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Nicolas Comment

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chronique Du Temps qui passe

Par Nicolas Comment

nicolas commenT nous parle De ses renconTres. épisoDe 7 : arielle burgelin, muse D'helmuT newTon

Chère Arielle,

Merci de votre belle et longue lettre. Et pardonnez mon temps de réponse. Les fêtes qui nous arrachent au quotidien en nous plaçant de force devant des mets d’exception et sous des lumières inhabituelles m’interdisaient jusqu’alors la concentration. J’ai toujours redouté ces soirées en famille où l’on sort à minuit dans un jardin plein de givre pour digérer en respirant un peu l’air glacé. On expire alors un trait de buée blanche sur une branche de houx ou un brin de gui pareil à celui qu’un membre de la fanfare de l’Armée du Salut offre à Jack l’Éventreur dans le final de l’acte 8 de la Lulu de Pabst ; ce, juste après qu’il eut avisé un arbre de Noël en procession dans une ruelle pleine de brume, à Londres, l’hiver, la nuit.

Ce soir, tout dort dans la campagne blanche, sous l’absence d’étoiles. Dans la chambre où je commence cette lettre, observant quelques rares flocons briller à travers la croisée de ma fenêtre, seule éclairée aux alentours, je songe à la neige – noire – qui tombait de votre frange, il y a quarante ans, sur vos lèvres charnues, vos yeux charbon, vos anguleuses joues et vos seins épanouis. Cette « neige négative », comme un talc de nuit, déposé sur une photographie d’Helmut Newton : Arielle After Haircut (1982).

Ces dernières heures, mon esprit était accaparé et dissipé par la situation d’un ami ayant perdu sa femme, le grand amour d’une vie, l’avant-veille de Noël. Une muse, elle aussi, un poète également… Disparue en quelques jours. Sauvage, brune tout comme vous, mais espagnole (plutôt qu’italienne) et dont la puissance d’incarnation se situait presque au pôle opposé de la vôtre, sur ce vaste damier noir et blanc ou s’avancent et disparaissent comme des pions les icônes : l’histoire de la photographie.

Vous étiez grippée, lorsque je suis venu vous visiter le 28 octobre dernier. J’aurais presque dû m’en inquiéter, avec ce foutu variant Delta qui sévissait alors dans nos rues. Mais vous ne m’avez en rien effrayé, vous qui toute votre vie (je vous cite de mémoire) avez « fait peur aux hommes »… Près de la station de métro Felix Faure, j’avais erré autour d’une église et d’un parc avant d’emprunter les marches d’un large escalier à révolution de marbre et rampe de cuivre, menant à votre appartement. Quelques jours auparavant, sur les réseaux, tandis que je vous interrogeais sur votre collaboration avec Helmut Newton, vous m’aviez expliqué vouloir définitivement garder le silence sur cette période de votre vie, sur ces images et sur cet homme. Je vous avais répondu que je comprenais parfaitement votre souhait de rester mystérieuse ; et puis, de vous-même, vous étiez revenue vers moi en me relançant, très amicalement. Tout à coup prête à vous « ouvrir » comme vous me l’écrivez joliment dans votre lettre, me proposant un rendez-vous. Mais j’ignorais encore que vous me parleriez « pour la première fois »… « Avant que je ne disparaisse », ajoutiez-vous.

leTTre à arielle

Ému par cette phrase, j’étais donc venu vous questionner quelques jours plus tard, à propos de cette image intitulée Arielle After Haircut où vous apparaissez dans la toute-puissance de votre beauté, à vingt ans et des poussières. Cette fameuse photographie d’Helmut Newton – la plus cotée sur le marché (m’aviez-vous précisé) – et qui vous montre nue, en buste, la poitrine et le visage recouvert d’un fin duvet de neige brune : les minuscules pointes de vos cheveux noirs fraîchement coupés. Si fines qu’elles semblent se confondre avec le grain photographique, les sels d’argent… Du poivre plutôt, saupoudré sur le papier baryté… Épice d’érotisme ? Poussières de vos vingt ans.

Je souhaitais vous interroger sur la mémoire de cet instant de « soustraction frauduleuse » [Maurice Heine] ; ce moment où fut coupée cette frange toute droite que vous arborez sur l’image. Vos cheveux noirs, j’imaginais les raccorder – tels de fins fils d’Ariane – à la chevelure platine d’une autre musepoète. J’imaginais les raccorder à ceux – peroxydés – de Nico, filmée dans une chambre blanche du Chelsea Hôtel par Paul Morrissey et Andy Warhol, en 1966. Face à un miroir magique qui éclaire son visage comme un réflecteur, la « Superstar » surexposée y équarrit quasi scientifiquement, à l’aide d’une paire de ciseaux étincelante, sa frange argentée. Nico souffle alors sur ses mèches pour faire disparaître de son visage la poudre blanche. Poussières d’étoiles là encore. Nico Stardust. Pour moi, le négatif même d’Arielle After Haircut.

(Il faut ici préciser que je fréquentais, à l’époque où cette « extension capillaire » s’effectua dans les nervures de mon cerveau – la chambre 10 de l’hôtel la Louisiane où des images de Juliette Greco saisies in situ par Georges Dudognon en 1949 montraient la muse de l’existentialisme au saut du lit, nue sous ses draps en train de se pencher vers le sol pour placer délicatement le saphir d’un tournedisque sur un 78 tours. « C’est pour moi la plus belle photographie du monde », m’avait glissé sur place Étienne Daho qui avait attiré mon attention sur

Arielle Burgelin, Paris, janvier 2022

cette image en me montrant un fragment du tapis conservé dans les couloirs de l’hôtel… Comme Nico dans le film de Warhol, comme vous sur la photographie de Newton, Greco y expose sa frange, explosée. La coupe des femmes-poètes ? La coiffe des poètes-femmes, dont vous êtes, chère Arielle.)

Dans Arielle After Haircut, cette coiffure à la chien, à la Bubikopf, disait-on à Berlin, est si bien ajustée et lissée par « la perfection du travail des meilleurs coiffeurs et maquilleurs » [Helmut Newton, entretien] qu’on dirait presque que vous portez un casque. Un casque de cuir sombre, comparable à celui dont Brigitte Helm est affublée dans le film de Fritz Lang Métropolis (1923), juste avant la scène dite de la transformation de Maria. Allongée sur une table d’opération reliée par des électrodes à une « matrice », Maria se réincarne bientôt en Nouvelle Femme, en Maschinenmensch. Helmut Newton se doutait-il qu’en vous photographiant à cet instant, une charge électrostatique vous reliait peut-être par des fils invisibles aux années 20, au cinéma muet et à Berlin ? En immortalisant votre transformation, Newton saisit une transmutation : l’étudiante que vous étiez jusqu’alors devient « top model ». Femme du Futur… Une créature sortant du four : « Elle portait ma caméra à l’incandescence », déclara Newton à votre endroit.

C’est Fabienne Martin de l’agence FAM, qui vous proposa l’idée de cette coupe. Sur les conseils d’une amie ayant financé ses études de droit en réalisant des défilés, vous aviez poussé la porte de cette agence de mannequinat pour pouvoir vous payer des cours de théâtre. Créée en 1977 et reconnue internationalement, FAM fut le berceau créatif de mannequins et de photographes légendaires, tels que Guy Bourdin, Franck Horvat, Peter Lindbergh, Robert Mapplethorpe, Sarah Moon, Paolo Roversi, David Seidner, Jeanloup Sieff, Deborah Turbeville, Albert Watson, etc. Fabienne Martin qui vous avait sélectionné sans book (vous ne possédiez à l’époque qu’une seule photographie de vous, réalisée en amateur) décrivait ainsi son métier : « J’ai créé l’agence FAM avec l’espoir de proposer une alternative à l’image du modèle classique, et pour rompre avec le mythe de la femme dont la seule plastique parfaite compte. Aussi, ma réflexion et mon travail m’ont poussé à rechercher des sources d’inspiration pour les photographes dont le travail reflétait à mes yeux une singularité ou une sophistication baroque […] C’est le style et la personnalité de ces femmes qui ont déterminé mes choix. Elles tracent l’empreinte d’une nouvelle vision de la féminité. »

Mais cela ne fonctionnait pas : « Personne ne voulait de moi, même pas pour un test ! » m’avez-vous avoué. À 20 ans, déjà presque « âgée » pour le métier, vous n’étiez pas dans les canons de l’époque. 1m77, taille 62, hanches 91 – c’est à dire selon vous « très légèrement plus large que la moyenne » – vous possédiez une poitrine imposante : 92D. Seul le mannequin Rosemary McGrotha (son nom ne s’invente pas) pouvait alors se targuer d’avoir comme vous de telles mensurations dans le milieu. À ses côtés, vous annonciez, en fait, le futur idéal des années 19902000 et son fameux nombre d’or : 90-60-90.

La directrice d’agence vous fit alors cette proposition : « On va te faire une coupe à la Louise Brooks. » Réalisée par une assistante de Jean-Louis David, votre frange fut coupée juste « au-dessus des sourcils » ce qui eut pour effet de mettre en valeur « vos yeux cernés. » Particularité dont vous fîtes longtemps après une chanson que le photographe Peter Beard écoutait en boucle et utilisera comme bande-son lors d’une de ses expositions à Paris, puis New York [Ces yeux cernés, extrait de l’album, Toute une vie à une, 1996]. Fabienne Martin commença donc à diffuser votre nouvelle image jusqu’à ce qu’un beau jour Helmut Newton l’appelle : « Mais qu’est-ce que tu as fait de ta Louise Brooks ? »

Louise Brooks… « La fille au casque noir » qui choisit de rester silencieuse quand triompha le cinéma parlant. Celle-là même qui fut l’ambassadrice (américaine) de ce carré court à frange apparu décisivement en 1929 dans le film Lulu de Georg Wilhelm Pabst, et disait d’elle : « Je suis une blonde aux cheveux noirs. » Incarnation de la tendance Flappers des années 20, l’actrice et danseuse y interprétait le personnage légendaire de Loulou, inspiré à l’écrivain Frank Wedekind par Lou Andreas Salomé, qui aurait refusé ses avances. Dans son livre Die Büchse der Pandora, paru en 1902, Loulou ouvrait en effet la boîte de Pandore, libérant tous les vices… « Je prends le ciel et je fourre toutes les étoiles dans mes cheveux », déclare Louise dans le film.

Lorsque vous vous présentez au casting, vous n’avez jamais entendu parler d’Helmut Newton. Au milieu d’un aréopage de filles lardées de cuir et chaussées de talons aiguilles vous étiez vêtue d’un simple kilt noir, d’un pull à col roulé et « de chaussures de claquette » de chez Repetto. Nulle trace de maquillage : « Cela faisait pleurer ma grandmère, tellement je n’étais pas coquette. » Ingénue, vous ne saviez pas encore que pour Newton, le plus important en photographie était le choix du modèle. L’artiste ajoute dans son autobiographie que « ce choix est brutal, irrationnel, mon rapport au mannequin est exclusivement fonction du résultat escompté, de la photo visualisée. » Alors et parce que, selon vous, « Helmut aimait les femmes, pas les jeunes filles », le photographe vous sélectionna sans hésiter en poussant des cris de joie : « Wonderful! I love you! It’s my new love! » Pour vous, tout s’enchaîna alors… Ce fut alors au tour des grands photographes de défiler devant vous : Irving Penn, Laurence Sackman, William Klein… Du jour au lendemain, vous enchaîniez les shootings et apparaissiez dans les magazines de mode du monde entier. Bientôt, sur les podiums, Karl Lagerfeld retouchera à genoux ses créations, pour les adapter sur mesure à votre plastique.

Arielle After Haircut fut, toujours selon vous, réalisée par Newton lors d’un shooting pour Azzedine Alaïa. Vous précisez : « De mémoire, mais pas sûre à 100 %, Arielle After Haircut a été prise, au début de ma relation professionnelle de modèle avec Helmut, en 1982, mais pas le premier shooting, sur un shooting suivant pour des gants, pour Vogue France, à Paris, et The Haircut s’est faite, au moment où le coiffeur finissait de couper la frange, trop longue, avant la prise de vue. »

Sur le moment, vous êtes surprise qu’Helmut Newton – « devenu comme fou » – vous mitraille avant-même la séance : « Il faut s’imaginer comme dans tout shooting qu’il y avait du monde qui me regardait, intimidée, dévêtue, mais stoïque (coiffeur, maquilleur, assistante-maquilleuse, directeur artistique du Vogue français, assistant-photographe, styliste, plus deux molosses avec des armes à feu à cause des bijoux hors de prix que j’allais porter). Hélas pour moi, suis très pudique, alors sur la photo, je tente de cacher un sein, mon regard part sur le côté, on ne sait pas où exactement. »

Je dirais, chère Arielle, que ce regard ne « part » pas, mais rentre en vous. Il ne va nulle part, raison pour laquelle il est si profond. Votre regard retient, suspend l’instant. Il est ce qu’Henri Langlois, à propos de Louise Brooks, définissait comme « le naturel que seuls les primitifs gardent devant l’objectif […] la fiction disparaît avec l’art, on a l’impression d’assister à un documentaire, la caméra a l’air de l’avoir surprise à son insu » [Henri Langlois, Écrits de cinéma]. Cadre dans le cadre, vos cheveux noirs taillés au cordeau enchâssent ce regard qui porte « ce masque d’ironie, cette ironie diffuse plaquée sur un corps, qui donne à tout ce qu’elle dit ou fait ou porte une légèreté instantanée, un air de dire : ça ne m’appartient pas, ça ne fait que passer, je ne suis qu’un tracé vide, ça pourrait être quelqu’un d’autre, n’importe qui, vous, le tracé compte plus que celui qui le fait » ainsi que l’écrit Jean-Jacques Schuhl, toujours à propos de « Miss Brooks » dans Telex N°1 (1976).

À l’aube des années 80, le critique d’art, Bernard Lamarche-Vadel – que vous n’avez pu croiser aux Bains Douches (vous qui détestiez les boîtes de nuit) – mais qui fut le premier à défendre l’œuvre d’Helmut Newton en France, écrit fastueusement ceci à son propos : « Quelle est la souveraine émotion qui m’emporte autant à l’entour d’une statue que face à un cliché ? » Il préfaçait alors l’exposition de la série des « Grands Nus » exposés en 1981 à la galerie Daniel Templon. Dans le catalogue publié conjointement aux éditions du Regard, BLV synthétisait son essai par cette phrase, brandit comme un slogan : « La photographie n’existe pas, l’histoire de la statuaire continue. »

Ainsi dans Arielle After Haircut, vous semblez être une Vénus couverte de sa propre fourrure. Telle celle de Sacher-Masoch, née de la pierre… Une sculpture contemplée juste après sa taille, non encore nettoyée, non encore polie – encore à l’atelier. Mais dès les images « officielles » réalisées juste après, vous semblez assumer votre statut, votre stature. Lors de ce shooting pour Azzedine Alaïa vous m’écrivez qu’« intérieurement » vous étiez « une statue au souffle coupé entre deux rives. » Entièrement nue mais gantée ; sur un socle, allongée ou debout de tout votre long, couverte

de bijoux sur un polaroid, vous paraissez accepter l’idée d’être devenue… une œuvre d’art. Comme dans votre poème d’amour, La sieste : « Persée traversa l’Éthiopie, et vit une femme d’une grande beauté, enchaînée à un rocher, pensive elle souriait. »

En 1982, Helmut Newton est au plus mal. « La pire année de ma vie », dit-il dans son autobiographie. Son couple bat de l’aile : Newton vient de vivre à Berlin une histoire adultérine passionnée avec Hanna Schygulla, l’égérie de Fassbinder [Le Mariage de Maria Braun, 1978 ; Lili Marleen, 1981]. Mais June, sa femme, est bientôt contrainte de subir une lourde opération chirurgicale à l’Hôpital Saint-Antoine. L’idée même de la perdre terrasse le photographe. Newton est perdu. Leur déménagement de Paris à Monaco pour échapper au fisc l’a plongé en dépression. Monte-Carlo lui déplait autant que Londres, qu’il déteste, et Newton ère, seul, dans la Principauté. Le docteur Dax, son médecin, lui conseille alors des « régulateurs d’humeur », antidépresseurs qui, associés à une très forte consommation d’alcool, n’arrangent rien… C’est le chaos. Helmut est incapable de s’occuper de lui-même, et encore moins de June, convalescente. Il songe un temps à arrêter la photographie et cherche à revendre tous ses appareils photo. À travers sa femme, il entre-aperçoit la mort. Mais June, couturée du pubis jusqu’au-dessous des côtes tient bon. Pour conjurer le sort, Newton réalise quelques clichés de sa compagne, sur son lit d’hôpital. Le portrait qu’il réalise d’elle, sereine, sur un balcon à Monte-Carlo, en 1982, – où June arbore exactement la même coupe de cheveux que vous – me semble avoir lointainement un lien avec Arielle After Haircut. Une projection ? « Mes photos préférées sont celles qui provoquent un sentiment de déjà-vu » [Helmut Newton, Autobiographie]. Sa vie durant, Newton aura réalisé des images pour se protéger de la maladie. Ne s’approcha-t-il pas si près de la beauté sinon que pour tenter de repousser la mort ? Réversibilité…

Ange plein de santé, connaissez-vous les Fièvres, Qui, le long des grands murs de l’hospice blafard, Comme des exilés, s’en vont d’un pied traînard, Cherchant le soleil rare et remuant les lèvres ? Ange plein de santé, connaissez-vous les Fièvres ?

Ange plein de bonheur, de joie et de lumières, David mourant aurait demandé la santé Aux émanations de ton corps enchanté ; Mais de toi je n’implore, ange, que tes prières, Ange plein de bonheur, de joie et de lumières ! Charles Baudelaire, Réversibilité

Bientôt, en conduisant une Porsche dans les épingles monégasques, Newton refait peu à peu surface. Poussant le bolide un peu plus loin, il découvre Bordighera, station balnéaire italienne qui lui redonne envie de photographier. Il vous y emmènera et travaillera avec vous, pour le Vogue Italia, sur la longue série « La Povera E La Ricca, due star » où votre profil croise celui de Simonetta Gianfelici dans la célèbre photographie dite du « baiser ». Cela tombe bien : l’Italie est votre seconde patrie : « J’avais un côté cinéma italien, Riz amer avec Sylvana Mangano dans mon look (film que j’ai découvert plus tard), les cernes, l’animalité d’Anna Magnani peut-être. » Ainsi dans votre poème Fille du vent : « Lascive nonchalante dans toute l’Italie » / Ôterai-je ma chemise ? » Plus tard, pour la revue Amica, mais toujours en Italie – à Milan – Helmut Newton réalisera avec vous ce fameux polaroid utilisé en couverture de son livre Pola Woman (1992).

D’après vous, Helmut Newton travaillait vite. Il vous donnait rendez-vous à 9h et à midi la séance était terminée. Newton se contentait de regarder le ciel et d’observer la façon dont tombait la lumière, car, encore d’après vous, « il avait la photo dans sa

tête. » Newton qui ne dessinait pas, notait en effet toutes ses idées et visions dans un carnet : « Je consigne donc sous forme de notes, les objets, la lumière, les composantes de ma photographie. Sueur sous les aisselles, lèvres gonflées, baiser, épaule de l’homme, main de la femme, intérieur du coude, interaction des muscles… » confia-t-il à Lamarche-Vadel. Il ajoute : « Mes photos sont absolument programmées, mais je suis attentif à l’évènement qui peut surgir, j’espère toujours une évolution de l’idée première. » Ainsi en est-il d’Arielle After Haircut. Helmut Newton, qui situait sa pratique à l’exacte opposée de celle d’Henri Cartier-Bresson et qui faillit même se faire casser la figure par ce dernier en tentant un jour de le photographier chez Maxim’s, réalise avec Haircut l’un des très rares « instants décisifs » de son œuvre. Helmut Newton : « J’ai souvent essayé avec obstination de travailler en cherchant un tel instant. Mais les échecs sont cuisants et douloureux. Je refuse absolument la spontanéité. » Pas cette fois.

Vous écrivez : « Helmut était un séducteur qui aimait tout le temps photographier, car c’était aussi un voyeur à la recherche de trous de serrure. Je me souviens qu’il avait mis un pansement, pour cacher la marque de son appareil, pour que personne ne sache avec quoi il travaillait. Helmut était aussi un grand prédateur, donc être forte et ferme, ne jamais lui montrer aucune fragilité, ce qui était usant. Le seul point commun que nous avions, c’était la curiosité et l’humour noir à tous les degrés, humour impensable aujourd’hui. » Vous riiez, vous jouiez, mais ne jouissiez pas ensemble… Il s’agissait bien pour vous d’un rôle de composition. La femme-tueuse, « coupeuse de bites » (dixit) était en fait très loin de vous. Pourtant « le fouet, c’était toujours pour moi ! » Les yeux souvent « très fermés », vous n’étiez certes pas « une beauté saine », mais cette « caricature de la brune ténébreuse » n’était pas vous. Pierre, votre mari, présent lors de notre entretien ajouta : « Elle est l’inverse de ses photos ! »

Avec le recul, vous réalisez aujourd’hui que vous étiez candide. Vous ne vous êtes pas rendu compte que vous aviez « touché au fruit défendu en devenant l’égérie d’un photographe sulfureux » [extrait du documentaire Arielle, mannequin]. De votre grande pudeur, j’ai retenu que vous étiez incapable de vous mettre en maillot sur une plage, ni même d’aller aujourd’hui chez le gynécologue. William Klein vous appelait « Sainte-Thérèse ». Aussi vous rejetiez parfois certaines demandes régulières et insistantes d’Helmut : « Même pas en rêve. Je ne fais pas le tapin ! » lui lanciez-vous, souvent, crûment. Vous l’auriez même une fois traité de « nazi ». Comme Alan Vega, dans la chanson de Suicide Cheree, Helmut Newton

Helmut-Newton, Arielle, Polaroids, 1982.

vous aurait simplement répondu « Je t’adore » : « Helmut Newton, très bel homme, parlait beaucoup aux filles, souvent pour leur dire qu’elles étaient sublimes. Il est d’une génération où on faisait des compliments aux femmes que l’on aime. Je l’entends me dire “ma chérie, darling, je t’adore”, avec son accent allemand très sexy. Mais quand il n’aimait pas une fille, ou une pose, il était très dur, imbuvable, infect. »

Vous étiez pourtant séduite : « Ce fut une grande histoire platonique. » Et de cet amour impossible naquit la série et l’ouvrage Arielle’s portfolio (1982). Dans le cadre de son travail personnel, vous acceptez à nouveau de poser totalement nue et gratuitement pour lui. Mais sous conditions : non maquillée, non épilée et sans colifichets ni talon aiguille. Nue sans rien de plus, vous m’avouez alors avoir devant lui « sacrément brisé l’armure ». Durant cette séance réalisée dans l’appartement des Newton à Monte-Carlo, vous lui proposez des poses étranges pour « habiller votre nudité ». À la limite du burlesque : « La mise en scène de ma féminité, ça n’est pas moi, et là, j’étais ce que je suis profondément, androgyne, réservée et mélancolique. C’est l’humour qui m’a sauvé la vie. » Libre de vos faits et gestes, on sent clairement que vous cherchez à lui échapper. Sur plusieurs photographies du portfolio, les jambes et

Scorpions, Still Loving You, 1984 ; Collection personnelle

les chaussures d’Helmut Newton apparaissent dans le cadre. Autoportrait spontané ou témoignage de son impuissance et de sa frustration à ne pouvoir vous posséder ? Sur une image de la série, le photographe va jusqu’à mimer le geste de piétiner d’une de ses célèbres baskets blanches le carré noir de sa Louise Brooks.

Face au désir, poli mais insistant d’Helmut, vous aviez tenu à ce que June soit présente. Pour vous, c’est elle qui fut la véritable muse d’Helmut : « Il y en a eu d’autres forcément, mais sa véritable muse fut sa femme photographe Alice Springs, alias June Newton. Mannequin (je déteste ce mot, ce qu’il renvoie, du plastique) ; j’ai refusé de travailler avec des photographes, j’ai souvent décliné à l’époque. J’ai toujours refusé de faire des catalogues, bien payés, mais laids. Que ce soit dans mes photos, mes chansons, mes poèmes, j’ai recherché le beau, l’intemporel. »

Décidément, vos formes subversives suscitaient trop de passions. En allant simplement faire vos courses chez Tatie, vous déclenchiez des accidents sur le boulevard Barbès. Laurence Sackman vous enferma plusieurs heures dans une chambre en vous forçant à lire Hamlet de Shakespeare, dans le texte. Quant à Oliviero Toscani qui se jeta sur vous pour vous peloter les seins durant un shooting pour Benetton, il prit une gifle. Et puis, c’est ce « Souvenir à Milan après un défilé, une meute d’hommes me poursuivait, suis arrivée à les semer, ça m’a inspiré cette prose Le gibier. Mais je cours vite. » : « En meute, ils me cherchent, s’avancent, me traquent, reculent, reviennent, m’encerclent, comme un gibier – terreuse au fond d’un trou, faire le mort, le caillou, la pierre, l’atome, l’absente, ne pas bouger, ne pas respirer, non être – soleil couchant, la meute ne m’a pas trouvée, dépitée, renonçant, s’est éloignée - sauvée, me suis réveillée, c’était un mauvais rêve, pauvres gibiers ! »

« Je suis poursuivie par l’exaltation », disait Louise Brooks qui résumait par ces mots l’effet que Joséphine Baker provoqua à la Revue Nègre, entrant en scène vêtue d’une simple ceinture de bananes : « Ils se déchaînent comme dans une ménagerie lorsqu’on approche la viande de la cage. »

Alors « à cause de mon anatomie, qui rendait fous certains, voulant donner un autre sens à ma vie, j’ai cessé rapidement de faire des photos, au bout de 4 ans ». Et du bel avant-propos de Stéphane Barsacq, à votre recueil de poèmes Devenir Paysage [Invenit, 2022] je conserve ceci : « Arielle Burgelin n’a eu de cesse de vouloir se réinventer, mais en se dépouillant. Elle a choisi de renoncer au mannequinat. Elle a pris une route plus étroite avec cette volonté de ne pas plaire pour de mauvaises raisons. » Vous êtes partie ailleurs. Vous avez travaillé comme psycho-astrologue : « Une astrologie, sans prévisionnel, proche des éléments de Bachelard, de toutes les quadratures. » Puis avez bifurqué vers la graphologie. Vous avez étudié, dévoré en bibliothèque des livres de poésie, de philosophie. Bachelard, Cioran. Et puis vous avez fait des disques. De très beaux disques – Mortelle, 1999 – des clips, des concerts… « Le fait d’avoir été une muse, comme le fait de faire de la musique, oui tout se répond, et toujours selon le même chiffre », dit encore Stéphane Barsacq. Muse, musicienne, et aujourd’hui poète : « Mon parcours professionnel est divers, car je suis en quête de sens, mais je n’ai rien fait en dilettante, toujours à fond et ce fut compliqué, car j’avais des enfants à charge, et parfois un manque de place pour travailler et recevoir les patients, comme graphologue chez moi à Paris. Les enfants sont grands, je suis grand-mère, je savoure ma liberté, car en plus des miens, mon mari a eu 4 enfants devenus grands aussi, à une période ça faisait 6 enfants à nourrir, à aimer, assurer l’intendance. »

Vous voyez chère Arielle, je ne suis pas « parti sur un autre projet ». Je n’ai pas dévié de mon sujet – Arielle After Haircut –, j’ai suggéré d’éventuellement l’élargir en sentant que nous ferions vite le tour de l’anecdote et que vous aviez d’autres choses

à me dire. J’étais prêt à vous écouter. Mais vous parliez si vite. À un moment, mon stylo n’avait plus d’encre et votre mari m’a lancé, je l’espère ironiquement, « vous n’êtes pas professionnel ! » J’ai répondu par l’affirmative en précisant que je ne n’étais certainement pas un « professionnel de la profession ». En tout cas que je n’étais surtout pas un journaliste. La preuve, chère Arielle, que je n’étais pas venu vous rendre visite pour écrire un « papier ». Et croyez bien que quand bien même j’écrirais un « papier » sur vous, il n’aurait pas la forme d’un article, mais de cette lettre.

Dans les fumées de nos cigarettes, la pénombre de votre appartement, je vous revois vous alanguir, en odalisque, sur votre canapé au moment où j’allais partir. Pierre avait tout enregistré sur votre iPhone. Et puis j’ai vite compris que je n’aurais jamais le fichier sonore de nos échanges. C’est sans doute mieux ainsi. En m’invitant à taire certains détails, vous en omettez certains autres, éludés par pudeur : vos enfances, votre adolescence, vos relations avec vos « Jules », comme vous dites. La dimension tragique de votre existence par moment, la trajectoire héroïque de l’après-mannequinat. « J’en suis sortie au bout de 4 années et j’ai repris et financé des études en quête de sens à donner à ma vie et d’aller de l’autre côté du désespoir, sens de mon livre de poésie Devenons un paysage, à paraître chez Invenit. “Vous êtes sur Terre c’est sans remède”, écrivait Samuel Beckett, alors je meurs et ressuscite, puis dépasse, m’ordonnant de transformer ma boue en or. »

Dans ma besace, j’avais pris soin de glisser un vieux 45T du groupe de hard rock Scorpions. 1984 : j’ai dix ans lorsque ma mère m’offre ce disque. J’observe sa pochette comme un talisman. Volute de vos paupières, masse de votre chevelure renversée, secrète pliure de votre cuisse où – sur la crête iliaque – un garçon en blouson de cuir feint de vous tatouer un scorpion. Il dépose de concert un baiser dans votre cou : entre clavicule et carotide, dans ce creux de douceur et d’ombre si joliment nommé « trapèze »… Vers l’âge de dix ou onze ans, pour le pré-ado solitaire que j’étais, c’était pour moi l’image de l’amour même. Cette pochette – déclinée sur le mini album de Scorpions Gold Ballad (que je ne possédais pas, mais lorgnais comme un fou derrière le chariot de ma mère, au supermarché) était alors pour moi le nec plus ultra de l’Érotisme… Et si Duchamp a pu affirmer qu’en peinture c’est le regardeur qui fait le tableau, qui pourrait nier qu’en photographie, c’est aussi le modèle qui fait l’image ? Still Loving You… D’un lyrisme presque outré, la chanson des Scorpions est implacable. 1,7 million d’exemplaires de ce slow impeccable seront vendus en France. Ses paroles – le saviez-vous, Arielle ? – font référence à la partition de l’Allemagne, à l’époque toujours divisée entre Est et Ouest. Klaus Meine y évoque le mur de Berlin : « Love, only love can break down the wall someday/I will be there, I will be there » : « L’amour, seulement l’amour peut abattre le mur un jour / Je serai là » ; « Your pride has built a wall so strong/That I can’t get through/Is there really no chance/To start once again? » : « Ta fierté a construit un mur si grand / Que je ne peux pas passer à travers / Y a-t-il vraiment aucune chance / De recommencer ? » [Schenker / Meine]

J’ignorais bien sûr à l’époque que cette pochette était signée Helmut Newton, né sous le signe du Scorpion en 1920, à Berlin. De sa jeunesse vous me confiez : « Suis très admirative du juif allemand, qui à Berlin s’est caché où il a pu, miraculeusement choper un train pour Trieste, puis s’envoler pour l’Australie. Sa rencontre avec celle qui allait devenir sa femme, June, comédienne a tout changé. Il l’a beaucoup photographié, première inspiratrice, reine de ses muses. Il s’en est sorti avec bravoure, courage, très pudique sur cette période atroce. Adoré par ses parents, ça lui avait donné une confiance en lui phénoménale, une forme de toute puissance. Avant les évènements tragiques en Allemagne, antisémites, il avait travaillé longtemps à Berlin, dans le studio d’une photographe talentueuse très en vue, Yva ; juive elle fut déportée dans un camp de concentration, où elle mourut ; une blessure béante pour Helmut, qui était très proche d’elle. »

« Son vrai nom était Frau Simon […] Je vénérais jusqu’au sol qu’elle foulait », dit d’elle Helmut Neustädter, dans son autobiographie. À ne pas confondre avec Yva Richard – photographe française fétichiste des années folles – Else Ernestine Neuländer-Simon dite « Yva » fut celle qui enseigna à Newton l’usage de la « lumière noire » : « Ce que je nomme “lumière noire” c’est une lumière caractéristique de Berlin, qui offre des images très contrastées proches de la gravure. Berlin n’est pas fait pour le soleil. J’adore ses lacs et ses forêts que survolent de lourds nuages. »

Enfin je me demande, chère Arielle, si The Haircut n’est pas au fond un paysage. Ce qui serait plutôt raccord avec le titre de votre recueil de poèmes à paraître en juin, Devenir paysage… Et si j’ai parlé de neige négative, de talc noir, de miroir renversé, c’était peut-être en pensant à la poudre grise du magnésium qui se dépose sur le sol après un coup de flash. Mais il est tard… Nous en reparlerons. Je ne termine pas cette lettre avant de vous l’envoyer. Sinon elle ne partira jamais. À bientôt.

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