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Les éditions de l'Olivier

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Disques

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éDiTeur Dégroupé

Par Nicolas Querci ~ Photo : Renaud Monfourny

Depuis leur créaTion, les éDiTions De l’olivier apporTenT la preuve que l’on peuT concilier exigence liTTéraire, équilibre économique eT foncTionnemenT à Taille humaine, même en éTanT raTTaché à un groupe. renconTre avec leur fonDaTeur eT DirecTeur, olivier cohen, pour le quaTrième épisoDe De la série consacrée aux éDiTeurs.

Lorsqu’il crée sa maison en 1991, Olivier Cohen a déjà parcouru beaucoup de chemin dans l’édition. Né en 1949, diplômé de l’École normale supérieure, il entre aux éditions du Sagittaire au milieu des années 1970, puis il rejoint le groupe Hachette, où le directeur de Fayard, Claude Durand – à ses yeux, un des très grands éditeurs français, auprès duquel il a appris le métier –, lui confie les rênes de Mazarine. À la fin des années 1980, il prend la direction des éditions Payot, qu’il réorganise complètement avant d’être viré au bout de trois ans. Quelques jours après son licenciement, Claude Cherki, le patron du Seuil, lui propose de créer une maison d’édition. Après réflexion, Olivier Cohen accepte de s’associer avec le Seuil, à condition de pouvoir publier ce qu’il veut. C’est ainsi que les éditions de l’Olivier voient le jour et que paraît leur premier titre, Une saison ardente, de Richard Ford.

Dès le départ, Olivier Cohen a pour projet de publier de la littérature contemporaine anglosaxonne – américaine, notamment, pour laquelle il se passionne – et française, ce qui à l’époque pouvait passer pour un pari risqué. Depuis, l’Olivier a ouvert son catalogue à d’autres régions du monde – par exemple, en publiant Aharon Appelfeld, Vladimir Sorokine ou bien encore, récemment, Roberto Bolaño –, mais n’a jamais changé de ligne directrice.

En 30 ans d’existence, la maison a connu plusieurs grands succès – Le Patient anglais de Michael Ondaatje, Trente ans et des poussières de Jay McInerney, Le Quai de Ouistreham de Florence Aubenas, La Route de Cormac McCarthy, pour n’en citer que quelques-uns – et remporté de nombreux prix littéraires – du Renaudot de Guillaume Le Touze et du Femina de Geneviève Brisac, dans les années 1990, au Goncourt de Jean-Paul Dubois, en 2019.

Malgré les premiers succès, les débuts sont difficiles, et en 1995, la maison est absorbée par le Seuil, dont elle devient un département – elle redeviendra une société distincte en 2006. En 2004, le Seuil passe sous le contrôle du groupe La Martinière, lui-même racheté en 2017 par Média-Participations pour former le quatrième groupe d’édition français. En dépit de tous ces changements et des tensions engendrées, Olivier Cohen a toujours conservé une totale liberté éditoriale, ce qu’il souligne à chaque fois qu’il s’exprime. Il montre ainsi que l’on peut garder son indépendance tout en appartenant à un groupe.

Aujourd’hui, les éditions de l’Olivier emploient huit personnes et publient une trentaine de nouveautés par an. Leur catalogue, l’un des plus beaux de l’édition française des 30 dernières années, comporte environ un millier de titres.

Au moment de créer l’Olivier, est-ce que vous saviez déjà quels auteurs vous alliez publier ?

Il y a deux aspects à prendre en compte : l’aspect subjectif et l’aspect objectif. L’aspect subjectif, c’est le projet initial. L’aspect objectif, c’est la situation dans laquelle se trouvait l’édition française au début des années 1990. Pour moi, il s’est passé deux choses capitales, à ce moment-là. La première, c’est l’effet de la mondialisation. L’édition française telle que je l’ai connue à mes débuts, c’était l’édition franco-française, les auteurs français, la mafia des prix littéraires… L’idée que l’on pouvait développer une maison avec succès en publiant des auteurs étrangers était dépourvue de sens pour presque tout le monde, à quelques exceptions près. Et puis une vague de littérature étrangère est arrivée. Ça tombait bien, puisque j’avais déjà publié ou que je connaissais déjà un certain nombre d’auteurs étrangers, notamment américains. Je les ai appelés pour leur demander s’ils seraient d’accord pour nous rejoindre. Il y a eu tout de suite cet apport d’auteurs étrangers. La deuxième chose qui s’est passée, dans les années 1990, c’est que la scène littéraire française s’est radicalement transformée, avec l’arrivée d’auteurs comme Michel Houellebecq, Virginie Despentes, Marie Darieussecq… Ces auteurs n’étaient pas forcément attirés par les « grosses » maisons d’édition. Donc c’était un moment idéal pour des maisons comme P.O.L, Verdier, l’Olivier, pour accueillir de nouveaux talents. On choisit les auteurs, mais ce sont aussi les auteurs qui nous choisissent. Un certain nombre d’entre eux sont venus à l’Olivier grâce à Geneviève Brisac, qui était une formidable découvreuse et qui a publié chez Gallimard Jeunesse puis à L’École des loisirs des gens comme Christophe Honoré, Agnès Desarthe, Florence Seyvos, Valérie Zenatti… Tout ça a rapidement formé une espèce de famille. J’ajouterai que la littérature étrangère, en particulier américaine, a joué un rôle un peu magnétique. Christophe Honoré est venu parce qu’il avait aimé des auteurs étrangers que l’on publiait.

Comment avez-vous réussi, dès le départ, à convaincre des auteurs reconnus comme Richard Ford ou Raymond Carver ?

Ce qui a énormément joué, c’est la relation personnelle que j’avais avec eux. Lorsqu’ils n’étaient pas encore très connus, ce n’était pas une question d’argent. Je suis tombé sur un des livres de Carver par hasard, à New York, et je suis allé voir son agent. C’était ce qu’on appelle un super agent, une femme très influente. Mon enthousiasme l’a intriguée. À l’époque, très peu d’éditeurs français se rendaient aux États-Unis pour discuter avec les agents, les journalistes, les auteurs. Ensuite, quand les livres de Carver ont commencé à avoir du succès, évidemment, les à-valoir ont augmenté. Je l’ai publié chez Mazarine, chez Payot, il est mort en 1988, avant la création de l’Olivier, mais j’étais très lié avec sa femme, Tess Gallagher. Je n’ai jamais surpayé des auteurs célèbres pour les attirer à l’Oliver. Ça s’est construit. Dans certains cas, j’ai fait appel au Seuil. Nous avions toute une série d’accords, notamment au niveau des poches. Par exemple, quand Cormac McCarthy a décidé de quitter Actes Sud, deux ou trois autres éditeurs français s’intéressaient à lui. J’ai prévenu le Seuil que j’allais faire une offre pour les deux prochains tomes de La Trilogie des confins. Je pensais également qu’il fallait faire une offre pour les poches aussi, et le Seuil, avec Points, a accepté. Sinon, une maison de la taille de l’Olivier n’avait pas les moyens de s’aligner. Et Cormac voulait être publié par un éditeur ayant accès à des poches mass market. La Route a été notre plus grand succès. On a dû en vendre 180 000 en grand format, et plus de 500 000 en poche. L’argent joue un rôle dans les négociations avec l’auteur et son agent, bien sûr. Mais dans notre cas, ce n’est pas absolument décisif.

Vous connaissiez personnellement ces auteurs américains ?

Oui. Certains sont même des amis. Carver était un homme d’une générosité extraordinaire. C’est lui qui m’a présenté Richard Ford. Il m’a ouvert des portes partout, aux États-Unis. Il me faisait rencontrer des auteurs, des amis à lui… Pour avoir accès à ce type d’écrivains, il fallait être « introduit ». Pour Jay McInerney, c’est l’inverse. Je ne savais pas qu’il avait été l’élève de Carver. Là, c’est le hasard. J’avais reçu les épreuves de son premier roman, et la représentante française de l’agent américain,

Michelle Lapautre, m’avait envoyé ce livre qui m’avait emballé, Bright Lights, Big City. J’étais chez Mazarine, à l’époque. Je lui ai dit que je souhaitais acheter les droits du livre, mais que je n’en avais pas les moyens. Elle m’a répondu : « Oh ! Ce n’est pas grave ! C’est un premier roman ! Ce ne sera pas cher ! » J’ai dû proposer l’équivalent de 1 000 euros. Un jour, je reçois un coup de téléphone d’un éditeur américain : « Je m’appelle Gary Fisketjon. Je suis éditeur chez Knopf. Je voulais parler avec l’éditeur français qui va publier Bright Lights, Big City. » Je lui ai demandé pourquoi. Il m’a dit qu’il était numéro un des ventes ! J’étais sidéré. On s’est rencontrés à la foire de Francfort et on est devenus amis. Fisketjon publiait Carver, mais aussi Richard Ford, Cormac McCarthy… Bien des auteurs américains publiés à l’Olivier sont venus par ce biais-là. C’était une scène éditoriale assez organisée. Ça a beaucoup changé, depuis. Mais à l’époque, cette notion d’entrée dans une sorte de réseau amical jouait beaucoup.

Vous êtes même allé à la pêche avec Raymond Carver…

Quand il était venu à Paris, « Ray » Carver m’avait dit « Je t’invite à une partie de pêche avec des amis. Tu viens à Port Angeles… ». Port Angeles est une île qui se trouve dans le détroit de Juan de Fuca, au nord de Seattle. Carver avait invité plusieurs écrivains, dont Richard Ford et Robert Stone. Je pensais qu’on irait pêcher dans un étang… Mais pas du tout ! Il fallait se lever à 4 heures du matin pour partir dans les fjords, sur des petits bateaux très rapides. J’étais assez paniqué. Je ne voyais pas comment j’allais pouvoir m’en tirer honorablement. Il se trouve que j’ai ferré une grosse bête. J’ai demandé à Richard Ford s’il ne voulait pas prendre ma place. Il m’a dit « Non, ce n’est pas possible. Ici, ce n’est pas comme ça que l’on fait. Soit tu sors le poisson, soit il s’en va ». Il a eu pitié de moi et m’a ceinturé pour m’empêcher de passer par-dessus bord. Et à ma grande surprise, j’ai sorti un saumon de 40 livres… Cette histoire amusante a joué un rôle, elle a créé des liens qui m’ont aidé. Avec Carver, on discutait beaucoup. Il me parlait de ses lectures. C’est ainsi que j’ai découvert l’importance de la littérature russe pour beaucoup d’écrivains américains : Isaac Babel, Tchekhov… Plus tard, James Salter a confirmé ce point de vue. Lui aussi adorait Babel, mais son modèle était Nabokov.

Est-ce que vous vous sentiez plus proche des auteurs américains que des auteurs français ?

J’avais une grande familiarité avec les auteurs américains, mais je n’ai jamais pensé qu’ils étaient supérieurs aux auteurs français, italiens

Invité à pêcher par son ami Raymond Carver, Olivier Cohen a sorti un saumon de 40 livres… Photo : © Raymond Carver

ou espagnols… J’avais un goût prononcé pour cette littérature-là. Et puis, j’allais souvent aux États-Unis, pas seulement pour des raisons professionnelles. La première fois que je suis allé en Amérique, j’ai fait la traversée d’est en ouest en autocar. C’était une autre Amérique, celle que j’aimais. On pouvait, sur les traces de Kerouac, traverser le pays en s’arrêtant chez les gens que l’on rencontrait, dans les bars, les stations-service. Il y a eu un âge d’or de la littérature américaine qui a duré fort longtemps et qui me passionnait. Et puis… J’ai une culture classique. Il y avait une littérature américaine de très haut niveau, mais elle n’était pas lestée par cette sorte de surmoi littéraire qui me semblait parfois étouffer la créativité des écrivains français. Il y avait quelque chose de décomplexé dans la manière avec laquelle les écrivains américains se lançaient dans l’écriture. Ce n’était pas pour autant une littérature « primitive » ou « simplette ». Certains ont fait de grosses erreurs, avec ça. Carver a été imité par des gens très médiocres qui croyaient qu’il suffisait de faire des phrases avec sujet, verbe, complément. Alors que c’était un écrivain extrêmement sophistiqué. Il lui arrivait d’écrire une dizaine de versions d’une même histoire.

Si, depuis plus de 30 ans, la charte graphique de l’Olivier est toujours aussi reconnaissable (l’arbre en bas à gauche, l’image en haut à droite, les caractères gris et noirs), la maison n’hésite pas à prendre des libertés, à l’occasion…

Justement, est-ce que le filon américain n’est pas un peu trop exploité, aujourd’hui ? Chaque fois qu’un roman vient d’Amérique, c’est un chefd’œuvre !

Nous sommes submergés par des livres souvent moyens. Où il est toujours question des mêmes choses : l’alcool, l’inceste, la violence aveugle… Les lecteurs finiront peut-être par se lasser. Il me semble qu’il y a une erreur quelque part dans cette forme d’adhésion massive à une littérature de deuxième catégorie, très encouragée par le creative writing, les ateliers d’écriture, qui fabriquent chaque année des écrivains qui ne durent pas très longtemps. Quand j’ai découvert Jonathan Franzen, pour moi, c’était une rencontre majeure. Aujourd’hui, il a d’innombrables imitateurs. Il nous est arrivé plus d’une fois de refuser un livre avec pour seule justification : « Pourquoi publier la copie, puisqu’on publie l’original ? »

Comment est-ce que vous faites pour découvrir de nouveaux auteurs anglo-saxons, dans cette jungle ?

Déjà, je ne suis pas seul. Il y a toute une équipe, à l’Olivier. Exemple, il y a cinq ans, une jeune collaboratrice m’a dit qu’il fallait absolument que je lise Sally Rooney, une auteure irlandaise dont l’agent nous avait envoyé le premier manuscrit. Je l’ai lu. Je l’ai trouvé très bon. En tout cas, il y avait quelque chose. On a décidé d’acheter les droits. Ce n’était pas cher, d’ailleurs. Le livre, Conversations entre amis, a fait un tabac en Angleterre. En France, il a relativement bien marché. Arrive le deuxième, Normal People. C’était un peu plus cher… Énorme succès. On va publier le troisième. Là, c’est beaucoup plus cher… On ne pouvait pas imaginer que cette jeune femme allait vendre des millions de livres ! Il y avait un charme, bien sûr. C’était un pari. Parfois c’est le hasard. J’étais à la Foire du livre de Londres quand l’agent de Jonathan Safran Foer a mis sur le marché son premier roman, Tout est illuminé. J’ai appris qu’il avait vu la plupart des éditeurs français et qu’il m’avait oublié ! J’étais dans une rage totale. Je suis allé le voir. Je lui ai dit : « Je vous interdis de vendre les droits de ce livre à un éditeur français tant que je ne l’ai pas lu ! » Il m’a fait porter le manuscrit à l’hôtel. J’étais un peu honteux d’avoir été aussi arrogant… Dans le train du retour, j’ai lu la moitié du livre. Arrivé à Paris, j’ai appelé un grand traducteur, Jean-Pierre Carasso, pour lui dire qu’il devait lire ce manuscrit dans les 24 heures. Il l’a lu et m’a dit « Je n’ai pas arrêté de pleurer en lisant ce livre, c’est magnifique. Je suppose que tu veux que je le traduise ? » J’ai appelé l’agent et notre proposition a été acceptée.

Comment est-ce que vous choisissez les traducteurs ? Et pourquoi est-ce qu’il n’y a pas de traducteur attitré pour un auteur ?

Si on pouvait faire en sorte que ce soit toujours la même personne qui traduise un auteur, ce serait merveilleux. Malheureusement, ce n’est pas toujours possible. Et puis, ils ne sont pas éternels. François Hirsch, le traducteur de Cormac McCarthy, est mort l’an dernier. Cormac l’aimait beaucoup. Des liens de confiance et parfois d’amitié se nouent entre l’auteur et le traducteur. C’est très important, parce que la traduction, ce n’est pas seulement technique. Quoi qu’il en soit, on essaye de faire travailler les meilleurs et de leur permettre, dans la mesure du possible, de « suivre » l’ensemble d’une œuvre.

Il y a des livres qui sont plus compliqués que d’autres à traduire ?

Francis Kerline a mis près de trois ans à traduire L’Infinie comédie de David Foster Wallace. On avait une date limite, mais on avait été très clair avec l’agent… L’éditeur français qui devait publier ce livre en avait perdu les droits parce que ça faisait six ans qu’il devait le publier. C’est un énorme livre, 1 500 pages ! David Foster Wallace, je n’avais rien compris, à ses débuts. J’avais lu son premier roman qui m’avait profondément déplu, La Fonction du

balai. J’ai compris plus tard que c’était un adieu au postmodernisme. J’étais passé à côté. L’Infinie comédie, personne ne pensait que ce livre aurait du succès. Or on en a vendu près de 20 000 !

Est-ce que vous recevez beaucoup de manuscrits ?

Environ 4 000 par an. Évidemment, le taux de publication est très faible. La majorité de ces manuscrits sont impubliables. Parfois, on le voit tout de suite. Cela dit, aucun manuscrit n’est rejeté sans qu’on ait lu au moins quelques chapitres. En 2021, nous avons publié un premier roman reçu par la poste, Blizzard, de Marie Vingtras. On en est à plus de 40 000 exemplaires vendus. C’est une éditrice de la maison, Jeanne Grange, qui l’avait repéré. Elle a vu l’auteure, elle lui a donné un certain nombre de conseils… Ce qui est amusant, c’est que Marie avait envoyé son manuscrit à d’autres éditeurs qui l’ont refusé parce qu’ils ne voyaient pas ce qu’ils pouvaient en tirer. À l’Olivier, il y a un côté bienveillant dans la manière d’accueillir des manuscrits. Nous sommes quatre éditeurs. On discute beaucoup. Et c’est bon signe ! Comme disait quelqu’un qui m’a énormément influencé autrefois : « Quand tout le monde est d’accord, personne ne pense. »

Vous intervenez beaucoup sur les textes ?

Notre travail ne consiste pas à relire chaque phrase en disant « Là, il vaudrait mieux faire ci que ça ». On n’est pas à l’école. Ça dépend des auteurs, mais on échange souvent avec eux. C’est une conversation ininterrompue. On se téléphone, on se voit, on se parle. Mais on ne parle pas à un débutant de son manuscrit comme on le fait avec quelqu’un qui a publié dix romans. Nous vérifions aussi minutieusement les traductions, ce dont je suis assez fier.

Vous publiez une trentaine de livres par an. Comment est-ce que vous faites pour tous les défendre ?

C’est beaucoup de travail, mais nous sommes très motivés. Il y a deux personnes dans l’équipe qui s’occupent exclusivement de la presse et du commercial. La maison a une certaine image de marque qui fait que les libraires et les critiques sont attentifs à ce que l’on publie. Ils reçoivent à l’avance des épreuves non corrigées ou des exemplaires du livre, quand c’est possible. On les appelle, on leur en parle. Après, ça les intéresse ou pas. Ce qui est sûr, c’est qu’on ne laisse jamais tomber. On se mobilise autour de chaque ouvrage. Maintenant, on ne se mobilise pas toujours de la même manière, par exemple, s’il s’agit des Détectives sauvages, de Roberto Bolaño, qui a déjà été publié ailleurs, ou

Entre 2010 et 2015, l’Olivier a publié les œuvres complètes de Raymond Carver. Photo : © Marion Ettlinger

d’un premier roman. Pour reprendre l’exemple de Blizzard, le premier tirage était de 4 000 exemplaires. Mais les réactions des libraires étaient telles qu’on l’a réimprimé avant la date de mise en vente. Et puis ça s’est emballé… L’auteure a été invitée à l’émission de rentrée de « La grande librairie ». Il y a eu une énorme curiosité autour de ce livre. Alors oui, on s’en est beaucoup « occupés ». Mais je ne dirais pas que l’on s’en est occupés plus que d’autres livres.

Est-ce que la presse est toujours aussi importante ?

Il y a encore un certain nombre de critiques et de médias qui restent influents, notamment quand, sur une courte période, deux ou trois semaines, il est question du même livre. Mais il y a eu d’énormes changements, dans les médias… Il arrive que l’on ait une page entière dans un journal sans que cela n’ait aucun effet sur les ventes. Par contre, lorsqu’il y a conjonction entre des libraires sur Instagram, une chronique élogieuse dans un hebdo et un quotidien, l’impact est réel. Tout à coup, quelque chose se passe. Les réseaux sociaux jouent un rôle important, aujourd’hui.

En 2021, les éditions de l’Olivier ont lancé une collection de rééditions en semi-poche de titres emblématiques de leur catalogue, dont le graphisme est conçu par Maya Palma.

Est-ce qu’il est plus facile ou plus difficile qu’avant d’être visible en librairie ?

Il faudrait plutôt parler d’une tendance qui s’est renforcée. Quand un auteur a déjà eu du succès, on sait que la mise en place de son nouveau livre se passera bien. Pour les autres, en revanche, c’est de plus en plus difficile. C’est un des effets pervers de l’informatisation. Les libraires et les représentants ont des historiques de ventes. Si on vise une mise en place de 4 000 exemplaires pour l’ouvrage d’un auteur dont le précédent ne s’est vendu qu’à 1 200, cela semble presque impossible ! Heureusement, ce n’est pas rédhibitoire. Sinon ce serait désespérant. Les « primo-romanciers » ne sont pas concernés, puisqu’il n’y a pas d’historique, pour eux. Si bien qu’il est parfois plus facile de lancer un nouvel auteur que de soutenir un écrivain ayant publié cinq livres qui ne se sont pas bien vendus. C’est absurde, mais c’est comme ça !

Comment est-ce que ça se passe pour les prix littéraires ? Est-ce que vous discutez avec les jurés ?

Je n’ai jamais fait de lobbying. Je ne parle qu’avec les jurés que je connais. Je sais que mon coup de fil ne les choquera pas. Mais il y a mille manières de s’y prendre. Je parlais tout à l’heure de la mafia des prix littéraires. Elle n’existe plus. Ça n’empêche pas qu’il y ait des amitiés, des connivences, des pressions de la part de tel ou tel éditeur. Les grandes maisons arrivent toujours à placer certains de leurs auteurs dans les jurys. Mais cela ne veut pas dire que ces derniers sont aux ordres ! Ce n’est plus une « entente » comme c’était le cas autrefois. C’est beaucoup plus subtil. Lorsque nous avons reçu des prix littéraires, c’est toujours parce que les jurés avaient aimé le livre.

À l’époque de votre Goncourt, en 2019, la maison traversait une période agitée, suite au rachat de La Martinière par Média-Participations. Est-ce que ce prix a changé quelque chose pour vous ?

Oui. Les nouveaux actionnaires ont compris que ce que l’on faisait ici avait une vraie valeur, ce qui n’était pas forcément évident pour des personnes qui gèrent 50 sociétés. Je pense que l’on a apporté à ce groupe un certain prestige et la preuve que l’équilibre financier était possible. C’est ce qu’on attend d’une maison comme la nôtre.

Les actionnaires ne vous mettent jamais la pression ?

Ils savent que ce que l’on fait ne va pas rapporter des millions tous les ans. Nous n’aurons pas le Goncourt tous les ans, ni La Route. Mais il est important de montrer que nous ne sommes pas condamnés à perdre de l’argent en ayant une production de qualité.

Comment est-ce qu’on apprend à vivre au sein d’un groupe ?

Il faut user de fermeté et de diplomatie, expliquer ce que l’on fait, trouver un langage commun. Il peut y avoir des tensions. Il y en a eu ! Ça a beaucoup tangué, il y a trois ans… Et puis finalement, nous sommes parvenus à un accord qui est sans doute le meilleur accord que j’aie jamais signé avec un groupe d’édition. En France, on a tendance à opposer les groupes et les indépendants. Comme disait Claude Durand, le patron de Fayard : « Un chef d’entreprise doit toujours rendre des comptes à une banque, à des actionnaires, à la direction d’un groupe. » Et il concluait : « Je préfère rendre des comptes à la direction d’Hachette qu’à des banquiers. » Pour ma part, je considère que si notre indépendance éditoriale est respectée, et que notre indépendance

économique est liée à notre capacité à ne pas perdre d’argent, alors nous sommes indépendants.

Il arrive que le patron de tel ou tel groupe se retrouve être le banquier…

Il y a eu l’industrialisation de l’édition, puis la financiarisation de l’édition… Tout dépend du rôle attribué à la finance par la direction du groupe. Dans certains groupes, même si la pression sur les résultats est forte, ce n’est pas l’objectif qui écrase les autres. C’était le cas quand Arnaud Nourry dirigeait Hachette. Il était là pour obtenir des résultats, mais je pense qu’il respectait l’autonomie des éditeurs nommés à la tête des différentes maisons. Il existe d’innombrables nuances dans la manière de diriger un groupe. Tout dépend de la philosophie du patron. Il est évident que Vincent Bolloré n’a pas la même vision de l’édition qu’Arnaud Nourry…

Vous avez eu plusieurs grands succès. Est-ce que c’est quelque chose qui s’anticipe ?

Non. Par exemple La Route. Je trouvais le livre admirable, mais terriblement déprimant. La preuve de mon incapacité à prévoir un succès ! L’édition grand format de La Route s’est vendue à 180 000 exemplaires, alors que nous n’avions vendu que 18 000 exemplaires du précédent, No Country for Old Men. Dix fois moins ! Je pensais le contraire. Que No Country for Old Men serait un grand succès… Ça a été un succès en poche, après le film des frères Coen.

Le Quai de Ouistreham vient d’être adapté au cinéma… Que représentent les droits dérivés pour votre maison ?

Tout dépend de l’accord que l’on a avec l’auteur. Je parle des auteurs français, puisque les auteurs étrangers conservent leurs droits secondaires. Quand le livre est traduit dans 30 pays, ça compte. Pendant une période, la littérature française était peu appréciée à l’étranger. Mais ça a changé depuis une quinzaine d’années.

De l’extérieur, on peut avoir l’impression que la ligne éditoriale de la maison n’a pas trop évolué, depuis le début…

Il y a eu des transformations à certains moments, mais l’esprit est resté le même. On n’a jamais vraiment changé de cap. Pendant une période, on a lancé de nouvelles collections, comme « Soul Fiction ». C’étaient des expériences. Plus récemment, nous avons lancé une collection d’essais, « Les Feux », et en 2021, pour les 30 ans de la maison, la « Bibliothèque de l’Olivier », une collection de rééditions de certains de nos titres. Le seul changement notable, c’est l’accent mis sur la fiction française. Non pas au détriment de la littérature étrangère, mais disons que par goût, par nécessité, développer la fiction française est un de nos objectifs majeurs.

Cette impression est peut-être aussi due au fait que la ligne graphique n’a jamais bougé. Les couvertures n’ont pas changé, en 30 ans. Et elles n’ont pas vieilli du tout.

C’est John McConnell, un très grand designer, qui a conçu la charte graphique de l’Olivier. Je lui ai fait signe il y a quelques d’années, pour lui demander s’il ne fallait pas la moderniser. Il m’a dit qu’il allait réfléchir… Finalement, il m’a rappelé et m’a dit : « J’ai réfléchi. On ne change rien. » La manière dont il a conçu la maquette de nos livres est incroyable. Il était venu à Paris, à l’époque de la création de l’Olivier. On avait passé une journée à aller dans les librairies, où il achetait des livres par paquets. Il les a emportés à Londres, où je suis allé le voir quelques mois plus tard. Dans son bureau, il avait étalé par terre tous les livres qu’il avait achetés. Il se baladait avec son cigare et une grande règle métallique, et il disait « Ça, nul ! Ça, déjà vu ! ». À la fin, il restait Actes Sud, Bourgois et les Éditions de Minuit. Puis il a projeté sur un écran blanc la signature de la maison, une signature énorme, l’arbre, et une toute petite image. « Et cette image changera à chaque livre, il m’a dit. Qu’est-ce que tu en penses ? » J’étais navré ! Quelle prétention, cet arbre ! Mais il m’a dit : « Tu sais, un jour, cet arbre sera aussi célèbre que la coquille de “la” Shell ! »

Et vous, en tant qu’éditeur, en quoi avez-vous changé ?

Je pense être plus respectueux que par le passé avec les auteurs et leurs manuscrits. J’avoue que j’avais parfois des idées préconçues sur ce que devait être un roman, comment il fallait écrire, etc. Par bonheur, j’ai oublié tout ça. Je me sens beaucoup plus libre en présence des auteurs, et prêt à m’intéresser à ce que j’aurais appelé autrefois leurs erreurs. Bizarrement, je dirais que je suis plus sûr de moi parce que j’ai moins de certitudes. La littérature est quelque chose de tellement vaste, de tellement varié, de tellement inattendu. Au fond, c’est pour ça que je continue de faire ce métier avec beaucoup d’intérêt : pour être surpris, pour découvrir des manières de penser, de sentir, auxquelles je ne m’attendais pas. Pour moi, c’est la manière la plus intéressante de pratiquer ce métier. La seule, finalement.

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