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Beatrix

qu’est-ce que j’Peux faire, j’sais Pas quoi faire

Par Nicolas Bézard ~ Traduction : Emilie Girardin ~ Photo : Nicolas Bézard

et si, de Nos jours, « moNtrer du temPs » était ce que le ciNéma Pouvait ProPoser de Plus fort et de Plus traNsGressif ? beatrix, le Premier loNG-métraGe de lilith KraxNer et de mileNa czerNovsKy, s’offre uN détour Par le ciNéma des oriGiNes Pour mieux bousculer Nos habitudes de sPectateurs.

« Festival international du jeune cinéma indépendant et novateur », voilà un sous-titre que le festival Entrevues de Belfort n’aurait pas volé en donnant l’opportunité à ces très jeunes réalisatrices autrichiennes – toutes deux poursuivent des études aux Beaux-Arts et à l’Université de Vienne – de présenter cette œuvre énigmatique, envoûtante.

Beatrix se retrouve à passer seule son été dans une grande maison. Pour tuer le temps, elle fait le ménage, arrose des plantes, consulte le télétexte sur un vieux téléviseur, s’adonne à quelques séances d’essayages. On la regarde dresser une table pour des invités d’un soir, se faire belle pour un prétendant rapidement éconduit. Plus tard, elle se coupe les cheveux devant la glace. Lentement, les traits de son visage changent. Les sentiments qu’on y lit aussi. Beatrix, c’est l’histoire du temps qui ne passe pas, de l’avenir indécidable, du confinement désœuvré. Un temps fait de petits riens et de grands rêves qu’on ne connaîtra jamais, les auteures ayant l’intelligence de nous épargner toute psychologie. Beatrix, c’est aussi une pleine et réjouissante confiance accordée au cadrage comme matrice subtile de suspense, de beauté, de cocasserie.

Il ne se passe rien dans Beatrix, et il s’y passe l’essentiel : la naissance d’une émotion, l’éclosion d’une actrice, et l’avènement d’un duo de cinéastes sur lequel il faudra forcément compter.

Henri Langlois aimait à rappeler qu’avant de devenir un art narratif, le cinéma avait été, à son commencement, un art plastique, et que demeurait là sa véritable vocation. Avez-vous vu des films des frères Lumière, et le but de votre cinéma n’est-il pas de montrer, plutôt que de raconter?

Lilith Kraxner : Nous avons vu des films Lumière, mais il ne s’agit pas d’un référent conscient. Ce qui importait pour nous en effet, c’était de montrer. Montrer cette jeune femme, passer du temps avec elle, donner à ressentir quelques fragments de son été. Le fait de raconter une histoire passait au second plan.

Beatrix rappelle ce cinéma des premiers temps par vos choix artistiques très affirmés : plan séquence, cadre fixe, tournage en pellicule et usage du format carré.

Milena Czernovsky : Nous avons choisi de tourner en 16mm car cela permet une concentration qui n’existe pas en numérique. C’est une limitation technique que je qualifierais de créative, car elle nous oblige à bien penser chaque plan avant de commencer l’enregistrement. La pellicule induit une performativité, dans le sens où elle n’est pas illimitée et où nous devons faire attention à ne pas la gaspiller. Cela convenait bien à notre actrice, Eva Sommer, elle-même performeuse, et qui a l’habitude d’un temps de création unique, non réitérable.

L.K. : En plus de nous limiter à des plans fixes, nous avons décidé de ne jamais renseigner Eva sur la manière dont nous allions la cadrer. Elle entrait et sortait de l’image sans le savoir. C’était important de donner au spectateur cette sensation qu’il y a un derrière, un devant, un alentour, un hors-champ à ce qu’il voit. Nous voulions filmer ce corps de très près afin de proposer une expérience physique du personnage.

Comment réalise-t-on un film à quatre mains?

M.C. : De l’écriture du scénario à la production du film, en passant par son tournage, son montage, le travail sur les décors ou les costumes : nous avons tout fait ensemble. Mais Beatrix s’est aussi construit autour du dialogue engagé avec l’actrice, un dialogue essentiel, car il nous a permis de

L’action se déroule entièrement dans une propriété, et ce n’est qu’au bout d’une heure qu’apparaît l’extérieur, la rue, au détour d’un plan furtif. Chose étonnante : il nous est impossible de reconstituer mentalement l’espace de cette maison. Au compte-gouttes, vous nous laissez en découvrir de nouvelles facettes, jamais directement connectées entre elles. Était-ce pour mieux nous faire ressentir cette légère désorientation qui semble gagner votre personnage?

L.K. : Il nous tenait à cœur que le spectateur découvre la maison en même temps que Beatrix. Notre choix de travailler en plans fixes nous a contraints à ne montrer que des fragments de cette maison. Notre but était de créer des espaces vides pour que les personnes qui voient le film puissent les combler avec leur imagination, leur expérience de vie propre.

C’est un film sans musique additionnelle, attentif aux sons les plus anodins : pépiements d’oiseaux, bruissements de la végétation, bruits triviaux ou domestiques de la mastication d’une feuille de salade, de l’aspirateur, des marches d’un escalier qui grince. Vous avez une façon très rythmique et mélodique de mettre en avant ces sons, en les entrecoupant de silence.

M.C. : Nous avons choisi volontairement de ne pas mettre de musique dans le film, car nous avions envie de raconter cette histoire de la manière la plus honnête et la plus naturelle possible. Nous ne voulions pas influencer ou guider les spectateurs dans leurs émotions. En revanche, nous avons porté notre attention sur les sons que l’on peut entendre dans cette maison, en tâchant de les intensifier. Nous voulions donner le sentiment que la maison vit, qu’elle possède une sorte de langage qui lui est propre.

Beatrix est un grand film sur l’ennui. Vous parvenez à filmer l’ennui sans que le film ne le soit jamais, ennuyeux.

M.C. : Beatrix est dans une phase de sa vie où elle ne sait pas vers qui ou vers où aller ni comment se développer. Trop de directions s’offrent à elle, et devant cet éventail de possibilités, elle décide de ne rien faire. Il était important aux yeux d’Eva de comprendre l’état d’esprit de Beatrix, et de savoir précisément ce que la solitude signifiait pour elle. Se comporte-t-on de manière différente en l’absence du regard des autres ? N’est-on vraiment soi-même que dans ce genre de situation ?

Filmer l’ennui, c’est filmer le temps. Comment filme-t-on le temps ? Est-ce par exemple en montrant son effet sur un corps humain, avec des cheveux, des poils et des ongles qui repoussent, et qu’il faut couper?

L.K. : Absolument. Le temps est palpable dans la façon dont Beatrix interagit avec son corps et s’en occupe. Par ailleurs, nous avons tourné les scènes dans l’ordre chronologique, car nous désirions ressentir nous-mêmes cette sensation réelle du temps qui passe. Les plans ont été filmés avec la lumière disponible, celle du soleil et des éclairages de la maison. Nous n’avons pas utilisé d’éclairage additionnel. En fonction de l’ambiance que nous souhaitions obtenir, nous étions obligées d’attendre certains moments de la journée ou de la nuit pour filmer. C’était une expérience du temps particulièrement forte.

Le film développe une grande sensibilité à la couleur, à la lumière – un jeu avec des régimes lumineux mouvants, changeants. On pense à la peinture, notamment aux impressionnistes.

L.K. : Dans ce film comme dans nos précédents travaux, nous avons accordé une grande attention à la couleur. L’idée était non seulement que les couleurs soient présentes dans le film, mais qu’elles soient signifiantes, qu’elles disent quelque chose du personnage et de sa situation.

M.C. : La maison du film est celle où nous habitions. Nous avons simplement remplacé nos effets personnels par ceux du personnage. Cette connaissance intime de la maison a grandement simplifié les choses. Le fait de savoir quand la lumière y était la plus belle, par exemple, nous a permis de planifier au mieux le tournage.

Très resserré autour du corps de Beatrix, le cadre s’élargit peu à peu pour finir par accueillir une coprésence, à la toute fin.

L.K. : C’était intuitif, pas forcément pensé à l’avance. Et ça a certainement à voir avec le fait que nous avons dû cadrer nous-mêmes la première moitié du film, car notre chef opératrice n’est arrivée qu’en cours de tournage. Du reste, dans la seconde partie, les personnages sont plutôt à l’extérieur de la maison. Nous avions donc la possibilité de reculer la caméra afin d’obtenir des plans plus larges.

Un mot sur l’actrice qui incarne Beatrix, Eva Sommer?

M.C. : Nous avons pensé à elle dès la phase d’écriture, mais nous ne lui avons jamais donné le scénario. Tout devait passer par des échanges, des discussions préalables au sujet de ce qui allait être tourné, comment et pourquoi. Pour incarner Beatrix, Eva a éprouvé le besoin d’en connaître les contours, les motivations. Le personnage s’est donc construit avec elle, pas à pas, dans un état de disponibilité, de confiance réciproque.

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