est pas un vain mot, cette représentation semble l’avoir particulièrement rendu heureux. Mon enthousiasme a l’air de le sidérer, sa sidération m’enthousiasme, nous nous enthousiasmons de conserve, je lui assure que l’on peut aimer Rambert, Malraux et les morceaux de bravoure du général. Je l’interroge sur l’existence des grands hommes politiques actuels, les cigales explosent toutes les unités hertziennes. 20h45. Retour à la Caserne, avec Un homme par la Compagnie Ultima Necat (54). Annoncé comme un « spectacle de théâtre transdisciplinaire », la chanson, l’acrobatie, la musique et le théâtre sont les arguments forts d’un contenu offert comme une fable. Tiré d’un recueil de nouvelles de Charles Bukowski, c’est une histoire d’amour, de sexe et de whisky qui se termine mal, évidemment, passant à l’épreuve d’improbables retrouvailles. Il n’y pas tant à raconter qu’à voir, tant l’image est prégnante. On se croit tour à tour chez Warhol ou chez Fassbinder, mais surtout partout où le diable nous emporterait. La mise en scène de Gaël Leveugle varie les couleurs de la folie et va heureusement au bout de la sienne. 22h. Thibaut Wenger est trop jeune pour avoir vu la mise en scène de Combat de nègre et de chiens par Patrice Chéreau, bien plus encore lorsque, pour la première fois, le texte de Bernard-Marie Koltès a été créé au Théâtre La Mama à New-York en 1982 par Françoise Kourilsky. On se dit qu’une nouvelle lecture de cette pièce pas si facile trouve lieu d’être à travers un univers cinématographique érigé dans une scénographie de haut vol. Le metteur
en scène et comédien de la compagnie Premiers Actes (68) a voulu ce Combat âpre et mouvant dans une pénombre hypnotique. Une façon d’aller au bout du propos de la pièce de Koltès, désincarnant la couleur des peaux, l’amour, la merde et la mort, les territoires et les chasses gardées d’une Europe obtuse et effrayée par une Afrique fantasmée, le grand Autre, toujours étranger. Jaillissent, plus lumineux encore, les mots puissants et éclatés de la langue koltésienne, portés par la brillante troupe de Wenger, dont François Ebouele, si remarquable Alboury. Et puis, il y a Léone, blonde dans sa robe blanche barrée de sang et de terre, criant son désespoir telle Marilyn dans les Misfits. Léone, perdue et perdante comme souvent les femmes dans le théâtre de Koltès, ici l’étranger n’est pas toujours celui que l’on croit. Léone, magnifiquement habitée par Berdine Nusselder. Le parti-pris de Thibaut Wenger a largement gagné ses applaudissements. 1h00. Un restaurant grec nous accueille malgré l’heure tardive, la moussaka a un goût de confidences qui glisse sur des terrains plus politiques. Sans savoir pourquoi, mais tout fait lien, il est question de la Syrie, des terres fermées et de la folie humaine, de l’horreur qui excède la parole et que rien ne justifie. La nuit nous absorbe. 9h00. Dernières rencont res, dernières discussions avec les différentes compagnies, c’est la même émotion que l’année dernière. 11h. Dans la belle petite église de SaintSymphorien-les-Carmes, une affiche exhibe un curé tout sourire au-dessus de son ventre énorme. « Il est là pour moi, je donne pour lui » prie la photo. Un fou rire m’étrangle. Un petit texte nous apprend qu’un curé vit avec moins de sept cents euros par mois, principalement de dons. Je m’interroge sur la notion de don, sur le prix d’une vocation, sur celles chèrement rétribuées et d’autres moins, sur le désir qui anime et l’art qui divine. Cette année, cela fait soixante ans que le ministère de la Culture a été créé, puisse le mot culture toujours rendre à Malraux son ambition première et à Jean Vilar son immensité. Le soleil envahit les vitraux, un ultime déjeuner de presse nous attend, avant le train, avant la vie ailleurs et son autre théâtre.
— HIPPOLYTE, théâtre le 15 octobre à l’Illiade, à Illkirch-Graffenstaden www.illiade.com — ARCHITECTURE, théâtre du 15 au 24 novembre au TNS, à Strasbourg www.tns.fr — ON VOUDRAIT REVIVRE, spectacle le 5 octobre à l’Espace 110, à Illzach ; le 8 octobre à la Salle Europe, à Colmar ; le 13 novembre à l’Illiade, à Illkirch-Graffenstaden cieclairesergent.com — UNE FORÊT EN BOIS… CONSTRUIRE, spectacle le 18 novembre à Neufchâtel, en Suisse ; du 19 au 21 novembre au Théâtre Le Passage, à Fécamp ; du 12 au 13 décembre au Merlan, à Marseille www.lamachoire36 — LE CRÉPUSCULE, théâtre du 3 octobre au 3 novembre à la Cartoucherie - Théâtre de l’Épée de bois, à Paris www.epeedebois.com
22h. Le pont de la nuit s’arque-boute jusqu’à Strasbourg. Il y a du vent, un vent inconnu, mais pas vraiment, un vent du sud.
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AURÉLIEN BORY, Revival
Cathartique création de la compagnie 111, Je me souviens Le ciel est loin la terre aussi fusionne l’art et le temps d’Aurélien Bory et de Mladen Materic. Vous avez deux spectacles à l’affiche en Alsace. En commençant par la Comédie de Colmar, la ville où vous êtes né. Et ça me fait très très plaisir, c’est d’ailleurs la première fois que j’y reviens ! Et après, il y a un lieu où j’ai découvert énormément de choses, notamment Kantor, c’est le Maillon, j’y serai avec mon autre spectacle Espæce, je suis vraiment heureux de cette coïncidence. J’ai été strasbourgeois jusqu’en 1994 et quand je passe à Toulouse avant d’y créer ma compagnie, le premier spectacle que je vois c’est Le ciel est loin la terre aussi de Mladen Materic au théâtre de la Garonne. Le lien entre mes deux spectacles, c’est évidemment Georges Perec. 54
Par Nathalie Bach ~ Photo : Laurent Padiou
Perec, c’est une obsession ? Un petit peu [rires], mais sans aller jusque-là, c’est un auteur qui m’intéresse beaucoup. Espèces d’Espace, par exemple, est un livre de chevet, tellement ouvert qu’on ne saisit pas tout de suite son enjeu, sa raison d’être. Et comme toute l’œuvre de Perec, c’est très autobiographique. Je me souviens… est un spectacle dont la mémoire est le premier sujet, et puis, le lien qui existe entre mémoire et création, comment notre mémoire construit nos représentations et comment ces représentations elles-mêmes influencent notre mémoire puisque, comme l’oubli, ce sont deux processus actifs. Nous avons recours à l’art pour se penser soi-même dans nos existences et dans le monde. La mémoire est le fondamental du vivant, vous en faites théâtre. Oui, parce qu’il y a un lien avec le théâtre. Très vite, nous oublions les spectacles du passé, plus rapidement que les livres, la musique, les films, en tout cas, là où les traces matérielles sont plus tangibles qu’au théâtre. Mais cet oubli permet la régénération, permet de réinventer le théâtre et c’est finalement assez théâtral comme procédé de reprendre un spectacle qui a existé. J’ai d’ailleurs demandé à Mladen de me donner ses décors. De toute façon, on recrée toujours à partir des spectacles qui nous ont précédés.
Vous adossez le passé au présent avec un titre qui signe aussi votre intimité. Dans ce titre, il y a le je qui m’imposait d’être sur le plateau et en discutant avec Mladen, je me suis aperçu que j’avais vraiment envie de me mettre en dialogue avec lui, ce qui lui permettait de se mettre en dialogue avec le spectacle qu’il avait lui-même créé. Une génération a passé, J’espère aussi que dans ce sujet-là, il y ait à la fois quelque chose de très personnel, de très universel et de partageable dans le lien qu’on a entre notre mémoire, nos représentations et notre existant. Je me retrouve 25 ans après avoir vu ce spectacle exactement dans la même situation que ce spectacle racontait, c’est-à-dire une famille, un homme avec des enfants et des parents en train de mourir. C’est assez étonnant de voir comment nous avons recours à nos représentations.
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— J e cherche toujours à ce qu’il y ait un dialogue avec l’espace. — Le 09.09, par téléphone
— Nous avons recours à l’art pour se penser soi-même. — Vous mêlez tous les arts dans vos spectacles, mais l’action semble être votre langage de prédilection, une façon d’aller au-delà des mots ? C’est vrai. C’est réellement le cas de Mladen, un théâtre sans paroles où les acteurs actaient si je puis dire, en se reposant vraiment sur les actions, ce qui donnait un caractère réaliste avec en même temps toute une portée poétique. C’était nouveau pour moi de considérer un théâtre qui soit à la fois de l’ordre du quotidien et du fantastique, avec quelque chose de très honnête, sans fauxsemblants. Et c’est en suivant son enseignement que j’ai essayé de trouver mon propre théâtre, ça m’a beaucoup encouragé. C’est une période charnière où je quittais le parcours scientifique que je faisais à Strasbourg pour essayer d’embrasser quelque chose d’artistique. Cette rencontre avec Mladen a été vraiment déterminante. Mon théâtre aussi est sans paroles, basé sur l’action physique. Je cherche toujours à ce qu’il y ait un dialogue avec l’espace. Justement, l’espace est toujours votre point de départ, avec une recherche très plastique, c’est même le dénominateur commun de vos spectacles ? Absolument. L’espace m’intéresse beaucoup, mais aussi le rapport avec l’existant, en l’occurrence ici avec un spectacle qui a déjà existé. Envisagez-vous de revenir à un théâtre plus textuel ? Mais oui ! C’est d’ailleurs quelque chose que j’ai déjà fait en 2017 avec un texte de Valère Novarina que j’ai mis en scène pour les élèves de l’ENSATT, c’est un auteur qui a presque une écriture physique de la langue. En fait avec ce matériau-là, j’y ai vu la continuité de mon travail. Je vais d’ailleurs être amené à travailler sur des textes d’un autre ordre. Il faut toujours pour moi qu’il y ait une connivence entre les moyens utilisés et le sujet que l’on choisit. Et quand même, dans Espæce, il y a une phrase ! [rires]
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Comment parleriez-vous de Je me souviens… ? Je dirai que c’est un spectacle que j’ai vu il y a très longtemps, dont j’ai essayé de me souvenir et ne pouvant le faire, alors j’en ai fait autre chose. C’est fantastique que la vie m’ait donné l’occasion de le réaliser, de réunir, avec Mladen, nos deux je, c’est une symbiose. Je dirai aussi que c’est un théâtre fait avec les moyens du plateau, avec tout ce qui peut y tenir. Mon théâtre se fait avec toute la physicalité du corps et de l’espace. Si vous aviez un « Je me souviens » qui vous resterait de cette création ? Ah, c’est intéressant ça, parce que Mladen m’a posé exactement la même question ! Le premier souvenir que j’ai, c’est l’affiche que j’ai vue dans la rue, et je me souviens que c’est pour cela que je m’y suis rendu. — JE ME SOUVIENS LE CIEL EST LOIN LA TERRE AUSSI, spectacle du 16 au 18 octobre à la Comédie de Colmar www.comedie-colmar.com — ESPÆCE, théâtre le 23 et 24 novembre au Maillon, à Strasbourg www.maillon.eu
Freak Show Par Aurélie Vautrin ~ Illustration : Julie Camus
C’est l’un des grands noms de la contre-culture américaine : Frank Zappa, éternel inclassable de la musique contemporaine, artiste engagé au.x talent.s furieusement protéiforme.s, tour à tour batteur, guitariste, chef d’orchestre, peintre, écrivain, cinéaste, producteur, ingénieur du son – et même candidat aux présidentielles américaines. Devenu icône tant son parcours, son œuvre et son âme ont marqué à jamais l’histoire, non seulement de l’art, mais aussi celle du monde en général. Audelà du « simple » biopic, Paul Schirck, co-directeur de la compagnie L’Armoise Commune, imagine un symposium où six trentenaires, musiciens, militants et cosmologues interrogent l’héritage de l’artiste. Car « par sa recherche musicale innovante et provocante, par ses engagements politiques, par son humour comme par ses idées noires, l’œuvre de Zappa permet de questionner le sentiment de résignation et d’indifférence ambiant, commente l’auteur, également metteur en scène. Dans une époque où l’individualisme se fait de plus en plus fort, où l’ultralibéralisme gouverne nos existences, où la pensée et l’inculture politique normalisent des votes extrémistes, les recherches et les prises de positions zappaïennes sont pour moi une source d’inspiration grandiose. » Entre théâtre, conférence et concert, Cosmik Debris – emprunté à un titre de Zappa lui-même – évoque tant l’émancipation raciale que la liberté sexuelle et le désastre écologique, chacun se faisant ou non le porte-parole de la pensée iconoclaste de l’artiste. « Le montage est fait de divers matériaux, à la fois personnels, mais globalement issus de références communes, partagées et défendues par tous. Il y a les lectures, les films, les musiques de l’œuvre zappaïenne, mais aussi mes voyages aux États-Unis et tout ce qu’ils ont contenu de paysages, de rencontres et de débats politiques. Il s’agit d’un ensemble d’éléments capables, mis en miroir, de créer notre propre mythologie. » Et de donner envie de s’engager de manière générale, pourrait-on ajouter. — COSMIK DEBRIS, théâtre du 6 au 8 novembre à La Filature, Scène Nationale, à Mulhouse www.lafilature.org
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BRUNO BOUCHÉ, Bis repetita Par Valérie Bisson ~ Photo : Klara Beck
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Bruno Bouché, directeur artistique du Ballet de l’Opéra national du Rhin, a été renommé pour un second mandat de trois saisons. Cette rentrée, singulièrement endeuillée, est l’occasion de faire le point sur un travail discret mais remarquable, de bénéficier d’une rencontre ouverte sur la patiente construction de son projet artistique « Pour un ballet européen au XXIe siècle » et sur une nouvelle recherche d’équilibre après la triste et brutale disparition d’Eva Kleinitz. Pari risqué, mais réussi, au regard de la belle énergie qui rayonne depuis les studios à Mulhouse. Cette ouverture de saison est particulière pour plusieurs raisons ; quels sont vos sentiments face à la reconduction de votre contrat ? J’ai la chance de savoir que je suis renouvelé pour trois saisons alors que je n’ai pas encore fini mon premier mandat. Cela apporte une stabilité dont nous avons tous besoin à cause du décès prématuré d’Eva, mais c’était aussi une demande de ma part, j’avais besoin de pouvoir me projeter plus facilement dans l’avenir. Les saisons se bâtissent largement en amont et mes deux années précédentes sont passées à toute vitesse. En même temps, deux saisons ce n’est pas grand-chose pour porter un projet. J’ai le sentiment d’avoir pu dessiner un mouvement qui est en train de se préciser. Je tâche d’observer ce qui se passe autour de moi, cela me permet de continuer à imaginer mon projet et à conduire une réflexion sur ce qu’est ou ce que devrait être un ballet au XXIe siècle. Si
cela passe essentiellement par la création. Une réflexion sur un répertoire très spécifique, nous permet de rebondir et d’interroger le monde d’aujourd’hui. J’ai demandé aux chorégraphes invités d’être dans la création et aux artistes du ballet de développer leur propre créativité. La relecture, par Radhouane El Meddeb, d’une des chorégraphies les plus emblématiques de la tradition classique, Le Lac des cygnes, a parfaitement illustré cette réflexion. Quels sont les enjeux d’un ballet au XXIe siècle ? Effectivement, ce choix a fait partie de la prise de risques. Ce fut audacieux de convoquer Radhouane El Meddeb, tant parce qu’il vient du monde de la danse contemporaine que par ce qu’il a fallu tenir compte de sa forte personnalité. La réaction du public a été formidable, la nouvelle chorégraphie du Lac des cygnes a été un grand succès. Cette saison, je renouvelle le propos en invitant deux chorégraphes italiens émergents : Mattia Russo et Antonio de Rosa. La création Pagliaccio retourne l’univers de Chostakovitch en interrogeant le monde du cirque de manière grinçante. Confier à Gil Harush une nouvelle création autour de l’œuvre et de la vie de Virginia Woolf va aussi faire bouger les lignes. Harush ne vient pas du ballet et l’utilisation d’un tel matériau littéraire est un vrai pari qui ouvre de nouveaux chemins de création. Dans le cadre du festival Arsmondo, consacré à l’Inde, l’opéra Until the Lions, échos du Mahabharata, est mis en scène et chorégraphié par une femme, Shobana Jeyasingh, qui n’a pas l’habitude de travailler avec des artistes de ballet. Née à Chennai (Inde) et installée à Londres, Shobana associe des artistes de sa compagnie à ceux du ballet de l’OnR. C’est aussi de l’ordre de la nouveauté et tout se passe très bien entre les artistes qui se montrent ouverts et disponibles, très loin des clichés qu’on peut véhiculer sur le monde du ballet. Un mot sur la nouvelle Saison 2019-2020 ? Elle est riche, tous les projets me sont chers. Nous allons continuer à concrétiser les nouveaux chemins de création avec des esthétiques 59
différentes. Ma création Encore, dans le cadre de la deuxième édition de Spectres d’Europe, est en regard de celle de Forsythe, Enemy in the figure. Encore est énigmatique et vient questionner le politique ; la danse peut-elle se saisir d’un imaginaire, du spectre de notre histoire européenne qui rôde et qui ne trouve pas de résolution, qui se répète ? À chaque saison cette question reviendra, ces deux pièces ont un côté spectral, on ne sait pas si on est dans un rêve, un cauchemar. Le titre évoque un séminaire de Jacques Lacan, dans lequel il pose la question de la difficulté à concilier jouissance et amour, il y parle du rapport à l’autre, du désir de vie, avant toute chose. Le plaisir, encore et encore, qui donne envie de se lever le matin, est mis en miroir de la fatalité, de ce qui se répète et du peu d’apprentissage que l’on tire de nos expériences. C’est une des questions de la psychanalyse et du vécu de l’histoire, le problème de la jouissance à tout prix, l’amour peut-il être un catalyseur de la bestialité ? Face à ce vide béant, ce manque, se pose ce qui donne un sens à nos existences et l’exigence individuelle ne pas être dans la puissance et la destruction, mais dans l’acceptation de cette fragilité, de ce manque. Encore parle de l’acceptation de cet irrésolu. Cela fait un peu écho à notre grande maison, ce grand bâtiment fragile qui jouit d’une grande aura. On tâche d’y faire toujours plus avec toujours moins grâce à la passion des équipes qui ne fait malheureusement pas tenir les murs. Avec Eva, on s’encourageait face aux difficultés, on se soutenait, c’était un rapport rare entre un directeur général et un directeur de ballet. Elle avait un vrai respect pour la danse et s’appuyait sur elle pour sa programmation. Aujourd’hui, je sens que le ballet est fort, nous avons rempli les objectifs et nous pouvons nous appuyer sur ces résultats pour consolider les choses. Le renouveau passe essentiellement par la création des spectacles, mais comment renouvelle-t-on la structure même de la danse académique ? Le Ballet de l’OnR n’est pas un Ballet classique, même s’il peut être perçu comme cela. C’est un corps de ballet avec des membres permanents dont la spécificité est d’avoir eu une formation académique. La danse classique, c’est un style, une esthétique. Le projet auquel je réfléchis, a à voir avec la déconstruction. Nous questionnons une tradition et un langage chorégraphique, dans le sens où J. Derrida pensait la déconstruction, pour tisser des œuvres dans les interstices d’autres œuvres ou d’autres traditions. Non pour les 60
parasiter ou s’y installer en braconnier, mais pour que de l’entrelacement naisse quelque chose de jamais vu. Le corps du danseur académique est un corps hyper formé, totalement verticalisé, ce travail a déjà été largement engagé par des chorégraphes tels que William Forsythe ou Jiří Kylián. A l’issue de ma formation à l’Opéra de Paris, j’ai eu la chance de rencontrer Pina Bausch, je sortais d’une prestigieuse maison et j’avais été formé à l’excellence, mais peu à l’ouverture. Je me retrouvais, à 18 ans, avec mon t-shirt blanc et mon collant gris, dans les auditions du Sacre du printemps. Je n’avais entendu parler de Pina Bausch qu’au cours d’histoire de la danse. J’étais là, à me débattre avec quelques mouvements… mais elle nous choisit, une poignée de danseurs et moi, nous étions très curieux, c’est ce qui intéressait Pina, elle accordait plus d’attention à ce qui motivait les gens, à ce qui les mettait en mouvement, qu’au fait qu’ils dansent parfaitement bien. Ce qu’elle demandait avait du sens, je trouvais du sens à aller chercher et exprimer des sentiments dans le but de toucher les personnes qui verraient ce travail puissant. C’est à cette école que j’ai compris la nécessité de défendre la danse dans toutes ses esthétiques, toutes ses expressions. C’est pour cela que je fais de la danse, pas pour faire ou refaire du Pina Bausch, mais bien pour révéler ce qu’une pièce raconte. C’est dans cette émotion, dans une danse expressionniste, que la forme se met vraiment au service de ce qu’on va exprimer. Même si on le fait avec une rigueur importante, on ne s’en tient pas à la belle reproduction d’une forme, c’est là où on serait dans le classicisme. Montrer les passions qui débordent, l’homme dans sa sauvagerie, dans son dépassement, c’est cela qui m’anime, tout comme le théâtre d’un Chéreau ou d’un Castelluci me bouleversent.
—E ncore, c’est le nom propre de cette faille d’où dans l’Autre part la demande d’amour. — Jacques Lacan
On retrouve ce genre de déconstruction chez Ohad Naharin, ses chorégraphies utilisent beaucoup les postures de yoga que vous pratiquez vous aussi. Que vous inspire cette discipline ? Je recherchais depuis longtemps une autre manière d’aborder le travail du corps. Dans le yoga ce qui est central, le travail des asanas et du pranayama, n’est qu’un vecteur, ce n’est pas une finalité. La finalité du yoga, qui est avant tout une philosophie, c’est d’avoir une pensée claire. On peut l’aborder dans une spiritualité qui n’a rien de religieux, mais qui est plutôt une connexion très sensible au monde qui nous entoure. Le yoga m’accompagne en tant que chorégraphe et danseur, mais aussi pour faire face aux pressions. Sans rien y mettre de mystique, le yoga, et surtout le souffle, est une méditation. Le yoga a véritablement changé mon rapport au corps et j’intègre de plus en plus le souffle dans mon travail, malgré son aspect évanescent, il demeure un élément sur lequel on peut appuyer sa force, autant que sur la musculature. Comment les danseurs, habitués à une discipline rigoureuse, parviennent-ils à s’approprier ces nouvelles formes d’expression ? Nos artistes sont issus d’écoles supérieures, ils y ont appris la technique et le travail. Tout l’enjeu est de continuer à les former afin qu’ils deviennent le plus polyvalent possible ; ils doivent pouvoir passer les frontières de la discipline académique, le danseur, son corps, son savoir et son humanité sont le matériau premier. J’encourage beaucoup les artistes du Ballet à être dans la transversalité et j’essaie de les ouvrir à d’autres formes d’expression artistique. Je me nourris beaucoup de toutes les formes d’arts même si mon vecteur d’expression est la danse. C’est un outil incroyable, mais on aimerait parfois s’exprimer différemment, faire du théâtre, du cinéma. Le corps, et donc la danse, est peut-être le meilleur vecteur pour exprimer ce qui relève de la sensation, mais cela ne m’empêche pas de l’interroger, peut-elle parler de politique, de société, de quotidienneté ?
débute la création chorégraphique. Je ne suis jamais dans un travail de note à note, je pars de ce qui me préoccupe, je m’amuse alors à composer une sorte de collage. Il en ressort parfois des décalages ou au contraire des repères très clairs. C’était le cas pour Fireflies, à partir d’une playlist agencée avec Nicolas Worms, ce sera le cas pour ma prochaine création. J’écoute beaucoup de musiques différentes et dès qu’un morceau me séduit, je le mets dans une playlist et je vois si une dramaturgie musicale se dégage de mes choix. Je ne me considère pas comme un grand mélomane et je le regrette. J’ai le goût d’une certaine musique classique et je suis très intéressé par les musiques actuelles, je trouve un grand déploiement d’émotions dans l’électro. J’aime aussi beaucoup les chansons à texte, elles m’apportent l’inspiration. — RUSALKA, opéra du 18 au 26 octobre à l’Opéra National du Rhin, à Strasbourg ; les 8 et 10 novembre à La Filature, à Mulhouse — SPECTRES D’EUROPE, danse du 11 au 13 octobre à La Sinne, à Mulhouse ; du 3 au 4 novembre au Théâtre municipal de Colmar, à Colmar ; du13 au 18 novembre à l’Opéra National du Rhin, à Strasbourg www.operanationaldurhin.eu/fr
En tant que chorégraphe, vous utilisez plusieurs matériaux, la technique, l’espace, l’esthétique visuelle et bien sûr, la musique. J’ai un rapport très hétérogène à la musique, je n’ai pas de ligne directrice à proprement parler. Parfois, c’est de l’ordre de la commande, j’ai une musique et je dois faire une chorégraphie. Pour la rentrée, on avait choisi, avec Eva, des études au piano, de courtes pièces live à partir desquelles je 61
LISBETH GRUWEZ, La promenade au phare
Par Valérie Bisson ~ Photo : Lisbeth Marteen
Propulsée par une énergie d’électron libre, Lisbeth Gruwez prend le chemin de l’apaisement et nous parle de ses nouveaux paysages intérieurs, entre féminité et appartenance.
Son intense parcours de danseuse, notamment au côté de Jan Fabre, a naturellement amené Lisbeth Gruwez vers la chorégraphie et à la création de sa compagnie Voetvolk. Son dernier spectacle, The Sea Within, écrit pour dix danseuses, parcourt une marée de corps féminins et ouvre une voie au rythme des mouvements intimes et de la méditation avec l’aide de la musique de Maarten Van Cauwenberghe, fidèle acolyte de Lisbeth. Vous changez radicalement de forme, c’est la première fois que vous chorégraphiez sans danser, qui plus est pour dix danseuses. D’où vient cette transformation ? Sans doute de l’âge… Il y a changement parce qu’on grandit, on expérimente et c’était un pas logique dans mon chemin que d’essayer de véhiculer mon langage, ou ce que je veux faire, à travers les voix d’autres danseurs. Je voulais travailler sur les landscapes et j’avais besoin d’être à l’extérieur et non à l’intérieur pour comprendre autrement. Qu’est-ce que cela a modifié dans votre rapport au corps, à la danse ? Je reste une danseuse et je danse avec les danseuses, en les regardant, même si je suis immobile. J’ai essayé de ne pas trop leur montrer ce que j’avais envie de voir et de travailler sur ce que je pouvais leur donner ou faire sortir d’ellesmêmes. J’avais en tête l’image d’un collectif qui garde un grand cœur, un collectif faisant corps dans le mouvement tout en mettant en valeur chaque individualité avec ses qualités spécifiques. J’ai beaucoup veillé à ne pas gâcher les aptitudes personnelles ou à ne pas les détruire en voulant voir ce que je voulais voir. La douceur de The Sea Within vient rompre avec le cycle plus violent du triptyque ouvert par It’s going to get worse and worse… Quand on œuvre avec des gens, il faut trouver une manière appropriée de communiquer. Lorsqu’on travaille seul avec soi-même, on peut être beaucoup plus dur ; à un moment je me suis dit que ça ne valait pas la peine de rester si fâché envers soi. C’est peutêtre le temps et l’expérience qui font que l’on prend un chemin plus adouci, on regarde les gens et les paysages avec plus d’empathie ou de bienveillance. C’est aussi pour cela que je n’ai pas choisi d’hommes pour cette chorégraphie, j’avais besoin de proximité. Dans mes autres pièces, qu’on pourrait qualifier de plus masculines, je zoomais sur les comportements humains, sur des états angoissants, afin d’en faire des portraits critiques. Pour The Sea Within, j’ai voulu avoir une vue d’ensemble, il s’agissait de traiter de la méditation et de se recentrer dans un endroit de silence, afin de regarder un paysage avec respect et élégance, et de s’interroger sur la manière de devenir ce paysage au lieu de le détruire, fusionner et se fondre plutôt que d’entrer en force.
—N ous avons tous besoin d’appartenance, mais aussi le profond désir de s’exprimer en tant qu’individu. — Le 11.09, à Strasbourg Quel regard portez-vous sur l’expression du féminin actuel, sur la voie qui est peut-être en train de s’ouvrir ? Beaucoup de pièces sont faites par des femmes, avec des femmes, sur des femmes. Ces pièces jouent avec les images d’une femme stéréotypée, et je ne voulais surtout pas tomber dans ce travers. Durant l’élaboration de The Sea Within, nous n’avons que très peu évoqué la notion de féminité, nous avons plutôt parlé des qualités que l’on trouve dans la nature à la fois sauvage, forte mais aussi vulnérable. Il y avait un vrai désir de se sortir d’une pensée tribale, une pensée de groupe qui réfléchit contre un autre groupe. On a trouvé que la force d’une femme est de lier les choses, nous avons tous besoin d’appartenance, mais on a aussi le profond désir de s’exprimer en tant qu’individu. Les gens font de plus en plus de méditation parce qu’ils ressentent le besoin de faire partie d’un tout. On a recherché ce que ça signifiait de se sentir un et de faire partie d’un environnement, d’un paysage auquel tu t’identifies. Il y a plusieurs niveaux de lecture dans le spectacle. Nous voulions parler de ce qui fait la force d’être une femme plutôt que de parler de sa faiblesse, évoquer l’identité d’une femme qui reprend sa force. Une sorte de naissance évoquée dans une scène où on fait naître chaque personne une nouvelle fois. Mais au-delà du féminin, The Sea Within dit aussi que nous ne devons plus penser en termes d’identités ou de genre mais juste en tant qu’êtres humains. Cette idée qu’être femme, c’est se revendiquer comme telle et au final se comporter comme un homme est inutile, on ne veut pas se fâcher avec les hommes. Ces vraies questions philosophiques, nous avons essayé de les concrétiser et de les rassembler dans une grande marée, une mer de filles, un paysage organique qui nous unit parce que nous sommes tous les gouttes d’un grand océan de forces. — THE SEA WITHIN, spectacle le 2 et 3 octobre à Pole-Sud, à Strasbourg www.pole-sud.fr 63
FRANÇOIS CHAIGNAUD, Hortus deliciarum Par Valérie Bisson ~ Photo : Anna van Waeg 64
De concert, François Chaignaud, chorégraphe, danseur, chanteur et historien, et Marie-Pierre Brébant, musicienne et claveciniste iconoclaste, ont conçu un spectacle à partir de l’intégrale des chants liturgiques composés par l’abbesse bénédictine Hildegard von Bingen (1098-1179).
Symphonia Harmoniæ Cælestium Revelationum est présenté et coproduit par le festival Musica. Spectacle atypique donné en avant-première, il met en volume les 69 mélodies grégoriennes écrites par la religieuse dans un style céleste et méditatif. La démarche de François Chaignaud et Marie-Pierre Brébant consiste à réinterpréter les monodies de la nonne en les adaptant pour voix et bandura, sorte de luth ukrainien, dont le son évoque à la fois la harpe et la cithare, et à interroger leur contenu musical et spirituel en dehors des cadres traditionnels de la musique
aujourd’hui. Cette performance s’appuie sur la mémoire de manuscrits qui nous donnent accès à un monde disparu, mystérieux et inaccessible. François Chaignaud mène depuis 2004 des projets inclassables, il déconstruit les codes traditionnels de la représentation en utilisant les ressources du chant, du travestissement, des danses libres, et livre des objets troublants comme les récents RVP, Romances inciertos ou Soufflette. Musicienne de formation classique, Marie-Pierre Brébant met les répertoires baroques ou contemporains à l’épreuve du corps et de la scène. Symphonia Harmoniæ Cælestium Revelationum a été conçu comme un lieu de partage entre l’idée médiévale du divin dans tout et la claustration monastique. L’espace a été pensé pour que la musique se voie et que les images s’entendent. L’élaboration du spectacle s’est axée sur l’étude des poèmes d’Hildegard von Bingen, dont la prosodie latine a dû être travaillée par une historienne latiniste, Angela Cossu, sur la longue histoire de la réception de ses travaux, mais aussi sur l’aspect d’objet musical pas tout à fait identifié. Mais qui est exactement cette Hildegard qui a laissé tant de manuscrits : ouvrages de médecine mêlant sciences savantes et populaires, littératures initiatiques enluminées ou compositions musicales complexes ? Au XIIe siècle, sur les rives du Rhin, une femme formule sa conception de l’univers dans 65
un monde clérical masculin. Fondatrice de deux abbayes, inspirée par ses visions mystiques, elle appuie son influence par les biais de l’expression. Composit rice, savante, femme de lett res, naturopathe avant l’heure, elle s’inspire de l’idée du lien cosmique indéfectible entre l’Univers et l’Homme et considérait que la santé du corps rapprochait l’âme de Dieu. Ce corps humain, son fonctionnement, ses maux et les moyens d’y remédier, occupent une place centrale dans sa pensée. Confrontée à la hiérarchie ecclésiastique, elle doit faire légitimer son œuvre par le clergé et les Princes de son temps, d’une part en les convainquant de sa faculté à diriger un monastère, d’autre part en se soustrayant à la suspicion de ses révélations subversives. Elle se protège grâce à ses talents d’oratrice et entretient une correspondance abondante ; discours, prêches et lettres sont les supports de plaidoyers spirituels et de conseils prophétiques qu’elle parvient à imposer. Son art musical s’inscrit dans la tradition grégorienne, mais se distingue par une lumière et une ferveur particulières. Ses partitions, conservées dans deux manuscrits, reproduisent très précisément la notation de chants qui n’avaient pas vocation à sortir du monastère. Elles offrent une matière fantastique : musique de soin, de célébration, de louange et exercice communautaire, elle n’est pas destinée au concert, elle est conçue pour une acoustique naturelle. La notation, en neumes, transcrit une formule mélodique rythmique appliquée à une syllabe beaucoup plus complexe et plus riche que notre notation moderne. Aide-mémoires de l’époque, les neumes sont également indicateurs d’ornement, de dynamique, et ont gardé l’empreinte de la chironomie, art des mouvements de mains et du corps qui accompagnaient le chant. Symphonia Harmoniæ Cælestium Revelationum est un chant secret, codé, méditatif d’une communauté féminine du XIIe siècle, louanges d’un chœur de moniales, chantant les ancêtres, la nature, les éléments. « N’étant pas spécialistes des musiques médiévales, nous avons abordé les manuscrits comme des aventuriers, à l’écoute de ce que ces partitions peuvent nous dire de notre actualité... Nous avons d’abord appris à déchiffrer les neumes puis nous avons entrepris de tout traduire, transposer, lire et jouer. Ce manuscrit, devient ainsi la partition d’une seule très longue pièce musicale, semblant contenir toutes les heures du jour et de la nuit, toutes les fêtes, toutes les joies et les peines de la vie d’une communauté. Ciel rouge rubis, jardins d’aromates, rosée vivifiante, voix de feu et étreinte du soleil dialoguent avec l’esprit saint d’un monde qui nous apparaît animiste et magique. » 66
Parce qu’elle utilise un langage musical libre, Hildegard met ses perceptions au service d’un rapport ardent au divin. La puissance saisissante de ses élans spirituels, magiques, abstraits, philosophiques fait vaciller nos certitudes rationnelles. Car la musique est une voie vers des corps qu’on croyait disparus « Ce que j’aime, c’est quand tous ensemble, on croit à autre chose. » C’est ce que dit François Chaignaud à propos de la partition de la pièce, les indications musicales, chorégraphiques, théâtrales sont autant d’impératifs catégoriques. « Sur scènes, toutes ces infos métabolisées provoquent une intensité surnaturelle » et qui parvient à faire renouer avec un mystère primitif, un art qui balaie les frontières du cartésianisme. Peu étonnant que ces superbes monodies aient pu séduire François Chaignaud, ongles longs et chignon soigné, danseur explorateur, mais aussi contre-ténor, il s’est déjà essayé au chant sacré dans plusieurs de ses spectacles. Outre la voix, le corps de l’interprète est aussi sollicité, à travers les bras, le port de tête. La musique devient une expérience : forme ouverte et plurielle, en friction avec d’autres formes d’expression. À rebours de toute interprétation orthodoxe, dans un geste d’écart vis-à-vis de l’hagiographie catholique, de la musique ancienne et du champ chorégraphique contemporain, François Chaignaud et MariePierre Brébant cherchent à en prendre l’entière mesure pour faire ressortir la liberté de ces visions ardentes. La performance, 69 antiennes entièrement mémorisées, se situe à la frontière de l’installation méditative, du concert et de la chorégraphie contemplative. Mais que dit exactement l’extase d’Hildegarde ? L’aspect hypnotique de ces mélodies grégoriennes innovantes semble appartenir à un autre monde. « Cette plongée dans l’histoire européenne n’est pas un projet nostalgique ou érudit. Une puissance poétique d’abord, dans la beauté des lignes mélodiques et le scintillement existentiel et sensuel que ces visions excitent. Mais exhumer ces sons et ces pensées est aussi une façon de faire vaciller notre monde, nos certitudes : cette œuvre, qui est un des pans majeurs des fondations oubliées de toute la musique européenne, possède aujourd’hui une puissance d’interrogation politique. » — SYMPHONIA HARMONIÆ CÆLESTIUM REVELATIONUM, spectacle le 3 et 4 octobre au festival Musica, à Strasbourg www.festivalmusica.fr
DÉFAITE DE FAMILLE
Par Aurélie Vautrin ~ Photo : Roxanne Gauthier
Le sujet est ô combien intarissable : les joies de la vie de famille ont inspiré au Montréalais Sébastien David une pièce au vitriol, l’auteur-comédienmetteur en scène dressant par la même occasion un portrait délicieusement piquant de la fameuse middle class, et de son rêve amèrement sclérosé. « Dimanche napalm est né du choc de deux images » raconte son créateur. Celle de la tristement célèbre Jeune fille au napalm prise au Vietnam en 1972, où des gamins fuient les explosions des bombes… Et celle montrant la jeunesse québécoise descendue dans la rue quarante ans plus tard pour crier son ras-le-bol général, sans que cela entraîne de réelles réactions des hautes sphères. « Loin de moi l’idée de comparer l’horreur de la guerre à un soulèvement populaire occidental, explique Sébastien David, mais le contraste des deux images m’a troublé. J’habite un pays confortable, loin des bombes, indifférent à tout ce qui pourrait exploser. Un pays paisible qui a peur de débattre, qui traite d’enfants gâtés la jeunesse quand elle descend dans la rue. Mais qu’est-ce qui nous lie ? » Sébastien David imagine alors le retour d’un fils prodigue, qui, après sa tentative de suicide raté, s’enferme dans le silence pour contester le sens même de la vie. « Et petit à petit, le napalm s’est métamorphosé en sauce à poutine… » Car quand le garçon devient malgré lui le confident de chacun, les apparences proprettes de la famille bien sous tous rapports se fissurent 67
façon crevasse du Grand Canyon. Après un joli succès de l’autre côté de l’océan, la pièce arrive par chez nous grâce à Renaud Diligent, directeur de la compagnie Ces Messieurs Sérieux, qui a vu dans ce portrait de famille québécoise le reflet d’un sentiment universel. « Cette pièce, avec cette langue si différente et si proche, nous parle à la fois d’intime et de politique ; de fracture entre l’urbain et le rural, la ville et la banlieue ; le conformisme et le progressisme ; l’héritage et la transmission et de notre présence au monde. » De quoi attiser la curiosité en effet… — DIMANCHE NAPALM, théâtre le 6 novembre à MA Scène Nationale, à Montbéliard ; le 12 et 13 novembre à l’Atheneum, à Dijon ; le15 novembre à l’EPCC Bords II Scènes, à Vitry-le-François www.mascenenationale.eu
Métamorphose kafkaïenne Par Aurélie Vautrin ~ Photo : Christian Berthelot
Deux ans après Ludwig, un roi sur la lune, le CDN Besançon Franche-Comté ouvre une nouvelle fois sa scène aux comédiens handicapés mentaux de l’Atelier Catalyse pour Le Grand Théâtre d’Oklahama, une mise en abîme follement et librement adaptée des écrits de Franz Kafka. Cette (re)lecture des pensées de l’écrivain tchèque, la troupe l’a déjà présentée au in d’Avignon l’année dernière. Loin des œuvres majeures du maître comme Le Procès ou La Métamorphose, Madeleine Louarn et JeanFrançois Auguste ont préféré s’intéresser à son roman inachevé, Amerikka, aussi nommé Le Disparu. Kafka y contait la destinée tragique d’un émigré juif aux États-Unis, peinant à trouver sa place dans une société destructrice, avant de se réfugier au sein d’une troupe de théâtre. Le duo lui emprunte d’ailleurs le titre de son dernier chapitre, Le Grand Théâtre d’Oklahama, tout en ajoutant à leur texte des figures propres à Kafka, piochées au gré de leurs lectures. « En reprenant ses textes à notre compte, en les retravaillant avec et pour les acteurs
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de Catalyse, nous voulons voir comment sa manière singulière de traiter le réel ouvre un champ de réflexion pour chacun, sans pour autant donner de réponse, explique le duo de metteurs en scène. Ce spectacle est tout sauf une conclusion, une morale. » Au cœur de la pièce : les rapports de domination, l’émancipation, l’intégration, la différence – pas étonnant que les thèmes aient résonné dans l’esprit de Madeleine Louarn, directrice d’un atelier de théâtre dans un Établissement et Service d’Aide par le Travail de Bretagne, depuis plus de trente ans. Porté par une troupe de comédiens à la présence unique, mêlant théâtre et passages chorégraphiques et musicaux, Le Grand Théâtre d’Oklahama oscille entre doux rêve et dure réalité - et l’inverse, aussi, parfois. — LE GRAND THÉÂTRE D’OKLAHAMA, théâtre du 20 au 21 novembre au CDN Besançon Franche-Comté, à Besançon www.cdn-besancon.fr
Société observée, entre abject et sacré Pour notre plus grand plaisir, Emil Ferris, l’amie des monstres, déterre les cadavres tandis qu’Olivier Haralambon dissèque les idéalisés pour mieux les révéler. 69
OLIVIER HARALAMBON,
À corps ouvert Par Nicolas Bézard ~ Photo : Katia Mangin
Longtemps, Olivier Haralambon a pédalé pour gagner sa vie. Il nous livre aujourd’hui Mes coureurs imaginaires, une suite de portraits « infidèles par principe » d’hommes et de femmes cyclistes portés au sacrifice d’eux-mêmes. Si le cyclisme n’est pas un sport, qu’est-ce ? Assurément, une religion. Au sens où toute religion est une mise en exercice du quotidien, ce qui est aussi le cas du cyclisme. Un cycliste ne cesse pas d’être cycliste quand il devient piéton, il est cycliste dans tous les gestes de sa vie quotidienne : quand il mange évidemment, mais aussi quand il fait l’amour, quand il ajuste l’élastique de ses chaussettes, ou quand il défèque et qu’il examine ses selles. Cette façon de se scruter à travers tous les prismes, c’est un truc religieux. Je n’invente rien, Peter Sloterdijk appelle ça les « ascèses inaperçues. » Avec ce nouveau livre, vous franchissez un pas supplémentaire vers la fiction, comme si vous aviez souhaité mettre à l’épreuve d’une écriture romanesque les intuitions nées du Coureur et son ombre. Ce qui m’intéresse, ce qui m’a sans doute décidé à écrire, c’est un certain agacement devant le discours porté sur le sport : une idéalisation grossière du geste et des personnes. Comme si l’énergie et le talent des athlètes étaient pure affirmation, volonté pure. Ça m’ennuie au plus haut point. Les champions sont tristes, complexes, parfois profondément tourmentés, pas moins névrosés que les autres, et c’est même de là qu’ils tirent leur force : qui irait s’infliger telles douleurs s’il était déjà dans l’éveil et la plénitude ? Je veux les rétablir comme sujets, personnages, les replacer dans le cadre indéfini de leurs existences singulières. Les cyclistes savent combien la violence de l’effort isole. C’est dans cet isolement que je veux puiser, parce qu’y résonnent les peurs 70
archaïques, les pulsions, la pensée sauvage, celle qui adhère sans distance parce qu’elle procède du corps propre, bref : le récit. J’écris sur les hommes et c’est en grande partie parmi les cyclistes que je me suis moi-même construit, tant bien que mal. Il se trouve que mes personnages sont des cyclistes, mais il pourrait en être autrement, et j’espère bien que ça viendra ! Chacune de vos phrases semble avoir été longtemps polie, frottée. Le style, est-il votre principale préoccupation en tant qu’écrivain ? Oui, assurément. Je crois que j’ai toujours admiré l’éloquence, la musique du verbe. Mes héros personnels sont plus éloquents que musclés. Ce qui me plaît, c’est que les phrases sonnent et qu’elles s’achèvent sur un léger effet d’écho. Je n’ai longtemps su lire que comme ça : le nez, ou l’oreille sur la phrase, la tête dans le texte, sans aucun recul. Les belles phrases essoufflent ou estomaquent. Il y a chez vous cette intuition que la bicyclette est un instrument de vision permettant non pas de regarder autour de soi, mais au-dedans, de puiser dans la nudité du corps souffrant, ouvert, une vérité de l’effort. Il s’agit d’ailleurs moins de voir que de toucher cette vérité. Je suis très influencé par l’idée que la vision est un toucher. Et, pour parler comme Merleau-Ponty, par l’idée que le visible est « chair. » L’impression que nous sommes à distance de notre champ visuel est une illusion : nous y sommes collés. Il n’y a pas de séparation claire entre ce que nous voyons et ce que nous sommes.
Certains de vos personnages apparaissent comme des saints morbides, qui n’atteignent jamais autant au sublime que lorsqu’ils sont proches de s’anéantir. J’ai cinquante ans et je m’aperçois que la culpabilité qui m’a toujours poursuivi concerne la peur de ne pas vivre assez intensément. Je ressens en effet une tendresse, une attirance, sans doute érotique, pour les gens qui me semblent partager cette terreur, les grands brûlés si je puis dire. La patience, la distance et la durée m’ennuient. En sport, par exemple, je me sens personnellement très éloigné de l’ultra-endurance : ça m’évoque le Guinness Book et les concours de danse. Ce qui me touche, c’est l’intensité, c’est-à-dire la capacité à s’enfoncer dans l’instant, dans une dimension verticale du temps. Il y a une intranquillité du coureur s’attachant au temps qui passe, ce temps qui diminue fatalement ses pouvoirs. L’écriture, fonctionne-t-elle comme l’antidote possible à cette mélancolie ? Le vieillissement comme une suite de morts partielles. Faire fonctionner ce qui marche encore et ce que l’âge a nourri plutôt que dégradé, ça me semble une bonne stratégie, oui. Non que je ne tienne pas à entretenir mon corps, bien au contraire, mais je me sentirais ridicule à
—L es belles phrases essoufflent ou estomaquent. — Correspondance ayant couru aux quatre coins de France pendant l’été 2019 m’entraîner comme si j’avais vingt ans et à mesurer mes performances. J’écris parce que c’est une des façons de vivre qui peut me laisser l’impression de progresser, pour l’instant. Vous avez déclaré que ce livre serait le dernier consacré au cyclisme. En l’absence d’un imaginaire aussi puissant que celui-là, comment l’écriture se vit-elle ? Je vous dirai cela bientôt. Je crois que je procède par glissements successifs. Je vais continuer de m’intéresser au corps, à l’effort, au dépassement, à tous ces thèmes qui m’obsèdent, mais d’une façon très différente. Je vais lâcher le guidon. — MES COUREURS IMAGINAIRES, Olivier Haralambon, éd. Premier Parallèle 71
EMIL FERRIS, L’amour monstre Par Benjamin Bottemer
Creusons sous la surface pour y débusquer des choses merveilleuses et innommables avec Emil Ferris, autrice de Moi, ce que j’aime, c’est les monstres. En un seul album monumental, Emil Ferris est entrée au sein du panthéon mondial de la bandedessinée. Le premier tome de Moi, ce que j’aime, c’est les monstres, qui a remporté le Fauve d’or à Angoulême en début d’année, est une explosion graphique : l’album est saturé de dessins comme tirés des carnets de notes de toute une vie, patiemment réalisés au stylo-bille. Native de Chicago, frappée enfant par une grave scoliose, puis à 40 ans victime d’une pathologie rare qui devait la laisser paralysée, Emil Ferris trouvera dans son corps et son esprit la force pour conter un bouleversant récit : Karen, enfant des quartiers déshérités de Chicago, se réfugie parmi les monstres dont elle aimerait faire partie. Après l’assassinat de sa voisine, elle plonge dans le passé de cette dernière pour découvrir un destin tragique dans une Allemagne s’apprêtant à basculer dans la terreur. La différence, l’amour, l’art sont au cœur de Moi, ce que j’aime, c’est les monstres. Lorsque l’autrice s’approche, allure et regard d’ensorceleuse, on sait que c’est à son troisième œil qu’il faudra se fier pour évoquer sa créativité et le regard qu’elle porte sur le monde.
Pourquoi avez-vous choisi le comic book pour adapter Moi, ce que j’aime, c’est les monstres, tiré d’une nouvelle que vous avez écrite en 1994 ? Je dirais que c’est lui qui m’a choisie. J’ai plutôt une culture « beaux-arts », comme ma famille, mais mon père adorait aussi les comic books, notamment Mad ou Creepy. Les comics sont très mal considérés aux États-Unis, on les voit comme potentiellement destructeurs pour la jeunesse, comme un poison. Moi, j’ai choisi d’en ingérer, et de plus en plus ! Je considère qu’un chefd’œuvre dans un musée et un comic sont la même chose. Quand je regarde un Goya, c’est poétique, magnifique, violent aussi, ça me touche beaucoup. Les comics ont le même pouvoir et, en plus, ils sont très subtils : en combinant images et texte, ils font appel aux deux hémisphères du cerveau, on peut y cacher des choses que le cerveau captera de manière inconsciente. Ils sont hybrides, comme les monstres. Votre technique au stylo-bille semble très exigeante, très laborieuse. N’avez-vous jamais été tentée d’en changer, notamment lorsque vous vous remettiez de votre paralysie ? Oh, mais je fais aussi des aquarelles, depuis longtemps. Mais comme Karen dans le livre, pour moi dessiner, c’est prendre le temps de construire son monde. C’est comme faire un puzzle : on se coupe du monde et pourtant l’esprit fonctionne, forge quelque chose. 73
— Dessiner, c’est prendre le temps de construire son monde. — Le 13.09, au salon Le Livre sur la Place, à Nancy
Comment expliquez-vous que les monstres de la Hammer et des magazines pulp soient moins présents dans la pop culture moderne ? Peut-être parce que nous sommes trop effrayés pour regarder les monstres en face. Il y a beaucoup de peur aux États-Unis, la peur d’affronter ses propres fantômes : on enterre ou on enfouit dans notre esprit les génocides, les massacres, l’esclavage. En Californie, il existait des primes pour qui ramenait des mains d’Indiens : 1$ pour une main d’enfant, 2$ pour celle d’une femme ; il existe des photographies de gigantesques piles de ces mains. C’est ce que nous faisons en tant que pays : nous prenons des terres, quitte à détruire des tribus, à empoisonner le sol. Nous avons une histoire plutôt atroce, on peut choisir de s’y confronter ou s’en cacher. On en parle via l’horreur : dans Poltergeist, Shining, Ça... si vous regardez bien, les monstres viennent toujours du sol et de la terre, des grottes et des forêts. Ils sont liés à la nature, ils ont le pouvoir de nous rappeler la présence et le pouvoir de la Terre qui se manifeste et réagit. Votre livre est un manifeste dédié aux monstres, aux freaks, à ceux qui essayent de vivre leur différence... mais on y croise aussi de méchants monstres. « Monstre » est pour moi un mot magnifique, honorable, qui veut dire la douleur, les difficultés, l’injustice d’être pris pour cible... mais les véritables monstres, ce sont les Villageois : ceux qui sont sans imagination, qui sont animés par la peur, qui ne se posent pas la question « mais qui est cette personne qui vit dans le château ? », mais brandissent des torches. Quand j’ai vu les événements de Charlottesville, que je les ai vus défiler avec leurs torches, je me suis dit « les vrais monstres sont toujours dans le village. »
Les monstres, sont-ils mieux acceptés aujourd’hui que dans le Chicago des années 60 ? Je ne sais pas. [Elle montre le téléphone posé sur la table] Aujourd’hui, il y a cet outil, Internet, qui permet de relier les gens, de mettre la connaissance à portée de tous. Le problème est que ces données ne sont pas aux mains du peuple, mais d’un pouvoir qui décide de ce que vous devez savoir ou pas, de ce qui est la vérité. Je pense que même sans Internet, nous sommes tous connectés ; nous sommes des magiciens ! Les gens n’ont pas conscience du pouvoir qu’ils auraient s’ils s’unissaient avec la même volonté de changer les choses. Les comics peuvent aider à se rendre compte que cette connexion existe, car lire ou raconter des histoires, c’est entrer en empathie avec les autres. — MOI, CE QUE J’AIME, C’EST LES MONSTRES, Emil Ferris, éd. Monsieur Toussaint Louverture
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D’un même mouvement Entrevues Belfort se déploie tout en réduisant sa durée. Le cinéma y est traqué, renouvelé, contemporain et algérien. Genres, codes et temporalités circulent, se croisent et se répondent... 75
Nouvelle directrice artistique du festival international de cinéma Entrevues, sis à Belfort, Elsa Charbit échange sur les spécificités de ce dernier.
ELSA CHARBIT, Transmettre sans préjugés Par Caroline Châtelet ~ Photos : Olivier Roller 76
C’est dans un petit café à quelques encablures de la place Gambetta que je retrouve Elsa Charbit. La nouvelle directrice artistique d’Entrevues – qui succède à Lili Hinstin, partie prendre la direction artistique du festival de Locarno, en Suisse – n’est pas une inconnue dans le panorama des festivals de cinéma français. Après avoir travaillé près de quinze ans à la cinémathèque française, elle a officié comme déléguée générale aux Rencontres Européennes du Moyen Métrage à Brive. Ayant rejoint Entrevues ce printemps, Elsa Charbit a imaginé avec l’équipe une édition renouvelée. Le festival conserve néanmoins sa ligne, et s’articule toujours entre premiers longs-métrages et courtsmétrages en compétition d’un côté, transversale et programmations thématiques de l’autre. Mais Entrevues se resserre en termes de durée et propose notamment une nouvelle section dédiée aux œuvres contemporaines (cette année consacrée au cinéma algérien), faisant ainsi le pont entre les films en compétition et le reste de la programmation. Avec Elsa Charbit, outre l’édition 2019 et les spécificités d’Entrevues, nous évoquons ses premiers chocs de cinéma. Répondant au débotté quant à des films vus enfant ou adolescente et déterminants dans sa découverte de cet art, elle évoque pêle-mêle : « Crin-Blanc d’Albert Lamorisse, vu en maternelle. Un choc poétique posant une question abstraite sur la mort ». « Le cinéma commercial, découvert en salles ou à la télévision comme Indiana Jones, ou des films découverts grâce à mes parents, tel À bout de souffle. » À ces quelques titres, rapidement, d’autres s’ajoutent : La Maman et la putain de Jean Eustache, 2001, l’Odyssée de l’espace de Stanley Kubrick, Voyage au bout de l’enfer de Michael Cimino, ou Adieu Philippine, découvert lorsqu’elle est collégienne. Sur ce dernier, programmé cette année et dont le réalisateur, Jacques Rozier, constitue, peut-être, le secret le mieux gardé de la Nouvelle Vague, Elsa Charbit explique : « C’était l’ovni absolu, une sortie de route pure, où l’espace se dilate. Entendre cette façon de parler, cette jeunesse, n’était pas évidente pour les collégiens que nous étions, mais cela nous a complètement fascinés. » Ces précisions résument mieux que n’importe quels chiffres de fréquentation la force d’un festival tel qu’Entrevues. Ne pas présumer des attentes supposées d’un « public », notion bien incertaine, mais miser sur sa curiosité, son intelligence, et sa capacité à se laisser emporter par la richesse d’une programmation, ses écarts, ses détours. Autour de la ligne artistique d’Entrevues, rencontre avec Elsa Charbit.
— Un film est un geste global, qui peut avoir des aspects extrêmement forts, d’autres plus fragiles. — Le 3.09, à Paris Pour vous, quelle est l’identité d’Entrevues ? C’est un festival qui a une identité très forte de par la personnalité de sa créatrice, Janine Bazin (1983-2003), et sa façon particulière de programmer, animée par un profond désir de transmission. Elle souhaitait que les spectateurs comme les jeunes cinéastes invités s’ouvrent à l’histoire du cinéma. Entrevues a conservé cette manière de proposer une programmation à la croisée, mêlant rétrospectives et regards sur le cinéma contemporain. Ces œuvres, elles nous sont données à voir – et nous les regardons – de la même façon : il n’y a pas d’un côté, un jeune cinéma bouillonnant, sympathique, parfois un peu fragile, et de l’autre, les grandes œuvres du patrimoine. Lorsqu’on s’intéresse au jeune cinéma d’auteur, les questionnements et l’intérêt doivent être les mêmes que pour des œuvres déjà reconnues, la pratique artistique est bien la même. C’est ce qui est très beau, on embrasse ainsi l’ensemble de la cinéphilie dans un même mouvement. Quelle place le festival occupe-t-il dans le panorama français ? Celle-ci a évolué dans le temps. Entrevues est très aimé parce qu’il défend depuis toujours et dans une grande cohérence les premières œuvres du jeune cinéma d’auteur international. Si, depuis, beaucoup de festivals sont nés, rendant la concurrence plus rude, Entrevues porte cette histoire. Pour de grands cinéastes aujourd’hui reconnus comme Leos Carax, Abdellatif Kechiche, Alain Guiraudie ou Pedro Costa, il a joué ce rôle de pépinière. L’attachement des cinéastes qui y sont passés, et dont le festival a accompagné la découverte, perdure. Entrevues demeure un festival identifié, un maillon essentiel, accompagnant les auteurs à leurs débuts – à des moments qui sont toujours fragiles. Le nombre de films reçus pour la compétition augmente chaque année, ce qui est très bon signe, sans doute celui d’une intensification de la visibilité du festival et de son inscription dans des réseaux internationaux. 77
Quels chantiers avez-vous lancé à votre arrivée ? Au fil d’une réflexion menée avec l’équipe d’Entrevues, nous avons souhaité, tout en conservant une programmation ample et riche, resserrer un tout petit peu la voilure. Nous avons décidé d’aérer légèrement la grille pour permettre plus de temps de parole autour des films et plus de respiration pour les spectateurs et l’équipe. De même, les dates ont été modifiées et le festival se déroulera cette année du lundi 18 au lundi 25 novembre. Cela permettra d’avoir un week-end entier de projections, y compris de la compétition, pour encourager la venue des non-B elfortains (professionnels ou non). Tout doit être mis en œuvre pour placer la sélection au cœur du festival et faciliter l’accès du public. 78
Vous visionnez actuellement, avec quatre sélectionneurs (Frank Beauvais, Valentin Buchens, Eva Markovits et Samuel Petit), les films en vue de la programmation de la prochaine compétition. Qu’est-ce qui guide vos choix ? Visionner un très grand nombre de films (nous en avons reçu plus de 2500 !) oblige en effet à s’interroger sur les critères et logiques de sélection. Il y a tout d’abord la ligne historique de chaque festival, celle d’Entrevues étant de présenter les œuvres d’un jeune cinéma d’auteur audacieux, qui renouvelle, expérimente. Après, la sélection doit se mener dans un sens d’ouverture et d’éclectisme, afin de donner à voir des cinémas différents, représentatifs d’une diversité géographique ou économique. Mais en aucun cas cette diversité ne peut prédominer sur l’idée fondamentale qui est de choisir chaque œuvre pour elle-même. C’est cela qui prime et il n’y a pas en soi de critères objectifs. Un film est un geste global, qui peut avoir des aspects extrêmement forts, d’autres plus fragiles. Tout est une question d’équilibre dans l’œuvre. Disons que ce que nous cherchons avec le comité de sélection, ce sont des films capables à la fois de provoquer des émotions, de questionner notre temps et notre monde, et de laisser une empreinte esthétique profonde. Le bonheur absolu de tout rapport à l’art c’est lorsqu’une œuvre nous fait ressentir différemment, nous transforme. Cela passe par le sujet, mais également par la forme. — ENTREVUES BELFORT, festival du 18 au 25 novembre, à Belfort www.festival-entrevues.com
PIERRE SALVADORI, Le comique mélancolique Par Caroline Châtelet
La Fabbrica nous immerge dans l’univers drôle et mélancolique de Pierre Salvadori. Dans la cour © Les Films Pélléas
Les Apprentis (1995) ; Comme elle respire (1998) ; Après vous (2003) ; Hors de prix (2006) ; Dans la cour (2014) ; En liberté ! (2018). S’il fallait s’amuser à trouver un point commun aux films de Pierre Salvadori réunis pour La Fabbrica – programmation invitant un réalisateur et certains de ses collaborateurs (qu’ils soient producteur, comédien, monteur, etc.) – ce serait, outre le jeu de décalage bien souvent induit par le titre en regard de l’histoire ; outre la mise en scène de personnages imparfaits, non pas des héros, mais des êtres fragiles en proie aux doutes ; le caractère comique des récits. Pour autant, n’allez pas imaginer des comédies se donnant comme tel et appliquant toutes les recettes attendues du genre. Depuis ses débuts en 1993 – après quelques expériences en tant que comédien au café-théâtre –, Pierre Salvadori n’a de cesse de concevoir des œuvres déjouant les conventions de la comédie grand public. Ses films relèvent, plutôt, de la « comédie sophistiquée. » Ce style, dont les représentants majeurs sont américains (Ernst Lubitsch, Billy Wilder) se caractérise par la précision de la mise en scène et le raffinement du langage cinématographique,
à travers l’usage de l’ellipse, de la métaphore, les variations dissonantes ou encore le soin apporté aux détails. Chez Salvadori, cela produit des œuvres traçant leur récit hors des sentiers battus pour révéler entre désespoir et humour la complexité de vies a priori banales. Dans la cour illustre à merveille cette appétence à déjouer les évidences. Dans celuici, Gustave Kervern incarne Antoine, un vieux musicien décidant de changer de vie en devenant… gardien d’immeuble. Découvrant les désagréments de son métier, l’homme se lie d’amitié avec l’une des propriétaires – un brin barrée – jouée par Catherine Deneuve. L’histoire de leur tandem improbable devient propice à travers de cocasses situations à aborder avec finesse et subtilité des enjeux plus graves, de la peur du vieillissement à la sensation de vacuité de l’existence. Toujours sur le fil, entre mélancolie et dérision – à l’image de nos vies ? — ENTREVUES BELFORT, La Fabbrica du 18 au 25 novembre à Belfort www.festival-entrevues.com 79
Le réel débusqué Par Nicolas Bézard
La traque devient à la fois motif cinématographique puissant et possible métaphore de nos sociétés. Parce qu’elle est synonyme de vitesse et d’action, qu’elle joue avec l’attente du spectateur et qu’elle exige un art subtil de la mise en scène, la traque – ou la fuite, tout dépend du point de vue choisi – est un conducteur de récit très apprécié des cinéastes et du public. Né de quelques films fondateurs (M le maudit de Fritz Lang, Je suis un évadé de Mervyn LeRoy) dans un monde secoué par de profondes turbulences (montée du nazisme en Allemagne, grande dépression aux ÉtatsUnis), célébré par des inventeurs de formes tels qu’Hitchcock, Kurosawa ou Spielberg, popularisé par des franchises à succès (la série des Rambo, des Kill Bill, des Jason Bourne), ce « sous genre » de la chasse à l’homme n’a cessé d’attiser la curiosité des réalisateurs, qui y ont vu l’opportunité de toucher à l’essence même de ce qui constitue le cinéma : le mouvement. Elsa Charbit l’a bien compris et les œuvres présentes dans sa rétrospective témoignent toutes d’une volonté de dépasser, voire de transcender le simple canevas du film de poursuite pour engager une lecture véritablement critique 80
du réel : « l’idée est de s’interroger sur qui est la proie, le prédateur, » nous confie la nouvelle directrice artistique du festival EntreVues. « Comment une communauté, un village, une famille, à quelque échelle que ce soit, est perturbée par un individu ? Qu’est-ce qu’un individu vient contredire d’une identité ? Ce sont des motifs profonds du cinéma, et ce sont aussi des questions humaines profondes. » La figure du traqué – qu’il soit victime ou bourreau – convoque en effet un imaginaire mythologique mettant en jeu le refoulé et l’inconscient. On pense aux Chasses du comte Zaroff de Ernest B. Schoedsack et Irving Pichel, long métrage séminal où s’opère un renversement des rôles et des enjeux dramatiques qui fait écho à l’histoire d’Actéon dans Les Métamorphoses d’Ovide, le chasseur devenant la proie de ses propres chiens. Mais c’est dans sa capacité à dire quelque chose de ceux qui le poursuivent, que ce personnage apparaît à la fois comme un symptôme et un élément révélateur de la violence endogène qui menace au fond toute communauté. Un opus rare
Akira Kurosawa, Entre le ciel et l’enfer, 1963
Peter Fleischmann, Scènes de chasse en Bavière, 1969
programmé dans la sélection en fait l’implacable démonstration : Scènes de chasse en Bavière (1969). Ce film, qui préfigure Le Ruban blanc d’Haneke, raconte le lynchage d’un homme qui, sous le prétexte d’une homosexualité supposée, subit les persécutions de la communauté rurale qui l’a vu naître. Peter Fleischmann se sert de ce village de Bavière comme d’un laboratoire pour détailler la manière dont le mal peut s’emparer d’une société, dès lors que celle-ci décide d’affirmer son identité à travers la haine et le rejet de ceux qu’elle juge différents. 40 ans après l’horreur nazie, Fleischmann jette un regard sans concession sur son pays, rappelant que la pensée fasciste, si elle n’est plus majoritaire, peut resurgir à tout moment lorsque l’entre-soi et le conservatisme occupent le terrain. Geste de cinéma radical – la création du film a impliqué les 235 habitants du village où se déroule l’intrigue et le tournage avec des acteurs non-professionnels fait pour beaucoup dans l’impression de réalisme quasi-documentaire qui s’en dégage – Scènes de chasse en Bavière dépasse la simple peinture naturaliste d’un mode de vie paysan aujourd’hui disparu. Ayant valeur de métaphore universelle, sa vision se révèle salvatrice et son propos, d’une tragique actualité en ces temps où les populistes jouent sur les peurs identitaires pour justifier des comportements inhumains. Le motif de la chasse à l’homme ne s’enracine pas dans un genre et n’est l’apanage d’aucune cinématographie ou époque précise. Le corpus retenu par la transversale va dans ce sens et se révèle riche en propositions différentes. Ainsi l’apparente gravité du sujet n’empêche pas qu’il soit aussi abordé sous l’angle de l’humour et de la légèreté, comme dans l’irrésistible Certains
l’aiment chaud de Billy Wilder. En plus des films déjà évoqués, cette programmation offrira son lot de chefs-d’œuvre qu’il convient d’avoir vu sur grand écran. D’un Kurosawa au sommet de son art dans Entre le ciel et l’enfer, récit d’une société japonaise fracturée, à la virtuosité dont fait preuve Mervyn LeRoy lorsqu’il signe Je suis un évadé, prototype du film d’évasion, chaque long métrage apporte la preuve que ce thème de l’individu traqué ne sert pas seulement de prétexte à l’enchaînement de scènes spectaculaires, mais qu’il est détenteur d’un véritable pouvoir social et militant. Le plaisir d’un tel cycle réside toujours, pour le public, dans la découverte d’objets cinématographiques inclassables. Les festivaliers le trouveront assurément en notant la présence du sensuel et picaresque Roi de l’évasion d’Alain Guiraudie ou du dérangeant Dressé pour tuer de Samuel Fuller qui questionne en profondeur l’origine du racisme. Ils pourront aussi se délecter des images absolument sidérantes de beauté d’Aférim!, œuvres d’un jeune cinéaste roumain, Radu Jude, qui réussit la prouesse d’allier l’exigence plastique d’un Andreï Tarkovski avec l’humour noir et décapant d’un Quentin Tarantino, avis aux amateurs ! — ENTREVUES BELFORT, Transversale Chasse à l’homme du 18 au 25 novembre, à Belfort www.festival-entrevues.com
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Algérie année zéro
Par Nicolas Bézard
Karim Moussaoui, En attendant les hirondelles, 2018
Sous l’impulsion de jeunes réalisateurs, un vent de renouveau souffle sur le cinéma algérien. Ce regain inespéré, qui fait suite à des décennies de déclin, est le sujet du Panorama proposé au festival Entrevues de Belfort cette année. 82
Qui se souvient que l’Algérie a décroché la Palme D’or en 1975 ? Chronique des années de braise, saisissante épopée anticolonialiste signée Mohammed Lakhdar-Hamina, emportait les suffrages du jury cannois, laissant présager les beaux jours d’une industrie naissante mais déjà plébiscitée – près de 400 salles ouvertes sur le territoire depuis le début de l’indépendance. Arrivé en Algérie par le biais de la colonisation française, le cinéma n’a longtemps été qu’un outil de propagande visant à amadouer la population locale et asseoir une domination. La majorité des films destinés au public indigène – une production souvent caricaturale – était alors produite en métropole, l’État colonial restant rétif à tout développement d’une industrie sur place. Il faut attendre la guerre de libération pour voir apparaître les premières formes d’expression d’un cinéma algérien, lorsque des combattants de l’ALN décident de documenter, caméra en main, la manière dont le conflit est vécu dans leurs rangs. Acquise de haute lutte, l’indépendance de la nation aurait dû s’accompagner d’un mouvement de réappropriation d’une culture et d’un art cinématographique jusque-là confisqués. Mais l’économie en berne et le climat d’instabilité politique qui règnent dans le pays au milieu des années 80 étouffent les promesses entrevues au moment de la Palme de Lakhdar-Hamina : les fermetures de salles se multiplient et la plupart des talents s’exilent à l’étranger. Un affaiblissement qui n’a de cesse de s’accentuer au cours de la décennie suivante, théâtre d’une guerre civile tragique et meurtrière. Tandis que la population est prise sous les feux croisés des intégristes et des militaires, les rares endroits où l’on projette encore des films sont assimilés à des lieux de débauche. Plus généralement, c’est toute la scène artistique du pays qui est muselée. Si à l’aune des événements actuels, c’est toujours l’incertitude qui semble présider au destin de l’Algérie, son cinéma, lui, tente de sortir de ce black-out de près de 30 ans. De fait, jamais l’espoir de voir cette cinématographie renaître de ses cendres n’aura été aussi fort qu’à ce jour. Ce qui motive ce sentiment : une talentueuse génération d’auteurs qui, dans la lignée de quelques figures tutélaires – on pense à Merzak Allouache ou Tariq Teguia, cinéastes essentiels – racontent l’Algérie d’aujourd’hui. Désireux d’accompagner la création internationale contemporaine, le festival EntreVues a décidé de mettre en lumière ce renouvellement en conviant ses principaux artisans autour d’une Table ronde et en l’accompagnant d’un cycle resserré de projections. Consciente que l’émergence de cette
nouvelle vague correspond à un moment émouvant, palpitant, mais également très fragile (car tout reste à construire, les systèmes de financement, les structures de production, de formation... ce qui suppose une volonté politique qui n’est pas encore à l’ordre du jour), la directrice artistique du festival a jugé important d’en faire un état des lieux complet : « après avoir vu émerger des cinéastes passionnants comme Hassen Ferhani, Karim Moussaoui ou Djamel Kerkar, nous souhaitions interroger ce cinéma, explique Elsa Charbit. Comment filme-t-on aujourd’hui en Algérie, comment produit-on des films (beaucoup de films sont coproduits notamment avec la France) ? Quelle est l’incidence de ce schéma de production, à quel point cela touche-t-il les questions artistiques ? Comment les cinéastes algériens documentent-ils leur propre pays ? Comment évoluent les représentations ? » Arrivés à la réalisation par des chemins différents, ces acteurs du renouveau ont en partage une vitalité débordante qui s’exprime à travers des formes d’écritures contemporaines et variées. Cela va du documentaire (Dans ma tête un rondpoint de Hassen Ferhani, Babor Casanova de Karim Sayad, Atlal de Djamel Kerkar) aux tentatives de croisement expérimentales (Le jardin d’essai de Dania Reymond), sans oublier l’inscription plus traditionnelle dans la fiction, à l’image d’En attendant les hirondelles de Karim Moussaoui, minutieuse radiographie sociale qui annonce un grand cinéaste en devenir. Pour tous ces artistes, le cinéma relève à la fois d’une nécessité vitale et d’une urgence à dire la réalité de l’Algérie en partant du quotidien vécu par ses habitants. Un cinéma qui se fait le rapporteur des souffrances refoulées et se place plus volontiers du côté des questions que de celui des réponses. Un cinéma qui nous force à ouvrir les yeux devant les trésors de poésie que renferment les visages et paysages algériens – éléments d’un réel sur lequel il était devenu presque impossible de mettre des images. « Le cinéma en Algérie doit être un cri » lançait il y a un an le documentariste Malek Bensmaïl. La manière libre et intelligente dont ces jeunes gens font sauter certains verrous tend à nous faire croire que son vœu est exaucé. — ENTREVUES BELFORT, Panorama du 18 au 25 novembre à Belfort www.festival-entrevues.com/fr
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FRANK BEAUVAIS,
À genoux Par Valérie Bisson
Ne croyez surtout pas que je hurle, le film de Frank, a été projeté en avant-première dans le cadre du Festival du Film Fantastique de Strasbourg. L’air est encore doux, la nuit a été courte, les bruits de la rue accompagnent notre aparté sur cette terrasse du premier jour d’automne. À genoux, c’est ainsi que s’est retrouvé Frank suite à une rupture amoureuse. Seul et sans ressources dans un village isolé des Vosges du Nord, il fait face à la claustration et plonge dans l’abîme des manques et des dépendances. Frank visionne 4 à 5 films quotidiennement et parvient finalement à transformer sa furieuse obsession filmique en objet cinématographique inclassable et totalement bouleversant. On tombe parfois à genoux face à l’impitoyable beauté de la vie, celle qui se mâtine de création et de dissolution dans son cycle ininterrompu. À genoux, vulnérable, mais plus fort, nous laisse le film de Frank. Ne croyez surtout pas que je hurle est un film collage, le genre se nomme found footage, raconté par un narrateur-auteur et mettant en scène les six derniers mois d’une vie qui a perdu son sens. La voix off déroule un récit intime, écorché et socio-politique, illustré par la juxtaposition de 84
400 extraits de films non-identifiables. Textes et images forment un miroir stylistique et créent un sentiment foutraque et fragmentaire adolescent - le carnet, les collages - contrebalancé par un travail méthodique. « Lorsque j’ai décidé de quitter mon ermitage, j’ai compris que je pouvais raconter ce que j’avais vécu, j’ai alors entrepris de reprendre les films que j’avais aimé et d’en extraire des fragments selon une nomenclature définie, pas de visage d’acteur, pas de scène de voiture, etc… » Patiemment observés, stockés, archivés, décortiqués, nettoyés, triés, coupés de leur son et assemblés avec la complicité de Thomas Marchand, fidèle chef monteur de l’artiste depuis ses débuts, les fragments parviennent à créer un objet-miroir, écho de notre regard sur le monde. « Thomas a su devancer ma demande, il savait qu’il y aurait beaucoup d’éléments, nous avons constitué des fichiers thématiques : temps, violence, mains, angoisses… certains se remplissant plus vite que d’autres… » À genoux, le pas tout à fait premier court métrage de Frank Beauvais, sorti en 2005, portait déjà en lui les prémices d’un langage, images saccadées, prosodie pulsative, inquiétante étrangeté, voix qui se brouillent en se superposant donnant au texte des airs de mécanique implacable. Le récit et la citation se retrouvent de façon éparse dans les 8 précédents courts métrages de Frank Beauvais. La particularité, presqu’accidentelle, de Ne croyez surtout pas que je hurle est de donner naissance à un livre éponyme, ce texte remarquable, préfacé par Bertrand Mandico, est publié par Capricci qui est aussi le producteurdistributeur du film. « J’ai toujours été tenté par le journal, mais je n’ai pas la discipline pour m’y tenir. J’ai commencé par un résumé de ma situation avant d’entrer dans la chronique, curieusement, j’ai pu y oublier la logique d’écriture dramaturgique et ce fut libérateur. En remontant le fil de mes conversations et de mes relevés bancaires, j’ai pu décrire l’état de panique émotionnelle dans lequel j’étais. J’ai ensuite tracé un tableau politique des terribles six derniers mois, c’était un réflexe, personne n’attendait le journal de Frank Beauvais et par ailleurs, j’avais été très affecté par la succession d’événements traumatisants qui ont débutés fin 2015. »
— Je sais confusément que si l’ennui se frayait la moindre place dans ma solitude, elle se matérialiserait bien trop pour que je puisse continuer à la chérir. — Le 21.09, à la Mandragore, à Strasbourg
La voix monocorde et austère, qui semble débarrassée de toute passion, dit un texte nu et éblouissant. Frank Beauvais a usé de la citation musicale dans ses œuvres précédentes et a été consultant musical sur une quinzaine de films, notamment sur Suzanne de Katell Quillevéré. Une mélodie organique soutient le texte et berce le film. « La stricte économie de moyens et la musicalité que l’on retrouve entre autres dans la langue de Simenon m’ont cadré lors de l’écriture. J’ai aussi convoqué la littérature de Baldwin, sans doute inconsciemment, j’avais en moi certains rythmes de scansion propres à cet auteur. Quand j’écrivais, je ne récitais pas à voix haute, mais j’avais le rythme en tête. ». Sur ce mouvement physiologique omniprésent et incessant, se construit l’œuvre. Sur la question de la nature, Frank répond brièvement « Quand on s’y trouve, on se sent vulnérable, on s’en remet aux éléments, on n’est plus vraiment défini. La nature a toujours fait partie de moi, la nature et les éléments, c’est à cela souvent que je m’en remets. »
Ne croyez surtout pas que je hurle nous redonne un puissant sentiment d’appartenance, si parfois nous l’oublions. Ne pas choisir le monde que l’on nous sert, mais plutôt celui que l’on se crée au plus profond de sa solitude nous relie de facto à autrui. Rares sont ceux qui laissent cette impression sourde et prégnante de l’impérieuse nécessité de se questionner, de chercher dans les films, les livres, la musique, dans les moindres replis, non pas une réponse, mais seulement le sens de la liberté, de sa vérité. Rares sont ceux qui vous quittent en ayant éveillé cette douce sensation d’être totalement vivant. Frank Beauvais est de ceux-là.
— Well you’re my friend (it’s what you told me) — Bonnie "Prince" Billy, I see a darkness 85
Pulsations vitales
Le nouveau directeur de NJP, Thibaud Rolland, se livre, mordant. Nicolas Sauvage nous rÊvèle son Paul Weller. 87
THIBAUD ROLLAND, Entrée en matière
Par Aurélie Vautrin — Photo : Arno Paul
Le nouveau directeurprogrammateur du Nancy Jazz Pulsations, c’est lui, Thibaud Rolland, tombé dans la musique quand il était petit, et qui, à 31 ans, a déjà fait ses gammes à Reims avec Velours. On fait les présentations. « Qu’est-ce que j’écoute en ce moment ? Oh. [Il réfléchit.] Ce n’est pas pour faire la promo du NJP, hein, mais je fixe sur Léon Phal. Sinon, Anderson .Paak, Vulfpeck… Il y a tellement de choses dans ma playlist ! » Sur son téléphone, les titres défilent à l’infini ou presque. Moderat, Gilberto Gil, Drake, The Notorious B.I.G., Yasmine Hamdan. Assez symbolique finalement de l’état d’esprit du bonhomme, qui, avec sa roulée au coin des lèvres et ses lunettes de soleil à la John Lennon, prône l’ouverture à tout point de vue. « Le mot d’ordre, c’est NJP aime toutes les musiques » – un peu comme lui en fin de compte (sauf peut-être la techno, mais ça, c’est une autre histoire). 88
Au début de l’année, Thibaud Rolland a donc succédé au charismatique Patrick « Patou » Kader, car après plus de quarante ans de bons et loyaux services, le co-fondateur du NJP décidait de passer la main. Pas de révolution annoncée pour autant : « on reste sur les basiques » nous confirme-t-il rapidement. Il faut dire que cette 46e édition ne sera pas sa première : son aventure NJP a commencé par un stage, il y a dix ans. « À l’époque, je m’occupais de la programmation du Nancy Jazz Poursuite… D’ailleurs, je me souviens, j’avais réussi à filouter pour mettre un groupe de Lyon en prétextant qu’un des membres était originaire de Nancy, Patou n’avait rien vu ! » Aujourd’hui encore, l’anecdote le fait sourire. « Je me rappelle surtout que j’avais été “choqué” par l’architecture de l’événement, la multiplicité des actions culturelles, sociales, artistiques… Parce que le NJP, ça ne se résume pas à des concerts dans des salles. Les Nancéiens l’ont dans le bide ce festival, je trouve ça fantastique. » Quand il était gamin, il rêvait « d’être zicos » .Pas de guitare ou de piano, lui, son truc, c’était le saxophone. « C’est une maîtresse de maternelle qui a conseillé à ma mère de m’inscrire dans une école primaire où l’on étudiait la musique. » [c’est ce qu’on appelle avoir le nez fin, ndlr.] « En CP, je pleurais parce que je n’avais pas encore les dents assez grandes pour apprendre le saxo… » Avec les années, l’apprenti-zicos prend conscience de la réalité du milieu. « Après le lycée, j’ai tenté les concours des grandes écoles. J’étais pris à l’écrit, mais à l’étape des oraux, dès que j’expliquais que mon projet d’avenir c’était d’organiser des festivals, j’étais recalé ! » On sent encore un peu d’amertume dans la touche d’humour… Qu’importe, l’homme prend sa revanche en créant Velours, qui va rapidement révolutionner l’accès à la culture des habitants de sa ville. En parallèle, il se fait les dents comme booker chez Yuma à Lyon, monte un groupe de jazz à Reims, donne des coups de main sur Nancy. « La bicéphalité du type commençait ! » Et le voilà, tout jeune trentenaire, directeurprogrammateur du mythique festival de Nancy. Il commande un deuxième café, double. Consulte rapidement son téléphone, se roule une clope. L’interview devait durer une vingtaine de minutes, nous parlons depuis plus d’une heure. « On ne va pas dire le contraire, cela fait quelques années que le NJP est un peu sur ses acquis, “bièreconcert et roule ma poule”. On va garder cet esprit rock’n’roll, mais l’idée est d’upgrader l’accueil des festivaliers, leur “expérience” – je n’aime pas ce mot, même Airbnb l’utilise maintenant, mais tu comprends l’idée. Améliorer les points écologiques, mettre en avant
— Le NJP, ça ne se résume pas à des concerts dans des salles… Les Nancéiens l’ont dans le bide ce festival. — Le 19.09, au Café de la Paix, à Nancy les produits locaux, multiplier les collaborations avec les acteurs déjà en place… On ne va pas faire dans le clinquant-machin. Plutôt donner un nouvel élan et diversifier les publics en leur faisant découvrir des sons tout au long de l’année. Le nivellement par le haut, pour une fois. La conviction de base, c’est que la culture est nécessaire au bon développement des territoires. Un festival a un rôle politique, mais dans le bon sens du terme. Pas pour sa gueule personnelle. » Et l’étiquette de « petit jeune » qu’on pourrait lui coller façon postit sur le front ? Sa voix se fait plus dure. « J’ai compris une chose cette année : faut pas s’excuser, ni d’avoir 31 berges ni d’être là. Quand je regarde mon parcours, je me sens légitime. Pour moi, finalement, le vrai challenge, c’était de m’inscrire en tant que directeur dans une équipe où j’avais été stagiaire. Le reste, j’ai appris à faire avec. » On n’en doute pas une seconde. Playlist // — hier : l’album Kind of Blue de Miles David, c’est toute ma jeunesse… La base absolue de toute entrée en matière. — aujourd’hui : Vulfpeck, du funk savoureux et irrésistible, ou comment lier réussite artistique et commercial, en évitant les canons de l’industrie du disque. — demain : Kamasi Washington, sa reprise de Clair de Lune de Debussy. Ou comment la noblesse et la sagesse de la musique classique reprendra ses droits dans ma vie… Et c’est un clin d’œil, car Kamasi vient au NJP le 19 octobre ! — NANCY JAZZ PULSATIONS, festival du 9 au 19 octobre, à Nancy www.nancyjazzpulsations.com
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NICOLAS SAUVAGE, La pop dans le rétro Par Emmanuel Abela ~ Photo : Jean-Christophe Polien
Nicolas Sauvage publie un ouvrage consacré à l’ex-The Jam et The Style Council, Paul Weller. Il resitue cette grande figure anglaise de la pop à sa juste valeur.
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Pourquoi vous êtes-vous attaché ainsi à Paul Weller, figure de la pop britannique ? Là, c’était Paul Weller, ça aurait pu être quelqu’un d’autre. La première chose qui s’est imposée pour moi au fil du temps et que j’ai essayé de retranscrire dans le livre – y suis-je arrivé ou pas, ça n’est pas à moi d’en juger –, c’est qu’il pouvait servir de fil conducteur sur un large pan de la musique britannique. Son parcours tentaculaire et son œuvre polymorphe racontent les grandes mutations du paysage. Par ailleurs, je constatais qu’il n’y a jamais eu d’écrit français le concernant en France. Enfin, il constitue pour moi une véritable exception dans le sens où artistiquement il reste à niveau sur une longue période, ce qui est loin d’être le cas de la plupart des acteurs de la scène punk britannique des années 70. Il a toujours exprimé cette volonté de surprendre. Oui, je trouve admirable cette volonté de surprendre. Et surtout de se surprendre lui-même en premier. Il a gardé une certaine naïveté face à la musique qui fait qu’il s’en nourrit perpétuellement. Je trouve que ça contraste totalement avec ce jugement rapide et sentencieux à son propos qui vise à le résumer à sa culture mod façon Small Faces pour la faire courte. C’est tout l’inverse. Ce précepte du modernisme, il l’incarne précisément dans le sens où il continue d’avancer. Cela ne vous a-t-il pas paru vertigineux de vous attaquer ainsi à 40 ans de carrière ? Je vous avouerai que c’était surtout un plaisir. J’ai adopté une méthodologie simple qui consiste en une stricte chronologie : dès lors, je me suis attaché à dire tout ce que je souhaitais. J’ai fait le choix d’être exhaustif sur ce qu’il a fait et d’être le plus large possible sur l’époque à partir du moment où ça avait un lien assez direct avec sa musique. Effectivement, vous avez écrit un livre sur sa musique. C’est bien un livre sur la musique. Les éléments biographiques, je ne les ai amenés que s’ils avaient une incidence directe sur sa musique. Pour ce qui est de l’ordre du ragot, Weller n’est pas le meilleur client dans la mesure où il reste un homme relativement discret. Vous resituez ses débuts dans le contexte de l’époque. D’emblée, il s’intéresse à la musique la plus populaire : la pop sixties, le rhythm’n’blues et la soul. Je pense que c’est vraiment un homme du peuple au sens noble du terme. Il n’a jamais aspiré à être une pop-star. Il a plutôt privilégié un ancrage, ce qui fait que The Jam a privilégié une absence de barrière avec le public. Ça explique son statut assez particulier en Angleterre. C’est quelqu’un de très accessible, finalement.
On en oublie que le groupe a fini par s’imposer, au point de devancer les stars de l’époque. Absolument, au début des années 80, The Jam était largement plus populaire que le Clash ou les Damned. Aujourd’hui, on a du mal à établir cette hiérarchie-là, mais les charts d’époque l’indiquent clairement : ça paraît étrange quand on tombe sur les classements du Melody Maker et qu’on trouve Ashes to Ashes de Bowie derrière Start de The Jam. The Jam, comme les Kinks avant eux, ne réussissent jamais à exporter leur musique, ni sur le continent ni aux États-Unis. Sont-ils trop anglais ? Il y a forcément de cela. L’adhésion aux Jam est beaucoup passée par les textes. Pour un public non anglophone, c’est compliqué. Pour les États-Unis, les marottes sixties ne collaient pas à l’ère du temps, même si dans les obsessions de Weller on trouve beaucoup de musique afro-américaine. Vous nous le rappelez, The Jam tranche également avec les autres groupes du mouvement punk. Oui, dès le premier album, on découvre une reprise de Slow Down de Larry Williams ou le thème de Batman. Le groupe se distingue de suite. Autant les artistes du punk étaient fascinés par Bowie ou Roxy Music ou par les précurseurs du punk américain, The Stooges ou le MC5, autant les Jam ne s’inscrivaient pas dans cette culture. Ce qu’ils avaient en commun c’est qu’ils étaient jeunes, plein d’énergie et qu’ils se sont retrouvés dans le grand bain en même temps. Après, on le sait, il n’y a pas d’uniformité dans le punk. Les aspirations de Paul Weller se situent effectivement ailleurs, il le prouve ensuite avec The Style Council, puis en solo. Il ouvre une voie à la pop anglaise dans les années 80, puis la décennie suivante. C’est le cas avec ses apports empruntés à la musique soul. Ces éléments vont prendre beaucoup d’importance pour les générations qui vont suivre. Au début des années 80, les groupes anglais retournent à la source nord-américaine, soul et funk. Ensuite, il prend de nouvelles directions tout au long de sa carrière solo – la critique en France, notamment, n’est pas tendre avec lui – ; ses échecs ne sont pas si nombreux, et le Paul Weller que j’affectionne se situe souvent dans la période des années 2000. Ses 15 dernières années me paraissent parmi les plus abouties. Il ne s’est jamais installé – ou qu’à de très rares occasions – dans sa zone de confort. Si l’ouvrage permet la (re)découverte de cette partie de son œuvre j’en serai absolument ravi. — NICOLAS SAUVAGE, Life From A Window : Paul Weller et l’Angleterre pop, Camion Blanc 91
Fétiches Cet automne, l’art brut se syncrétise, le cinéma expérimental et l’art cinétique nous en font voir de toutes les couleurs tandis que, totémique, le baroque se pare de plumes sacrées.
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JOSÉ DE GUIMARÃES, Le syncrétique
Par Aude Ziegelmeyer
Au Musée Würth, l’œuvre mythologique bâtie par José de Guimarães, le « Miró portugais », se (re) découvre.
José de Guimarães, Série Mexique : Papeles Picados, 1996 Papier sur toile, acrylique, sable, paillettes, Collection Würth
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Au cœur de l’écrin bétonné d’art contemporain, niché dans la zone industrielle d’Erstein, se déploie toute une vie de création. À peine a-t-on passé les portes en verre que Bagdad (2003), peinture mixte de 7 mètres de long, donne le ton. Sur fond rouge, des serpents, des seins, des mains et des pieds noirs et blancs se débattent autour de deux figures humaines, à échelle d’enfants. En réaction au scandale d’Abou Ghraib, la fresque aux doux airs de Guernica témoigne – déjà – de la transdisciplinarité de l’artiste. La rétrospective, largement constituée d’œuvres de la collection Würth, explore son vaste parcours chronologiquement, des années 60 à ses créations les plus récentes. Des sixties, dicté par le Pop Art et son versant français, le Nouveau Réalisme, José de Guimarães nourrit une fascination pour le signe. À cette forme d’immédiateté du langage (ce « morphème », qu’il aime tant), il insuffle sa passion des cultures autres. Envoyé en Angola pour son service militaire à cette même époque, le choc culturel qui s’y produit l’amène à s’intéresser à l’archéologie et l’ethnographie pour comprendre les rites et modes de communication (de tradition orale) des populations qu’il rencontre et qu’il ne quittera plus jamais vraiment. « Ce qui m’importe le plus, c’est de trouver les origines. Ma rencontre avec une culture très différente m’a permis de construire un alphabet idiographique, de symboles, de codes, une sorte de voyage autour du monde » explique-t-il, tout en désignant l’Alphabet africain (1971-1974). Pour la première fois réunis, les 132 idéogrammes (50 x 40 cm chacun) qui le composent sont faits d’objets du quotidien – seul matériau dont il disposait à l’époque – modifiés, peints, assemblés. Ces croisements culturels aux allures anthropomorphes rappellent les écritures glyphiques des codex aztèques. Leur nombre, leur monumentalité et leur disposition, à la manière d’une stèle murale, exacerbent un peu plus encore le sentiment d’être face à des objets dont la signification dépasse la simple représentation picturale. Sans surprise, l’artiste nous apprend que ces lettres – pouvant être appréhendées individuellement ou collectivement, dans une constante évolution de leur signification et du langage – sont, bien qu’originaires de sa période artistique angolaise, fortement inspirés des cultures mésoamérindiennes. Ces osmoses de mémoires non-occidentales et ce versant artistique typiquement Pop dialoguent au sein de la première salle de la rétrospective avec un autel dédié à un pan de l’importante collection ethnographique de l’artiste. Une trentaine de masques, sculptures et objets rituels issus de sociétés congolaises, angolaises, maliennes,
nigériennes et gabonaises surplombent les œuvres et observent ceux qui déambulent au sein de la salle. Un guide de visite, conçu dans une démarche de reconfiguration du statut des objets issus de cultures africaines, auparavant relégués à celui de documentation sur un mode de vie jugé primitif, les replace dans leur contexte. Témoignages de cet aspect crucial de la vie de l’ethno-peintre, ces objets figurent la nécessité qui l’anime de rendre visible des liens insoupçonnés entre mondes, cultures et mémoires. De par ce dialogue visuel, iconographique et spirituel, c’est vers Le Grand Totem (1992) que l’œil est inéluctablement attiré. Blanc, gris, noir, ocre et sable, ces aplats de couleurs animent la toile de formes organiques évoquant l’Alphabet. Des résidus de dripping vert, rouge, jaune et noir parsèment la toile, uniformes dans leur aléatoirité. Sous les gouttes de couleur, la peinture semble avoir été sculptée. Une forme rectangulaire, presque ovale, se repose, en bas à droite, tandis qu’une créature grise hermaphrodite domine le côté gauche de l’œuvre, seins et sexe en érection. À droite, un ver des sables à la Frank Herbert et ses Shai-Hulud, se faufile tout en longueur. Puis un jaillissement, une coulure, une tâche noire éclate au centre de l’œuvre. La blessure est surplombée d’un cerne dégoulinant noir, délimitant les contours d’un cadavre disparu. La scène de crime, dont résurgent des signes propres au vocabulaire guimarãesien – la ligne serpentine, la sexualité, la violence, la fragmentation – se fait manifeste de cet art nomade. À l’étage, se succèdent nombre d’œuvres, dont des papiers découpés, une installation toute en couleurs faite de caisses dont émergent des silhouettes, un rituel du serpent et une danse macabre mexicaine. La boucle est bouclée. — JOSÉ DE GUIMARÃES DE L’ANTHROPOLOGUE à l’ARTISTE, exposition jusqu’au 15 mars au Musée Würth, à Erstein www.musee-wurth.fr
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LEN LYE,
L’artiste cinétique Par Aude Ziegelmeyer
Len Lye à Sydney, 1925 © Len Lye Foundation Archive : photo: Mary Brown
Après Rebecca Horn, le Musée Tinguely poursuit son exploration du mouvement au travers d’un autre artiste fascinant, Len Lye (1901-1980). Figure majeure du cinéma expérimental, le cinéaste, écrivain, peintre, photographe et sculpteur néo-zélandais, est aujourd’hui considéré comme l’un des pionniers de la création de films en couleurs des années 1930. Influencée par une formation artistique océanienne et par l’avantgarde britannique (qu’il rejoint aux côtés de Ben Nicholson, Barbara Hepworth, Henry Moore…), l’œuvre de Len Lye est animée d’une thématique essentielle : « la composition du mouvement », tit re emblématique de l’exposition. Plus particulièrement encore, c’est la relation entre le mouvement et le corps humain qui semble être le cœur même de ses expérimentations. Il opère en ce sens des parallèles entre une feuille qui se balance au grès du vent et notre respiration… Ce qu’il tente d’exprimer par le dessin, puis par la sculpture, dans un besoin de faire sortir de lui-même le mouvement pour le voir, le rendre autrement physique et, le partager. Matériaux démultipliés, genres abolis, champs d’expression en continuelle expansion, œuvres hybrides… Les reconstructions qu’opère Len Lye sont multiples et variées, toutes dans un souci d’ouverture et de déhiérarchisation des cultures (savantes et populaires) et des arts (majeurs, mineurs, occidentaux ou non). Dans une constante évolution de sa vaste pratique artistique, sa curiosité vogue par-delà les continents, jusqu’aux populations des Samoa, de la Nouvelle-Guinée, mais aussi des aborigènes d’Australie et des Maoris. Il observe ainsi des objets issus de tribus africaines, qu’il dessine à
côté de croquis d’œuvres d’Henri Gaudier-Brzeska (un autre passeur interculturel aux intentions artistiques proches des siennes) et de tableaux constructivistes russes. Les résurgences qui jaillissent de ces références sont caractéristiques de ses propres créations, de sa vision très particulière de l’art et de la vie… en constante circulation. Après des débuts comme réalisateur pour des institutions publiques et commerciales, et s’inquiétant de l’usage uniquement publicitaire de ses réalisations cinématographiques (Kaleidoscope, 1935, Birth of the Robot, 1936, et Colour Flight, 1938), Len Lye entreprend la réalisation de films spécifiquement conçus pour des bande-sons ou des morceaux de musique – les précurseurs du clip. Ces « collages » filmiques, plus de l’ordre de l’art vidéo que des productions de l’industrie cinématographique traditionnelle, se distinguent par leurs qualités plastiques, mais également par leurs effets d’animation directs. La méthode de production dite de « cinéma-direct » [à ne pas confondre avec une typologie du film documentaire portant le même nom, qui rejette la modification de la mise en scène et tout travail de studio pour préférer une prise de vue directe, sur le vif, de la réalité. Aux antipodes de Len Lye, donc, ndlr] qu’il développe au cours de sa vie consiste à gratter, marquer, peindre au pochoir, dessiner ou imprimer ses images sur la pellicule. À l’écran, les couleurs éclatent, se mélangent, psychédéliques et poétiques (Rainbow Dance, 1936). On peine presque à croire que son travail a été réalisé à une époque où le film en couleur émergeait et où la pellicule était encore fortement inflammable. Son court-métrage abstrait, A Colour Box (1935), réalisé sans caméra, par modification graphique de la pellicule, est le premier de ce genre projeté pour le grand public au sein de nombreux cinémas britanniques. Le Musée Tinguely propose d’explorer l’étendue de son travail et le statut de son œuvre au travers des prismes de médias dont il fait usage, sans se départir d’un regard critique quant à certains de ses parti-pris artistiques (notamment son intérêt pour des écrits psychanalytiques). Une vingtaine de ses films, certains réalisés durant la guerre – reflets du climat de l’époque – et d’autres à ses débuts, y sera exposée, avec trois sculptures originales, véritables œuvres d’art cinétique restaurées par la Len Lye Foundation. — LEN LYE – MOTION COMPOSER, exposition du 23 octobre au 26 janvier au Musée Tinguely, à Bâle www.tinguely.ch/fr 97
BARBARA PUTHOMME, La vie est un songe Par Florence Andoka
Onirique, singulier, foisonnant, le travail de Barbara Puthomme se dévoile à l’Institut Supérieur des Beaux-arts de Besançon.
© Barbara Puthomme, Vierge Chamane, 2016 98
Baroque, c’est sans doute le premier adjectif qui émerge dans l’esprit de celui qui découvre l’œuvre de Barbara Puthomme. Idée anachronique, diront certains ! Et pourtant, le théoricien Eugenio d’Ors considère le baroque, non pas comme un mouvement déterminé de l’histoire de l’art européen, mais bien comme un principe majeur de la création, dépassant époques et frontières. Sans doute, l’œuvre de Barbara Puthomme participe de cette forme troublante, saturée, chaotique, inquiétante et sublime. À rebours d’un paysage de l’art contemporain souvent dominé par l’épure et la froideur, quelque chose ici se donne d’emblée dans son incarnation chatoyante, laissant à d’autres le divorce de l’art et de la beauté. Il y a d’abord les plumes qui s’agrègent et semblent léviter. « On me demande parfois comment cela tient, pourtant je n’ai jamais cherché à apprendre patiemment des techniques précises auprès d’artisans. Tout arrive au fil de la pratique, je cherche, je crée, je bricole et c’est à cela que je suis attachée. J’ai écrit une thèse sur Bachelard et l’art contemporain, voyant comment les quatre éléments pouvaient dominer l’œuvre de certains artistes, comme le feu et l’air pour Yves Klein par exemple, mais mon travail ne s’origine pas dans le concept. J’aime les arts populaires, les arts domestiques, la couture, la broderie, les vêtements ; d’ailleurs je réalise des chapeaux depuis longtemps, tout comme il y a des masques dans l’exposition. J’aime l’idée de quelque chose qui cache et révèle. Lorsque l’on porte un masque on devient différent, il y a une conversion. L’artiste est un producteur d’illusion. Ce qui ne veut pas dire qu’il nous trompe ou nous mente, car l’illusion peut rétablir une forme de vérité » affirme l’artiste. Dès l’enfance, Barbara Puthomme ramassait des plumes, comme autant de traces de la présence furtive des oiseaux, et toujours opère, par analogie avec cet animal totem, une oscillation dans son œuvre entre séduction et ouverture vers l’ailleurs, réjouissance des reflets irisés et finitude qui plane. C’est là et ce n’est pas là, c’est une œuvre seuil, où l’artiste serait un passeur entre les mondes. De Joseph Beuys, qu’elle cite comme une figure décisive dans son cheminement, Barbara Puthomme conserve la représentation de l’artiste en chamane, mais aussi l’idée que le matériau est une énergie. « Beuys a beaucoup travaillé la graisse, le feutre et le miel comme des éléments permettant de rejouer dans son œuvre l’épisode initiatique de son accident d’avion pendant la Seconde Guerre mondiale, tandis qu’il était pilote sur le front russe en 1940. Il a été sauvé en Crimée par des nomades Tartares qui l’ont soigné avec du miel, de la graisse et des couvertures en feutre. On ne sait pas si c’est vrai, mais qu’importe puisque la légende est là. » raconte Barbara Puthomme, pour 99
qui la plume est le matériau récurrent de son œuvre. Qu’elles dévorent l’image d’une vierge, deviennent coiffe, masque, parure, ou paysage, les plumes sont porteuses d’un horizon tant esthétique que culturel, aussi le titre de l’exposition renvoie à un proverbe natif-américain féminisé pour l’occasion « Celui qui porte une plume ne ment pas. » Certaines sculptures pourraient être des objets ethnographiques, mais c’est le sentiment d’un décalage, d’une synthèse, d’une confrontation qui domine et par là même introduit un regard, celui de l’artiste sur son siècle et sa culture. Il y a notamment cette Vierge chamane, composée d’une reproduction d’une peinture de Piero di Cosimo Madonna con il Bambino e due angeli partiellement masquée par des plumes. La Vierge, comme symbole chrétien, est là, le chamanisme aussi, esquissant la possibilité de multiples vaet-vient historiques : « Associer des plumes à sa figure, c’est tout autant la renvoyer à son humanité de femme et de mère, à travers son aspect animal, que la confiner dans un autre monde qui est celui du divin. Les plumes viennent comme entériner cette idée. Les plumes viennent la signifier comme chamane. Plumée, elle se montre comme un corps chamane intercesseur entre deux mondes, le divin et l’humain et deux modes d’être. C’est sans doute grâce à cette dualité qu’elle est à la fois une figure fondamentale de la religion chrétienne et de l’histoire de l’art. En même temps, elle est la figure même par laquelle s’opère l’abolition du chamanisme puisqu’elle met en rapport directement le divin et l’humain. Il n’y a donc plus besoin de chamane. Elle est le chamane, la sorcière a été supplantée par la Vierge et son image. C’est cela que met en relief l’omniprésence des plumes. À la manière des anges qui viennent en annonciateurs, une fois ailée, la vierge fait signe vers un ailleurs, un autre monde. » Pratiques chamaniques d’hier, d’ici ou d’ailleurs, refaisant surface aujourd’hui, l’œuvre de Barbara Puthomme en fait état et interroge par là même la place du sacré dans la société occidentale contemporaine. — CELLE QUI PORTE UNE PLUME NE MENT PAS, exposition du 3 octobre au 22 novembre à l’ISBA, à Besançon www.isba-besancon.fr
SUSANA GÁLLEGO CUESTA, Susana Gállego Cuesta est la nouvelle directrice du musée des Beaux-Arts de Nancy et elle est bien décidée à en réveiller les couloirs ensommeillés.
Soleil intense
Par Aurélie Vautrin — Photo : Arno Paul
Diplômée de Normale Sup, doctorante en littérature comparée, chez elle, tout est assumé : la fougue, le look, le sourire. Vous êtes originaire de Barcelone, vous avez étudié à Paris… Qu’est-ce qui vous amène ici ? La conjonction des astres ! Je travaillais comme conservatrice au Petit Palais, Nancy cherchait quelqu’un versé dans l’art contemporain… C’est un challenge très excitant – même si tout le monde essaye de me terroriser en disant que je vais me faire manger par la brume cet hiver. [Elle sourit.] Le projet me plaît énormément. Et c’était important pour moi d’atterrir dans une maison à taille humaine : on est une quarantaine de personnes, pile la bonne taille pour se faire une bouffe ! Ce musée est magnifique, avec des collections du XVe jusqu’à avant-hier… Aller jusqu’à après-demain ne sera pas difficile. Et puis il y a tellement de choses encore gardées au sous-sol… Vous avez envie de pousser les murs ? Disons que les musées sont assez vite à l’étroit. Alors on colonise des espaces dans le bâtiment et le jardin, on discute avec les architectes pour agrandir les murs existants… On va également repenser l’esthétique de l’accrochage, très minimaliste, comme cela se faisait il y a une quinzaine d’années : maintenant on est redevenu un peu plus boulimique, cela offre la possibilité d’exposer plus d’œuvres sur un même mur. L’idée, c’est… Plus partout !
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On parle souvent des dangers de l’« événementialisation » des musées. Vous en pensez quoi ? À mon avis, le principe d’exposition est très attirant pour tout le monde, mais je ne suis pas sûre que ce soit la meilleure manière de jouer ensemble. Je suis persuadée qu’il faut panacher les différents formats : l’invitation d’artistes, d’écrivains ou de commissaires, l’accueil de concerts, le travail en médiation avec les publics empêchés… C’est pour cela que je propose à des artistes vivants de venir mettre leurs œuvres en musique avec les nôtres – le premier sera Aryz, un jeune muraliste espagnol… Parce qu’une collection se joue comme une partition, et que j’ai envie que les artistes d’ici et d’ailleurs la jouent avec nous. Cela fait plusieurs fois que vous parlez de « jouer »… [Elle répond sans réfléchir.] Oui ! Oui… Il y a vraiment une part ludique importante à mes yeux qu’il est difficile de percevoir quand on regarde le musée comme une institution. Alors oui, c’est une institution, mais c’est aussi un lieu d’accueil où l’on se raconte des histoires, une machine à jeu très sage, c’est vrai, parce que dans un musée on-necourt-pas-on-ne-crie-pas-on-ne-mange-pas-onne-met-pas-de-chewing-gum-sur-les-toiles, mais il y a du jeu sérieux et profond aussi… Et comme j’ai beaucoup de chance d’être la première à jouer, j’aimerais bien emporter tout le monde avec moi. Vous entendez également accentuer la place des artistes femmes… L’histoire de l’art est une discipline assez vintage. Et les institutions sont aussi là pour aider les gens à penser le monde tel qu’il va. Elles ne sont pas les garantes d’un état passé – ou si elles se pensent comme ça, elles sont mortes, façon « je suis une capsule temporelle revenez dans cent ans ». Je ne trouve pas ça logique. Pour moi, elles doivent aider à construire la société. Et inviter des artistes militantes, cela permet de mettre un certain discours en lumière. À l’automne prochain, j’aimerais beaucoup accueillir mad meg, dessinatrice très engagée dans une réflexion sur comment l’histoire de l’art véhicule un discours patriarcal… Mais bien sûr, cela ne veut pas dire que l’on va devenir un musée où un seul discours va s’exprimer ! Même si encore une fois l’esprit critique et la capacité à mettre en doute me semblent essentiels, aussi pour parler aux jeunes gens que je vois place Stan, qui sont ravis de parler d’art, mais qui ne sont plus revenus ici depuis leur visite à cinq ans avec mamie.
— Une collection se joue comme une partition, et j’ai envie que les artistes d’ici et d’ailleurs la jouent avec nous. — Le 22.09, au musée des Beaux-Arts, à Nancy
Et pourquoi ne reviennent-ils pas selon vous ? Je pense qu’ils ne voient que l’institution justement. La grande porte place Stanislas d’un lieu compassé, sage et très sérieux… Un mélange de respect mal compris, d’inquiétude genre « ce n’est pas pour moi », et d’image poussiéreuse d’une maison où il ne se passe rien. D’où l’idée encore une fois d’inviter des artistes. On est quand même dans une ville où les apprentis artistes sont très nombreux, avec les écoles des beaux-arts, de condé, d’archi… Si on arrive à les faire entrer, d’autres vont suivre, et peut-être que la machine va se mettre en route. C’est ça, votre objectif premier, remettre la machine en route ? Plutôt ouvrir la porte et aérer. Enlever la poussière, parce qu’il y en a. Faire en sorte que les gens se sentent dans le musée comme moi je m’y sens : à la maison. Et c’est plus facile quand on a un tempérament comme le vôtre ? [Elle rit.] Je suis têtue et bruyante depuis toujours, avec la langue bien pendue et un sale caractère, mais je suis plutôt gentille comme fille ! J’ai toujours eu, comment dire… un bon capital humain. On m’a souvent dit « avec ta tête et tes piercings et tes cheveux, comment tu fais ? » Mais ça passe, vraiment. — musee-des-beaux-arts.nancy.fr 101
FLORE SAUNOIS, surface tendre Entretien avec quelques amis de ma bibliothèque L’artiste et auteure Flore saunois (lauréate du prix Novo / Mulhouse 019) explore la matérialité du langage, ses possibles traductions et son influence – réciproque – sur le réel.
Paul : Zénon ! Cruel Zénon ! Zénon d’Élée ! / M’as-tu percé de cette flèche ailée / Qui vibre, vole, et qui ne vole pas ! / Le son m’enfante et la flèche me tue ! / Ah ! le soleil... Quelle ombre de tortue / Pour l’âme, Achille immobile à grands pas ! 1 Je me demandais : une chute sans fin est-elle encore une chute ? Loin de répondre à cette question – ne songeant alors à la théorie de
Parménide sur la permanence de l’être ou aux paradoxes de son disciple Zénon, qui visaient à démontrer l’impossibilité du mouvement, ... avec cette flèche notamment, qui “vole, et qui ne vole pas”, telle une chute qui n’en finirait pas – je me retrouvais, tout compte fait, avec sa réalisation. Une mise en acte de cette interrogation. Là où la forme épousait – et dans un même temps faisait naître, perpétuer et renouveler, à l’infini, la quête – quête se confondant alors ironiquement avec son objet : dans le moment même où le petit rouleau “cherche[r] une chute sans fin”, il l’entraîne, et la réalise, à l’infini. Suspendre ainsi peut-être cette chose, qui précipite le temps à sa fin. ...ou du moins faire qu’elle se répète, encore et encore – et pourtant, autre et nouvelle à chaque fois ! Sören : Quand les Grecs disaient que toute connaissance est un ressouvenir, ils disaient que l’existence tout entière qui existe a existé. Quand on dit que la vie est une reprise, c’est dire que l’existence qui a existé voit maintenant le jour. 2 La tautologie je crois permet de toucher au présent. À l’instant même où nous comprenons que ce qui est dit se dit lui-même, elle nous tend, l’espace d’un court instant, d’une étincelle, un miroir de nous-même en train de penser (légère distance qui, paradoxalement nous rend plus intensément à nous-même – tout comme l’infime distance entre l’objet et le sujet qui, dans la tautologie se résorbe) ; et cet Eurêka minuscule, ce mouvement, est pour moi comme l’accès, direct et immédiat, à un fragment de présent. Roberto : Entre la table et le vide / il est une ligne qui est la table et le vide / où peut à peine cheminer le poème. 3 Il y avait cette idée de précarité du vide. Et du savon. Le savon autour de ce trou, ce creux immense, morceau de vide, et la potentielle disparition de ce vide-ci, si le savon venait à se dissoudre.
Vladimir : Les modalités de l’avenir représentent le domaine du peut-être [...] c’est un commencement qui ne cesse de commencer, une continuation de recommencement au cours de laquelle la nouveauté germe et surgit à chaque pas. 4 La forme à muté dans ma tête et avec le temps – je ne sais plus comment, en un récipient. Un impossible récipient (tout comme peut l’être « l’impossible tas » dont parle Clov dans Fin de partie de Beckett). Et puis l’eau enfin. Une eau immatérielle surgie d’une source lumineuse le baignant inlassablement (une eau qui “le remplit, et ne le remplit pas” – comme dirait Paul –, se déverse en son sein et ne l’atteint pourtant pas). Mon récipient de savon se trouvait comme toujours “sur le point de” (fondre/ se dissoudre/disparaître), imminence à chaque instant réactualisée, et ainsi, plongé dans un état d’immédiateté, réceptacle d’un présent sans cesse renouvelé. Sören : Le devenir. Comment change ce qui devient ? Ou quel est le changement du devenir (Kívŋơiç [le mouvement]) ? Ce changement [...] consiste à passer de ce qui n’est pas réellement à ce qui est réellement… Il consiste dans le passage de la possibilité à la réalité. L’eau immatérielle nous place entre les possibles et leur actualisation, « aide les possibles à s’actualiser », rendre possible quelque chose qui ne l’est pas... tout comme la flèche tirée de Zénon qui ne se meut pas, ou l’accumulation lente des grains de Clov menant à un « impossible tas. » Sören : Kívŋơiç est difficile à déterminer, car il n’appartient ni à la possibilité, ni à la réalité ; il est plus que la possibilité et moins que la réalité... Les deux pôles entre lesquels peut-être se situe l’écriture – là « où peut à peine cheminer le poème... » Roberto : L’envers est la zone/où tout le perdu se retrouve. ... Peut-être que l’envers n’existe pas. Peut-être que l’envers et l’endroit ne font qu’un, une seule surface, qui est à la fois enveloppe et enveloppé, paroi inversée et matière. La surface, à la fois extérieure et constitutive de toute chose, qui se répète, à l’infini.
Sören : Le ressouvenir, comme la reprise, recèle un élément (moment) éternel. La surface évoque à la fois ces dualités d’intérieur et d’extérieur, sous-entend un endroit et un envers. Comme s’il y avait une chose visible – la surface – et qu’en dessous se cachait une autre réalité. Où se cache la vérité ? ... l’invisible existe-t-il seulement ? Et si oui, de quoi est-il formé ? ... de l’accumulation patiente d’autres surfaces, antérieures à celle-ci présentement visible peut-être. Substrat d’une nouvelle surface – couche du visible –, à la fois même et autre. Surface tendre en ce qu’elle accueille en elle le nouveau, l’autre. Toujours en devenir. À la fois enveloppe et objet enveloppé, extérieur enroulé sur lui-même. Sören : Elskov [amour] ? Oui. Certainement. Car celui-ci est, tout comme l’art, le moteur fondamental, le cœur du désir. La surface tendre et accueillante, à la fois réceptacle et substance nutritive, forme et contre-forme, contenant et contenu de toute chose ; entre la forme et son essence – la poésie même. — Épuiser ! Les, souvenirs, pièce sonore en réécoute sur le site de France Culture, à la page de Création on air www.floresaunois.com
Notes : 1 Paul Valéry, Le cimetière marin, éd. Du Sagittaire,1933, p.163 ; 2 Sören Kierkegaard, La reprise [1843], traduit du Danois par Nelly Viallaneix, éd. Flammarion, 1990, p.87 puis p.188 ; 3 Roberto Juarroz, Poésie verticale [1988], traduit de l’espagnol par Roger Munier, éd. Fayard, 1989, p. 26 puis p.111 ; 4 Vladimir Jankélévitch, L’aventure, l’ennui, le sérieux [1963], éd. Flammarion, 2017 Légende visuels de gauche à droite : Surface tendre, 2019. Photographie, impression sur papier couché ; Sans titre (Une Chute Sans Fin), 2018. Bois, encre, moteur, batterie, et divers composants électroniques. Sans jamais s’arrêter, le cylindre roule, lentement, presque imperceptiblement. Dans sa course il délivre, en boucle, le texte inscrit à sa surface : une/chute/sans/fin/ chercher/une/chute/ sans/fin/chercher […] ; L’intervalle (présent continu), 2019. Savon, vidéo projetée en boucle, son. Vidéo d’un filet d’eau se déversant dans un récipient, projetée en boucle sur une vasque en savon.
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Too much and not enough Chez Mona Young-Eun Kim, le monde se dévoile à 360°. Au fil de son installation vidéo, c’est une réalité virtuelle complexe, saturée de couleurs et de lumière qui se déroule. Prenant Venise comme pierre d’achoppement, l’artiste sud-coréenne filme du bout de sa perche à selfie, un monde où l’excès et le manque ne cessent de s’entremêler. Elle enregistre aussi bien la vie mondaine de la cité des Doges que la fragilité de l’écosystème de sa lagune, se jouant avec délectation de leurs contrastes. (M.M.-S.)
Mona Young-Eun Kim, Too much and not enough, 2019.
Jusqu’au 2 décembre au Casino Luxembourg, à Luxembourg www.casino-luxembourg.lu
Cécile B. Evans : Amos’ World et Degrés Est ; Juliette Mock Deux expositions à voir au 49 Nord 6 Est Frac Lorraine. L’une, présente l’œuvre de Cécile B. Evans et son ensemble d’installations vidéo questionnant les enjeux sociétaux de l’architecture et la place grandissante des nouvelles technologies dans nos vies. L’autre, s’inscrivant dans le projet des trois Frac du Grand Est, Degrés Est, invite à découvrir l’installation inédite de Juliette Mock, jeune artiste qui, de son pinceau, tisse des liens insoupçonnés. (A.Z.) Du 25 octobre au 26 janvier au 49 NORD 6 EST Frac Lorraine, à Metz www.fraclorraine.org
Cécile B. Evans, Installation view, Amos’ World, Tramway, Glasgow, 6 December 2018 - 17 March, 2019. Photograph by Keith Hunter
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Les Bruits du Temps Au sein du bâtiment de verre et de métal du FRAC Alsace, l’artiste, photographe et historien Arno Gisinger rend visible l’invisible par un travail artistique sur les sonorités. Cette immersion sonore et physique explore également les archives sismologiques de l’Université de Strasbourg et retrace la vie de Marc Bloch (1886-194). Les mémoires se font expérience audible au sein de l’exposition monographique interdisciplinaire questionnant l’impact de la photographie dans l’histoire des sciences. (A.Z.) Du 12 octobre au 19 janvier au FRAC Alsace, à Sélestat www.frac.culture-alsace.org Détail du sismogramme (noir de fumée, « Wiechert ») 11/12 août 1944, numérisation d’Arno Gisinger, 2019 © Ecole et Observatoire des Sciences de la Terre, Université de Strasbourg. Photo : Arno Gisinger.
Käthe Kollwitz, « Je veux agir dans ce temps » Artiste complète (dessin, gravure, sculpture) et engagée, Käthe Kollwitz (1867-1945) déploie un réalisme sombre, reflet des incertitudes de son temps. Guerre, révoltes et misère rythment de leur intensité poignante les 170 œuvres présentées à Strasbourg. Mention spéciale pour ses eaux-fortes en clair-obscur qui racontent, sans concession, la condition paysanne ou ouvrière ainsi que pour ses autoportraits d’une beauté saisissante. Je veux agir dans ce temps est une rétrospective sans précédent en France, mêlant la collection du Käthe Kollwitz Museum de Köln et celle du MAMCS. (M.M.-S.) Du 4 octobre au 12 janvier au MAMCS, à Strasbourg www.musees.strasbourg.eu
Käthe Kollwitz, Assaut (planche 5), Guerre des Paysans, 1902-1903, Strasbourg, Musée d’Art moderne et contemporain © Musées de Strasbourg / photo : M. Bertola
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Respektive Peter Weibel À 75 ans, Peter Weibel est un nomade qui chemine quelque part entre art et sciences. Un touche-à-tout génial, tantôt artiste, théoricien et curateur dont le nom est intimement lié à celui du ZKM (qu’il a dirigé pendant plus de 20 ans). Ce Maestro de la « Télé-action » telle qu’il l’appelle, n’a cessé de jouer avec la perception et la communication au moyen d’installations vidéo d’abord, informatiques ensuite. La rétrospective qui lui est consacrée, promet une plongée passionnante dans l’ère du numérique ! (M.M.-S.) Jusqu’au 8 mars au ZKM, à Karlsruhe zkm.de
Peter Weibel, Self-portrait as a young dog, 1967 © Archive Peter Weibel, Photo : Joseph Tandl
Rainer Gross, Installation « Colmar » À l’échelle de tout le bâtiment, un long serpent de bois déroule ses ondulations dans un flux incontrôlable de matière. Avec cette installation monumentale, Rainer Gross sculpte littéralement l’espace. Pour la fin de l’année, une seconde exposition décline d’autres facettes du travail du plasticien allemand. Plus intimistes, ces petites sculptures ou reliefs s’accrochant aux murs, jouent sur les lignes et les rythmes. Avec le mouvement, toujours, comme force d’attraction. (M.M.-S.) Du 5 octobre au 22 décembre à l’Espace André Malraux, à Colmar www.colmar.fr/espace-malraux
Rainer Gross, Installation « Colmar », 2019 © Christian Kempf – 2019.
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Max Beckmann. The Classen Collection De Max Beckmann, ce sont les toiles aux lignes anguleuses dont les couleurs vives sont entourées d’un profond cerne noir qui nous reviennent en mémoire. On y devine la forte personnalité de celui qui s’était lancé à la « découverte imparfaite de la vie. » À Fribourg, on le retrouve en graveur, inspiré du monde des cabarets et des fêtes foraines. 50 gravures et lithographies déclinent avec un réalisme implacable les coulisses de la vie à Francfort-sur-le-Main dans les années 20. Incontournable. (M.M.-S.) Du 26 octobre au 16 février à la Haus der Graphischen Sammlung, à Fribourg en Brisgau www.freiburg.de
Max Beckmann, Selbstbildnis mit steiffem Hut, 1921, Sammlung Classen ©VG BildKunst, Bonn 2019 – Photo : Axel Killian
Scripturacontinua Installée à Mulhouse depuis 2009, Brigitte Bourdon tisse des métaphores de tissu et prend la transformation des matières pour fil rouge. Papiers collés, textiles marouflés, fils et textes brodés donnent lieu à des formes particulièrement riches faites de différentes strates. Saintes évanescentes tatouées à l’aiguille de sa machine à coudre (Ex voto suscepto), pelotes de tissus renfermant des bribes de sa vie matérielle (Chouette, une pelote) et poèmes visuels sur les liens entre mémoire et écriture (Les écritures) habitent, pour cette fin d’année, les salles du Musée de Beaux-arts de Mulhouse. (M.M.-S.) Du 12 octobre au 12 janvier au Musée des Beaux-Arts, à Mulhouse www.musees-mulhouse.fr/musee-des-beaux-arts/ Brigitte Bourdon, Déchirures noires, 2013
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Un tout de nature Ce sont des photographies que l’on croirait saisies au pinceau et des peintures qui s’inventent en relief. La Fondation Fernet-Branca propose l’univers onirique d’un photographe et d’une peintre sculptrice, inspirés tous deux par les forces de la nature. Sous l’objectif de JeanLuc Tartarin, nos futaies deviennent des sousbois enchantés, entre fantasme et réalité, tandis que les reliefs organiques de Juliette Jouannais renvoient à une nature plus abstraite où les couleurs et les formes s’hybrident. (M.M.-S.) Du 24 novembre au 16 février à la Fondation Fernet-Branca, à Saint-Louis fondationfernet-branca.org
Jean-Luc Tartarin, Forêts 01 #07, 2018 © Jean-Luc Tartarin
Regionale 20 On n’a pas tous les jours 20 ans et cette année, c’est au tour de Regionale de fêter ce bel anniversaire ! Depuis deux décennies, ce rendez-vous artistique n’a cessé de favoriser la collaboration transfrontalière entre l’Allemagne, la France et la Suisse dans le domaine de l’art contemporain. En 2019, ce sont trois expositions collectives regroupant des artistes suisses, allemands et français qui s’installent à Strasbourg, à La Chaufferie-galerie de la HEAR, au CEAAC et dans un nouveau lieu plein de surprises, le Garage COOP. (M.M.-S.) Du 21 novembre au 18 janvier à la Chaufferie, au CEEAC, au Garage COOP, à Strasbourg, mais aussi à Bâle, Fribourg, Mulhouse… regionale.org © Regionale à La Chaufferie – 2018 © Photo : Alex Flores
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Scenocosme, (Grégory Lasserre & Anaïs met de Ancxt), Pulsations, installation sonore
Sélest’Art 23e édition de la Biennale d’art contemporain. Comme de coutume, le rendez-vous artistique sélestadien croise patrimoine, art contemporain et – spécifiquement cette année – nature. Douze installations d’artistes pluridisciplinaires, proposent aux visiteurs et passagers de bousculer leurs habitudes au sein de la ville, en leur offrant un temps de pause et de contemplation… Mais également, de réflexion sur la place de la nature, et de l’art, dans la société. (A.Z.) Jusqu’au 27 octobre à Sélestat www.selestat.fr
Où sommes-nous Où sommes-nous évoque la difficulté de tout un chacun à trouver des repères dans un monde changeant où matières, paysages et identités sont des concepts volatils. En termes plastiques, la perception de l’espace et du cadre est mise à l’épreuve. Alors que certaines œuvres s’écrivent sur les murs, d’autres domptent les flaques d’eau (Capucine Vandebrouck) ou explorent les confins de l’identité culturelle Lakota ainsi que leurs enjeux géographiques et intimes (Dana Claxton). (M.M.S.)
Capucine Vandebrouck Puddle sur socle 3, 2019 et au second plan Katrin Freisager Phenomenon, 2019. Photo : Sébastien Bozon
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Jusqu’au 10 novembre à La Kunsthalle, à Mulhouse kunsthallemulhouse.com
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Stable vices Stable vices distille l’univers doucement absurde de la photographe polonaise Joanna Piotrowska. L’ambiguïté des gestes, des mains qui se touchent ou se repoussent, trahissent la complexité des relations humaines et d’une vie familiale en noir et blanc. Une galerie silencieuse d’images figées, mais chargées d’une intensité psychologique singulière se déploie, à l’image de cette femme dont les longues jambes dépassent des barreaux du berceau dans lequel elle est allongée, les yeux fixés au plafond. (M.M.-S.) Du 25 octobre au 5 janvier à la Kunsthalle, à Bâle www.kunsthallebasel.ch Joanna Piotrowska, Untitled, 2019. Courtesy of the artist. Thanks to The Lewis Baltz Research Fund.
Une des provinces du Rococo. La Chine rêvée de François Boucher. Allons chiner à Besançon pour se laisser gagner par les contours d’un Orient japonisant à la croisée entre la peinture, le dessin et les arts décoratifs. Une des provinces du Rococo, s’attarde sur François Boucher, peintre fascinant trop longtemps éclipsé par ses flamboyants contemporains, Fragonard ou Watteau. Dans un goût très XVIIIe, habillé de galanterie et d’ornements rocaille, son répertoire exotique mêle les influences. Au fil de l’exposition, des objets chinois issus de la collection de l’artiste invitent à se plonger dans la géographie toute subjective de son imagination ! (M.M.-S.)
François Boucher, Le Repas de l’empereur de Chine, 1742 © Musée des Beaux-Arts et d’archéologie de Besançon, photographie Arcanes.
Du 9 novembre au 1er mars au Musée des Beaux-Arts et d’archéologie, à Besançon www.mbaa.besancon.fr
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Syncopes et extases. Vertiges du temps En se penchant sur les vertiges du temps, Syncopes et extases tente de cerner les manifestations artistiques d’un état du corps et de l’esprit : la perte de conscience. Entre la vie et la mort, le plaisir absolu et la douleur, les œuvres convoquées, contemporaines ou anciennes, décrivent ou suscitent cette vertigineuse sensation. De Charles Antoine Coypel à Ann Veronica Janssens, plus de 30 œuvres viennent nourrir ce dialogue transhistorique d’une originalité terriblement inspirante ! (M.M.-S.) Du 13 octobre au 12 janvier au FRAC Franche-Comté, à Besançon www.frac-franche-comte.fr Ange Leccia, Audrey, 2009, Collection Frac Franche-Comté © Ange Leccia, Adagp, Paris. Photo : BD.R.
Anita Molinero Les Zippettes Sculptures anciennes, nouvelles productions et œuvres recyclées signées Anita Molinero envahissent le 19 CRAC, pour le plaisir des yeux. Derrière les couleurs acidulées et les textures surprenantes, se cache une réalité aussi acide que certains des produits qui remplissent nos étagères. Son art du recyclage corrosif met à nu notre relation à ses produits et à notre futur à leurs côtés… Tout en proposant un retour sur le « Moment Zippo » des sixties. (A.Z.) Jusqu’au 15 janvier au 19 CRAC, à Montbéliard le19crac.com
Anita Molinero, Croûûûte Criarde saison bleue, 2017, polystyrène extrudé. Courtesy Galerie Thomas Bernard – Cortex Athletico
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Caroline Delieutraz, À l’œil nu
Hadaly & Sowana, Cyborgs et Sorcières Cyborgs et sorcières, ces deux entités stigmatisées se retrouvent au sein d’une exposition collective s’inspirant du roman d’Auguste de Villiers de L’Isle-Adam, L’Ève future. Pour notre plus grand plaisir, la dynamique initiale y est reconfigurée, la cyborg ‒ substitut robotique d’une femme jugée trop bête ‒ et la sorcière, qui la dote d’une âme par transmission de fluide, se font symbole de puissance. Cyberféministes, les artistes réinventent la SF et se réapproprient l’histoire. (A.Z.) Du 12 octobre au 25 janvier à l’Espace multimédia Gantner, à Bourogne www.espacemultimediagantner.cg90.net
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Tourner tourner
Par Marc Dufaud
Marc Dufaud, auteur du film Pieces of My Life, revient sur la réception du film qu’il a réalisé sur son ami : Daniel Darc. Épisode 1. Ce n’est pas vrai – enfin pas toujours – que la vie ne va pas assez vite, elle a parfois tendance à nous rattraper quand on s’y attend le moins. Pieces of my life... Des pièces de ma vie... celle qu’occupe Daniel est une pièce centrale avec d’immenses fenêtres traversées de lumière. « Quand on est mort que reste-t-il / quelques bouquets de roses inutiles. » Une chanson écrite sur le vent... Ce vent qui la porte au-delà des années afin qu’elle voyage là au creux du cœur – c’est con, très con, mais voilà c’est ce qu’il reste lorsque les mots manquent.
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Devant moi, un carnet de moleskine blanche. Posé à côté de guingois, trois cahiers aux couvertures fatiguées, grands et moyens formats : pendant cinq ans j’y ai consigné par écrit, de façon irrégulière et anarchique, non pas uniquement le travail qu’a demandé le film Pieces of My Life, mais les abords de cette genèse, les difficultés rencontrées, techniques, financières et humaines, toute cette énergie requise, ces concessions et ces temps morts avec lesquels il a fallu composer. J’ai relu une partie de ces cahiers, la gorge nouée. Tout m’est revenu en mémoire, un véritable coup de fouet en retour ! Très violent ! Entre les lignes surgissent des moments de ma vie parmi les plus pénibles. Il y a un prix à payer pour tout, ça m’apparaît avec encore plus de netteté aujourd’hui qu’alors. Mais bon, ne cédons pas au tragique, disons qu’en résumé, ces cinq années de gestation n’ont pas été une sinécure. Et j’euphémise... Mais ça n’a rien d’inhabituel ! Mais ça n’a pas d’importance. Outre la nécessité, une seule conviction, chevillée au corps, m’a porté de bout en bout envers et contre tout : celle que le film toucherait les gens au-delà
de la « fanbase » qu’on me promettait pour seul public. Si je mesure le chemin parcouru en cinq ans, j’éprouve donc bien moins un sentiment de surprise que celui d’avoir fait ce qui devait être fait et en cela d’avoir été utile. Le carnet de moleskine blanc lui fourmille de notes prises en route à la volée cet été au cours de la tournée estivale en France que nous a concocté UFO distributeur pour accompagner la sortie du film fin juillet. Ça n’est pas à proprement parler un journal, il y a longtemps que j’ai renoncé à l’idée d’en tenir le moindre. « Le journal, c’est la lâcheté de l’écrivain » écrivait Drieu et je trouve la sentence assez pertinente. Cet itinéraire géographique et intime a été ponctué de moments de grâce, de moments de tensions et de doutes aussi ; chaque déplacement a ouvert sur une foule de rencontres et d’échanges. On m’a rapporté tant d’histoires, simples ou surprenantes, tant d’anecdotes, j’ai recueilli tant de témoignages, reçu tant de messages... Ça a été un shot of love si puissant qu’il a fini par anesthésier la douleur et dissoudre l’amertume. — Première étape de ce périple d’avant-premières : Belfort. Pour être précis, c’était simplement la cinquième fois que le film était projeté en public (en dehors des projos de presse) : il y avait eu le Max Linder un samedi matin de février, le festival du Fame, véritable rampe de lancement avec un prix du public à la clé, la reprise à Marseille la semaine suivante, et le formidable festival rock à Bordeaux début mai. Le lendemain, nous étions à Amiens. Suivant les conseils avisés de Bruno [Chibane, ndlr], je commençais à noircir le carnet à couverture blanche. — Juillet 2019 – Amiens, 22h « Je ne suis pas celui qui monte, je suis l’autre, celui que l’on n’attend pas » Ce sont les premiers vers du poème Je veux être confondu ou la Halte du Prophète [de Roger GilbertLecomte, ndlr]. Deux vers qui tournent dans ma tête ce soir-là sans que je sache vraiment ce qu’ils viennent foutre là. Nous sommes dans un local attenant à la salle de projection du ciné St Leu, la salle d’art et essai d’Amiens. Le cinéma occupe l’intégralité du rezde-chaussée d’un immeuble récent. Pourtant, à l’intérieur, les locaux ont un petit air suranné sans doute à cause de la marqueterie, des panneaux de bois et de cette caisse en demi-cercle, de facture très sixties. Nous attendons la fin de la projection pour aller à la rencontre du public. La salle est quasi pleine. Je fais tourner la flasque de vodka que je viens
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d’acheter au supermarket à deux pas d’ici : à la caisse du carrefour city me précédait une jeune punkette tatouée piercing, cheveux platine dressés et son mec, dégaine bien négligée, baggy t-shirt flashy ample. Ils achetaient un pack de bière pour remonter « se faire une soirée pizza » ! The Times They Are a-Changin’ ! « On y va dans cinq minutes », nous alerte Boris me tendant la flasque. Boris, c’est le gérant du ciné St Leu. Gérant, la désinence convient mal ! Il est bien plus que ça : il est l’âme et le moteur indispensable de ces lieux, comme le sont toutes celles et ceux qui nous accueilleront au cours de ces semaines dans les cinémas d’art et d’essai. Ils sont bien plus que des « acteurs de la vie culturelle », selon la définition qu’on leur applique généralement ; sans l’énergie, la foi et la motivation de tous ces gens, ce cinéma-là, ces salles-là n’existeraient plus depuis longtemps. Ce sont eux qui les font vivre et pour eux le mot Kulture n’a rien d’une abstraction, ni d’un viatique pour on ne sait quelle reconnaissance. C’est un sacerdoce. De Belfort à Senlis, en passant par Amiens, Rouen, Vannes, Nancy, Strasbourg, ils forment un réseau dont je ne soupçonnais, en bon parisien un peu blasé que j’étais, peu au fait de la vie en province, ni la densité ni l’importance. …« Je ne suis pas celui qui monte... » Une fois, deux fois, trois fois… Comme un mantra, une sorte de rempart contre l’émotion qui ne doit pas me submerger. Et la suite : « ...terriblement absent roide et froid sans sommeil » L’obsédante ritournelle. Cette propension à être là sans y être ou à n’être pas là tout en y étant, comme on veut, le résultat est le même, ne me permet d’avoir prise sur les choses qu’en de rares moments. Soudain, je n’entends plus les voix autour de moi, je m’absente... Me souvenant, me rappelant : c’était en 2005, je crois, mais j’ai tendance à mélanger les années, le Louvre avait sollicité plusieurs artistes dont Daniel en leur confiant une carte blanche pour organiser chacun une soirée à l’Auditorium. Outre Patrick Eudeline et quelques autres, Daniel m’avait invité à faire une performance avec lui. Pour l’occasion, j’avais écrit un texte sur la prison encadrant deux poèmes de Gilbert-Lecomte, La Halte du Prophète et Testament. Tandis que je disais le premier, Daniel récitait Testament : Si maintenant je dors ancré Au port de la misère C’est que je n’ai jamais su dire assez À la misère
En toute fin de lecture nous lisions un vers chacun en alternance et puis quasi simultanément comme pour aller à l’os de la parole de Gilbert-Lecomte. Ce fut une belle soirée, un moment précieux. Venu saluer Daniel en loge, Bashung eut l’élégance de me dire tout le bien qu’il pensait de notre lecture. J’ai trouvé ça follement classe. Je n’avais pas mesuré à l’époque combien le choix de ces deux textes faisait sens, ni ce qu’il renfermait de symbolique entre Daniel et moi. D’une part, la difficulté majeure, « majuscule » de vivre de Daniel, de l’autre, la mienne à être de plain-pied dans la vie – et si ces deux attitudes, ces deux difficultés ont miroité le temps d’une lecture croisée, elles ne sont pas semblables. Oui, d’une certaine façon et dans une certaine mesure, j’avais le sentiment que Daniel n’avait jamais su dire assez à la misère. Et même si je sais bien pourquoi, même si j’en connais et j’en comprends les raisons, ce renoncement m’inquiétait. Boris nous guide dans le couloir sombre, on passe une porte qui ouvre sur un sas où l’on s’entasse pour attendre la fin du film. À travers la seconde porte restée close j’entends Je me souviens je me rappelle ; le générique de fin. Je me souviens, je me rappelle... — 2013, février. Le pont Austerlitz... Un pont trop loin... Trop loin trop près... Un froid mordant un ciel trop bleu... Je reste accoudé de longues minutes les yeux rivés sur l’institut médico-légal, incapable de faire un pas. Tétanisé. Car je sais par avance, qu’une fois ce pont passé, tout sera achevé. C’est une certitude nette et implacable qui s’impose à la fois par l’esprit et le cœur à l’esprit et au cœur. On y est – ce moment, si souvent anticipé, craint, si souvent évoqué, mais abstrait, il est là. Plus rien ne sera pareil. Il y avait eu des simulacres au cours de ces 25 ans – quelques hospitalisations inquiétantes, mais depuis qu’il faisait « moins de folie » son imminence, sa prégnance s’était estompée. Les orthodoxes ont une expression « rassurante » : ils disent “né au ciel”. Le froid mordant le ciel trop bleu... Le cœur cloué au vent, quelque chose en moi s’éteint et se fêle en même temps. C’est un sentiment atroce. Une douleur lourde comme le mercure qui m’empèse de vide. « Rien ne vient, un peu de vide et puis c’est tout »... Les mots s’effacent, vains... Poussière retourne à la poussière... —
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« Allez, on entre ! » dit Boris, l’hôte amiénois. Il ouvre la porte. Un écran blanc et une salve d’applaudissements au moment où la salle se rallume. « Je ne suis pas celui qui monte... » C’est bien pour ça que je descends. Que je descends prendre place juste devant l’écran face à une centaine de personnes – j’ai mon cuir sur l’épaule – on “naît” pas très sérieux quand on a 50 ans ! Manquerait plus que ça ! Boris prend la parole pour lancer les choses, mais les spectateurs sont secoués, mutiques. Un formidable silence. Notre samaritain comble les blancs avec deux trois questions généralistes qui permettent finalement de briser la glace. Progressivement, les gens deviennent plus loquaces. Les questions, les remarques vont se succéder ainsi pendant une bonne demi-heure. Certaines interventions sont déroutantes, d’autres pertinentes, mais toutes s’avèrent bienveillantes. — La rencontre achevée, on remonte les travées pour filer au café. Un garçon d’une vingtaine d’années m’alpague au passage, il me demande s’il peut me dire un mot. - Bien sûr, je suis venu pour ça ! Avant la séance, Boris m’avait parlé de lui, le “gamin” comme il l’appelle, le fils de son plus vieil ami disparu il y a une dizaine d’années, suivi de peu par sa femme. Le “gamin” s’était retrouvé orphelin à l’âge de 9-10 ans. Ses parents étaient de grands fans de Daniel, m’a expliqué Boris avec émotion, il représente pour lui une sorte de trait d’union mystique avec les défunts, une façon de rester en contact avec eux au-delà de la mort. - On m’a parlé de toi, lui dis-je, Je suis désolé... C’est moche... Jusqu’à ce soir, me dit-il, il ne connaissait Daniel qu’à travers l’admiration que lui portaient ses parents. C’est d’abord pour leur rendre hommage qu’il est venu ce soir, parce qu’ils auraient aimé être là. Et puis, il me confie avoir pris le film en pleine gueule : « Je ne savais rien en fait sur Daniel Darc, rien de sa vie, et d’un seul coup, ce qu’il dit, ce qu’on voit, ça m’a parlé ! » Le film lui a été droit au cœur ! Il lui a parlé directement ! Il a résonné en lui, pour lui et a éveillé quelque chose ! Il y a de la grâce dans l’attitude de ce môme à la silhouette étique, au visage lunaire encore indécis ou indéfini, dans cette façon de se tenir droit en amont de sa souffrance qui justement la contredit, l’éclaire d’un féroce courage. Il me pose mille questions, certaines se font très personnelles. D’ordinaire, je botte en touche, là, je n’ai pas le cœur à faire ça. - Tu sais, j’aurais voulu ne jamais faire Pieces of My Life ; je l’échangerai sans hésiter contre quelques années de plus à partager. Mais, ça semble mal barré pour que ça se réalise !
Ça le fait sourire, moi aussi, et surtout ça évite le pathos. - On est des passeurs, j’aime bien ce mot, alors voilà si le film t’a transmis quelque chose, c’est réussi ! — J’ai dû dire ça déjà une bonne dizaine de fois depuis quelques jours, mais la répétition n’érode en rien la vérité et la sincérité du propos. Se faire passeur, c’est même l’essentiel parce qu’il suffit qu’on touche ne serait-ce qu’une personne, un môme, ou pas d’ailleurs, un seul, ce soir ou demain, après-demain, qui puise dans ces images le matériau de sa propre destinée, pour que ce film soit utile, pour qu’il fasse sens au-delà de ce qu’il m’en coûte, au-delà de ce que ça m’apporte. — Avril 2019 : revenu sur mes pas me souvenant me rappelant, le ciel mordu, le froid trop bleu... Le temps n’adoucit rien, il entérine l’absence et encore... Une rame jaillit de la gare d’Austerlitz, elle semble en avoir transpercé la verrière, et file comme une chenille géante glissant à vive allure sur la voie ferrée posée au-dessus du pont enjambant la Seine, couronnée par un arc de cercle métallique eiffellien – figure géométrique contredite par la courbe qu’épouse ensuite la rame au dos de l’institut médico-légal avant de s’enfoncer sous terre pour rejaillir Quai de la Rapée rive droite. Je suis vaguement des yeux la trajectoire de l’insecte métallique avant de le perdre. C’est Paris 2019 – Rien n’a changé et tout est différent. C’est toujours la même rumeur de Montmartre à Montparnasse, le même trafic matinal sur la voie express rive gauche en contre bas. Le chant des oiseaux, le cri des mouettes, le piaillement des étourneaux et des piafs qui se chicanent dans les arbres créent comme des interférences. C’est toujours la même chose qui recommence jour après jour, toujours la même et toujours différente. Les gens qui passent là sur ce pont, ce sont les mêmes qu’il y a 5 ans – c’est la même fille sur son vélo hollandais, le même quinquagénaire tirant sa valise rouge en ahanant au-dessus de la Seine. Nous sommes tous des chats de Schrödinger, enfermés dans une boite, passagers vivants et morts – oui, la vie est passagère. Elle est un flux, une mer de jours et de nuits qui claquent au ponton de nos existences comme le sac et ressac... — La canicule diurne fait tache d’huile, elle imprègne la nuit et pas le moindre souffle d’air pour desserrer l’étau malgré l’heure tardive. Je rejoins finalement le petit groupe emmené par l’hôte Amiénois à la terrasse du dernier troquet encore ouvert à l’angle de deux rues à proximité de la vieille ville. Il y a foule à l’intérieur et à l’extérieur et tout le monde semble connaître tout le monde. On est une petite dizaine autour de la table, quelques figures locales,
un ancien disquaire, des amis de Boris pour bon nombre. La plupart étaient à la séance et la conversation commencée au cinéma se poursuit ici en toute simplicité. Les deux sœurs jumelles lilloises, accompagnées du boyfriend de l’une d’entre elle, se joignent à nous. Déjà présentes la veille au cinéma à Belfort, elles ont repris la route en fin de matinée pour être avec nous ce soir à Amiens. « C’est normal, on adorait Daniel. » Des fans ! Et ça n’a rien d’ironique sous ma frappe. On ne parle pas de groupies, ni de midinettes hystéros d’un Pokora ou d’un Bruel en son temps. Depuis des mois, les deux sœurs sont omniprésentes sur Facebook pour soutenir et défendre le film. Je les avais déjà croisées brièvement deux mois plus tôt à Paris au Blackstar, la nouvelle salle de concert ouverte par Jean Cri et Sarah du côté de Bastille. Elles étaient venues voir le rockumentaire consacré à Stiv Bators accompagné des sets de Delaney Georges Blue et Jad Wio. En février, le Blackstar avait programmé mes deux premiers films sur Daniel – une soirée montée à toute vitesse, couplée elle aussi avec un mini concert acoustique de Delaney Georges. L’une des sœurs me tend un petit album photo plastifié rempli de clichés de Daniel sur scène ou posant avec l’une et l’autre, photos qu’elles commentent abondamment se remémorant ces soirées. « Ça, c’était backstage en 2011 je crois, j’y étais aussi » fait l’ex-disquaire en découvrant les clichés, « Daniel était bien ce soir-là. Je l’avais vu pour la tournée Amour Suprême, mais là, il était pas en forme... » — On s’éternise un peu sur fond de Picon bière et de Jack Daniels. Les sœurettes, elles, prennent congé : elles ont de la route à faire pour rentrer sur Lille ; je m’excuse de n’avoir pas été plus régulier sur facebook et je promets de mieux faire. « De toutes façons, me lance l’une d’elle en souriant, on se voit bientôt, on viendra à la projection à Pantin ! » Et ce ne sont pas de vaines paroles ! Infatigables ! Oui, des fans... Pratiqué d’une certaine façon, c’est plutôt une qualité. À la condition de ne pas se contenter de regarder les étoiles dans le ciel, mais de regarder la direction qu’elles montrent pour tracer sa route. Je veux dire, Lennon était fan d’Elvis ! Voilà, tout est dit ! « …Je suis l’autre celui que l’on n’attend pas. »
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sons
BRIAN ENO Before and After Science — Virgin
ECHO & THE BUNNYMEN The John Peel Sessions, 1979-83 — Korova
Après son coup de génie avec Another Green Land en 1975, Brian Eno pouvait-il aller plus loin ? En 1977, il prolonge pourtant son effort, poussant encore davantage ses intentions rythmiques. Peut-être confirme-t-il là, avec la fine fleur de la pop anglaise, ce qui fait l’essence même de son art : l’élargissement d’un espace sonore qui le conduit de la saturation avantpop à l’épure. Il invente tout d’un seul coup, la musique ambiante, la chanson minimaliste – éternel By this River ! – mais aussi une forme nouvelle qu’il va développer aussi bien auprès de David Bowie que des Talking Heads. Dès lors, une porte s’ouvre, et elle n’est pas près de se refermer. (E.A.)
Il fut un temps où personne n’écoutait les Bunnymen, sauf John Peel qui dès les premiers 45T du groupe de Liverpool le programme aussi bien à l’antenne qu’en live. Il ressort de ces six Peel Sessions qu’on a peut-être tort de trop tabler sur la période classique du groupe à partir de 1984. L’écoute le prouve : les débuts révèlent un sens de la rupture mélodique qui garde toute sa fraîcheur près de 40 ans plus tard. Au-delà du mythe, le groupe mérite d’être réévalué pour ce qu’il a ouvert. John Peel, à qui il devait beaucoup, le savait déjà en temps réel ; ça n’était pas faute de nous le rappeler avec ferveur. (E.A.)
LINDSTRØM On A Clear Day I Can See You Forever — Smalltown Supersoun / Differ-Ant Lui, ça fait quelque temps qu’on le suit avec le sentiment que la promesse initiale met du temps à être tenue. Là, avec cette nouvelle tentative qui puise sa source dans l’œuvre de Robert Wyatt, il s’accorde enfin cette liberté d’aller jusqu’à une forme d’abstraction qui le situe à un niveau supérieur de tout ce qu’il a pu faire jusqu’alors. En improvisant de longues plages instrumentales, il renoue avec l’esprit des pionniers de l’électronique et nous ouvre grand la porte de son âme. On supposait celleci connectée au monde de manière parfois insouciante, on la découvre d’une sublime fragilité. (E.A.) 120
BONNIE ’PRINCE’ BILLY I Made a Place — Domino Il ne s’est pas ménagé les dernières années, l’ami Will Oldham, en multipliant les albums de reprises et les collaborations diverses. S’il avait glissé quelques compositions personnelles ici ou là, nous n’en attendions pas moins un disque entièrement écrit par ses soins. À l’heure où les choses se précipitent en tous sens, il a pris le temps : cela explique peut-être la grande sensualité qui se dégage de cette poignée de country songs qui renoue avec une veine seventies. De manière enjouée – même si une ballade mélancolique se glisse entre deux danses –, il exprime la volonté forte de nous destiner ses nouvelles compositions. À nous de nous montrer en capacité de les recevoir. (E.A.)
lectures
PropriÉtÉ privÉe De Julia Deck — Les Éditions de Minuit
VOGUER De Marie de Quatrebarbes — Éditions P.O.L
Julia Deck écrit comme un polar sans que ce ne soit du polar. Le corps de la victime, le gros rouquin, le chat des voisins, n’est que le prétexte à la mise à mort d’un corps social qui se déploie sur fond de couples bobos vieillissants, respectueux de la nature et choisissant un écoquartier peu énergivore pour couler des jours tranquilles. Mais ce corps est aussi celui de l’auteur, une narratrice aux aguets, curieuse et toujours surprise par ce que lui réservent ses contemporains, à savoir mesquineries, espionnage et voyeurisme jusqu’à la nausée. Propriété privée décrit avec ironie et virtuosité un monde aseptisé, surveillé et apparemment lisse comme une pierre tombale. (V.B.)
Dance with attitude, prendre la pose avec Venus Xtravaganza ou Pepper LaBeija, les stars du voguing, c’est par ce biais que l’atypique texte de Marie de Quatrebarbes élargit le désir dans le but de le rendre réel. Geste poétique ou geste dansé, Voguer est un ovni, livre d’heures d’une inspiration qui s’interroge sur la nécessité de demeurer à l’intérieur du mouvement de son désir, un désir qui transforme et qui ouvre, qui élargit ce qui existe pour y inclure autre chose et pour s’y inclure soi. Dire et écrire le désir, c’est déjà agir sur la réalité, faire comme si j’étais une superstar, figure emphatique de ce qui bouge en moi, se maintenir vivant, faire un effort, faire un geste. Puissance évocatrice, prier et danser pour enfin s’aimer. (V.B.)
CHRONIQUES EXPLOSIVES De Jean Chauvelot — Rouquemoute Le cœur de Jean Chauvelot fait boum à la fin de chacune de ses Chroniques explosives, et le nôtre avec. Des histoires tantôt sombres, loufoques, absurdes, souvent tout cela à la fois, toujours touchantes, rappelant immédiatement les Idées noires de Franquin. Tranches de vie et grands délires, petits tracas et drames constituent la nitroglycérine nichée dans le cœur et dans le corps filiforme de son alter-ego Jean-Jean. En recyclant le gag le plus vieux de l’histoire de la bande-dessinée, l’auteur peut ouvrir la porte de son intimité, nous faire rire ou livrer quelques tours de passe-passe graphiques malins, jouissifs, au minimalisme hyper maîtrisé. (B.B.) 122
JOURNAL DE L. (1947-1952) De Christophe Tison — Éditions Goutte d’Or Donner une voix à Lolita, l’héroïne de Nabokov, c’était pour Christophe Tison de laisser s’exprimer celle qu’on n’entend jamais dans ce roman raconté à la première personne. On se prend à revisiter les instants du point de vue opposé, et à découvrir ce que subit la très jeune fille. Sous la forme du journal, elle nous relate son quotidien avec un esprit alerte, d’une étrange maturité, mais elle ne dit qu’une chose : l’enfance volée, l’enfance violée. On en sort d’autant plus ébranlés que derrière tout cela, il reste cette ultime part de candeur qui permet de tenter de vivre, malgré tout. (E.A.)