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Nicolas Mathieu 50-53, Des Vivants
les couleurs De la france
Par Emmanuel Abela
publiée Dans une merveilleuse éDiTion Toilée chez 2024, la banDe Dessinée Des vivanTs raconTe les premiers insTanTs De la résisTance.
Avec Des Vivants, les scénaristes Louise Moaty et Raphaël Meltz et le dessinateur Simon Roussin nous relatent le parcours de ces ethnologues du musée de l’Homme à Paris qui, dès juin 1940, décident d’entrer en clandestinité ; vite rejoints par des religieuses, une femme de garagiste, un avocat ou encore un colonel à la retraite, ils créent un journal et organisent des évacuations vers l’Angleterre ou la zone libre. Les personnages prennent vie dans une bande dessinée d’une rare beauté qui nous replonge au cœur d’une période méconnue, celle des premiers temps de la Résistance française. Le lecteur est profondément ému par la volonté affichée de chacune de ces figures – une détermination sans faille ! – qui conduit à la constitution d’un premier réseau tout juste après la débâcle de mai 1940, à un moment où tout est à créer et à imaginer. À l’heure où l’on instrumentalise les codes de la Résistance à tout-va, la grande sobriété du trait de Simon Roussin, précis, fluide et délicat, rend hommage avec une certaine justesse à l’incroyable destin de ces femmes et de ces hommes qui ont su dire « non » au nazisme, tout en leur restituant leur place véritable dans l’Histoire : Boris Vildé (« Maurice »), cofondateur et chef du réseau, Yvonne Oddon, Sylvette Leleu, Alice Simonnet, Germaine Tillion, Anatole Lewitsky (« Léon »), René Sénéchal, Agnès Humbert et tous leurs compagnons.
L’histoire de ce premier réseau est méconnue du grand public. Qu’est-ce qui vous a alertés sur la possibilité de la révéler ?
Louise Moaty et Raphaël Meltz : Les membres du réseau du musée de l’Homme sont comme vous le dites peu connus, alors qu’ils ont eu une place cruciale dans l’invention de la Résistance. Nous nous sommes passionnés pour chacun d’entre eux, de l’anthropologue d’origine estonienne à la garagiste de Béthune en passant par l’avocat juif... Mais c’est aussi ce moment de naissance, de surgissement qu’il nous a semblé intéressant à faire découvrir aux lecteurs d’aujourd’hui.
On imagine un travail documentaire préalable considérable : on imagine aussi la nécessité d’aborder les choses avec méthode, en interrogeant les sources. Comment vous y êtes-vous pris ?
L.M. et R.M. : En nous appuyant au début sur les livres d’histoire et les témoignages publiés. Puis en nous plongeant dans différents fonds d’archives – ceux du musée de l’Homme, les Archives nationales, la Bibliothèque nationale, etc. – afin de constituer le corpus le plus épais possible, regroupant l’ensemble des textes de première main, c’est-à-dire venant directement des membres du réseau. Avant de commencer le scénario, nous avions un document de base qui aurait constitué un livre de 1000 pages.
Vous avez pris le parti de ne faire figurer que des éléments avérés et documentés dans les dialogues. Craigniez-vous de trahir l’Histoire ?
L.M. et R.M. : C’est surtout que nous ne voulions pas trahir leurs propres voix en réinventant des dialogues : nous avions de quoi bâtir une histoire uniquement à partir de leurs mots, dès lors pourquoi en rajouter d’autres ?
Dans cette approche ultra-réaliste, n’y avait-il pas un risque d’assécher le scénario en évitant parfois certains dialogues intermédiaires souvent nécessaires ?
L.M. et R.M. : C’était un risque, mais nous l’avons pris en toute connaissance de cause ! Notamment parce que la bande dessinée – et la bande dessinée telle que Simon la pratique – permet de remplir les vides, de construire une narration faite d’ellipses. À nos yeux, il ne s’agit pas d’une approche ultraréaliste : d’abord parce que c’est impossible de raconter le réel sans mettre une part de subjectivité, et ensuite parce que, comme notre matériau est morcelé, nous ne cessons de combler les trous. Cette manière de construire le livre consiste simplement à faire entendre les véritables voix de nos personnages : plutôt qu’assécher le scénario, ça nous semblait pouvoir nourrir l’émotion du lecteur...
Pendant ce travail documentaire, avisiez-vous Simon de l’évolution des choses ? Comment transmettiez-vous cette matière amenée à être dessinée ?
L.M. et R.M. : Nous avons toujours été dans un dialogue avec Simon, puisque nous sommes allés le voir dès le début pour construire ce projet à trois. Nous avons fait un essai au départ pour nous assurer qu’il était possible de construire tout le livre sur ce modèle. Puis nous avons envoyé à Simon, avec le scénario, l’ensemble des textes sources, pour qu’il puisse lui aussi s’en nourrir.
Quelle était la forme du scénario original ?
Simon Roussin : Le scénario ressemblait à celui d’un film, découpé en séquences avec des indications de lieux, d’ambiances de nuit ou de jour, de « jeu » des personnages. C’était important qu’il ne soit pas déjà découpé en cases et que je puisse proposer un rythme et une première mise en page pour pouvoir ensuite retoucher le texte, couper ou rajouter des choses. De cette façon, nous avons travaillé par allers-retours tous les trois, à toutes les étapes du livre.
Simon, on sent la volonté d’inscrire ce récit à la fois dans un contexte de manière intemporelle, tout en lui restituant son actualité.
S.R. : J’avais envie de m’éloigner le plus possible du réalisme en créant un espace fantomatique, un peu flou comme un souvenir de cette époque. Les personnages déambulent dans la bande dessinée tels des fantômes ou des personnages de théâtre, chacun avec son costume et son monologue intérieur. Il fallait que je sois à la fois très fidèle à ce qui a existé tout en assumant la reconstitution factice de cette réalité.
Avez-vous eu, vous-même, des craintes de trahir la gravité du sujet par le trait ?
S.R. : Bien sûr. Pour ne pas trahir cette gravité et tomber dans un pathos vulgaire, j’ai fait des choix de mise en scène et de dessins : garder une pudeur dans la représentation de la violence et de l’émotion en représentant les personnages de loin ou de dos, en dessinant des plans de coupe sur leurs mains ou le décor, en épurant au maximum mon dessin.
Et vous, Louise et Raphaël, comment avez-vous réagi en découvrant les personnages prendre vie sous le trait de Simon ?
L.M. et R.M. : Pour nous c’était très émouvant de voir soudain s’incarner des personnes qu’on fréquentait de manière intime depuis si longtemps. Tout au long de la phase de dessin, nous continuions le dialogue permanent avec Simon, n’hésitant pas tous les trois à adapter le scénario ou le découpage pour gagner en intensité et en clarté. Pour nous il y avait un énorme plaisir à continuer à cheminer avec ces personnages pendant ces
Qu’avez-vous découvert sur cette époque que vous étiez loin de soupçonner au départ ?
L.M. et R.M. : C’était une période que nous connaissions bien tous les trois, mais le fait de mettre vraiment le nez dans les rouages de cette « invention » de la Résistance était passionnant : les Résistants de 1942-44 sont très connus, ceux de 1940-1941 beaucoup moins, ces « autodidactes de la conspiration » comme le dit Claude Aveline, un des écrivains du réseau.
On imagine que ça n’était pas la moindre de vos finalités que de rendre hommage à ces héros, vivants malgré tout, et de les révéler dans cette histoire complexe de la Résistance.
S.R. : Le fait qu’il n’y ait pas de narration extérieure permet de donner à ces personnages leur statut de « vivants » : nous nous sentions tous les trois comme leurs porte-paroles.
Dans votre ouvrage, on trouve également un hymne à la liberté qui s’appuie sur l’élégance, l’intelligence et la poésie. Cette élégance permet de faire face à toute forme d’oppression autoritaire et totalitaire. Le message mérite-t-il d’être entendu aujourd’hui plus que jamais ?
L.M. et R.M. : Sans oublier qu’il s’agissait pour plusieurs d’entre eux d’immigrés récemment naturalisés ou de Juifs... Évidemment, dans un contexte actuel de quasi-révisionnisme sur la France vichyste, il est important de faire revivre l’Histoire du côté de ceux qui luttaient contre une double oppression, allemande et française.
D’après vous, ces héros pétris de culture et de philosophie nous apprennent-ils quelque chose de nous-mêmes, aujourd’hui ? Nous montrent-ils une voie possible ?
L.M. et R.M. : Oui, il faut les lire tous, de manière approfondie : c’est pour ça que nous avons voulu mettre des notes et une bibliographie détaillée, pour pousser les lecteurs à aller plus loin, à cheminer encore avec eux !
— DES VIVANTS,
Louise Moaty, Raphaël Mertz, Simon Roussin,
Éditions 2024 editions2024.com